Le Monastère/Texte entier

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 13p. 5-455).
INTRODUCTION


mise en tête de la dernière édition d’édimbourg.




Il serait difficile d’assigner aucune bonne raison qui pût expliquer pourquoi l’auteur d’Ivanhoe, après avoir dans cet ouvrage employé tout l’art qu’il possédait pour prendre à une distance considérable de son pays natal les personnages, l’action et les coutumes de son roman, voulut choisir comme lieu de la scène de son entreprise suivante les ruines de Melrose, situées dans le voisinage immédiat de sa propre demeure. La raison ou le caprice, qui a dicté son changement de système, a échappé entièrement à son souvenir, et il ne doit pas essayer de se rappeler une chose de si peu d’importance.

Le plan général de la fable était de mettre face à face dans ce siècle de dissensions et de tumulte deux caractères, qui, jetés dans des situations de nature à leur donner des vues différentes au sujet de la réforme, fussent amenés à se dévouer avec la même sincérité et une pureté d’intention égale, l’un au soutien de l’édifice croulant de l’Église catholique, l’autre à l’établissement des doctrines réformées. On supposa qu’il pouvait jaillir de cette opposition de deux enthousiastes se heurtant dans le chemin de la vie, quelques sujets de narration intéressants par le contraste du mérite réel de l’un et de l’autre avec leurs passions et leurs préjugés. Les localités de Melrose étaient une scène parfaitement adaptée à l’histoire projetée : les ruines mêmes étaient un magnifique théâtre pour tout événement tragique qui pouvait survenir dans le récit, et en outre ce paysage est animé par le voisinage d’une belle rivière qui reçoit les tributs de nombreux ruisseaux, et traverse un pays témoin de tant de rudes combats et riche de tant de vieux souvenirs. Il n’était pas indifférent non plus pour l’auteur de choisir un site placé immédiatement sous ses yeux pendant sa composition.

Cette situation avait d’autres avantages encore : on pouvait apercevoir sur le bord opposé de la Tweed des débris d’anciens enclos entourés de sycomores et de frênes d’une hauteur considérable. Là furent autrefois les crofts ou terres labourables du village. Le tout se réduit maintenant à une seule cabane, demeure des pêcheurs qui, en outre, font le service d’un bateau à passer. Les chaumières, et même l’église qui existaient là autrefois, se sont anéanties, ne laissant que des vestiges que l’on peut à peine distinguer sans visiter le lieu même, car les habitants se sont graduellement retirés dans la ville plus florissante de Galaschiels, qui s’est élevée et agrandie à deux milles de leur pays natal. Toutefois, la vieillesse superstitieuse a peuplé les bosquets abandonnés d’êtres aériens pour remplacer les habitants mortels qui les ont délaissés. Le cimetière ruiné et abandonné de Boldside a long-temps été tenu pour être hanté par les fées ; et le large et profond courant de la Tweed, tournoyant à la lueur de la lune autour de la base du rivage escarpé, avec les arbres plantés autrefois pour répandre de l’abri autour des champs des cultivateurs, mais qui aujourd’hui semblent des bosquets détachés et épars, représente à l’imagination une scène telle que celle où Oberon et la reine Mab aimeraient à se livrer à leurs fêtes. Il est des soirs où le spectateur pourrait croire avec le vieux Chaucer que :

La reine de la féerie,
En main la harpe et le hautbois,
Confie à l’écho de ces bois
Sa mystérieuse harmonie.

Un autre rendez-vous de lutins de cette race, et même de plus familiers encore, si l’on en croit la tradition, c’est le vallon où coule la rivière, ou, pour mieux dire, le ruisseau nommé Alley, qui vient du nord se décharger dans la Tweed, à un quart de mille au-dessus du pont actuel. Comme le ruisseau passe derrière la maison de chasse de lord Sormerville, appelée le Pavillon, la vallée a reçu le nom populaire de Fairy Dean, ou plutôt le Dean-sans-Nom, à cause de la mauvaise fortune attachée, par la croyance populaire d’autrefois, à tout indiscret qui aurait nommé ou désigné par allusion cette race que nos ancêtres appelaient bons Voisins, et que les montagnards nommaient Daoine Skie ou hommes de paix. C’était là plutôt l’expression d’un compliment, que de toute idée spéciale d’amitié ou de relations pacifiques existantes entre les montagnards ou les gens des frontières, et les êtres irritables qu’ils qualifiaient ainsi, et auxquels ils ne pouvaient supposer de bonnes dispositions envers l’humanité.

Comme preuve des opérations actuelles des fées, même de nos jours, on trouve dans le vallon, après l’entier débordement de ce ruisseau, des morceaux d’une matière calcaire, lesquels, soit par les soins de ces petits artisans, soit par les tourbillonnements du ruisseau dans les pierres, ont reçu des formes fantastiques de tasses, de soucoupes, de bassins et d’autres vases où les enfants qui les ramassent prétendent voir des ustensiles de fées.

Outre ces circonstances de localités romantiques, mea paupera regna (comme le capitaine Dalgetty appelle son domaine de Drumthvacket) sont bornés par un petit lac, du fond duquel des yeux qui contemplent encore la lumière ont vu, assure-t-on, sortir le taureau d’eau pour ébranler par ses mugissements les montagnes d’alentour.

En effet, la contrée qui entoure Melrose, si elle possède moins de beautés pittoresques que certains autres paysages écossais, se lie à tant d’idées combinées d’une nature fantastique où se plaît l’imagination, que bien d’autres auteurs moins attachés à ce site l’auraient choisi de préférence pour servir de théâtre à des scènes imaginaires. Mais parce que Melrose peut en général être prise pour Kennaquhair, ou parce que cette antique abbaye offre des rapports d’analogie avec le Monastère, tels que le pont-levis, l’écluse du moulin et autres objets, on s’attendrait vainement à trouver une exacte ressemblance locale dans toutes les parties du tableau. Le but de l’auteur n’était pas d’offrir un paysage copié d’après nature, mais il a profité d’une scène réelle qui lui est familière, et qui lui a fourni quelques traits propres à le guider dans une description plus étendue. Ainsi la similitude de l’imaginaire Glendearg avec le vallon réel d’Allen est loin d’être complète, et l’auteur n’avait point prétendu confondre ces deux sites. Cette explication doit satisfaire tous ceux qui connaissent le caractère actuel du vallon d’Allen, et qui ont pris la peine de lire l’esquisse abrégée du Glendearg fictif.

Le ruisseau, dans la dernière hypothèse, est décrit comme sillonnant dans ses gracieux détours une petite vallée romantique, capricieux dans son cours, allant d’un côté à l’autre, ne pouvant aisément se frayer un passage, et ne touchant rien, que son onde n’y laisse un doux présent dont la culture saura tirer parti. Il passe auprès d’une tour solitaire, séjour supposé d’un vassal de l’église, et théâtre de plusieurs incidents du roman.

Le ruisseau véritable d’Allen, au contraire, après avoir traversé le romantique ravin appelé le Dean-sans-Nom, se jette alternativement d’un côté à l’autre, comme une bille de billard repoussée par les côtés de la table sur laquelle elle a été lancée ; et ressemblant dans cette partie au ruisseau qui descend le Glendearg, il peut être tracé en avançant dans une contrée plus ouverte, où les deux rivages se retirent l’un de l’autre, et où la vallée montre une bonne partie de terrain à sec, laquelle n’a pas été négligée par les industrieux cultivateurs du canton. Il arrive aussi à une sorte d’issue, frappante par elle-même, mais totalement différente du récit du roman. Au lieu d’une simple tour frontière de défense, telle que la dame Glendinning est supposée en avoir habité une, la source de l’Allen, à environ cinq milles au-dessus de sa jonction avec la Tweed, montre trois ruines de maisons limitrophes, appartenant à différents propriétaires, et chacune, dans le but d’un mutuel appui si naturel dans les temps de trouble, située à l’extrémité de la propriété dont elle est la principale partie. L’une de ces ruines est celle du manoir de Hillstap, autrefois la propriété des Cairncross, et aujourd’hui celle de M. Innes de Stow ; la seconde est la tour de Colmslie, ancien héritage de la famille de Borthwick, comme l’attestent les armoiries que l’on voit sur cette tour ; la troisième est la maison de Langshaw, ruine près de laquelle le propriétaire actuel a construit une petite loge de chasse.

Toutes ces ruines, si étrangement jetées pêle-mêle en un coin solitaire, ont des souvenirs et des traditions qui leur sont propres ; mais aucune d’elles ne présente la ressemblance même la plus éloignée avec les descriptions consignées dans le roman du Monastère, et comme l’auteur eût erré d’une manière grossière en prenant pour type un lieu où il aimait à faire à cheval sa promenade du matin, sous les fenêtres de sa propre maison, la conséquence à tirer est qu’il n’avait l’intention d’établir aucune identité. Hillslap revit dans les gais penchants de ses derniers habitants ; et Colmslie est rappelé dans une chanson du pays. Langshaw, quoique plus étendu que les autres domaines réunis, à la tête du supposé Glendearg, n’a rien dans ses environs de plus remarquable que l’inscription du propriétaire actuel sur le haut de la porte de sa loge de chasse, inscription qui est celle-ci : Utinam hanc etiam veris impleam amicis ! ce qui veut dire : Plût à Dieu que je pusse la remplir de vrais amis !

Ayant ainsi montré que je pouvais dire quelque chose de ces tours en ruines que le désir de relations sociales ou la facilité d’une défense mutuelle avait réunies vers la tête de ce vallon, je n’ai besoin d’ajouter aucune autre raison pour montrer qu’il n’y a pas de ressemblance entre elles et l’habitation solitaire de la dame Elspeth Glendinning. Outre ces demeures, il existe quelques restes d’un bois naturel et une portion considérable de marais et de fondrières ; mais je ne voudrais conseiller à personne qui serait curieux des localités de perdre son temps à chercher la fontaine et l’arbre sacré de la Dame Blanche.

Pendant que je suis sur ce sujet, je puis ajouter que le capitaine Clutterbuck, l’éditeur imaginaire du Monastère, n’a pas de prototype réel que j’aie jamais vu ou dont j’aie entendu parler, dans le village de Melrose ou ses environs. Pour donner quelque individualité à ce personnage, il est dépeint comme un caractère que l’on rencontre dans la société actuelle, c’est-à-dire comme une personne qui, ayant consacré sa vie aux devoirs indispensables de sa profession, dont il est à la fin sorti, se trouve dans le désœuvrement et exposé à devenir la proie de l’ennui, jusqu’à ce qu’il découvre quelque sujet d’investigation analogue à ses goûts, sujet dont l’étude lui donne de l’occupation dans la solitude, en même temps que la possession des renseignements qui lui sont particuliers ajoute à son importance dans la société. J’ai remarqué souvent que des notions légères et communes de la science des antiquaires étaient singulièrement utiles pour combler un vide de cette nature, et plus d’un capitaine Clutterbuck s’en est ainsi occupé dans sa retraite. Je fus donc surpris grandement lorsque je trouvai le capitaine antiquaire mis en parallèle d’identité avec un de mes voisins et amis qui n’eût jamais été confondu avec lui par quiconque aurait lu l’ouvrage et vu la personne à laquelle on faisait allusion. Cette identification erronée existe dans un livre intitulé : « Illustrations de l’auteur de Waverley, comprenant des notices et des anecdotes sur les caractères, les scènes et les incidents réels, supposés, décrits dans ses ouvrages, par Robert Chambers. » Ce livre devait contenir beaucoup d’erreurs, comme toutes les compositions de ce genre, quelle que fût l’habileté de l’auteur qui prenait à tâche d’expliquer ce qu’une autre personne pouvait seule faire. Des méprises de lieux et de choses inanimées auxquelles on réfère sont de peu d’importance ; mais l’ingénieux auteur eût dû être plus circonspect en attachant des noms réels à des personnages fictifs. Nous lisons, je crois, dans le Spectateur, l’aventure d’un plaisant rustique, qui, en copiant tout le devoir de l’homme, écrivit en face de chaque vice le nom de quelque individu de son voisinage, et changea ainsi un livre excellent en un libelle pour la paroisse entière.

La scène se pliant ainsi à la volonté de l’auteur, les réminiscences de pays devinrent également favorables. En un territoire où les chevaux demeuraient presque toujours sellés et où l’épée quittait rarement le flanc du cavalier, où la guerre était l’état naturel et constant des habitants et où la paix n’existait que sous la forme de trêves courtes et fugitives, là n’existait aucun besoin des moyens de compliquer et d’embrouiller à plaisir les incidents de la narration ; malgré cela il y avait un désavantage à prendre pour sujet ce district frontière, car il avait déjà été exploré par l’auteur lui-même aussi bien que par d’autres écrivains, et à moins de le présenter sous un nouveau jour, il courait le risque de se voir appliquer le proverbe du chou cuit deux fois : crambe biscocta.

Pour acquérir la qualité indispensable de la nouveauté, on pensa qu’il fallait placer en contraste le caractère des vassaux de l’église avec celui des vassaux des barons qui les entouraient. Mais on ne pouvait pas en tirer un grand avantage ; il existait des différences entre les deux classes en effet ; mais, de même que dans le monde végétal et minéral les tribus paraissent identiques aux yeux du vulgaire et ne peuvent être suffisamment discernées que par des naturalistes ; de même, il y avait sur le tout une trop grande similitude pour que le contraste fût assez marqué.

Il restait l’introduction des êtres merveilleux et surnaturels, ressources des pauvres auteurs depuis le temps d’Horace, mais dont les privilèges sacrés, après avoir été des sujets de dispute dans le siècle présent, ont fini par être assez désapprouvés. La croyance populaire n’accorde plus la possibilité d’exister à cette race d’êtres mystérieux qui voltigeaient entre ce monde et le monde invisible. Les fées ont abandonné la pelouse qu’elles visitaient au clair de la lune ; la sorcière n’a plus de ténébreuses orgies, dans le vallon de la Ciguë.

Et les fantômes vains nés de frêles cerveaux,
Du cimetière ont dû respeter le repos.

D’après le discrédit attaché aux formes vulgaires et plus communes sous lesquelles la superstition écossaise se déploie, l’auteur fut induit à la belle théorie, quoique presque oubliée, des esprits célestes ou des créatures des éléments, surpassant les êtres humains en science et en pouvoir, mais inférieurs à eux, comme étant sujets, après un certain nombre d’années, à la mort qui les annule, et comme n’ayant point de part aux promesses faites aux enfants d’Adam. Ces esprits sont supposés être de quatre espèces distinctes, de même que les éléments dont ils tirent leur origine, et ils sont connus de ceux qui ont étudié la philosophie cabalistique sous les noms de Sylphes, Gnomes, Salamandres et Naïades, c’est-à-dire appartenant à l’air, à la terre, au feu ou à l’eau. Les lecteurs trouveront un abrégé intéressant de ces esprits élémentaires dans un écrit intitulé : Entretiens du comte de Gabalis. L’ingénieux comte de la Motte Fouqué composa en allemand une des productions les plus remarquables de son fertile cerveau, production dans laquelle intervient avec un grand effet une nymphe des eaux qui perd le privilège de l’immortalité, en consentant à devenir accessible aux sentiments humains, et en unissant sa destinée à celle d’un mortel qui la paie ensuite d’ingratitude. En imitation d’un exemple si heureux, la Dame Blanche d’Avenel fut introduite dans le roman du Monastère. Elle est représentée comme étant liée avec la famille d’Avenel par un de ces liens mystiques qui, dans les anciens temps, étaient supposés exister, dans certaines circonstances, entre les créatures des éléments et les enfants des hommes. De pareils exemples d’unions mystérieuses se retrouvent en Irlande dans les familles réelles de Milésians, qui sont possédées d’un ban-shie ou esprit des eaux ; et les traditions des montagnards écossais en rapportent de semblables ; ces montagnards, en beaucoup de cas, attachaient un être immortel ou esprit au service de familles ou tribus particulières. Ces démons, si on peut les appeler ainsi, annonçaient la bonne ou la mauvaise fortune à laquelle ils étaient liés, et pendant que quelques-uns seulement condescendaient à se mêler d’affaires importantes, d’autres, comme May-Mollach, ou la Vierge des Bras chevelus, consentaient d’ordinaire à s’immiscer dans les jeux, et même à apprendre au chef de la famille à jouer aux dames.

Ce n’était donc pas faire une grande violence à la théorie que de supposer qu’un être comme celui-ci eût existé, dans le même temps où l’on croyait aux esprits des éléments ; mais il était plus difficile de créer ou d’imaginer ses attributs et ses principes d’action. Shakspeare, première des autorités en ce genre, a peint Ariel, cette belle création de son génie, comme approchant assez près de l’humanité pour connaître la nature de cette sympathie que les êtres d’argile éprouvent l’un pour l’autre, ainsi que nous l’apprend cette expression : « La mienne serait telle, si j’étais un être humain. » Les conséquences que l’on peut tirer de ceci sont singulières, mais semblent toutefois une déduction naturelle. Un être, supérieur à l’homme dans la durée de la vie, dans la puissance sur les éléments, dans certaines perceptions relatives au présent, au passé et à l’avenir, cependant toujours incapable de passions humaines, de sentiments bons ou mauvais, et de mériter des récompenses ou châtiments à venir, appartient plutôt à la classe des animaux qu’à celle des créatures humaines, et l’on doit présumer qu’il agit d’après une bienveillance ou un caprice du moment, plutôt que d’après un instinct qui approcherait du sentiment ou du raisonnement. La supériorité d’un tel être en puissance ne peut être comparée qu’à celle de l’éléphant ou du lion, qui sont plus forts que l’homme, bien qu’ils lui soient inférieurs dans l’échelle de la création. Les préférences ou partialités que ces esprits entretiennent doivent être comme celles du chien ; leurs tressaillements soudains d’amour, ou la manifestation d’une boutade ou méprise, peuvent être comparés aux sensations des nombreuses variétés du chat. Toutes ces propensions cependant sont réglées par les lois qui rendent la race des éléments subordonnée an commandement de l’homme, exposée à être assujettie par sa science, comme la secte des Gnostiques et la philosophie des Rose-Croix, ou à être vaincue par son courage et son audace supérieurs, quand il défie leurs illusions.

C’est par allusion à cette idée des esprits supposés des éléments, que la Dame Blanche d’Avenel est représentée comme prenant une part capricieuse et variée aux événements, dans les endroits où le roman la fait agir, manifestant de l’intérêt et de l’attachement à la famille avec laquelle ses destins sont unis, mais prouvant le caprice et même une espèce de malveillance envers les autres mortels, comme le sacristain et le voleur des frontières, dont la vie irrégulière exposait cette famille à recevoir des mortifications par les mains de la Dame Blanche. Cependant on lui suppose à peine le pouvoir ou le désir de faire plus que n’oblige la terreur ou un embarras créé, et elle est toujours assujettie par ces mortels dont la résolution vertueuse et l’énergie de caractère peuvent avoir de la supériorité sur elle. Dans ce cas particulier, elle semble constituer un être de classe mitoyenne, entre l’esprit follet qui met sa joie à mal guider et à tourmenter les mortels, et la fée bienveillante de l’Orient qui partout les conduit, les aide et les soulage.

Quoi qu’il en soit, l’auteur n’a pas su mettre de l’intérêt dans son plan, et le public ne l’approuva point, car la Dame Blanche d’Avenel fut loin de devenir un être populaire. L’auteur ne cherche pas maintenant à faire revenir le lecteur à une opinion plus favorable ; il veut seulement s’excuser de la faute qu’on lui reproche, d’avoir introduit dans son récit un être aussi peu important.

Dans la peinture d’un autre caractère, l’auteur du Monastère a échoué lorsqu’il espérait quelque succès. Comme rien n’est si propre à exciter le ridicule que les folies à la mode, il pensa que des scènes plus sérieuses de son récit pourraient être soutenues par la gaieté d’un chevalier du temps de la reine Élisabeth. Dans chaque période, la tentation d’obtenir et de soutenir le plus haut rang de la société a dépendu du pouvoir d’adopter et de soutenir une certaine affectation à la mode, ordinairement unie à quelque vivacité et à quelque énergie de cavaliero, mais distinguée en même temps par un essor transcendant au-delà de la raison et du sens commun, deux facultés trop vulgaires pour être admises dans le calcul de quiconque prétend passer pour un esprit d’élite de son siècle. Ces facultés, dans leurs différentes phases, constituent les talents du jour qui poussent les caprices de la mode à la dernière extrémité.

Dans toutes les occasions, les mœurs du souverain, de la cour et du temps doivent donner le ton à la peinture particulière des qualités par lesquelles ceux qui voudraient atteindre au pinacle de la mode doivent chercher à se distinguer. Le règne d’Élisabeth, étant celui d’une reine vierge, se distinguait par le décorum des courtisans, et surtout par l’affectation de la plus profonde déférence envers la souveraine ; après l’aveu des perfections sans taches de la reine, la même dévotion s’étendait à la beauté, telle qu’elle existait parmi les astres moins brillants de sa cour, qui étincelaient, comme on avait coutume de le dire, par l’éclat réfléchi de leur reine. Il est vrai que de galants chevaliers ne se dévouaient plus pour accomplir quelques faits de chevalerie extravagante, dans lesquels ils exposaient la vie des autres aussi bien que la leur propre ; mais, quoique l’ardeur chevaleresque allât rarement plus loin durant les jours d’Élisabeth sous le règne de laquelle la barrière ou des obstacles prévenaient le choc des chevaux et limitaient le déploiement de l’habileté des cavaliers à la rencontre mutuelle et sans danger de leurs lances, le langage des amants à leurs dames était encore dans les termes exaltés qu’Amadis aurait employés en s’adressant à Oriana, avant de rencontrer un dragon pour la sauver. Ce ton de galanterie romanesque trouva un auteur habile mais recherché pour le réduire à des formes et à une espèce de constitution et exposer d’une manière courtoise la conversation, dans un livre pédantesque appelé Euphucs et son Angleterre.

L’extravagance de l’euphuisme ou du jargon symbolique de la même espèce domine dans les romans de la Calprenède et de Scuderi que lisait pour son amusement le beau sexe de France sous le long règne de Louis XIV, et qui étaient supposés contenir le seul et légitime langage de l’amour et de la galanterie. Sous ce règne la satire de Molière et de Boileau les flagella. Une maladie analogue, s’introduisant dans la société privée, servit de base aux dialogues affectés des précieuses, comme l’étaient les femmes qui composaient la coterie de l’hôtel de Rambouillet, et qui fournirent à Molière le sujet de son admirable comédie des Précieuses ridicules. En Angleterre, l’affectation ne paraît pas avoir survécu à l’avènement de Jacques Ier.

L’auteur eut la vanité de penser qu’un caractère dont les particularités rouleraient sur les extravagances qui étaient jadis universellement de mode, pourrait être supporté dans une histoire fictive, avec une chance d’offrir quelque amusement à la génération existante, laquelle, désireuse comme elle est de regarder en arrière sur les actions et les costumes de nos ancêtres, pourrait être également convaincue de leurs absurdités. L’auteur doit bien reconnaître qu’il fut désappointé, et que l’euphuiste, loin d’être considéré comme un caractère bien tracé de l’époque, fut condamné comme non naturel et absurde.

Il serait aisé d’attribuer cet insuccès à l’inhabileté de l’auteur, et c’est probablement ce que beaucoup de lecteurs auront fait. Il a pu également supposer que son sujet avait été mal choisi.

Les coutumes d’un peuple grossier sont toujours fondées sur la nature, c’est pourquoi les sentiments de la génération plus polie sympathisent immédiatement avec elle. Il n’est pas besoin de notes nombreuses et de dissertations savantes pour mettre le plus ignorant à même de reconnaître les sentiments et la diction des caractères d’Homère ; nous n’avons, comme dit Lear, qu’à dépouiller nos emprunts, qu’à mettre de côté les principes factices et les ornements que nous avons reçus de notre système de société comparativement artificiel, et nos sentiments naturels se trouvent à l’unisson avec ceux du barde de Chios et des héros qui vivent dans ses vers. Il en est de même dans une grande partie des récits de mon ami M. Cooper. Nous sympathisons avec ses chefs indiens et ses hommes des bois, et nous reconnaissons dans les caractères qu’il nous présente la même vérité de la nature humaine, par laquelle nous serions influencés si nous étions placés dans la même condition. Cela est si vrai que, bien qu’il soit difficile et même impossible d’amener aux usages et aux devoirs de la vie civilisée un sauvage nourri dès son enfance, aux fatigues de la guerre et de la chasse, il n’est rien de plus commun que de trouver des hommes qui ont été élevés dans toutes les habitudes et les commodités de la société perfectionnée, et qui veulent les échanger contre les durs travaux de la chasse et de la pêche. Les amusements les plus véritablement recherchés et les plus goûtés par les hommes de tout rang, à qui leur constitution physique permet un exercice actif, sont la chasse, la pêche et quelquefois la guerre, travail naturel et nécessaire du sauvage de Dryden, héros libre,

Tel que l’homme sorti des mains de la nature
Dépouilla dans les bois son altière stature.


Mais, bien que les occupations et même les sentiments des êtres humains d’un état primitif trouvent accès, et même excitent l’intérêt chez des esprits de la partie la plus civilisée des espèces, il ne s’ensuit pas que les goûts, les opinions et les folies nationales d’une période civilisée doivent offrir le même intérêt ou le même amusement que les goûts, opinions et folies d’une autre période. Celles-ci généralement, lorsqu’elles sont poussées jusqu’à l’extravagance, ne se fondent non sur aucun goût naturel propre aux espèces, mais sur l’accroissement de quelque caste particulière et affectée, avec laquelle le genre humain en général et les générations qui se succèdent en particulier, n’éprouvent aucune sympathie. Les extravagances de la fatuité dans les manières évaporées sont les légitimes et successifs objets de la satire pendant tout le temps qu’elles subsistent. En preuve de ce que j’avance, les critiques du théâtre peuvent remarquer combien sur la scène les jeux d’esprit sont toujours parfaitement accueillis, parce que le satirique Nivell a quelque absurdité fashionable bien connue, ou, suivant la phrase dramatique, tire la folie tandis qu’elle vole. Mais lorsque l’espèce particulière de folie ne peut plus tenir son aile, le ridicule la frappe, et elle cesse d’exister ; les pièces dans lesquelles de pareilles absurdités deviennent le sujet du ridicule tombent tout-à-fait dans l’oubli avec les folies qui leur ont donné cours, ou continuent seulement à demeurer sur la scène, parce qu’elles contiennent quelque intérêt permanent autre que celui qui les liait aux coutumes et folies d’une espèce temporaire.

C’est peut-être là ce qui a décidé du sort des comédies de Ben Jonhson, établies d’après ce système, ou sur ce que le siècle appelait les pointes, système d’après lequel des caractères factices et affectés influaient sur celui qui était commun au reste de leur race ; ces comédies, en dépit d’une mordante satire, d’une profonde étude et d’un grand sens, ne causent plus maintenant de plaisir général, mais sont reléguées dans le coffre de l’antiquaire, dont les études lui ont assuré que les personnages du drame existèrent jadis, bien qu’aujourd’hui on n’en voie plus de trace.

Prenons un autre exemple de notre hypothèse dans Shakspeare lui-même, celui de tous les auteurs qui prit ses portraits dans tous les âges. Malgré toute la somme d’idolâtrie qui nous affecte à son nom, la masse des lecteurs parcourt sans amusement les caractères formés sur les extravagances de la mode changeante ; et l’euphuiste Don Armado, le pédant Olopherne, et même Nym et Pistol, sont lus avec peu de plaisir par la masse du public, ces portraits étant de ceux dont nous ne pouvons plus reconnaître le caractère, parce que les originaux n’existent plus. De la même manière, tandis que la détresse de Roméo et Juliette continue à intéresser tous les cœurs, Mercutio, offert comme une exacte représentation du parfait gentleman du temps, et comme tel reçu par l’unanime approbation des contemporains, excite si peu d’intérêt dans le siècle actuel, que, dépouillé de toutes ses pointes, de toutes ses subtilités d’esprit, il tient seulement sa place sur la scène en vertu de son beau et brillant discours sur les songes, qui n’appartient à aucun siècle particulier, et parce qu’il est un personnage dont la présence est indispensable au complot.

Nous avons déjà poussé trop loin peut-être un argument dont la tendance est de prouver que la présence d’un jovial et actif personnage comme sir-Piercie Shafton, comme modèle oublié ou vieilli de folies autrefois à la mode, est plus propre à exciter le dégoût du lecteur par son peu de naturel, qu’à provoquer le rire, soit à cause de cette théorie, ou soit par la raison plus simple et plus probable de l’insuffisance de l’auteur dans la peinture du sujet qu’il s’était proposé ; la formidable objection de l’incredulus odi s’appliquait à l’euphuiste aussi bien qu’à la Dame Blanche d’Avenel, et l’un était dénoncé comme non naturel, pendant que l’autre était repoussé comme impossible.

Il y avait dans l’histoire bien peu de chose qui pût concilier cet insuccès dans les deux principaux points. Les incidents étaient brouillés et entremêlés sans art. Il n’y avait dans l’intrigue aucune partie à laquelle on pût trouver à attacher de l’intérêt, et l’on tirait la conclusion que cet intérêt devait être presque nul, non par les incidents résultant de l’histoire elle-même, mais par suite des arrangements publics avec lesquels le récit avait peu de liaison, et avec lesquels le lecteur avait peu d’occasion de se mettre en rapport.

Si ce n’était pas une faute positive, c’était du moins un grand défaut dans le roman. Il est vrai que non seulement l’usage de quelques grands écrivains en ce genre, mais même le cours général de la vie humaine sont en faveur de cette manière moins savante et plus commode d’arranger un récit. Il est rare que les personnages d’un même cercle qui ont entouré un individu à son début dans la carrière de la vie, continuent à avoir un intérêt dans cette carrière jusqu’au moment où arrive une crise. Au contraire, et plus spécialement si les événements de sa vie sont d’un caractère varié et digne d’être communiqué au monde, les dernières relations du héros sont d’ordinaire totalement séparées des personnes avec lesquelles il commença le voyage, mais que l’individu a dépassées ou poussées à l’écart dans sa course. Une comparaison d’emprunt sera bonne sous un autre rapport. Les nombreux vaisseaux d’espèces si différentes et destinés pour des desseins si divers, qui sont lancés sur le vaste et même océan, quoique chacun doive suivre sa course particulière, sont dans tous les cas plus influences par les vents et les marées qui sont communs à l’élément où ils naviguent tous, que par leurs propres efforts séparés ; et dans le monde c’est ainsi qu’après que la prudence humaine a fait de son mieux, quelque événement général, peut-être national, détruit les projets de l’individu, comme le toucher accidentel d’un être plus puissant balaie la toile de l’araignée.

Beaucoup de romans excellents ont été composés dans cette vue de la vie humaine, où le héros est conduit à travers une variété de scènes détachées, dans lesquelles les divers agents paraissent et disparaissent, sans peut-être avoir aucune influence permanente sur le progrès de l’histoire. Telle est la structure de Gil Blas, de Roderick Random, et tels sont les vies et aventures de beaucoup d’autres héros, décrites comme roulant à travers différentes stations de la vie, et rencontrant divers incidents liés seulement les uns aux autres, comme étant arrivés au même individu dont l’identité les unit, comme la corde d’un collier tient unis les grains qui autrement sont détachés.

Mais, quoiqu’un tel cours d’aventures mal unies soit ce qui arrive le plus fréquemment dans la nature, cependant la province adoptée par l’écrivain romancier étant artificielle, on doit exiger de lui plus qu’une simple complaisance avec la simplicité du vrai ; de même que nous demandons à un jardinier savant qu’il arrange en nœuds curieux et en parterres habilement dessinés les fleurs que l’indulgente nature distribue librement sur la montagne et dans le vallon. Fielding, dans la plupart de ses romans, mais surtout dans Tom Jones, son chef-d’œuvre, a ainsi établi l’exemple remarquable d’une histoire bâtie suivant les règles, et d’accord dans toutes ses parties, histoire où le plus léger incident, l’introduction d’un personnage quelconque, tend à avancer la catastrophe.

Demander une égale correction et un égal bonheur à ceux qui peuvent suivre les traces d’un romancier aussi habile, serait beaucoup trop exiger ; ce serait enchaîner le pouvoir de donner du plaisir en l’entourant de règles pénibles, puisqu’on peut spécialement dire de cette sorte de littérature légère :

Tous les genres sont bons hors le genre ennuyeux.

Toutefois, plus l’histoire est serrée et heureusement combinée, et plus la catastrophe est naturelle et heureusement amenée, plus une telle composition approchera de la perfection de l’art du romancier, et un auteur ne peut pas négliger cette branche de sa profession sans encourir une censure proportionnée à sa négligence.

Le Monastère ne donnait que trop prise à la critique. L’intrigue du roman, peu intéressante par elle-même, et détaillée avec peu de bonheur, se trouve à la fin dégagée par la reprise des hostilités entre l’Angleterre et l’Écosse, et par un renouvellement de la trêve. Des circonstances de cette nature, il est vrai, ne sauraient en réalité avoir été rares ; mais le recours à de tels moyens pour amener la catastrophe, comme par un tour de force, était une objection très-grande pour le lecteur.

Cependant, le Monastère, bien qu’exposé à une critique sévère et juste, n’échoua point, à en juger par la vogue qu’il obtint et l’intérêt qu’il excita dans le public. Cela était conforme au cours habituel de tels sujets ; car il arrive bien rarement qu’une réputation littéraire s’obtienne par un seul effort, et plus rarement encore elle se perd par une faute isolée et unique.

L’auteur eut donc ces jours de grâce, et le temps de se consoler en répétant l’adage de la vieille chanson écossaise : « Si le sujet n’a pas été bien traité, il pourra l’être de nouveau. »

Abbortford, 1er novembre 1830.

INTRODUCTION SOUS FORME D’ÉPÎTRE,


adressée


PAR LE CAPITAINE CLUTTERBUCK[1],


OFFICIER AU … RÉGIMENT D’INFANTERIE DE SA MAJESTÉ BRITANNIQUE,


À L’AUTEUR DE WAVERLEY.




Monsieur,


Je n’ai aucune prétention à l’honneur d’être personnellement connu de vous ; et cependant, comme bien des gens qui, je crois, vous sont également étrangers, je porte un grand intérêt à vos publications, et je désire les voir continuer. Ce n’est point toutefois que je prenne beaucoup de plaisir à lire des ouvrages de pure imagination, que je me laisse émouvoir par vos récits graves et imposants, ou amuser par ceux que votre intention était de rendre divertissants. Je ne vous dissimulerai point que j’ai bâillé à la dernière entrevue de Mac-Ivor et de sa sœur[2] et que je me suis tout de bon endormi pendant que le maître d’école nous lisait les facéties de Dandie-Binmont[3]. Vous voyez, monsieur, que je regarde comme au-dessous de moi de solliciter votre faveur à l’aide d’artifices qui vous sont trop connus. Si le manuscrit que je vous envoie ne vaut rien, je ne chercherai point à en relever le mérite par la flatterie, comme un mauvais cuisinier verse du beurre rance sur du poisson qui n’est pas frais. Non, monsieur ; ce que je considère en vous, c’est la lumière que vous avez parfois répandue sur les antiquités nationales, étude que j’ai commencée un peu tard, à la vérité, mais à laquelle je me suis livré avec toute l’ardeur d’un premier amour, parce que c’est la seule qui m’ait intéressé, et que je n’aurais pas donné un sou de toutes les autres.

Avant l’histoire de mon manuscrit, il faut que je vous conte la mienne, qui n’ira pas jusqu’à trois volumes ; et, comme vous avez l’habitude de mettre quelques vers en guise d’éclaireurs, j’imagine, à la tête de chacune des divisions de votre prose, en parcourant l’exemplaire de Burns, qui appartient au maître d’école, j’ai eu la bonne fortune de tomber sur une stance qui offre tout juste mon portrait. Elle me plaît d’autant plus, qu’elle avait été composée pour le capitaine Grose, antiquaire consommé, bien que, comme vous, il fût trop enclin à parler légèrement de l’objet de ses recherches :

Les combats ont été son premier élément ;
Il eût péri plutôt que de fuir lâchement.
Aujourd’hui qu’il dépose et le sac et la lance,
Il se fait antiquaire… oui… c’est le mot, je pense.

Je n’ai jamais pu découvrir ce qui, dans ma première jeunesse, détermina le choix de mon premier état. Ce ne fut point par enthousiasme ou ardeur militaire que je me mis sur les rangs pour obtenir un poste dans les fusiliers écossais, à une époque où mes tuteurs et curateurs voulaient me mettre en apprentissage chez un vieux praticien nommé David Stiles. Je dis qu’il ne s’agissait pas ici d’enthousiasme militaire, car je n’étais pas naturellement ami des querelles, et je n’aurais pas donné un sou de toutes les histoires de ces héros qui avaient bouleversé le monde dans les temps anciens. Pour le courage, il est vrai que j’en avais, comme je m’en suis aperçu dans la suite, tout juste la dose qui me suffisait, et pas un grain de plus. Au reste, je reconnus bientôt que, dans l’action, il y a plus de danger à fuir qu’à se tenir à son poste, outre que je pouvais m’exposer à perdre mon brevet, qui était ma seule ressource[4]. Mais quant à cette bouillante valeur dont j’ai entendu plus d’un des nôtres faire un grand étalage, bien qu’en dernière analyse elle se réduisît presqu’à rien sitôt qu’il fallait la prouver ; quant à cette bravoure extraordinaire qui recherche le danger comme un amant courtise sa maîtresse, j’avoue que mon cœur était d’une trempe beaucoup moins forte.

D’un autre côté, l’envie de porter un habit rouge, qui, à défaut de toute autre inclination, a fait plus d’un mauvais comme plus d’un bon soldat, était complètement étrangère à mes goûts. Je n’aurais pas donné une épingle pour toutes les jeunes filles du monde : bien plus, quoiqu’il y eût dans le village un pensionnat de demoiselles, et que je rencontrasse les jolies pensionnaires une fois par semaine à la salle de danse de Simon Lightfoot[5], je ne me souviens pas qu’elles aient excité en moi de fortes émotions, si ce n’est l’extrême embarras que j’éprouvais à offrir cérémonieusement à ma danseuse une orange que ma tante avait mise dans ma poche pour cet objet spécial, mais que, si je l’avais osé, j’aurais secrètement détournée à mon profit. Pour ce qui est de la vanité, ou de l’amour de la parure en lui-même, j’y songeais si peu, que ce n’était pas sans peine qu’on parvenait à me faire brosser mon uniforme afin de me présenter convenablement à la parade. Je n’oublierai jamais la remontrance que me fit mon vieux colonel, un matin que le roi passa en revue une brigade dont nous faisions partie. « Je ne suis pas partisan de toilettes extravagantes, enseigne Clutterbuck, me dit-il ; mais, dans un jour où nous devons passer la revue devant le souverain du royaume, au nom de Dieu, je voudrais lui montrer au moins un pouce de linge propre. »

Ainsi, étranger à tous les motifs ordinaires qui portent les jeunes gens à embrasser le parti des armes, et sans le moindre désir de devenir un héros ou un dandy[6], je ne sais réellement pas ce qui tourna mes idées de ce côté, si ce n’est l’heureuse indolence que procure la demi-solde, avantage dont jouissait le capitaine Dooliltle[7], qui avait choisi pour son dernier campement le village où j’avais pris naissance. Tous les autres avaient ou paraissaient avoir quelque chose à Caire, l’un plus, l’autre moins. À la vérité, ils n’allaient pas précisément à l’école apprendre des leçons, ce qui, selon moi, est le pire de tous les maux ; mais, tout jeune que j’étais, il n’échappait pas à mon observation qu’ils étaient tous lutinés par ce qu’ils regardaient plutôt comme une fatigue que comme un devoir : je dis tous, à l’exception du capitaine Doolittle. Le ministre avait sa paroisse à visiter, son sermon à préparer, quoiqu’à l’égard de l’un et de l’autre il fît peut-être plus d’embarras que de besogne. Le laird avait à parcourir son domaine et à surveiller les ouvriers qu’il y employait, outre qu’il devait se trouver à des comités de curatelle, des assemblées de canton, des séances de haute cour ou de justice de paix, et que sais-je encore ? Il se levait de bonne heure, ce que j’ai toujours détesté, et était toujours dehors, quelque temps qu’il fît, faisant lui-même l’office de piqueur et de surveillant. Le boutiquier (il n’y en avait dans le village qu’un seul qui méritât ce nom) était à la vérité assez tranquille derrière son comptoir, car il n’était nullement surchargé de pratiques, mais enfin il jouissait de son repos ou de son status, comme disait le bailli, sauf à mettre toute sa boutique sens dessus dessous lorsque quelqu’un venait demander une aune de mousseline, une souricière, une once de carvi, un quarteron d’épingles, les sermons de M. Péden, ou la Vie de Jack, la terreur des géants, et non le tueur de géants[8], comme on le nomme à tort généralement. (Voyez ma dissertation sur la véritable histoire de ce digne preux, dont les exploits réels ont été défigurés par la fable.) En un mot, chacun dans le village était obligé de faire quelque chose dont il se serait fort bien dispensé, excepté le capitaine Doolittle, qui se promenait le matin dans la grande rue, espèce de mall[9] ou d’esplanade de notre village, en habit bleu à collet rouge, et passait la soirée à jouer au whist quand il pouvait réunir trois autres amateurs. Cette heureuse oisiveté me parut si attrayante, que ce fut la première idée qui, suivant le système d’Helvétius, comme disait notre ministre, dirigea mes jeunes talents vers la profession que j’étais destiné à illustrer.

Mais, hélas ! qui peut prévoir exactement ce qui lui arrivera dans ce monde trompeur ? À peine livré à mon nouvel état, je ne fus pas long-temps à découvrir que si l’indépendance indolente de la demi-solde était un paradis, il fallait que l’officier, pour y arriver, passât par le purgatoire du service actif. Le capitaine Doolittle pouvait brosser son habit bleu à collet rouge, ou le porter non brossé, selon son bon plaisir ; mais l’enseigne Clutterbuck n’avait pas cette liberté d’option. Le capitaine Doolittle pouvait se coucher à dix heures, si l’envie lui en prenait ; mais l’enseigne Clutterbuck avait la ronde à faire à son tour. Ce qu’il y avait de pire, c’est que le capitaine pouvait se reposer sous le ciel de son lit de camp jusqu’à midi, si cela lui plaisait ; tandis que l’enseigne, pauvre diable, devait être à la parade au point du jour. Quant à l’exercice, je le rendais aussi facile que possible ; le sergent me soufflait la formule du commandement, et je m’en tirais en faisant mes embarras tout comme un autre. En fait d’activité de service, j’en eus ma bonne part, pour un homme indolent comme je l’étais : je fus ballotté en tous sens ; on m’envoya aux Indes orientales, puis aux Indes occidentales, en Égypte et dans des pays dont je connaissais à peine le nom. Je vis les Français, et ne les sentis que trop, témoin deux doigts de ma main droite, qu’un de leurs maudits hussards me coupa d’un coup de sabre, aussi net qu’aurait pu le faire un chirurgien d’hôpital. Enfin la mort d’une vieille tante, qui me laissa environ 1500 livres sterling[10], bien solidement placées dans les trois pour cent, me fournit l’occasion si longtemps désirée de me retirer du service, avec la perspective d’avoir quatre fois par semaine, pour le moins, une chemise blanche sur le corps et une guinée dans ma poche.

Je choisis pour ma résidence le village de Kennaquhair, situé au midi de l’Écosse, et célèbre par les ruines de son magnifique monastère, me proposant d’y passer le reste de ma vie dans l’otium cum dignitate[11] de la rente et de la demi-solde. Je ne fus pas longtemps néanmoins à faire une découverte importante : c’est que le repos, pour offrir une certaine somme de jouissance, doit être absolument précédé d’une occupation quelconque. Dans les premiers moments, j’aimais à m’éveiller à la pointe du jour, tout en rêvant que j’avais entendu battre la diane ; puis, me rappelant que j’étais heureusement affranchi de l’esclavage qui m’avait si longtemps condamné à sortir précipitamment de mon lit au son bruyant de la maudite peau d’âne, je me tournais de l’autre côté en envoyant la parade au diable, et je faisais un autre somme plein de délices. Eh bien ! cette jouissance eut encore son terme ; et lorsque je fus libre de disposer de mon temps, je commençai à le regarder comme un fardeau.

Pendant deux jours je pêchai à la ligne, et dans ces deux jours je perdis une vingtaine d’hameçons et plusieurs vingtaines de lignes, sans prendre un seul vairon[12]. Pour la chasse, il ne fallait pas en parler, car un appétit de cheval ne s’accorde guère avec la bourse d’un officier à demi-solde ; et puis, quand je tirais un coup de fusil, les bergers, les laboureurs, et jusqu’à mon chien, se moquaient de moi, si je manquais, ce qui m’arrivait toujours. D’ailleurs les nobles des environs étaient jaloux de leur gibier, et parlaient déjà de poursuites et de prohibitions. Je n’avais pas renoncé à faire la guerre aux Français pour venir la continuer avec mes braves et joyeux voisins de Teviotdale[13], comme dit la chanson ; je passai donc trois journées fort agréables à nettoyer mon fusil, et je le suspendis à deux crochets au-dessus de ma cheminée.

Le succès que j’obtins dans cette occupation momentanée me fit songer à tourner mon adresse vers les arts mécaniques. En conséquence, je démontai et nettoyai la pendule à coucou de mon hôtesse : le résultat de mon travail fui d’imposer un silence éternel à ce joyeux compagnon du printemps. Je montai un tour ; mais, lorsque je voulus m’en servir, peu s’en fallut qu’avec le gros outil à dégrossir, je ne me privasse d’un des doigts que le hussard m’avait laissés.

J’essayai la lecture, et je parcourus les livres du petit cabinet littéraire, aussi bien que ceux de la bibliothèque établie plus en grand, et dans un genre plus relevé, par des souscripteurs plus intelligents ; mais ni le style léger des uns, ni les sujets plus sérieux des autres ne répondirent à mon attente. En général, je m’endormais à la quatrième ou cinquième page d’une histoire ou d’une dissertation, et il me fallait un mois entier de lecture continue pour arriver à la conclusion d’un mauvais roman cartonné, encore devais-je endurer toutes les requêtes qui m’étaient adressées par la plus mince fille de boutique de la marchande de modes, afin que j’eusse à rendre les volumes que je gardais trop longtemps à son gré. En un mot, pendant que chacun au village avait quelque chose à faire, je n’avais absolument d’autre occupation que celle de me promener dans le cimetière et de siffler en attendant le dîner.

Pendant ces promenades, les ruines du monastère attirèrent nécessairement mon attention, et peu à peu je me sentis entraîné à en étudier les détails les plus minutieux, ainsi que le plan général. Le vieux sacristain m’aida dans mes recherches, et me communiqua tout ce qu’il possédait en fait de traditions antiques. Chaque jour ajouta quelque parcelle au trésor de mes connaissances sur l’ancien état de ce bâtiment, et, à la fin, je réussis à faire des découvertes intéressantes sur la destination de plusieurs parties détachées et aujourd’hui tombant en ruine, destination qui jusqu’alors était restée totalement inconnue, ou dont on n’avait que des notions très-imparfaites.

Ayant acquis des connaissances aussi étendues, il m’arrivait très-souvent d’avoir occasion de les communiquer aux voyageurs que la curiosité attirait dans cet endroit célèbre. Sans empiéter sur le privilège de mon ami le sacristain, je devins peu à peu le cicerone en second ; je partageai la tâche des descriptions et des explications. Souvent même, lorsqu’il survenait de nouveaux visiteurs, le sacristain me renvoyait ceux à qui il avait raconté la moitié de son histoire, en ajoutant d’un air d’importance : « Qu’ai-je besoin d’en dire davantage ? vous avez là le capitaine qui en sait plus que moi, ou que toute autre personne vivante. » Alors il fallait me voir saluer les étrangers de la manière la plus courtoise, et les étonner par mes discours sur les cryptes et les sanctuaires, les nefs et les arches, les architraves gothiques et saxonnes, les arceaux et les arcs-boutants. Il n’était pas rare qu’une connaissance commencée à l’abbaye se terminât à la taverne, ce qui faisait diversion à la monotonie de l’éternelle épaule de mouton de mon hôte, soit chaude, soit froide, soit en hachis.

Peu à peu la sphère de mes connaissances s’agrandit ; je trouvai quelques livres qui me donnèrent des notions sur l’architecture gothique, et je lus alors avec plaisir, parce que je prenais intérêt à ce que je lisais. Mon esprit même prit un nouvel essor. Mes discours au club acquirent une sorte d’autorité ; on m’écouta avec plus de déférence, parce que, sur un sujet au moins, je possédais plus d’instruction que pas un de ses membres. Au fait, je trouvai que même mes anecdotes sur l’Égypte, qui, à vrai dire, étaient bien rebattues, captivaient maintenant l’attention plus qu’elles ne l’avaient fait auparavant. Après tout, disait-on, le capitaine n’est pas un ignorant, il est peu de personnes qui en sachent autant que lui sur l’abbaye.

Cette approbation presque unanime ajouta au sentiment de ma propre importance, et eut une grande influence sur mon bien-être en général. Je mangeais avec plus d’appétit ; je digérais plus facilement ; je me couchais le soir avec plaisir, je dormais profondément jusqu’au lendemain, et me levant d’un air sérieusement affairé, j’allais examiner, mesurer, comparer les diverses parties de cet intéressant édifice. Je perdis toute idée, tout sentiment d’un certain malaise désagréable, mais qui n’avait pas de nom, que j’avais éprouvé dans la tête et dans l’estomac, et dont, faute d’occupation, j’avais pris l’habitude de m’inquiéter plus à l’avantage de l’apothicaire du village qu’au mien personnel. J’en avais trouvé une sans m’en douter, et j’étais heureux. En un mot, j’étais devenu l’antiquaire du lieu, et je n’étais pas indigne de ce titre.

Un soir, pendant que je parcourais cette carrière d’oisiveté affairée, car c’est tout au plus le nom que je peux lui donner, me trouvant dans le petit salon attenant au cabinet que mon hôte appelle ma chambre à coucher, je me disposais à battre de bonne heure en retraite vers les régions de Morphée. Le Monasticon de Dugdale[14], que j’avais emprunté à la bibliothèque de A…, était étalé sur ma table, flanqué d’un côté par un morceau d’excellent fromage de Chester, lequel, par parenthèse, m’avait été envoyé par un honnête citoyen de Londres, en reconnaissance de ce que je lui avais expliqué la différence qu’il y a entre un arceau gothique et un arceau saxon ; et de l’autre, par un verre d’ale de Vanderhagen, première qualité. Ainsi armé de toutes pièces contre mon vieil ennemi le temps, je me préparais délicieusement et tout à loisir à me mettre au lit, tantôt lisant une phrase de Dugdale, tantôt prenant une gorgée de mon ale ou une bouchée de pain et de fromage, puis dénouant une des jarretières de ma culotte ou défaisant un des boutons de ma veste, en attendant que l’horloge du village sonnât dix heures, car je m’étais fait une règle de ne jamais me coucher plus tôt. Un grand coup frappé à la porte de la maison vint soudain interrompre la marche ordinaire de mes soirées, et j’entendis la grosse voix de mon brave aubergiste de l’enseigne du roi George, qui disait : « Que diable ! madame Grinsless, le capitaine n’est sûrement pas encore couché ! et j’ai chez moi un monsieur qui a commandé un poulet et un émincé de veau, avec une bouteille de sherry[15], et qui m’envoie l’inviter à souper avec lui, pour avoir un entretien au sujet de l’abbaye.

— Non, » répondit Lucide Grinsless du ton moitié endormi d’une matrone écossaise qui s’aperçoit que dix heures vont sonner ; « non, il n’est pas encore couché ; mais je vous réponds qu’il ne sortira pas à cette heure-ci, pour faire attendre les gens jusqu’à ce qu’il rentre. Le capitaine est un homme rangé. »

Je reconnus bien que ce dernier compliment était fait pour que je n’en perdisse pas une parole, et dans le but de m’indiquer la conduite que madame Grinsless désirait que je tinsse. Mais je n’avais pas été ballotté dans le monde pendant trente ans et plus, je n’avais pas mené la vie indépendante d’un garçon, pour revenir ensuite chez moi me soumettre au gouvernement de mon hôtesse. J’ouvris donc la porte de ma chambre et priai mon vieil ami de monter.

« Mon capitaine, dit-il, j’ai autant de plaisir à vous trouver levé que j’en aurais eu à pêcher un saumon de vingt livres. Il y a chez nous un voyageur qui ne dormira pas tranquillement cette nuit dans son lit, s’il n’a pas eu le plaisir de boire un verre de vin avec vous.

— Vous sentez fort bien, David, » répliquai-je avec un air de dignité, « qu’il ne saurait nullement me convenir de sortir à une heure aussi avancée pour aller rendre visite à un étranger, non plus que d’accepter une invitation de la part de gens que je ne connais point.

— A-t-on jamais vu chose pareille ! » s’écria David en faisant ronfler son juron favori. « Un homme qui a commandé un poulet avec une sauce aux œufs, un pencake[16] et un émincé de veau, avec une bouteille de sherry ! Croyez-vous que je serais venu vous prier d’aller tenir compagnie à un petit commis voyageur anglais, qui soupe avec une rôtie au fromage et du toddy au rhum[17] ? Celui-ci est un gentleman[18] de la tête aux pieds, et un amateur, un virtuoso, dans toute la force du terme, avec le costume de couleur sombre, la perruque bouclée comme la toison d’une vieille brebis. La première question qu’il m’a faite a été relative au vieux pont-levis qui est au fond de l’eau depuis deux cent quarante ans[19]. J’en ai vu les fondements en pêchant au saumon ; et comment diable parlerait-il de ce vieux pont-levis s’il n’était un véritable amateur ? »

David, étant un virtuose dans son genre, et de plus un propriétaire assez riche, était naturellement en état de prononcer sur le mérite des personnes qui fréquentaient son hôtellerie, je ne pus donc me dispenser de renouer mes jarretières.

« Voilà qui est bien, capitaine, dit David ; vous deux vous n’allez bientôt faire qu’un, et vous tiendrez l’un à l’autre comme trois personnes dans un lit, une fois que vous serez entrés en connaissance. Je n’ai jamais vu son pareil, depuis le grand docteur Samuel Johnson, lors de son voyage en Écosse ; j’en ai la relation dans mon arrière-salon, pour l’amusement de mes hôtes : à telles enseignes que la couverture en est toute déchirée.

— C’est donc un savant que ce monsieur-là ? David.

— Je le croirais assez : il porte un habit noir, ou tout au moins brun.

— Serait-ce un ecclésiastique ?

— Je ne le pense pas, car il s’est occupé du souper de son cheval avant de songer au sien.

— A-t-il un domestique ?

— Pas de suite, mais un air de grandeur qui fait que tous ceux qui le regardent se trouvent disposés à le servir.

— Mais qu’est-ce qui peut l’engager à me déranger ? Ah ! David, voilà ce que c’est que de jaser. Vous êtes toujours à me jeter sur les épaules tous les voyageurs qui descendent à l’hôtel du Roi George, comme si j’étais chargé de les amuser !

— Que diable voulez-vous que je fasse ? capitaine, répondit David. Un monsieur descend chez moi, et me demande instamment s’il y a dans notre ville un homme de bon sens, instruit, qui puisse lui donner des renseignements sur les antiquités des environs, et particulièrement sur la vieille abbaye. Vous n’auriez pas voulu que j’eusse fait un mensonge ; et vous savez fort bien qu’il n’y a personne en ville qui puisse en parler convenablement, excepté vous-même et le bedeau, qui est en ce moment ivre comme un joueur de cornemuse. Si bien que je lui ai dit : Nous avons ici le capitaine Clutterbuck, homme très-honnête, qui n’a guère autre chose à faire qu’à parler des ruines de la vieille abbaye, et qui demeure tout près d’ici. « Alors, monsieur, » m’a-t-il dit très poliment, « ayez la bonté d’aller trouver le capitaine Clutterbuck, de lui offrir mes compliments et de lui dire que je suis un étranger, attiré dans ces lieux par la renommée de ces ruines : je me serais présenté chez lui s’il n’eût été si tard. » Il en a bien dit davantage, mais je l’ai oublié. Cependant je me souviens à merveille qu’il a terminé par cette recommandation : « Ayez une bouteille de votre meilleur vin de sherry et préparez à souper pour deux personnes. » Vous ne voudriez surement pas que j’eusse refusé, moi aubergiste ?

— C’est fort bien, David, mais j’aurais désiré qu’il eût choisi une heure plus convenable. Enfin, puisque vous déclarez que c’est un gentleman…

— Oh ! pour cela, j’en réponds, l’ordre qu’il a donné le fait assez connaître. Une bouteille de sherry, un émincé de veau et un poulet, voilà parler comme un gentleman, j’espère. C’est bien, capitaine ; boutonnez-vous avec soin ; la nuit est fraîche. La rivière s’éclaircit cependant ; nous serons à la pêche demain avec les bateaux de monseigneur, et il faudra que j’aie bien du guignon si je ne vous envoie pas quelque chose qui vous fasse trouver votre ale meilleure à souper. »

Cinq minutes après ce dialogue, j’étais dans le salon de l’auberge du Roi George, et en présence de l’étranger.

C’était un homme grave, à peu près de mon âge, c’est-à-dire d’environ cinquante ans, et il portait réellement sur son visage, comme disait l’ami David, quelque chose qui engageait à lui rendre service. Et néanmoins cette expression d’autorité n’était nullement du genre de celle que j’ai vue sur la figure d’un général de brigade. Le costume de l’étranger n’avait non plus rien de martial. Il portait habit, veste et culotte du même drap, couleur œil de corbeau, le tout un bleu à l’ancienne mode. Ses jambes étaient protégées par de fortes guêtres de cuir, qui, comme dans l’ancien temps, s’ouvraient par le côté où elles étaient retenues par des agrafes d’acier. Son visage paraissait altéré autant par la fatigue et le chagrin que par l’âge : on y lisait qu’il avait beaucoup vu et beaucoup souffert. Son abord était extrêmement agréable, et annonçait une éducation soignée. Enfin les excuses qu’il me fit pour m’avoir ainsi dérangé, et à une telle heure, furent exprimées avec tant de politesse et de grâce, que je ne pus lui répondre autrement qu’en l’assurant de tout le plaisir que j’aurais à lui être utile.

« J’ai voyagé toute la journée, monsieur, me dit-il, et je serais d’avis de remettre le peu que j’ai à vous dire jusqu’après le souper, pour lequel je me sens un peu plus d’appétit qu’à l’ordinaire. »

Nous nous mîmes à table ; et malgré l’appétit que l’étranger avait annoncé, malgré le petit repas préparatoire de fromage et d’ale que j’avais pris chez moi, je crois en vérité que je fus celui des deux qui fit le plus d’honneur au poulet et à l’émincé de l’ami David.

Lorsque la nappe fut levée et que nous nous fûmes préparé chacun un verre de négus[20], avec cette liqueur que les aubergistes appellent du sherry, et les consommateurs du lisbonne, je m’aperçus que l’étranger était pensif, silencieux : il paraissait embarrassé, comme s’il avait eu à m’entretenir de quelque sujet, sans savoir comment l’amener. Afin de le mettre sur la voie, je commençai à parler des ruines du monastère et de leur histoire ; mais, à ma grande surprise, je vis que j’avais trouvé mon maître. L’étranger connaissait non seulement tout ce que je pouvais lui en dire ; mais encore bien davantage ; et, ce qui était encore plus mortifiant, il me fit voir en s’étayant de dates, de chartes, de titres, de faits, et d’autres preuves qui, comme le dit Burns, ne sont pas récusables[21] ; il me fit voir, dis-je, qu’il était en état de réfuter plusieurs contes et fables que j’avais adoptés d’après les traditions et notions vulgaires, aussi bien que d’anéantir plus d^une de mes théories favorites au sujet des anciens moines et de leurs demeures, théories que j’avais pris tant de plaisir à me former avec toute la présomption d’un homme qui s’imagine posséder un fonds d’érudition supérieur à tout autre. Et je ne puis m’empêcher de remarquer ici que, dans plusieurs de ses arguments, il s’appuyait de l’autorité de monsieur le substitut du garde des archives[22] du royaume d’Écosse et de ses dissertations à ce sujet : déjà j’entrevois que cet auteur, par ses recherches infatigables au labyrinthe des annales nationales, finira par détruire mon métier et celui de tous les antiquaires locaux, en substituant la vérité aux légendes et aux fables des romanciers. Hélas ! je voudrais que ce savant pût savoir combien il est difficile pour nous, petits boutiquiers d’antiquailles,


D’arracher de notre mémoire
Cette légende ou ce tableau,
D’effacer de notre cerveau
Les fastes qu’y grava la gloire ;


Et cetera !… J’aime à croire qu’il serait ému de pitié s’il savait combien de vieux barbets il a forcés à apprendre de nouveaux tours, à combien de vénérables perroquets il a enseigné une chanson nouvelle, combien de têtes grises il a détraquées par de vains efforts pour substituer à leur vieux Mumpsimus sa nouvelle leçon Sumpsimus. Mais patience, Humana perpessi sumus[23]. Tout change autour de nous, le passé, le présent et l’avenir ; ce qui était histoire hier devient fable aujourd’hui, et la vérité d’aujourd’hui sera mensonge demain[24].

Me voyant forcé dans le monastère que j’avais regardé jusqu’alors comme ma citadelle, je me préparai, en habile général, à évacuer cette place de défense, et à battre en retraite vers la campagne environnante. J’eus recours à la connaissance que j’avais des familles et des antiquités du voisinage, terrain sur lequel je croyais pouvoir escarmoucher à mon aise, sans qu’il fût possible à l’étranger de remporter sur moi quelque avantage. Mais j’étais dans l’erreur.

L’homme à l’habit gris savait tous les plus petits détails à cet égard, et je ne pouvais lui rien apprendre. Il pouvait dire justement en quelle année la famille de Haga était venue, pour la première fois, s’établir sur son ancienne baronnie. Pas un thane un peu à portée dont il ne connût la famille et les alliances ; il savait combien de ses ancêtres avaient péri par le glaive des Anglais, combien dans les dissensions domestiques, combien par la main de l’exécuteur de la haute justice pour cause de trahison. Leurs châteaux lui étaient connus, depuis la tourelle jusqu’à la pierre fondamentale ; et quant aux diverses antiquités éparses çà et là dans le pays, il les connaissait toutes, depuis le cromlech jusqu’au cairn[25], et pouvait en parler d’une manière aussi exacte que s’il eût vécu du temps des Danois ou des druides.

Je me trouvai alors dans la position mortifiante d’un homme qui, s’étant annoncé comme maître, se voit tout à coup redevenu écolier ; en sorte qu’il ne me resta plus qu’à recueillir tout ce que notre conversation pouvait m’offrir d’intéressant, pour en faire jouir ceux à qui j’aurais ensuite l’occasion de le communiquer. Je voulus, il est vrai, lui raconter l’histoire du moine et de la femme du meunier d’Allan Ramsay, pour battre en retraite avec honneur, en lui lâchant une bordée d’adieux ; mais ici je présentai encore le flanc à l’étranger, éternellement prêt à la réplique.

« Vous aimez à rire, à ce que je vois, monsieur, me dit-il : car vous ne pouvez ignorer que cette facétie a fourni le sujet d’un conte bien plus ancien que celui d’Allan Ramsay. »

Je répondis à son observation par un signe de tête approbatif, ne voulant pas avouer mon ignorance : mais, dans le fait, je n’étais pas plus au courant de ce qu’il voulait me dire que le plus mauvais cheval de l’écurie de mon ami David.

« Je ne veux pas parler, continua mon savant[26] compagnon, du poëme vraiment curieux, extrait du manuscrit de Maitland et publié par Pinkerton sous le titre des Moines de Bencick, quoique cet ouvrage nous offre un tableau minutieusement détaillé et extrêmement intéressant des mœurs écossaises sous le règne de Jacques V : mais je vous renvoie au romancier italien, le premier, que je sache, qui ait publié cette histoire, d’ailleurs incontestablement puisée dans quelque ancien fabliau.

« Incontestablement, » répondis-je sans trop comprendre néanmoins la proposition à laquelle je donnais un assentiment aussi peu réfléchi.

« Et néanmoins, continua l’étranger, si vous aviez connu ma position, ainsi que mon état, je doute que vous eussiez choisi cette même anecdote dans l’idée de m’amuser. »

Cette observation fut faite de la meilleure grâce possible, elle réveilla mon attention, et je répondis à l’étranger, avec toute la politesse dont j’étais capable, que si j’avais touché un sujet qui lui fût désagréable, il ne fallait l’attribuer qu’à l’ignorance où j’étais de sa profession et de son rang : j’étais prêt d’ailleurs à lui offrir toutes sortes de satisfactions au sujet de cette offense involontaire, du moment qu’il me dirait en quoi elle consistait.

« Offense ? monsieur, répondit-il ; pas du tout : il n’y a d’offense que là où l’on veut bien la ressentir. Je suis habitué à trop de fausses et cruelles interprétations, pour m’offenser d’un conte populaire, inventé dans le but de ridiculiser ma profession.

— Dois-je entendre par là que je parle à un membre du clergé catholique ?

— À un moine indigne de l’ordre de Saint-Benoît, appartenant à une communauté de vos compatriotes depuis long-temps établie en France, mais malheureusement dispersée par les orages de la révolution.

— En ce cas, vous êtes Écossais, et né dans notre voisinage ?

— Pas tout à fait ; je ne suis qu’originaire d’Écosse, et c’est la première fois de ma vie que je me trouve dans ces environs.

— La première fois, et en connaître si minutieusement l’histoire, les traditions, et jusqu’aux localités ! Vous me surprenez, monsieur.

— Il n’est pas surprenant que je possède ces connaissances locales, si l’on considère que mon oncle, excellent homme, aussi bien que bon Écossais et digne chef de notre communauté religieuse, a employé plusieurs de ses moments de loisir à m’informer de tous ces détails, et que moi-même, dégoûté de tout ce qui se passait autour de moi, je me suis amusé pendant plusieurs années à rédiger les diverses conversations que j’avais eues à ce sujet avec mon digne parent et quelques-uns des doyens de notre ordre.

— Je m’imagine, monsieur, si toutefois cette question n’est point indiscrète, que vous êtes venu en Écosse dans l’intention de vous fixer parmi vos compatriotes, puisque la grande catastrophe politique de notre siècle a supprimé vos établissements ?

— Non, monsieur, ce n’est pas là mon intention. Un monarque européen, qui chérit encore la foi catholique, nous a offert dans ses domaines une retraite, où quelques-uns de nos frères dispersés se sont déjà réunis pour appeler la bénédiction de Dieu sur notre protecteur et son pardon sur nos ennemis. Je pense que dans notre nouvel asile personne ne nous objectera le montant de nos revenus comme s’accordant mal avec nos vœux de pauvreté et d’abstinence ; mais enfin tâchons de nous montrer reconnaissants envers Dieu, qui a daigné écarter de nous le piège de l’abondance temporelle.

— Plusieurs de vos couvents à l’étranger avaient effectivement des revenus considérables ; et cependant, tout considéré, je doute fort qu’il y en eût un mieux partagé que le monastère de notre village. On dit qu’il jouissait de près de deux mille livres sterling de rente en argent, outre quatorze mesures de froment, cinquante-six d’orge, quarante-quatre d’avoine, et de nombreuses redevances en volaille, beurre, sel, laine, bière, plus, des dîmes, corvées et péages de toute espèce.

— Et c’était beaucoup trop, monsieur ; car, malgré la bonne intention des pieux donataires, ces biens temporels n’ont servi qu’à attirer sur la communauté l’envie et la cupidité des hommes qui ont fini par les dévorer.

— En attendant, les moines menaient une vie fort agréable, et, comme dit la chanson :

Tout en nous prêchant l’abstinence,
Les vendredis faisaient bombance.

— Je vous entends, monsieur. Il est difficile, dit le proverbe, de porter une coupe bien pleine sans en répandre quelques gouttes. Sans doute la richesse de la communauté, en excitant la cupidité d’autrui, était aussi, sous plusieurs rapports, un piège pour les religieux eux-mêmes ; et néanmoins nous avons vu les revenus de certains couvents employés non seulement à des actes de bienfaisance et d’hospitalité envers des individus, mais encore à des travaux d’une utilité générale et permanente. La superbe collection in-folio des historiens français, commencée en 1737, sous l’inspection et aux frais de la congrégation de Saint-Maur, prouvera long-temps que les bénédictins ne dépensaient pas toujours leurs revenus en jouissances personnelles, et qu’ils ne s’endormaient pas tous dans la paresse et l’indolence, une fois qu’ils avaient rempli les devoirs de leur règle. »

Comme à cette époque je n’avais pas la plus petite connaissance de la congrégation de Saint-Maur, ni par conséquent de ses doctes travaux, je ne pus que marmoter une sorte d’assentiment à ce discours. Depuis ce temps-là j’ai vu ce noble ouvrage dans la bibliothèque d’une famille distinguée, et, je dois l’avouer, je ne puis voir sans une certaine honte que, dans un pays aussi riche que le nôtre, on n’ait pas entrepris, sous le patronage des grands seigneurs et des savants, un recueil de nos historiens, capable de rivaliser avec celui que les bénédictins de Paris ont exécuté aux frais de leur communauté.

« Je m’aperçois, » reprit en souriant l’ex-bénédictin, « que vos préjugés hérétiques vous empêchent de nous accorder à nous autres pauvres moines le plus léger mérite, soit littéraire, soit spirituel.

— Bien loin de là, monsieur, répondis-je, je vous assure que j’ai eu plus d’une obligation aux moines dans mon temps. Je me suis trouvé en quartier d’hiver dans un monastère de Flandre, lors de la campagne de 1703 ; et je n’ai jamais mené une vie plus agréable qu’alors. Ah ! c’étaient de bons vivants que ces chanoines flamands, et ce fut bien à regret que je quittai ma bonne garnison, sachant d’ailleurs que je laissais mes braves hôtes à la merci des sans-culottes : mais que voulez-vous, ce sont les chances de la guerre ! »

Le pauvre bénédictin baissa les yeux et garda le silence. J’avais, sans y penser, éveillé en lui une suite de souvenirs amers, ou plutôt j’avais touché un peu trop rudement une corde qui cessait rarement de vibrer d’elle-même ; mais il était trop familiarisé avec cette triste série d’idées pour s’en laisser abattre. De mon côté, je me hâtai de réparer mon étourderie : j’ajoutai que si, quant à l’objet de son voyage, je pouvais, en tout honneur, lui être de quelque utilité, je lui offrais volontiers mes services. J’avoue que j’appuyai un peu sur l’expression en tout honneur ; car je sentais qu’il ne me conviendrait nullement, bon protestant comme je l’étais, et serviteur du gouvernement, en tant que je recevais la demi-solde, de contribuer à aucun recrutement pour des séminaires étrangers, ou à l’exécution de tout autre projet qui tendrait à favoriser le papisme, sans m’embarrasser si le pape était ou n’était pas réellement la vieille prostituée de Babylone.

Mon nouvel ami se hâta de faire cesser cet état d’indécision. « J’allais vous prier, monsieur, me dit-il, de me prêter votre secours dans une affaire qui ne peut que vous intéresser, comme antiquaire, et qui d’ailleurs n’a rapport qu’à des événements et à des personnes éloignés de nous de deux siècles et demi. J’ai trop souffert du bouleversement violent du pays dans lequel je suis né pour chercher témérairement à introduire quelque innovation dans celui de mes ancêtres. »

Je l’assurai de nouveau que j’étais disposé à l’assister dans tout ce qui ne serait pas contraire à la loyauté politique et à ma religion.

« Ce que j’ai à vous proposer, répliqua-t-il, n’a rapport ni à l’une ni à l’autre. Que Dieu répande ses bénédictions sur la famille qui règne en Angleterre ! Il est vrai qu’elle n’appartient pas à la dynastie que mes ancêtres s’efforcèrent vainement de remettre sur le trône ; mais la même Providence qui y a conduit le roi actuel lui a donné les vertus nécessaires à son siècle, la fermeté, l’intrépidité, un véritable amour pour son pays, et une connaissance éclairée des dangers dont il est environné. Quant à la religion de ce royaume, je me contente d’espérer que la puissance infinie dont les voies mystérieuses l’ont détaché du giron de l’Église l’y ramènera quand elle le jugera convenable. Les efforts d’un individu aussi obscur et aussi faible que moi pourraient bien retarder mais non accélérer cette grande œuvre.

— Puis-je donc vous demander, monsieur, lui dis-je, dans quel but vous êtes venu en ce pays ?

Avant de répondre, mon compagnon tira de sa poche un livre à fermoir, de la forme et de l’épaisseur d’un registre d’ordre dans les régiments, et qui paraissait rempli de notes ; puis, approchant une des chandelles (car David, voulant donner une forte preuve de son respect envers l’étranger, nous en avait donné deux), il parut le parcourir avec beaucoup d’attention.

« Il y a parmi les ruines de l’extrémité occidentale de l’église de l’abbaye, » reprit-il en me regardant, mais toujours tenant son mémorandum entr’ouvert, et y jetant de temps en temps un coup d’œil, comme pour aider sa mémoire, « une espèce de niche ou de chapelle, sous un arceau délabré, et immédiatement dans le voisinage d’une de ces colonnes gothiques maintenant brisées, qui soutenaient autrefois une coupole magnifique dont les ruines encombrent à présent cette partie de l’édifice.

— Je crois connaître à peu près l’endroit dont vous parlez, lui répondis-je : n’y a-t-il pas sur un des murs de cette chapelle ou de cette niche une grande pierre sur laquelle on a gravé un écusson, avec des armoiries que jusqu’ici personne n’a pu déchiffrer ?

— Justement ! » dit le bénédictin, et après avoir de nouveau consulté son memorandum, il ajouta : » Les armes à droite sont celles de Glendinning, c’est-à-dire une croix coupée par une autre croix, dentelée et contrechargée ; à gauche sont trois molettes d’éperon, les armes d’Avenel ; ce sont deux anciennes familles, aujourd’hui presque éteintes dans ce pays-ci. Les écussons sont divisés par des pals.

— Je crois, lui dis-je, qu’il n’est pas une partie de cet antique édifice que vous ne connaissiez comme le maçon qui l’a construit : mais si vos renseignements sont exacts, celui qui a déchiffré ces armoiries avait des yeux meilleurs que les miens.

— Ses yeux, mon cher capitaine, sont depuis long-temps fermés par la mort. Probablement lorsqu’il examina cet édifice, ses restes se trouvaient en meilleur état ; ou peut-être la tradition locale lui a-t-elle fourni cette information.

— Je vous assure qu’il n’existe plus maintenant aucune tradition à ce sujet. J’ai consulté à diverses reprises les vieillards du pays, dans l’espoir d’apprendre quelque chose qui eût rapport à ces armoiries ; mais je n’ai jamais rien pu recueillir. Il est bien étonnant que vous en ayez été instruit en pays étranger.

— Ces futiles particularités étaient autrefois regardées comme beaucoup plus importantes ; elles avaient d’ailleurs un degré de sainteté aux yeux des exilés qui en conservaient le souvenir, parce qu’elles avaient rapport à des lieux qui leur étaient chers et qu’ils ne devaient plus revoir. Il est possible qu’un jour sur les bords du Potowmack ou de la Susquehana[27], on trouve des traditions relatives à l’Angleterre et à des événements aujourd’hui totalement oubliés dans le voisinage des lieux où ils se sont passés. Mais revenons à mon affaire. Dans cet enfoncement indiqué par les armoiries se trouve enseveli un trésor, et c’est pour l’exhumer que j’ai entrepris ce voyage.

— Un trésor ! » m’écriai-je avec étonnement.

— Oui, répliqua le moine, un trésor inestimable pour ceux qui sauraient en faire bon usage. »

J’avoue que les oreilles me tintèrent agréablement à ce mot de trésor, et qu’un élégant tilbury, avec un jockey en belle livrée bleue et rouge portant une jolie cocarde à son chapeau verni, sembla passer pour ainsi dire devant mes yeux à travers la chambre, et que je crus entendre ces paroles : « Le tilbury du capitaine Clutterbuck !… avancez ! » Mais je résistai à la tentation et le diable me laissa.

« Je crois, objectai-je, que tout trésor caché appartient soit au roi, soit au propriétaire du sol ; et, comme j’ai été au service de Sa Majesté, je ne puis me mêler d’une affaire qui pourrait fort bien aller devant la cour de l’échiquier[28].

— Le trésor que je cherche, » répliqua l’étranger en souriant, « n’excitera l’envie ni des princes, ni des grands ; c’est tout simplement le cœur d’un homme droit.

— Ah ! je vous entends ; quelque relique oubliée dans le tumulte de la réformation. Je connais le prix que les personnes de votre croyance attachent aux corps et aux membres des saints. J’ai vu les Trois Rois à Cologne.

— Les reliques que je cherche ne sont cependant pas tout à fait de la même nature. Le digne parent dont je vous ai parlé s’amusait, dans ses moments de loisir, à mettre en ordre les traditions de sa famille, et principalement à rédiger certaines circonstances remarquables qui eurent lieu vers l’époque où commença le schisme de l’Église d’Écosse. Dans le cours de ces travaux, il conçut un si vif intérêt pour le héros de son histoire, qu’il résolut de tout entreprendre pour arracher ses restes vénérés à une terre souillée par l’hérésie et abandonnée de tous ses frères. Comme il connaissait l’endroit où avait été déposé le cœur de cet individu, il forma le projet de venir dans sa patrie, pour recouvrer cette précieuse relique. Mais la vieillesse, et puis une maladie vinrent contrarier son dessein, et ce fut à son lit de mort qu’il me chargea de l’exécuter à sa place. Les événements importants qui se sont rapidement succédé, la suppression de notre ordre, l’exil de ses membres, tout cela m’a obligé pendant plusieurs années à différer l’accomplissement du devoir qui m’avait été imposé. Pourquoi, en effet, transporter les restes d’un saint et digne homme dans un pays où la religion et la vertu étaient devenues des objets de moquerie et de mépris ? mais maintenant j’ai une patrie, qui, j’espère, sera permanente, s’il est sur la terre quelque chose que l’on puisse appeler ainsi. C’est là que je veux transporter le cœur du bon père, et à côté de la niche qu’il occupera, je creuserai mon propre tombeau.

— Certes, ce doit avoir été un excellent homme pour qu’après tant d’années on donne à sa mémoire de telles marques de considération.

— C’était en effet, comme vous le dites fort bien, un excellent homme : excellent dans sa vie et dans sa doctrine, excellent surtout par le sacrifice généreux et désintéressé qu’il fit à l’amitié et à ses principes de tout ce que la vie a de plus cher. Mais vous lirez son histoire. Je me croirai heureux de pouvoir satisfaire votre curiosité, et en même temps de vous témoigner combien je suis sensible à vos bontés, si vous voulez bien me procurer les moyens d’exécuter mon projet. »

Je répondis au bénédictin que, comme les décombres dans lesquelles il se proposait de fouiller ne faisaient point partie du cimetière ordinaire, et comme d’ailleurs j’étais fort bien avec le sacristain, je ne doutais pas que je ne pusse lui faciliter l’accomplissement de ses pieux désirs.

Là-dessus nous nous séparâmes pour la nuit, et le lendemain matin je ne manquai pas d’aller trouver le sacristain, qui, moyennant une légère rétribution, accorda volontiers la permission de fouiller, à condition toutefois qu’il serait présent à l’opération : il voulait veiller à ce que l’étranger n’emportât rien qui fût intrinsèquement de quelque valeur.

« Pour des os, des crânes, des cœurs, s’il en trouve, il sera le bienvenu, grand bien lui fasse ! ajouta le gardien des ruines du monastère ; il n’en manque pas, Dieu merci ! mais s’il se trouve des ciboires, des calices, ou autres vases d’or ou d’argent à l’usage des papistes, que le diable m’emporte si je souffre qu’on en déplace la moindre pièce ! »

Le sacristain stipula en même temps que nos recherches auraient lieu pendant la nuit, parce qu’il ne voulait pas attirer l’attention, non plus que causer le moindre scandale.

Ma nouvelle connaissance et moi nous passâmes la journée comme il convenait à deux amateurs de la vénérable antiquité. Nous employâmes la matinée à visiter dans le plus grand détail jusqu’au moindre coin de ces ruines magnifiques, et dans l’après-midi, après avoir fait un dîner confortable chez David, nous parcourûmes tout le voisinage, pour voir les lieux que les anciennes traditions ou les conjectures modernes rendaient dignes de remarque. La nuit nous trouva au milieu des ruines, accompagnés du sacristain, qui s’était muni d’une lanterne sourde ; nous trébuchions alternativement sur les fragments tombés du haut des voûtes et sur les sépulcres des morts, qui sans doute avaient espéré que ces coupoles ombrageraient leurs cendres jusqu’au jugement dernier.

Je ne suis pas superstitieux, et cependant il y avait dans cette expédition nocturne quelque chose que je n’aimais pas du tout ; une crainte religieuse me reprochait de troubler, à une pareille heure et en pareil lieu, la muette sainteté des tombeaux. Mes compagnons étaient exempts de cette impression, l’étranger par le zèle ardent avec lequel il cherchait à remplir l’objet de son voyage, et le sacristain, par son indifférence, fruit de l’habitude. Ils parvinrent bientôt à la partie de la nef qui, comme l’assurait l’étranger, contenait les restes de la famille de Glendinning, et ils s’occupèrent avec ardeur à débarrasser le coin indiqué par le bénédictin des décombres qui en obstruaient les approches. Si le capitaine à demi-solde avait pu représenter un ancien chevalier des frontières, et l’ex-bénédictin du dix-neuvième siècle un magicien cloîtré du seizième, on aurait pu dire avec assez de justesse que nous répétions la scène de la recherche de la lampe et du livre de magie de Michel Scott[29] ; mais alors le sacristain se fût trouvé de trop dans le groupe.

L’étranger, aidé par le sacristain, n’était pas depuis long-temps à l’ouvrage, quand il parvint à quelques pierres taillées, qui paraissaient avoir fait partie d’une petite bière, quoique maintenant déplacées et dégradées.

« Écartons ces pierres avec précaution, mon ami, dit l’étranger, de crainte d’endommager l’objet que je viens chercher.

— Ce sont des pierres de première qualité, répliqua le sacristain, et choisies toutes avec soin ; il fallait aux moines tout ce qu’il y avait de meilleur, je vous en réponds. »

Un moment après il ajouta : « Je trouve maintenant quelque chose qui résiste à la pioche ; mais qui paraît n’être ni terre ni pierre. »

L’étranger se baissait avec empressement pour l’aider.

« Non, non ; tout est à moi, s’écria le sacristain, point de partage, ni moitié, ni quart. » Et il retira du milieu des décombres une petite boîte de plomb.

« Vous serez bien trompé, mon ami, dit le bénédictin, si vous vous attendez à trouver là-dedans autre chose que la poussière d’un cœur humain renfermé dans une seconde boîte de porphyre. »

J’intervins comme partie neutre, et prenant la boîte des mains du sacristain, je lui fis observer que lors même qu’elle renfermerait un trésor caché, ce trésor ne pouvait devenir la propriété d’aucun de nous. Ensuite, comme l’endroit où nous étions était trop obscur pour examiner le contenu de la boîte, je proposai de retourner chez David. L’étranger nous pria de prendre les devants, en disant qu’il nous suivrait dans quelques minutes.

Je m’imagine que le vieux Mattocks[30] soupçonna que ces minutes seraient employées à faire de nouvelles découvertes parmi les tombeaux, car il se glissa derrière un pilier de la nef pour observer les mouvements du bénédictin : mais il revint bientôt, et me dit à l’oreille que le monsieur était à genoux sur la pierre froide, et priait comme un saint.

Je retournai doucement sur mes pas, et j’aperçus effectivement le vieillard dans l’attitude où Mattocks l’avait dépeint. Sa prière me parut être en latin, et tandis que sa voix basse mais solennelle s’élevait jusqu’aux voûtes délabrées des deux nefs, je ne pus m’empêcher de réfléchir sur le long espace de temps qui s’était écoulé depuis l’époque où l’on célébrait dans cette église les mystères d’une religion pour l’exercice de laquelle on l’avait construite, au prix de tant de travail et d’argent.

« Allons, retirons-nous, dis-je, laissons-le à ses dévotions ; ceci ne nous regarde pas.

— Non certainement, capitaine, répondit Mattocks : et néanmoins il n’y a pas de mal à tenir l’œil sur lui. Mon père, Dieu veuille avoir son âme ! était maquignon, et avait coutume de dire qu’il n’avait jamais été trompé de sa vie en fait de cheval, excepté par un whig des environs de Kilmarnock[31], qui marmottait une prière en avalant un petit verre de whisky. Pour cet étranger, c’est un catholique romain, j’en suis sûr.

— Tous avez parfaitement raison à cet égard, Saunders[32], répondis-je.

— Oh ! j’ai vu deux ou trois de leurs prêtres émigrés qui passèrent ici il y a une vingtaine d’années. Ils se mirent à danser comme des fous en voyant les têtes de moines et de religieuses dans le cloître là-bas ; on aurait dit qu’ils les prenaient pour de vieilles connaissances. Mais c’est singulier, il ne bouge pas plus que la pierre qui couvre un tombeau ! Je n’ai jamais connu… pour dire connu… qu’un seul de ces catholiques romains, et au fait il n’y en avait pas d’autres à connaître dans toute la ville ; c’était le vieux Jacques du Pend. Vous en auriez pour long-temps, ma foi ! avant de voir Jacques prier dans une abbaye, au milieu d’une nuit obscure, et à genoux sur la pierre froide. Jacques aimait une église qui eût une cheminée ; et j’ai passé plus d’un joyeux quart d’heure avec lui dans l’auberge qui est là-bas. Lorsqu’il mourut, en bon chrétien, j’aurais voulu l’enterrer ; mais avant que j’eusse terminé sa fosse, quelques-uns des gens de sa malheureuse secte vinrent enlever son corps et le transportèrent par eau dans un lieu où ils l’ensevelirent sans doute comme ils jugèrent à propos ; ce ne sont pas mes affaires. Je n’aurais pas demandé grand’chose pour ma peine ; je n’aurais pas voulu rançonner Jacques, soit mort, soit en vie… Mais tenez ; voici votre monsieur étranger qui vient.

— Levez votre lanterne pour l’éclairer, Mattocks, lui dis-je. Il ne fait pas très-bon marcher par ici, monsieur.

— Cela est vrai, répondit le bénédictin ; je puis dire, avec un poète qui sans doute vous est familier…

« Je serais bien étonné qu’il le fût, » pensais-je en moi-même.

L’étranger continua :

Que saint François me soit propice !
En cette nuit combien de fois

J’ai heurté les tombeaux, triste et fatal auspice !

— Nous voici hors du cimetière, dis-je, et il n’y a qu’un pas d’ici chez David, où j’espère que nous trouverons un bon feu après notre excursion nocturne. »

Nous entrâmes effectivement dans le petit salon : Mattocks se disposait assez effrontément à se glisser après nous, lorsque David, l’apostrophant d’un juron énergique, le mit dehors par les épaules, en maudissant sa curiosité qui ne voulait pas laisser les gens tranquilles dans leur hôtellerie. Quant à notre hôte, apparemment il ne regarda pas sa présence comme inconvenante ; car il vint se poster tout près de la table sur laquelle j’avais déposé la boîte de plomb. Elle était fragile et détériorée, comme on devait s’y attendre, vu le nombre d’années qu’elle avait passées dans la terre. Lorsqu’elle fut ouverte, nous trouvâmes qu’on y avait renfermé une cassette de porphyre, ainsi que l’étranger nous l’avait annoncé.

« Je m’imagine, messieurs, dit le bénédictin, que votre curiosité ne sera pas satisfaite, peut-être devrais-je dire que vos soupçons ne seront point écartés, à moins que je n’ouvre cette cassette ; et cependant elle ne contient que les restes poudreux d’un cœur, autrefois le siège des pensées les plus nobles. »

Il ouvrit la boîte avec beaucoup de précaution ; mais la substance desséchée qu’elle contenait ne ressemblait plus à ce qu’elle avait pu être autrefois, les moyens employés pour l’embaumer ayant sans doute été insuffisants pour lui conserver sa forme et sa couleur, bien qu’ils eussent empêché sa dissolution totale. Au reste nous demeurâmes convaincus que c’étaient, comme l’étranger l’affirmait, les restes d’un cœur humain, et David promit volontiers le secours de son influence, presque aussi grande que celle du bailli, pour imposer silence à toutes les vaines rumeurs qui se répandaient dans le village. Il voulut bien aussi nous favoriser de sa compagnie à souper, et ayant pris sa part de deux bouteilles de sherry (part du lion, en vérité !) non seulement il sanctionna de sa pleine autorité l’enlèvement du cœur par l’étranger, mais je crois qu’il aurait autorisé l’enlèvement de l’abbaye elle-même, sans les avantages considérables que le voisinage de cet édifice procurait à son auberge.

L’objet de la visite du bénédictin dans le pays de ses ancêtres se trouvant ainsi rempli, il nous fit part de l’intention où il était de nous quitter de bonne heure le jour suivant, et m’invita en même temps à venir déjeuner avec lui avant son départ. Je m’y rendis en effet, et lorsque nous fûmes levés de table, l’étranger me prit à l’écart, et tirant de sa poche un gros paquet de papiers, me le remit entre les mains. « Voici, capitaine Clutterbuck, me dit-il, des mémoires authentiques du seizième siècle, qui présentent sous un point de vue singulier, et, à ce que je crois, intéressant, les mœurs de cette époque. Je suis porté à croire que ce ne sera pas un présent désagréable au public anglais, et je vous abandonne volontiers tous les profits qui pourront résulter de leur impression. »

Je le regardai avec surprise en l’entendant parler ainsi, et lui fis observer que l’écriture paraissait trop moderne pour l’époque qu’il assignait à son manuscrit.

« Vous vous méprenez, monsieur, me répondit le bénédictin ; je n’ai pas voulu dire que ces mémoires eussent été composés dans le seizième siècle, mais seulement qu’ils ont été rédigés sur des matériaux authentiques de cette époque, et écrits dans le goût et le langage des temps modernes. Mon oncle a commencé cet ouvrage, et c’est moi qui, en partie pour me perfectionner dans la pratique de la langue anglaise, et en partie pour me distraire dans mes heures de mélancolie, l’ai continué et terminé.

« Vous verrez l’endroit du manuscrit où mon oncle a interrompu sa narration, et où j’ai commencé la mienne. Au fait ces deux parties ont rapport à des personnages et à des époques différentes. »

Tout en gardant les papiers mis entre mes mains, je lui exprimai quelques doutes : pouvais-je, comme bon protestant, entreprendre ou diriger la publication d’un ouvrage écrit probablement dans l’esprit du papisme ?

« Vous ne trouverez dans ces feuilles, me dit-il, aucune question de controverse ni aucun sentiment que les honnêtes gens de toutes les opinions ne soient, je pense, disposés à adopter. Je n’ai pas oublié que j’écrivais pour une nation malheureusement séparée de la foi catholique, et j’ai soin de ne rien dire dont l’interprétation exacte puisse donner lieu à une accusation de partialité de ma part. Cependant, si en collationnant ma narration avec les preuves auxquelles je renvoie le lecteur, car dans ce paquet vous avez les copies de plusieurs des pièces originales ; si, dis-je, vous trouvez que j’aie été trop partial pour ma propre croyance, je vous laisse entièrement libre de corriger mes erreurs à cet égard. J’avoue toutefois que je ne crois pas en avoir commis de cette espèce ; je crains plutôt que les catholiques ne me blâment d’avoir fait mention de certaines circonstances qui ont rapport au relâchement de discipline qui a précédé et en partie occasionné le grand schisme que vous appelez la réformation. C’est même là une des raisons qui me font préférer que ces papiers soient publiés dans un pays éloigné de celui que j’habite et par l’intermédiaire d’un étranger. »

À cela je n’avais rien à opposer, sinon ma propre incapacité pour remplir la tâche dont le bon père voulait me charger. À cet égard il me dit plus de choses agréables que son peu de connaissance de mon mérite ne l’autorisait, je le crains, à m’en dire, et bien sûrement plus que ma modestie ne me permet d’en répéter. Il finit par me conseiller, dans le cas où je continuerais à me méfier de mes forces, de m’adresser à quelque vétéran de la littérature, dont l’expérience pourrait suppléer à ce qui me manquerait. Alors nous nous séparâmes avec tous les témoignages d’une estime réciproque, et depuis ce temps-là je n’ai plus entendu parler du voyageur.

J’essayai à plusieurs reprises de parcourir les volumineux cahiers qui étaient tombés entre mes mains d’une manière si singulière ; mais je me trouvai arrêté à chaque fois par une inconcevable envie de bâiller. Enfin dans un accès de désespoir je résolus d’en donner communication au club de Kennaquhair. Le manuscrit y reçut en effet l’accueil favorable que la malheureuse conformation de mes nerfs m’avait empêché de lui faire. On prononça à l’unanimité que l’ouvrage était excellent, et on m’assura que je me rendrais coupable de la plus grande injustice envers notre florissant village, si je ne faisais connaître au public des mémoires qui jetaient un jour si éclatant et si intéressant sur l’histoire du monastère de Sainte-Marie.

Enfin, à force d’entendre l’opinion des autres, je commençai à douter de la justesse de la mienne ; et effectivement, lorsque j’entendais notre digne pasteur en lire quelques passages de sa voix pure et sonore, je ne me sentais guère plus ennuyé que je ne l’étais à ses sermons ; tant est grande la différence entre lire soi-même un manuscrit dont l’écriture présente une foule de difficultés, et l’entendre lire par un autre ; c’est absolument comme traverser une rivière en bateau, ou la passer à gué, enfoncé dans la vase jusqu’aux genoux. Restait toujours cependant à trouver une personne qui voulût, en qualité d’éditeur, corriger les épreuves, et même revoir le style, ce qui, selon notre maître d’école, était absolument nécessaire.

Depuis l’époque où les arbres s’assemblèrent pour se choisir un roi[33], jamais honneur ne fut si peu disputé. Le ministre ne pouvait se résoudre à renoncer à la tranquillité du coin de son feu ; le bailli alléguait la dignité de sa place et l’approche de la grande foire annuelle comme des raisons qui ne lui permettaient pas de se rendre à Édimbourg, à l’effet d’y prendre des arrangements pour l’impression du manuscrit. Le maître d’école était le seul qui se montrât un peu plus maniable ; et peut être animé du désir de rivaliser de gloire avec Jedediah Cleisbbotham[34], il témoigna le plaisir qu’il aurait à entreprendre une tâche aussi importante. Mais les représentations de trois riches fermiers dont il avait les enfants en pension, à raison de vingt livres sterling par an pour chacun, vinrent comme une gelée flétrir les premières fleurs de son ambition littéraire, et il se vit contraint d’y renoncer.

C’est dans ces circonstances que je m’adresse à vous, monsieur, d’après l’avis de notre petit conseil de guerre, ne doutant nullement que vous ne consentiez à vous charger de ce travail qui a tant de rapport avec ceux par lesquels vous vous êtes déjà distingué. Ce que je vous demande, c’est de revoir et corriger le manuscrit que je vous transmets, et de le mettre en état d’être imprimé, en y faisant tous les changements, additions et retranchements que vous croirez nécessaires. Permettez-moi de vous faire observer que le puits le plus profond peut être épuisé, et que le meilleur corps de grenadiers peut s’user, suivant l’expression de notre vieux général de brigade. Quant au butin, commençons par gagner la bataille, et puis nous ferons la distribution. J’espère que vous ne vous formaliserez pas de ce que je viens de dire. Je suis un soldat, franc, sans détours, et peu accoutumé à tourner des compliments. J’ajouterai que j’aimerais assez à marcher de front avec vous en tête de la colonne, c’est-à-dire à voir mon nom avec le vôtre sur le frontispice du livre.

J’ai l’honneur d’être,

Votre très-humble et inconnu serviteur,
Monsieur,
Cuthbert Clutterbuck.

Du village de Kennaquhair, le… avril 18…

Pour l’auteur de Waverley, etc., aux soins de M. Jolin Ballantyne Hanover Street. Édimbourg.


RÉPONSE.


DE L’AUTEUR DE WAVERLEY


AU CAPITAINE CLUTTERBUCK.


Mon cher capitaine,


Ne soyez pas surpris que, malgré le ton de réserve et de cérémonie de votre lettre, j’y réponde sur celui de la familiarité. Le fait est que votre origine et votre patrie me sont mieux connues qu’à vous-même. Ou je me trompe fort, ou votre respectable famille vient du pays qu’a procuré autant de plaisir que de profit à ceux qui l’ont exploité avec succès. Je veux parler de cette portion de la terre inconnue que l’on nomme la province d’Utopie. Bien des gens (de ceux mêmes qui ne se font aucun scrupule de prendre du thé et du tabac) critiquent et dédaignent les productions de cette contrée comme étant des objets frivoles et d’une consistance purement imaginaire ; et néanmoins, comme tant d’autres articles de luxe, ces denrées sont assez généralement recherchées : elles procurent des jouissances secrètes même aux hommes qui en public témoignent pour elles le mépris le plus grand et l’aversion la plus prononcée. L’ivrogne le plus achevé[35] est souvent le premier à se montrer choqué l’odeur des liqueurs spiritueuses ; il est assez ordinaire d’entendre les vieilles filles déclamer contre la médisance ; les rayons des bibliothèques secrètes de certaines gens, très-graves en apparence, offenseraient des yeux modestes ; et combien, je ne dis pas de sages et de savants, mais de ceux qui sont le plus jaloux de passer pour tels, qui, lorsque la targette de leur cabinet est tirée, qu’ils ont leur bonnet de velours sur leurs oreilles et les pieds dans leurs pantoufles vertes, combien, dis-je, n’en trouverait-on pas occupés à lire avidement le roman nouveau, si on entrait tout à coup dans leur retraite !

J’ai dit, et je le répète, que les vrais sages et les vrais savants dédaignent tous ces subterfuges, et ouvriront le roman tout aussi franchement que leur tabatière. Je n’en citerai qu’un exemple, sur cent que j’en pourrais donner. Avez-vous, capitaine Clutterbuck, connu le célèbre Watt[36], de Birmingham ? je ne le crois pas, bien qu’il n’eût pas manqué, comme vous l’allez voir, de chercher à lier connaissance avec vous. Il m’arriva un jour de le rencontrer, en corps ou en âme, peu importe : c’était dans une assemblée où se trouvaient dix à douze de nos lumières du Nord, et parmi elles se trouvait, je ne sais trop comment, un homme bien connu dans notre pays, Jedediah Cleishbotham. Ce digne personnage, étant venu à Édimbourg pendant les fêtes de Noël, y semblait une sorte de bête curieuse, un lion, par exemple, que l’on mène en laisse de maison en maison avec les équilibristes, les avaleurs de pierres, et autres faiseurs de tours qui se rendent dans les sociétés particulières, à la demande des amateurs.

Dans cette compagnie était M. Watt, cet homme dont le génie découvrit les moyens de multiplier nos ressources nationales au-delà même de ses immenses calculs et de ses merveilleuses combinaisons ; cet homme qui éleva au-dessus de la terre les trésors enfermés dans l’abîme, qui donna au faible bras de l’homme la force d’un Afrite[37], commanda aux manufactures de se développer, comme la verge du prophète faisait jaillir de l’eau dans le désert ; qui enfin fournit les moyens de se passer du temps et de la marée lesquels n’attendent homme qui vive, et de voguer sans le secours de ce vent qui défiait les ordres et les menaces de Xerxès lui-même[38]. Eh bien ! ce souverain suprême des éléments, cet abréviateur du temps et de l’espace, ce magicien qui, par ses enchantements mystérieux, a produit dans le monde un changement dont les effets, tout extraordinaires qu’ils sont, commencent peut-être aujourd’hui seulement à se faire sentir ; cet homme, dis-je, non seulement était le plus profond, le plus habile dans l’art de combiner les puissances et les nombres ; mais il était aussi le meilleur, le plus doux et le plus bienveillant des humains.

Il me semble encore le voir au milieu de cette petite réunion de savants écossais dont j’ai déjà parlé, gens, en général, non moins tenaces et non moins jaloux de leur renommée et de leurs opinions que les régiments nationaux ne sont censés l’être de leur réputation militaire. Oui, il me semble encore voir et entendre ce que je ne verrai ni n’entendrai une seconde fois. Dans sa quatre-vingt-cinquième année, ce vieillard, vif, alerte, bienveillant, était attentif à la moindre question, y répondait avec le plus grand développement. Ses talents et son imagination débordaient toute discussion. Quelqu’un de la compagnie se montrait-il profond philologue, il lui parlait de l’origine de l’alphabet comme s’il eût été contemporain de Cadmus. Un autre se posait-il comme un critique exercé, vous auriez dit que ce brave homme avait passé toute sa vie à l’étude de l’économie politique et des études littéraires. Quant aux sciences mathématiques et physiques, il n’est pas nécessaire d’en parler ; il était là sur son véritable terrain. Et cependant, capitaine Clutterbuck, lorsqu’il en vint à s’entretenir avec votre compatriote Jedediah Cleisbbotham, vous auriez juré qu’il avait vécu du temps de Claver’se et de Burley[39], des persécuteurs et des persécutés, et qu’il aurait pu compter tous les coups de fusil que les dragons avaient tirés sur les covenantaires fugitifs. Au fait, nous nous aperçûmes qu’il n’y avait pas de roman un peu célèbre qu’il n’eût lu, et que l’homme hérissé de science n’était pas un moindre amateur des productions de votre pays natal (l’Utopie sus-mentionnée), ou, en d’autres termes, un liseur moins déterminé de romans que ne l’est à dix-huit ans toute ouvrière en modes.

Je ne vois d’autre excuse à vous offrir pour vous importuner de toutes ces choses, mon cher capitaine, que le désir de consacrer le souvenir d’une soirée délicieuse, et celui de vous encourager à vous défaire de cette modeste défiance qui vous fait craindre que l’on ne soupçonne vos rapports avec le pays enchanté de la décevante illusion. En retour de votre tirade poétique, je vais vous citer un passage d’Horace lui-même, accompagné d’une paraphrase pour votre propre usage, cher capitaine, et celui du club de votre village, toutefois et par respect, à l’exception du curé et du maître d’école.

Ne sit ancillœ tibi amor pudori, etc.

De la riante fiction
Ne dédaigne point les mensonges.
Toi qui naquis parmi les songes,
Aux bords où vit l’illusion.
Le sujet chanté par Homère
N’est qu’un rêve délicieux ;
Lui-même, chantre harmonieux,
Ne fut qu’une heureuse chimère.

Après vous avoir dit quelle est votre patrie, mon cher capitaine Clutterbuck, je prendrai la liberté de vous parler de la famille dont vous descendez immédiatement. Votre terre de prodiges n’est point aussi peu connue que vous paraissez le croire. Mais vous avez cela de commun avec vos compatriotes de mettre beaucoup de soin et d’anxiété à cacher tout ce qui concerne votre origine. Il y a effectivement cette différence entre les habitants de votre pays et ceux de notre monde plus matériel, que plusieurs des plus estimables parmi les vôtres, tels qu’un vieux montagnard appelé Ossian, un moine de Bristol nommé Howley, et quelques autres encore, éprouvent le désir de se faire passer pour habitants du pays de la réalité, tandis que ceux des nôtres qui renient leur patrie sont précisément des hommes que cette patrie serait très-disposée à ne pas reconnaître. Les détails particuliers que vous donnez sur votre vie et vos services ne nous en imposent point. Nous connaissons la versatilité des êtres incorporels au nombre desquels nous vous rangeons, versatilité qui leur permet de se cacher sous toutes sortes de déguisements. Nous les avons vus se revêtir du caftan d’un persan, et de la robe de soie d’un Chinois[40] et de quelque manteau qu’ils s’enveloppent, nous devinons leur caractère réel. Comment en effet ne connaîtrions-nous pas votre pays et les mœurs de ses habitants ? comment nous laisserions-nous tromper par vos discours évasifs, lorsque les voyages de découverte[41] qui ont été faits de ce côté rivalisent en nombre avec ceux qui ont été recueillis par Purchas et par Hackluyt ? Et pour preuve de l’habileté et de la persévérance de ces navigateurs et de ces voyageurs, il suffit de nommer Sindbad[42], Abouffouaris et Robinson Crusoé. Voilà des hommes nés pour faire des découvertes. Si nous avions pu envoyer le capitaine Greenland[43] à la recherche du passage Nord-Ouest, ou Peter Wilkins pour explorer la baie de Baffin, à quelles merveilles n’aurions-nous pas dû nous attendre ! Mais il y a des exploits, non moins nombreux qu’extraordinaires, exécutés par les habitants de votre pays, que nous lisons, sans faire le moindre effort pour les imiter.

Mais je m’écarte du but que je m’étais proposé : je voulais seulement vous assurer que je vous connais aussi parfaitement que la mère qui ne vous a pas porté, car la singularité de la naissance de Mac-Duff est attachée à tous les individus de votre race[44]. Vous n’êtes pas né de la femme, excepté toutefois dans le sens figuré, comme l’on peut dire que Marie Edgeworth[45] est mère de la plus belle famille d’Angleterre. Vous appartenez, monsieur, à celle des éditeurs du Voyage au pays d’Utopie, sorte de gens pour qui j’ai la plus haute estime. Et comment pourrait-il en être autrement, lorsque vous comptez dans votre corps le sage Cid Hamet Benengeli[46], le président à courte face du club du Spectateur[47], le pauvre Ben Sillon, et plusieurs autres aimables introducteurs d’ouvrages qui ont égayé nos moments les plus tristes et ajouté des ailes à nos heures même les plus légères ?

Ce que j’ai remarqué comme étant particulier aux éditeurs de la classe dans laquelle je prends sur moi de vous enrôler, c’est cette heureuse combinaison de circonstances fortuites qui vous mettent ordinairement en possession des ouvrages que vous avez la bonté de communiquer ensuite au public. L’un se promène sur le bord de la mer, et une vague amène une petite valise ou cassette cylindrique contenant un manuscrit, extrêmement endommagé par l’eau de la mer, que l’on ne parvient que fort difficilement à déchiffrer, et ainsi de suite[48]. Un autre entre dans une petite boutique de détaillant, pour acheter une livre de beurre, et voilà que le mauvais papier dans lequel on l’enveloppe est le manuscrit d’un cabaliste[49]. Un troisième est assez heureux pour obtenir d’une femme qui loue des appartements le précieux contenu d’un antique secrétaire appartenant à un de ses locataires maintenant décédé[50]. Toutes ces occurrences sont assurément très-possibles ; mais je ne sais comment il se fait qu’elles se présentent rarement à d’autres éditeurs que ceux de votre pays. Au moins, quant à moi, je puis assurer que, dans mes promenades solitaires sur les bords de la mer, je n’ai jamais vu ses flots amener sur le sable autre chose que des algues, ou des touffes de varech, et de temps à autre la carcasse d’un scolopendroïde[51] ; mon hôtesse ne m’a jamais présenté d’autres manuscrits que de maudits mémoires, et la plus intéressante de mes découvertes, en fait de paperasses, a été celle d’un passage favori d’un de mes propices romans, contourné en forme de cornet pour envelopper une once de tabac. Non, mon capitaine, le fonds dans lequel j’ai puisé les moyens d’amuser le public, je l’ai acquis tout autrement que par des accidents fortuits. Je me suis enterré dans des bibliothèques pour extraire des sottises des anciens temps de nouvelles sottises de ma façon. J’ai parcouru des volumes, qui, d’après les passages obscurs à déchiffrer, auraient pu passer pour les manuscrits cabalistiques de Cornélius Agrippa, quoique je n’aie jamais vu la porte s’ouvrir et le diable entrer pendant ma lecture[52]. Mais tous les habitants privilégiés des bibliothèques ont été jetés dans la consternation par l’extrême ardeur de mes études.

La plus intrépide araignée
Devant mes recherches fuyait ;
Et mon œil, en lisant, voyait
Se troubler la mite indignée.

Je suis sorti de ce docte sépulcre, comme le magicien dans les Contes persans sort après un séjour de douze mois dans la montagne ; mais ce ne fut pas comme lui, pour m’élever au-dessus des têtes de la multitude ; ce fut pour me mêler dans la foule, et pour coudoyer ceux qui m’entoureraient, parcourant tous les rangs de la société, depuis le plus élevé jusqu’au plus humble, endurant le dédain ; ou ce qui est encore plus dur, la condescendance protectrice de l’un et la vulgaire familiarité de l’autre ; et tout cela, direz-vous, pourquoi ? afin de rassembler des matériaux pour un de ces manuscrits que le pur hasard offre si souvent à vos compatriotes ; en d’autres termes, afin de composer un roman qui ait de la vogue. Ô Athéniens ! combien il faut travailler pour mériter vos louanges[53] !

Je pourrais m’arrêter ici, mon cher Clutterbuck ; cela serait d’un effet touchant, en même temps que cela aurait un air de déférence pour notre cher public. Mais je ne veux pas employer la fausseté envers vous, bien que la fausseté,… pardon de l’observation… soit la monnaie courante de votre pays. Le fait est que j’ai étudié et que j’ai vécu dans le but de satisfaire ma propre curiosité et de passer le temps ; quoiqu’il en soit résulté que, tantôt sous une forme, tantôt sous une autre, je me suis souvent trouvé devant le public, plus souvent peut-être que la prudence ne m’y autorisait ; mais enfin je ne puis réclamer de ce public une faveur qui est due aux écrivains qui ont sacrifié leurs aises et leurs loisirs à l’instruction et à l’amusement de leurs semblables.

Après cette conversation toute de franchise de ma part, mon cher capitaine, vous devez naturellement croire que j’accepte avec reconnaissance la communication que vous me faites : cet ouvrage, comme votre bénédictin le remarquait, se divise en deux parties, tant pour le sujet que pour la couleur et l’époque. Mais je suis fâché de ne pouvoir contenter votre ambition littéraire en permettant que votre nom paraisse sur le frontispice, et je vais vous en dire franchement la raison.

Les éditeurs de votre pays sont d’un caractère tellement facile et tellement passif, qu’ils se sont souvent fait beaucoup de tort en abandonnant les coadjuteurs qui les avaient d’abord fait connaître au public, et en permettant que leurs noms fussent usurpés par les charlatans et les imposteurs qui vivent des idées des autres. Ainsi j’ai honte de rappeler comment le sage Cid Hamet Benengeli se laissa induire par un certain Juan Avellaneda, à traiter à la turque l’ingénieux Michel Cervantes, et à publier une seconde partie des aventures de son héros, le renommé Don Quichotte, à l’insu et sans la coopération de l’auteur primitif susdit. Il est vrai que le sage Arabe revint à résipiscence et composa ensuite une véritable continuation de l’histoire du Chevalier de la Manche, dans laquelle ledit Avellanedade Gordesillas est sévèrement puni. Certes, sous ce rapport, vous autres pseudo-éditeurs, ressemblez au singe du faiseur de tours, auquel un vieil Écossais comparait Jacques Iss. « Si vous tenez Joko, disait-il, vous pouvez me faire mordre par lui ; au contraire, si c’est moi qui le tiens, ce sera vous que je pourrai faire mordre. Mais nonobstant l’amende honorable faite par Cid Hamet Benengeli, sa défection temporaire n’en occasionna pas moins le décès de l’ingénieux chevalier[54] Don Quichotte, si l’on peut dire que celui-là meurt dont la mémoire est immortelle. Cervantes le tua, de peur qu’il ne tombât de nouveau en de mauvaises mains ; conséquence terrible, mais juste, de la défection de Cid Hamet !

Pour citer un exemple plus moderne et beaucoup moins sérieux, je vois avec peine que mon vieil ami Jedediah Cleishbotham se soit oublié au point d’abandonner son premier patron et de s’établir en son propre et privé nom[55]. Je crains fort que le pauvre pédagogue ne tire pas grand profit de sa nouvelle association, si ce n’est le plaisir d’occuper le public, et peut-être la bande noire de la chicane, de mainte discussion sur son identité[56]. Remarquez donc bien, capitaine Clutterbuck, que rendu sage par ces grands exemples, je vous admets à titre d’associé, mais d’associé commanditaire seulement. Comme je ne vous donne point qualité pour faire usage de la signature de la société que nous allons former, j’annoncerai ma propriété sur le frontispice de mon ouvrage et mettrai ma marque particulière sur ce qui m’appartient ; la contrefaire serait, suivant mon procureur, tout aussi coupable que d’imiter l’autographe de tout autre charlatan ; crime qui, suivant les étiquettes que l’on colle sur les petites fioles, n’est rien moins que félonie. Si donc, mon cher ami, votre nom vient à paraître dans la suite sur le frontispice de quelque ouvrage sans le mien, le public saura ce qu’il doit en penser. Je dédaigne d’employer des arguments et des menaces ; mais vous ne pouvez vous empêcher de sentir que par la raison que vous m’êtes redevable de votre existence littéraire, vous êtes entièrement à ma disposition. Je puis, suivant mon bon plaisir, vous priver de votre annuité, faire disparaître votre nom des registres de la demi-solde ; que dis-je ? même vous mettre à mort, sans avoir à me justifier devant qui que ce soit. Voilà parler clairement à un homme qui a servi pendant toutes nos dernières guerres ; mais je suis sûr que de ma part rien ne saurait vous fâcher.

Maintenant, mon cher monsieur, il s’agit de nous mettre à l’ouvrage et d’arranger aussi bien que nous le pourrons le manuscrit de votre bénédictin pour l’adapter au goût de ce siècle éminemment critique. Vous trouverez que je me suis amplement prévalu de la permission du moine pour changer les passages qui paraissaient trop favorables à l’Église de Rome, que je déteste, ne fût-ce qu’à cause de ses jeûnes et de ses pénitences.

Notre lecteur est sans doute impatient, et il faut convenir, avec

John Bunyan[57], que

Nous l’avons trop long-temps retenu sous le porche,
Et privé du soleil au moyen d’une torche[58].

Adieu donc, mon cher capitaine ; veuillez présenter mes respectueux hommages au curé, au maître d’école, au bailli et à tous les membres de l’heureux club du village de Ivennaquhair. Je n’ai jamais vu et je ne verrai jamais aucun d’eux, et néanmoins je crois les connaître mieux que personne. Je vous ferai bientôt entrer en connaissance avec mon joyeux ami, M. John Ballantyne de Trinity-Grove[59], que vous trouverez encore tout échauffé de sa petite escarmouche avec un de ses confrères. Que la paix mette fin à leurs inimitiés ! C’est un métier dans lequel le courroux s’enflamme aisément, et le genus irritabile comprend la race des vendeurs aussi bien que celle des faiseurs de livres. Adieu encore une fois.

L’auteur de Waverley.
LE MONASTÈRE.
CHAPITRE PREMIER.


généralités historiques.


Oh ! oui ; de tout temps les moines, oui, les moines ont fait tout le mal. C’est à eux que l’on doit toute la grossièreté, toute la superstition d’un siècle horriblement grossier et superstitieux. Gloire à celui qui a envoyé la tempête salutaire et qui a dispersé toutes ces vapeurs pestilentielles ! Mais que nous soyons redevables de tous ces fléaux à cette prostituée là-bas, qui trône sur les sept collines[60], avec sa coupe d’or, je croirais tout aussi volontiers, avec le bon sir Roger, que la vieille Moll-White[61] s’est envolée avec son chat et son manche à balai, et que c’est elle qui a excite l’orage et les éclats de tonnerre de la nuit dernière.
Ancienne comédie.


Le village décrit par le manuscrit du bénédictin, et nommé par lui Kennaquhair, est connu en effet sous une dénomination qui se termine par la même syllabe celtique que Traquhair, Caquhair, et autres composés. Le savant Chalmers tire le mot quhair du cours sinueux d’une rivière, étymologie qui coïncide singulièrement avec les nombreux détours de la Tweed près du village dont nous parlons. Ce village fut long-temps célèbre à cause du superbe monastère de Sainte-Marie, fondé par David Ier, roi d’Écosse, sous le règne duquel se formèrent dans le même comté les établissements non moins considérables de Melrose, Jedburgh et Kelso. Les concessions de terres dont le roi dota ces opulentes communautés lui firent donner par les historiens monastitques l’épithète de saint, et lui attirèrent de la part d’un de ses descendants appauvris ce reproche amer d’avoir été un rude saint pour la couronne.

Il paraît néanmoins que David, monarque sage autant que pieux, n’était pas uniquement mu par des motifs religieux dans sa munificence envers l’Église, mais qu’il alliait des vues politiques à sa pieuse générosité. Ses possessions dans le Northumberland et le Cumberland étaient devenues précaires depuis qu’il avait perdu la bataille de l’Étendard[62] ; et comme il avait à craindre que la vallée comparativement fertile de Teviot ne devînt la frontière de son royaume, on peut penser que le roi voulût sauver une partie de ces précieuses possessions en les plaçant entre les mains des moines, dont les propriétés furent long-temps respectées, même au plus fort de la rage des partis guerroyant sur la frontière. Ce n’était que par ce moyen que David pouvait assurer protection et sécurité aux cultivateurs du sol ; en effet, les possessions ecclésiastiques furent pendant plusieurs siècles une terre de Gessen, jouissant d’un calme profond, tandis que le reste de la contrée, occupé par des clans sauvages et des barons maraudeurs, offrait une scène affreuse de confusion, de sang et de licence effrénée.

Mais ces immunités ne se prolongèrent pas jusqu’à l’union des deux couronnes. Dès long-temps avant cette époque, les guerres entre l’Angleterre et l’Écosse avaient perdu leur caractère primitif d’hostilité entre nations, et étaient devenues de la part des Anglais des guerres de conquête, et de la part des Écossais des luttes opiniâtres et désespérées pour la défense de leur liberté. Alors s’enflammèrent des deux côtés une fureur et une animosité dont les époques précédentes ne fournissaient aucun exemple ; et comme les scrupules religieux cédèrent bientôt devant la haine nationale aiguillonnée par l’amour du pillage, le patrimoine de l’Église ne se trouva plus à l’abri des incursions de l’un ou de l’autre parti. Cependant les tenanciers et les vassaux des grandes abbayes avaient encore plusieurs avantages sur ceux des barons laïques ; ces derniers, harassés par un service militaire continuel, finissaient par devenir des brigands désespérés et perdaient toute espèce de goût pour les arts de la paix. Les vassaux de l’Église, au contraire, ne prenaient les armes que dans les occasions de guerre générale ; le reste du temps ils pouvaient jouir assez tranquillement de la possession de leurs fermes et de leurs feus ou fiefs[63]. Ils devenaient ainsi plus habiles dans la culture des terres, et ils étaient par conséquent plus riches que ceux qui formaient la suite militaire de quelque noble turbulent.

La résidence de ces vassaux de l’Église était ordinairement un petit village ou hameau, formé par trente ou quarante familles, qui se servaient mutuellement d’aide et de protection. C’est ce qu’on appelait la ville[64], et la réunion des terres appartenant aux diverses familles qui habitaient la ville, était appelée la banlieue[65]. Les habitants possédaient ordinairement le terrain en commun, bien qu’en proportions variées, suivant la diversité des concessions. La portion proprement labourable de la banlieue, et qui, pour cette raison, était continuellement soumise à la charrue, s’appelait in-field[66], c’est à dire sol intérieur, enclos. Dans ces terrains, l’usage d’engrais abondants suppléait à l’épuisement du sol, et les feudataires faisaient des récoltes passables d’avoine et de mauvaise orge, que l’on semait ordinairement par bandes alternatives. Toute la corporation participait indistinctement à ces travaux, et le produit était distribué, après la récolte, selon les droits respectifs de chacun.

Il y avait ensuite l’out-field, les terres extérieures, le terrain ouvert, où l’on faisait de temps en temps une récolte, après quoi on les abandonnait à l’influence des éléments jusqu’à ce que les principes épuisés de la végétation fussent rétablis. Ces portions de terrain étaient à la disposition de qui voulait les prendre. On les choisissait sur les collines ou dans les vallées annexées au village et qui servaient d’ordinaire à la pâture commune des bestiaux. L’embarras de cultiver ces terres éloignées du hameau, et ce qu’il y avait de précaire dans la chance d’obtenir quelque fruit de son travail, étaient considérés comme donnant droit sur toute la récolte au feudataire qui voulait tenter la fortune.

Il y avait encore de vastes terrains marécageux, qui présentaient souvent des pâturages bien fournis, où les troupeaux de tous les habitants venaient paître en commun pendant l’été. Un berger de la ville était chargé de les conduire régulièrement chaque matin, et de les ramener chaque soir ; précaution utile, sans laquelle ils seraient bientôt devenus la proie de quelques maraudeurs du voisinage. Voilà de ces choses qui font lever les mains et ouvrir de grands yeux à nos agriculteurs modernes ; et cependant ce même mode de culture n’est pas entièrement tombé en désuétude dans quelques cantons reculés, vers le nord de la Grande-Bretagne, et on peut le voir en pleine vigueur et constamment suivi dans l’archipel des îles Shetland.

L’architecture des habitations de ces feudataires de l’Église ne s’écartait pas plus du style primitif que leur agriculture. Dans chaque village ou petite ville, il y avait plusieurs tours ; elles étaient garnies de créneaux qui se projetaient en dehors des murs ; ces tourelles avaient ordinairement un ou deux angles avancés, et des meurtrières pour défendre l’entrée. La forteresse était fermée par une porte en bois de chêne, entièrement garnie de clous, et souvent protégée par une grille extérieure en fer. Ces petits bâtiments fortifiés étaient ordinairement habités par les principaux feudataires et leurs familles ; mais, à la première alarme, tous les villageois en masse quittaient leurs misérables cabanes, et se distribuaient dans les divers points de défense. Pour un parti ennemi ce n’était pas une chose facile que de pénétrer dans le village, car tous les hommes étaient habitués au maniement des arcs et des armes à feu ; et comme en général les tours étaient fort rapprochées les unes des autres, les décharges s’entrecroisaient et rendaient impossible toute attaque particulière.

L’intérieur de ces maisons était ordinairement assez misérable : c’eût été une folie de les meubler de façon à exciter l’avarice des maraudeurs. Néanmoins ces familles paraissaient jouir d’une sorte d’aisance, et avoir plus d’instruction et d’esprit d’indépendance qu’on ne l’aurait soupçonné. Leurs in-fields, ou possessions rapprochées, fournissaient du pain et de l’ale brassée à la maison, et ils trouvaient dans leurs troupeaux de quoi mettre sur leurs tables du bœuf et du mouton, car l’idée extravagante de tuer des veaux ou des agneaux ne leur était jamais venue. Chaque famille tuait un mart[67], ou bœuf gras, en novembre ; on le salait pour l’hiver, et la ménagère pouvait, dans les grandes occasions, ajouter à l’ordinaire un plat de pigeons, ou un chapon gras ; le jardin, assez mal cultivé, fournissait cependant quelques légumes, et la rivière donnait du saumon pour le temps du carême.

Le chauffage était abondant ; car les marais fournissaient de la tourbe, et ce qui restait des forêts dévastées continuait à donner du bois à brûler, aussi bien que du bois de construction, pour tous les besoins domestiques. Pour ajouter à ce confortable, le chef de la famille faisait de temps en temps une excursion dans le bois, et abattait, avec son fusil ou avec son arc, un daim bien tendre et bien gras ; le père confesseur refusait rarement de donner l’absolution de ce péché, pourvu qu’on l’invitât à venir manger une cuisse de venaison brûlante. Quelques-uns, encore plus hardis, faisaient, soit avec leurs domestiques ; soit en s’associant avec les mos troopers[68], ce que les bergers appelaient un start and overloup[69] ; et les ornements et bijoux en or, ainsi que les élégantes coiffures en soie que portaient les femmes de quelques familles distinguées, non sans exciter la jalousie de leurs voisines, étaient attribués au succès de ces excursions. Ceci néanmoins était, aux yeux de l’abbé et des religieux du couvent de Sainte-Marie, un crime plus difficile à expier que celui d’emprunter un daim du bon roi : aussi ne manquaient-ils pas de punir les coupables et d’employer tous les moyens possibles d’empêcher que l’on ne commît de pareils méfaits. Les bons pères craignaient d’attirer de cruelles représailles sur les propriétés de l’Église, et surtout de laisser altérer le caractère de leurs paisibles vassaux.

Quant au degré d’instruction de ces tenanciers des abbayes, on aurait pu dire avec vérité qu’ils étaient mieux nourris qu’appris, quand même leur nourriture aurait été un peu plus mauvaise. Ils avaient cependant, pour acquérir de l’instruction, mille occasions qui manquaient à bien d’autres. Les moines connaissaient fort bien leurs vassaux, et visitaient familièrement les familles de la classe la plus relevée, dans lesquelles ils étaient sûrs d’être reçus avec le respect dû à leur double caractère de pères spirituels et de seigneurs temporels. Aussi arrivait-il souvent que, si un enfant annonçait de l’intelligence, et montrait de l’inclination pour l’étude, un des religieux, soit pour en faire un ecclésiastique, soit par pure bienveillance, soit enfin pour occuper des moments qu’il n’aurait su comment employer, initiait l’enfant aux mystères de l’art de lire et d’écrire, et lui communiquait les autres connaissances qu’il possédait lui-même. Les chefs de ces familles, ayant plus de temps pour la réflexion, plus d’habileté et de plus hauts motifs pour améliorer leurs petites propriétés, avaient parmi leurs voisins la réputation d’être des gens adroits, intelligents ; qui avaient droit à un certain degré de respect, à cause de la supériorité de leur fortune ; mais, d’un autre côté, ils étaient méprisés pour leur humeur moins guerrière et moins entreprenante que celle des autres habitants des frontières. Ils vivaient donc entre eux aussi bien qu’ils le pouvaient, évitant la compagnie des étrangers, et ne craignant rien tant que d’être enveloppés dans les querelles interminables des propriétaires de domaines séculiers.

Tel était l’état général de ces communes. Pendant les guerres désastreuses du commencement du règne de Marie, elles avaient horriblement souffert des invasions de leurs ennemis. Les Anglais, qui formaient dès lors une nation protestante, étaient loin de ménager les propriétés de l’Église ; ils les ravageaient au contraire avec plus d’acharnement que les terres des laïques. Cependant, la paix de 1550 avait rendu une sorte de tranquillité à ces contrées malheureuses, et les choses commençaient à se remettre peu à peu sur l’ancien pied. Les moines réparaient leurs chapelles endommagées ; le tenancier renouvelait la couverture de sa petite forteresse que l’ennemi avait ruinée ; le pauvre laboureur reconstruisait sa chaumière, opération facile, puisque tous les matériaux consistaient en quelques mottes de terre, quelques pierres et des pièces de bois que l’on trouvait facilement dans la forêt voisine. Enfin on faisait revenir le peu de bétail qu’on avait pu cacher dans les endroits les plus retirés du bois, et le vigoureux taureau, à la tête de son sérail, venait se remettre en possession de ses anciens pâturages. Il s’ensuivit, pour le monastère de Sainte-Marie et ses dépendances, un état de paix et de tranquillité assez complète pour le pays et l’époque, état qui dura plusieurs

années.
CHAPITRE II.


la tour de glendearg.


Là-bas fut élevée sa jeunesse, dans cette vallée solitaire ; elle n’était pas solitaire alors… Le son du cor de la cruelle Alecton se faisait entendre parmi ses sinuosités, depuis le lieu où le torrent se précipite dans la majestueuse rivière jusqu’au marais sauvage du nord, habitation du courlis, où commence à sourdre son courant, si faible d’abord.
Ancienne comédie.


Nous avons dit que la plupart des tenanciers habitaient dans le village, au centre de la banlieue. Cependant ceci n’était pas une règle universelle. La tour solitaire où nous allons introduire le lecteur était une des exceptions à cet usage.

Cette tour n’avait pas de grandes dimensions ; cependant elle était plus haute et plus vaste que celle du hameau, ce qui semblait montrer qu’en cas d’attaque le propriétaire ne compterait que sur ses propres forces, et nullement sur l’assistance de ses voisins. Deux ou trois misérables huttes, construites au pied de la forteresse, étaient occupées par les serfs et les tenanciers du principal feudataire. Le site était une belle colline, qui s’élevait brusquement de la gorge d’un glen sauvage et resserré ; ce glen était entouré, à l’exception d’un seul côté, par le cours sinueux d’un petit ruisseau ; et il offrait ainsi une position imposante.

Mais la plus grande sécurité de Glendearg, car c’est ainsi que l’on nommait ce point, consistait dans sa situation écartée et cachée. Pour parvenir à la tour, il fallait marcher l’espace de trois milles, toujours en suivant la direction du vallon, et traverser une vingtaine de fois la petite rivière, dont le courant capricieux rencontrait à chaque cent verges un rocher qui changeait brusquement sa direction, et le forçait de prendre une route opposée. Les collines qui s’élèvent des deux côtés de ce vallon sont très-escarpées, et avancent beaucoup sur le lit de la rivière qui se trouve ainsi emprisonnée dans des barrières infranchissables. Les flancs du glen sont impraticables pour les chevaux, et il n’y a pas d’autre moyen de les gravir ou de les descendre que de suivre les sentiers que les chèvres ont tracés tout au long. Il était difficile de se figurer qu’une route aussi incommode et aussi rebutante pût conduire à une habitation plus importante que le chalet d’un berger.

Toutefois ce glen isolé, presque inaccessible et stérile, n’était pas dénué de beauté. Le gazon croissant sur le petit terrain plat qui longeait la rivière était aussi vert et aussi touffu que si une centaine de jardiniers eussent été occupés à le faucher tous les quinze jours, et de plus il était émaillé d’une profusion de marguerites et de fleurs champêtres que le tranchant de la faux n’aurait pas épargnées. La petite rivière, tantôt resserrée dans un lit plus étroit, tantôt libre dans le choix de son cours à travers le glen, roulait indifféremment ses eaux, ici rapides, là presque stagnantes, mais toujours belles et limpides, semblables à ces esprits supérieurs qui suivent tranquillement le cours de la vie, en cédant aux obstacles insurmontables ; ou tel le marinier, assailli par un vent contraire, fait louvoyer sa barque et rame avec courage afin que l’arrivée soit retardée le moins possible.

Les montagnes, qu’en écossais on aurait appelées les braes[70], s’élevaient à pic le long du glen. Dans un endroit c’était la surface grise d’un rocher que les torrents avaient dépouillé de sa verdure. Ailleurs on apercevait des bouquets d’arbrisseaux échappés aux bergers et aux chèvres ; ils étendaient naturellement leurs branchages au-dessus des lits des torrents devenus arides, et remplissant la concavité des éboulements de la rive, répandaient une agréable variété sur l’ensemble du paysage. Au-dessus de ces bosquets répandus çà et là, s’élevait la montagne, stérile, mais revêtue de la pourpre majestueuse des bruyères ; cette couleur sombre et riche contrastait magnifiquement avec les groupes de chênes et de bouleaux, les frênes et les églantiers, les aulnes et les trembles enracinés sur la montagne, et avec le gazon velouté qui s’étendait sur les côtés du glen.

Malgré toute cette parure, le paysage que nous venons de décrire ne pouvait être qualifié de sublime ou de magnifique : il était à peine pittoresque. Mais l’extrême solitude de ce lieu oppressait le cœur ; le voyageur éprouvait l’incertitude de savoir où il allait, et où se terminerait un sentier aussi sauvage. Dans certaines circonstances, cela peut agir plus fortement sur l’imagination que les grands traits d’une magnifique campagne ; par exemple, lorsque l’on connaît la distance exacte de l’auberge où se font les préparatifs de votre dîner. Au reste ces idées se rapportent à un siècle bien postérieur à l’époque des événements que nous rapportons ; alors le beau, le sublime et toutes les nuances intermédiaires étaient des idées totalement inconnues aux habitants de Glendearg et des visiteurs que le hasard y attirait.

Toutefois on avait attaché à ce lieu quelques idées particulières au siècle. Le nom de Glendearg, qui signifie vallée rouge, paraît être dérivé, non seulement de la couleur pourpre des bruyères dont la crête des montagnes était abondamment tapissée, mais encore de la couleur pourpre foncée des rochers et des terrains escarpés, qui, dans le pays, sont appelés scaurs. Il y a un autre vallon aux environs de la source de l’Ettrick, auquel les mêmes circonstances ont fait donner le même nom, et il en existe probablement encore d’autres en Écosse dont on pourrait dire la même chose.

Comme notre Glendearg n’abondait pas en visiteurs mortels, la superstition, afin que le lieu ne fût pas totalement dépourvu d’habitants, avait peuplé ses retraites d’êtres appartenant à un autre monde. Surtout après l’équinoxe d’automne, lorsque les brouillards sont épais, et qu’on ne peut aisément distinguer les objets, on prétendait y voir fréquemment le sauvage et capricieux homme brun des marais, qui paraît être le véritable descendant des nains du Nord. On croyait aussi que les fées de l’Écosse, race fantasque, irritable et méchante, qui, bienveillantes par caprice, étaient plus souvent hostiles aux humains, avaient établi leur résidence dans une retraite sauvage du Glen. Le nom que cette retraite avait reçu par allusion était Corrie nan shian, ce qui signifie en langue celtique corrompue, le Trou des fées, ; mais les habitants du voisinage étaient plus réservés dans leurs discours à ce sujet, et évitaient de donner un nom à cet endroit, d’après la croyance généralement répandue en Écosse, que parler, soit en bien, soit en mal, de cette race capricieuse d’êtres surnaturels, c’est provoquer leur ressentiment ; le secret et le silence, c’est ce qu’ils exigent par-dessus tout de ceux qui peuvent se glisser dans leurs lieux de divertissement, ou découvrir leurs demeures habituelles.

Une terreur mystérieuse était ainsi attachée à ce lieu, par lequel on passait en quittant la grande vallée arrosée par la Tweed, pour remonter le glen et arriver à la petite forteresse appelée la tour de Glendearg. Au-delà de la colline sur laquelle la petite tour était située, les montagnes devenaient plus escarpées et resserraient le ruisseau de manière à laisser à peine sur la rive un sentier pour les piétons ; là le vallon se terminait par une cataracte singulière. C’était un simple filet d’eau qui retombait, comme une ligne de vapeur, par-dessus deux ou trois précipices. Plus loin encore, dans la même direction, se trouvait un grand espace de terrain marécageux et d’un aspect sauvage, vaste, inculte, et qui n’était fréquenté que des oiseaux aquatiques. Il s’étendait dans un lointain qui paraissait interminable, et séparait naturellement les habitants du glen de ceux qui vivaient dans les contrées vers le nord.

Les maraudeurs, toujours actifs et infatigables, connaissaient parfaitement ces lieux marécageux, qui leur fournissaient quelquefois une retraite. Montés sur leurs chevaux, ils entraient souvent dans le vallon, poussaient jusqu’à la tour, et y recevaient l’hospitalité ; mais il y avait constamment une sorte de réserve de la part de ses paisibles habitants, qui accueillaient de pareils hôtes comme un colon européen nouvellement établi recevrait un parti d’Indiens de l’Amérique du nord, autant par crainte que par esprit d’hospitalité, avec le plus ardent désir de se voir promptement débarrassé de ces sauvages visiteurs.

Tels n’avaient pas toujours été les sentiments des habitants de la tour de Glendearg. Simon Glendinning[71], qui l’avait habitée il y a peu d’années, se faisait gloire de descendre de l’ancienne famille de Glendonwyne, établie sur la frontière occidentale. Il avait coutume de raconter, assis au coin de son feu, dans les soirées d’automne, les exploits des membres de sa famille : l’un d’entre eux était tombé à côté du brave comte de Douglas, à Otterbourne[72]. Dans ces occasions, Simon avait ordinairement sur ses genoux un sabre qui avait appartenu à ses ancêtres avant qu’aucun d’eux eût consenti à recevoir un fief sous la paisible suzeraineté des moines de Sainte-Marie. Dans les temps modernes, Simon aurait pu vivre content sur son propre domaine, et murmurer tout à son aise contre le sort qui l’avait condamné à y fixer sa demeure, en le privant de toute chance d’acquérir une renommée par les armes. Mais, en ces temps-là, on avait tant d’occasions plus ou moins urgentes de demander à celui qui était si brave en paroles des preuves visibles de sa bravoure, que Simon Glendinning fut bientôt obligé de marcher avec les troupes du halidome[73], ou territoire de Sainte-Marie, dans cette campagne désastreuse qui se termina par la bataille de Pinkie[74].

Le clergé catholique prenait le plus grand intérêt à cette querelle nationale, qui avait pour objet principal d’empêcher l’union de la reine Marie, qui n’était encore qu’une enfant, avec le fils de l’hérétique Henri VIII. Les moines avaient rassemblé leurs vassaux, et leur avaient donné un chef expérimenté. Plusieurs d’entre eux s’étaient armés eux-mêmes, et s’étaient mis en campagne sous une bannière sur laquelle était peinte une femme, supposée représenter l’Église d’Écosse, agenouillée et dans l’altitude d’une personne qui prie, avec ces mots pour légende : Afflictœ sponsœ ne obliviscaris[75].

Les Écossais néanmoins avaient plutôt besoin, dans leurs guerres, d’être commandés par des généraux sages et prudents que de voir leurs esprits portés à un nouveau degré d’exaltation soit politique, soit religieuse. Leur courage impétueux et difficile à contenir les portait toujours à courir précipitamment au-devant de l’ennemi, et à engager l’action sans avoir réfléchi sur leur position ou sur celle de leurs adversaires, et de fréquentes défaites étaient la conséquence inévitable d’une telle conduite. Nous n’avons rien à dire de la malheureuse journée de Pinkie, si ce n’est que Simon Glendinning y périt, sans dégénérer par sa mort de cette ancienne race dont il était si fier.

Lorsque la nouvelle de cette défaite, qui répandit la terreur et le deuil dans toute l’Écosse, arriva à la tour de Glendearg, la veuve de Simon, dont le nom de fille était Elspeth Brydone, se trouvait seule dans cette habitation désolée, avec un ou deux vieux serviteurs qui avaient passé l’âge des travaux de la guerre et de l’agriculture, et les veuves et les enfants de ceux qui avaient succombé avec leur maître. La désolation était universelle ; mais à quoi cela pouvait-il remédier ? Leurs patrons et leurs protecteurs furent chassés de l’abbaye par les troupes anglaises, qui dès lors parcoururent le pays, et forcèrent les habitants à montrer au moins une apparence de soumission. Le protecteur Sommerset forma un camp fortifié au milieu des ruines de l’ancien château de Roxburgh, et força les habitants des environs à se faire assurer par lui, suivant l’expression du temps, ce qui était une manière d’exiger un tribut. Il ne restait plus aucun moyen de résistance, et le petit nombre de barons qui s’irritaient même de l’apparence de la soumission n’eurent d’autre ressource que de s’enfoncer dans les retraites les plus sauvages du pays, abandonnant leurs maisons et leurs propriétés au courroux des Anglais ; ceux-ci envoyèrent de tous côtés des détachements pour ruiner, par des exactions militaires, tous les vassaux dont les chefs n’avaient point fait leur soumission. L’abbé de Sainte-Marie et ses religieux s’étant retirés au-delà du Forth[76], leurs possessions furent cruellement ravagées, parce qu’on savait que leur opinion particulière était contraire à une alliance avec l’Angleterre.

Parmi les troupes employées à cette sorte de pillage se trouvait un petit détachement commandé par le capitaine Stawarth Bolton : c’était un homme plein de cette bravoure franche et de cette générosité sans faste qui ont souvent distingué les soldats anglais. On aperçut une douzaine de cavaliers s’avançant dans le vallon ; ils avaient à leur tête un homme dont le manteau écarlate, la brillante armure et le panache flottant indiquaient suffisamment un chef. Alors Elspeth prit le seul parti qui pût la sauver encore : après s’être couverte d’un long voile de deuil, elle sortit par la grille de fer, tenant un de ses fils de chaque main, et s’avança vers l’Anglais. En peu de mots la veuve exposa sa triste position, plaça son humble demeure sous la protection du capitaine, puis elle ajouta : « Je me soumets, parce que je n’ai pas de moyens de résistance.

— C’est pour cela, madame, que je ne demande point voire soumission, répondit l’Anglais. Tout ce que je désire, c’est d’être assuré de vos intentions pacifiques ; d’après ce que vous me dites, je ne vois pas de motifs d’en douter.

— J’espère, monsieur, reprit Elspeth, que vous voudrez bien accepter une part de nos provisions ; vos chevaux sont fatigués, et vos gens ont besoin de se rafraîchir.

— Pas du tout, pas du tout, répondit le bon capitaine ; il ne sera pas dit que nous avons insulté par un repas joyeux à la douleur d’une veuve pleurant la mort d’un brave soldat. Camarades, volte-face ! Attendez cependant, » ajouta-t-il en retenant son cheval ; « nos partis sont dispersés dans tous les sens, il faut un signe auquel ils puissent reconnaître que vous êtes sous ma sauvegarde. Écoute, mon petit camarade, » dit-il à l’aîné des garçons qui pouvait avoir neuf à dix ans, « prête-moi ton bonnet. »

L’enfant rougit, prit un air de mauvaise humeur, et hésita à faire ce qu’on lui disait ; cependant la mère, après avoir employé les fi donc ! en bien ! comment mon petit ? allons donc, mon ami ! et autres phrases mignardes dont se sert une tendre mère pour gronder un enfant gâté, finit par lui arracher son bonnet, qu’elle présenta au capitaine anglais.

Stawarth Bolton détacha de sa barrette une croix rouge brodée, puis la plaçant dans la ganse du bonnet de l’enfant il dit : « Mistress (car le titre de lady n’appartenait point aux femmes de cette classe), au moyen de ce signe, vous serez à l’abri de tout mauvais traitement de la part de nos fourrageurs. » Il mit le bonnet sur la tête de l’enfant : mais aussitôt le petit diable, les veines gonflées, les yeux en feu et gros de larmes, arracha le bonnet de sa tête, et, avant que sa mère pût l’en empêcher, le fit voler dans le ruisseau. Le plus jeune courut à l’instant retirer le bonnet de l’eau, et le rendit à son frère, après en avoir ôté la croix qu’il baisa avec beaucoup de respect et qu’il mit dans son sein. L’Anglais fut moitié diverti, moitié étonné de cette scène.

« Pourquoi avez-vous jeté la croix rouge de Saint-George ? » demanda-t-il à l’aîné d’un ton qui tenait du badin et du sérieux.

— Parce que saint George est un saint du Sud[77],  » répondit l’enfant d’un air décidé.

— Bon ! dit Stawarth Bolton. Et pourquoi l’avez-vous retirée du ruisseau ? mon petit garçon, demanda-t-il au plus jeune.

— Parce que le prêtre dit que c’est un signe de salut commun à tous les chrétiens.

— C’est encore fort bien, dit le bon capitaine. Je vous proteste, madame, que je vous envie ces deux garçons. Sont-ils tous deux à vous ? »

Stawarth Bolton avait quelque raison pour faire cette question.

Halbert Glendinning avait les cheveux aussi noirs que les plumes du corbeau ; ses yeux également noirs, grands, pleins de hardiesse et de feu, étincelaient sous des sourcils noirs ; son teint, sans être basané, était fortement hâlé par le soleil ; enfin cette physionomie était embellie par un air d’activité, de franchise et de résolution fort au-dessus de son âge. Au contraire, Édouard, son frère, avait les cheveux blonds, les yeux bleus, la peau blanche et fine ; le visage légèrement pâle et dépourvu de cette animation qui colore les joues d’un enfant robuste. Ce jeune garçon néanmoins ne paraissait être ni malade ni mal constitué ; au contraire, c’était un bel enfant, ayant une figure riante, l’œil plein de douceur et de gaieté.

La mère jeta un regard de fierté maternelle, d’abord sur l’un et ensuite sur l’autre, et répondit : « Assurément, monsieur, ils sont tous deux mes enfants.

— Et du même père ? dit Stawarth ; » mais voyant son front se colorer d’une rougeur de mécontentement, il se hâta d’ajouter : « Je n’ai pas l’intention de vous offenser, madame ; j’aurais adressé la même question à toute autre mère de ma connaissance dans ma joyeuse ville de Lincoln. Eh bien, madame, vous avez là deux beaux garçons, et je voudrais pouvoir vous en emprunter un ; car dame Bolton et moi nous sommes sans enfants dans notre vieille habitation. Allons, mes petits camarades, lequel de vous deux veut venir avec moi ? »

La mère, tremblante, et craignant qu’il ne parlât sérieusement, reprit chacun des enfants par la main et les rapprocha d’elle, tandis que tous les deux répondaient à l’étranger : « Je ne veux pas aller avec vous, dit fièrement Halbert ; vous êtes un homme du Sud, et les hommes du Sud ont tué mon père ; je veux vous faire guerre à mort, dès que je pourrai tirer l’épée de mon père.

— Ah, miséricorde ! mon petit foudre de guerre, dit Stawarth ; je vois bien que ce ne sera pas de ton temps que l’on perdra la bonne habitude des inimitiés mortelles. Et toi, ma jolie tête blonde, ne veux-tu pas venir avec moi, je te donnerai un beau petit cheval ?

— Non, dit Édouard avec gravité, car vous êtes un hérétique.

— Ah, Dieu me sauve ! s’écria Stawarth Bolton. Allons, madame, je vois que je ne trouverai pas ici de quoi recruter ma troupe ; et néanmoins je vous envie ces deux petits gaillards joufflus. » Il poussa un soupir en dépit de son hausse-col et de son corselet, puis, il ajouta : « Au reste, ce serait un sujet de querelle entre ma femme et moi, pour savoir lequel des deux il faudrait aimer le plus ; car moi je serais pour ce petit coquin aux yeux noirs, et elle, j’en suis bien sûr, pour ce doux blondin aux yeux bleus. Enfin il faut nous soumettre à la stérilité de notre mariage, et féliciter ceux qui sont plus heureux que nous. Sergent Brittson, tu resteras ici jusqu’à nouvel ordre ; protège cette famille : elle est sous ma sauvegarde ; ne lui fais aucun tort, et ne souffre pas qu’il lui en soit fait, car tu m’en répondras. Madame, Brittson est un homme marié, d’un âge mûr ; il mérite toute confiance. Donnez-lui ce que vous voudrez, mais pas plus de boisson qu’il ne faut. »

La dame Glendinning offrit de nouveau des rafraîchissements, mais d’une voix peu assurée, et qui laissait apercevoir le désir que son invitation ne fût point acceptée.

Le fait est que, supposant que ses enfants étaient aussi précieux aux yeux de l’Anglais qu’ils l’étaient aux siens, erreur très-ordinaire chez tous les parents, elle craignait, d’après l’admiration qu’il avait témoignée pour eux d’une manière si cavalière, qu’il ne finît par lui enlever effectivement l’un ou l’autre de ses bien-aimés qu’il semblait tant lui envier. Elle continuait donc à les tenir par la main, comme si sa faible résistance eût pu être de quelque utilité dans le cas où l’on eût voulu employer la violence ; et ce fut avec une joie qu’elle ne put déguiser, qu’elle vit le petit détachement se remettre en marche pour descendre le vallon. Ses sentiments n’échappèrent point à Stawarth Bolton. « Je vous pardonne, madame, dit-il, de vous méfier d’un faucon anglais planant sur votre couvée écossaise. Mais ne craignez rien : moins on a d’enfants, moins on a de soucis, et l’honnête homme ne convoite point ceux d’une famille étrangère. Adieu, madame ; lorsque ce petit gaillard aux yeux noirs sera en état de chasser devant lui un parti de nos fourrageurs, apprenez-lui à épargner les femmes et les enfants, en mémoire de Stawarth Bolton.

— Que Dieu t’accompagne, brave Anglais ! » dit Elspeth Glendinning, mais seulement lorsqu’il fut hors de portée de l’entendre. Elle le vit lancer son bon cheval pour rejoindre le détachement ; et déjà les panaches et les armures ne s’apercevaient plus qu’à peine, et disparaissaient peu à peu à mesure que les cavaliers s’éloignaient en suivant les sinuosités de la vallée.

« Maman, dit l’aîné des enfants, je ne veux pas dire amen à une prière faite pour un homme du Sud.

— Maman, dit le plus jeune, d’un ton plus respectueux, est-il juste de prier pour un hérétique ?

— Il n’y a que Dieu qui le sache, répondit la triste Elspeth ; mais ces mots, homme du Sud et hérétique, ont déjà coûté à l’Écosse dix mille de ses meilleurs et de ses plus braves guerriers ; ils nous ont privés, moi d’un mari et vous d’un père. Que ce soit donc pour approuver ou pour maudire, je désire ne jamais les entendre prononcer. Suivez-moi dans la tour, monsieur, dit-elle à Brittson ; tout ce que nous avons sera à votre disposition. »


CHAPITRE III.


lady avenel à la tour de glendearg.


Ils allumèrent des feux le long des rives de la Tweed, soufflèrent leurs charbons devenus tout rouges, et éclairèrent le Marchdale et le Teviotdale jusque bien avant dans la nuit.
Le vieux Maitland.


Le bruit se répandit bientôt dans le patrimoine de Sainte-Marie et dans les campagnes d’alentour, que la dame de Glendearg avait obtenu une sauvegarde du capitaine anglais, et que ses troupeaux ne seraient point enlevés ni sa récolte brûlée. Parmi les personnes qui apprirent cette nouvelle, était une dame d’un rang plus élevé qu’Elspeth Glendinning, et qui se trouvait réduite, par l’effet du même désastre, à une position encore plus malheureuse.

Elle était veuve de Walter Avenel, brave guerrier, issu d’une très-ancienne famille de la frontière, qui avait autrefois d’immenses possessions dans le district d’Eskdale. Celui-ci étaient déjà depuis long-temps passées en d’autres mains ; mais la famille avait encore une baronnie d’une étendue considérable, non loin du patrimoine de Sainte-Marie, et située sur la même rive que l’étroit vallon de Glendearg, où demeurait la famille Gleudinning. Les seigneurs d’Avenel avaient tenu long-temps un rang très-distingué parmi la noblesse de cette province, bien qu’ils ne fussent ni fort opulents ni très-influents. La considération générale qu’on leur témoignait avait été encore accrue par l’habileté, le courage et l’esprit entreprenant qu’avait déployé Walter Avenel, le dernier baron.

Lorsque l’Écosse commença à se remettre du terrible échec qu’elle avait essuyé à la bataille de Pinkie-Cleuch, Avenel fut un des premiers qui, rassemblant quelques soldats, fit connaître, par une suite d’escarmouches sanglantes, qu’une nation conquise et en proie aux fureurs de l’invasion peut encore faire une guerre de détail funeste aux étrangers. Cependant Walter Avenel succomba dans une de ces mêlées, et la nouvelle de sa mort parvint au château de ses pères peu d’heures avant l’annonce plus désastreuse encore qu’un détachement anglais venait piller et saccager les domaines d’Avenel, afin d’effrayer ceux qui seraient tentés d’imiter le vaillant baron.

La malheureuse veuve eut pour refuge la misérable cabane d’un berger, au milieu des montagnes. Elle y fut transportée à la hâte, ne pouvant comprendre où et pourquoi ses serviteurs effrayés l’emportaient avec sa fille. Là, elle reçut les soins les plus respectueux de la femme du berger, nommée Tiabb-Tacket[78], qui, dans des temps plus prospères, avait été sa femme de chambre. Pendant quelque temps lady Avenel ne connut point toute l’étendue de son malheur ; mais lorsque sa douleur se fut assez calmée pour lui laisser la faculté d’envisager sa situation, elle eut tout lieu d’envier le sort de son mari dans l’asile froid et silencieux du tombeau. Les domestiques qui l’avaient conduite dans ce lieu furent bientôt obligés de se disperser, afin de pourvoir à leur propre sûreté aussi bien qu’à leur subsistance ; le berger et sa femme, dont elle partageait la chaumière, se trouvèrent peu de temps après hors d’état de fournir à leur ancienne maîtresse, même la nourriture grossière qu’ils avaient d’abord été charmés de partager avec elle. Quelques fourrageurs anglais avaient découvert et enlevé le peu de moutons qui avaient échappé aux premières recherches de leur avarice. Les deux dernières vaches eurent le même sort ; jusque là, elles avaient procuré à la famille presque son unique soutien, et maintenant on n’eut plus devant soi que la perspective de la famine.

« C’est à présent que nous sommes ruinés et réduits à la mendicité, » dit le vieux berger Martin en se tordant les mains dans l’amertume de sa douleur. « Les voleurs ! les maudits brigands ! ils ne nous ont pas laissé une seule tête de tout le troupeau !

— Et avoir vu, reprit sa femme, ces pauvres bêtes, Grizzy et Crumbie, tourner la tête vers l’étable en beuglant de chagrin, pendant que ces misérables à cœur de rocher les chassaient devant eux avec la pointe de leurs lances !

— Ils n’étaient que quatre, dit Martin, et j’ai vu le temps où quarante n’auraient pas osé s’avancer aussi loin ; mais nous, nous n’avons plus de force ni de courage depuis que nous avons perdu notre maître.

— Pour l’amour de la sainte croix ! parle bas, mon ami, » dit la bonne femme, « notre maîtresse est déjà à moitié morte ; regarde le mouvement convulsif de sa paupière ; un mot de plus et elle est morte tout à fait.

— Ah ! je voudrais, s’écria Martin ; que nous fussions tous morts, car trouver ce qui reste à faire passe ma pauvre tête. J’ai peu d’inquiétude pour moi-même ou pour toi, Tibbie[79] ; nous pouvons faire face au malheur, travailler, ou nous passer du tout ; mais elle ne peut faire ni l’un ni l’autre. »

Ils parlaient ainsi de leur position, sans rien déguiser, convaincus par la pâleur du visage de leur maîtresse, par le tremblement de ses lèvres et par l’immobilité de son regard, qu’elle ne pouvait comprendre leur conversation.

« Il y aurait un moyen, reprit le berger ; mais je ne sais si elle pourrait s’y déterminer : il y a dans le vallon, là-bas, la veuve de Simon Glendinning, qui a obtenu une sauvegarde de ces brigands du Sud, et pas un soldat n’oserait faire du dégât chez elle sous aucun prétexte. Si lady Avenel pouvait se résoudre à aller demeurer chez Elspeth Glendinning, jusqu’à des temps plus heureux, certainement celle-ci le tiendrait à grand honneur ; mais…

— Un grand honneur ? répondit Tibb ; oui, sur ma parole, un honneur qui ferait l’orgueil de toute sa parenté bien des années après que ses os seraient réduits en poussière. Mais, mon bon ami, il est bien triste d’entendre dire qu’il faut que lady Avenel cherche un asile auprès de la veuve d’un vassal de l’Église.

— C’est bien à contre-cœur que je le dis ; mais que pouvons-nous faire ? Rester ici, c’est vouloir absolument mourir de faim ; et où aller ? Je t’assure que je ne le sais pas plus qu’aucun des moutons que j’aie jamais gardés.

— N’en parlons pas davantage, » dit la veuve d’Avenel en se joignant tout à coup à la conversation. « J’irai à la tour : la dame Elspeth est une excellente femme ; elle est veuve ; elle est mère d’orphelins ; elle nous donnera un asile dans sa maison jusques à des temps plus doux ; pendant l’orage, on doit se contenter d’un humble buisson pour abri.

— Là, vois-tu ? s’écria Martin ! notre maîtresse a deux fois autant de bon sens que nous.

— Et c’est bien naturel, ajouta Tibb, considérant qu’elle a été élevée dans un couvent, et qu’elle sait broder en soie, coudre de fin linge, et faire de petits ouvrages en coquille.

— Ne pensez-vous pas, dit la dame à Martin, en pressant sa fille contre son sein, et laissant voir ainsi quels étaient les motifs qui lui faisaient désirer un asile, » que la dame Glendinning nous accueillera ?

— Elle vous accueillera avec plaisir, avec empressement, milady, répondit gaiement Martin, » et nous nous rendrons dignes d’un pareil accueil. Les hommes sont devenus rares, milady, par l’effet de ces guerres, et pour peu qu’on m’en donne le temps, je puis faire une aussi bonne journée d’ouvrage que qui que ce soit, et Tibb ne le cède à femme qui vive pour soigner les vaches.

— Je pourrais faire bien d’autres choses, si j’étais en maison convenable, » reprit fièrement Tibbie ; « mais il n’y aura ni dentelles à racommoder, ni coiffes à préparer dans la famille d’Elspeth Glendinning.

— Allons, réprime ton orgueil, femme, dit le berger ; tu peux faire beaucoup d’ouvrage, soit dans la maison, soit aux champs, si tu y vas de bon cœur ; et ce serait bien le diable si nous ne pouvions, à nous deux, gagner la nourriture de trois sans compter notre jolie petite demoiselle. Allons, partons, partons ; il est inutile de rester ici plus long-temps ; nous avons cinq milles d’Écosse à faire à travers des bruyères et des marécages, et ce n’est pas une promenade bien facile pour une noble dame élevée délicatement. »

En fait d’objets de ménage, ils avaient peu de chose qui valût la peine d’être transporté. Un vieux poney qui avait échappé aux pillards, en partie à cause de sa misérable apparence, en partie à cause de la peine qu’il aurait fallu se donner pour le saisir, fut destiné à transporter des couvertures et quelques bagatelles. Lorsque Shagram arriva au coup de sifflet bien connu de son maître, celui-ci fut surpris de voir que le pauvre animal avait été blessé légèrement par la flèche de quelque fourrageur mécontent de voir sa proie lui échapper.

« Hélas ! mon pauvre Shagram, » dit le vieillard en pansant la blessure, « faut-il donc que tu doives aussi maudire l’arc et la flèche !

— Dans quel endroit de l’Écosse ne sont-ils pas maudits ? s’écria lady Avenel.

— Assurément, madame, reprit Martin. Que Dieu garde le loyal Écossais contre la flèche, et il se gardera lui-même contre l’épée. Mais mettons-nous en marche ; je reviendrai pour chercher ce qui reste. Il n’y a personne ici autour qui puisse y toucher, excepté les bonnes voisines, et elles ne…

— Pour l’amour de Dieu, Martin, » dit Tibbie d’un ton de remontrance ; « faites silence ! Songez à ce que vous dites, tandis que nous avons des endroits si sauvages à traverser pour arriver à la porte de la tour. »

Le mari fit un signe d’assentiment ; car on regardait comme extrêmement imprudent de parler des fées, soit sous le titre de bonnes voisines, soit sous tout autre nom, surtout quand on devait passer par les lieux habités par elles.

Ils accomplirent leur pèlerinage le dernier jour d’octobre. « C’est aujourd’hui l’anniversaire de ta naissance, ma douce Marie, » dit lady Avenel, l’âme déchirée de souvenirs amers. « Hélas ! qui aurait pu penser que celle qui fut mise dans son berceau au milieu de tant d’amis pleins de joie, chercherait ce soir un asile, et peut-être inutilement ? »

La famille exilée se mit en route. Marie Avenel ; jolie petite fille de six ans, était montée sur Shagram à la manière des bohémiennes et placée entre deux paquets de literie ; la dame d’Avenel marchait à côté de l’animal que Tibb conduisait par la bride, et le vieux Martin allait un peu en avant, regardant avec soin autour de lui pour reconnaître le chemin.

Après avoir fait deux ou trois milles, la tâche de guide devint plus difficile que ne s’y était attendu Martin et qu’il ne voulait l’avouer. La vérité était que la vaste étendue de pâturages, que le berger connaissait parfaitement, se dirigeait à l’ouest, et que, pour gagner la petite vallée de Glendearg, il fallait aller directement à l’est. Dans les cantons sauvages de l’Écosse, le passage d’une vallée à une autre est souvent très-difficile lorsqu’on ne veut pas sans cesse monter et redescendre les collines. Des hauteurs et des fonds, des bruyères et des rochers, croisent continuellement la route et la font perdre à chaque instant ; de sorte que Martin, après avoir long-temps assuré qu’il suivait la même direction, reconnut enfin et fut forcé d’avouer qu’il s’était égaré de la ligne qui devait aboutir à Glendearg ; il soutint néanmoins qu’ils devaient en être très-près. « Si nous pouvons seulement traverser ce vaste marais, dit-il, je suis sûr que nous verrons le sommet de la tour. »

Mais traverser le marais était une chose qui ne présentait pas peu de difficulté. Plus ils avançaient, en prenant toutes les précautions que dictait l’expérience de Martin, plus ils sentaient le terrain devenir mauvais ; bientôt ils traversèrent des endroits si dangereux, que la meilleure raison qu’on se donnât pour avancer fut qu’il y avait un péril égal à reculer.

Lady Avenel avait été élevée d’une manière très-délicate : mais que n’endure pas une femme lorsque son enfant est en danger ? Se plaignant moins des périls de la route que les autres qui étaient endurcis aux fatigues dès leur plus tendre enfance, elle se tenait toujours à côté du cheval, guettant chaque pas qu’il faisait, et prête, s’il se fût enfoncé dans le marais, à enlever son enfant de dessus l’animal.

Enfin ils arrivèrent à un endroit où le guide montra la plus grande hésitation ; partout on ne voyait que des touffes de bruyères, séparées les unes des autres par des bourbiers d’une vase noire et tenace. Après avoir long-temps réfléchi, Martin, se décidant pour le chemin qu’il crut le meilleur, voulut conduire lui-même son cheval, afin que l’enfant courût moins de risque. Mais Shagram frémit, coucha ses oreilles en arrière, allongea ses pieds de devant, et retira sous lui ceux de derrière, de manière à prendre la meilleure position possible pour faire une résistance opiniâtre ; de la sorte il refusa absolument d’avancer dans la direction qui lui était indiquée. Le vieux Martin, fort embarrassé, ne savait s’il devait employer les grands moyens, ou céder à la perverse obstination de Shagram ; le pauvre homme fut encore plus déconcerté lorsque sa femme, voyant Shagram ouvrir de grands yeux, enfler ses naseaux et trembler de terreur, fit entendre que sûrement le cheval voyait plus de choses qu’ils n’en pouvaient voir eux-mêmes.

Au milieu de cet embarras, l’enfant s’écria soudain : « La belle dame nous fait signe d’aller là-bas, de ce côté… » Tous regardèrent dans la direction qui avait été indiquée par l’enfant, mais ils ne virent rien, excepté un tourbillon de vapeurs qui s’élevait de terre, et auquel l’imagination aurait pu prêter une forme humaine, mais Martin en tira une triste conviction, à savoir, que le danger de leur situation allait être augmenté par un brouillard épais. Il essaya encore une fois de faire avancer Shagram, mais l’animal fut inflexible. « Va donc où tu voudras, s’écria le vieux berger, et voyons ce que tu feras pour nous tirer d’ici. »

Shagram, abandonné à sa propre volonté, partit hardiment dans la direction indiquée par la petite fille. Il n’y avait en cela rien de merveilleux, non plus que d’arriver sain et sauf de l’autre côté de ce dangereux marécage ; car l’instinct de ces animaux en traversant des endroits semblables est une des particularités les plus singulières de leur nature, et c’est un fait généralement reconnu ; mais ce qui était remarquable, c’est que l’enfant fit plus d’une fois mention de la belle dame et de ses signaux, et que Shagram semblait dans le secret, puisqu’il se dirigeait toujours du côté désigné par elle. Lady Avenel y fit peu d’attention, son esprit était sans doute trop occupé de l’imminence du danger ; mais ses fidèles compagnons de voyage échangèrent entre eux plus d’un coup d’œil expressif.

« La veille de la Toussaint ! dit Tibbie à Martin, de manière à n’être entendue que de lui.

— Pour l’amour de Notre-Dame ! répliqua Martin ; pas un mot de ceci maintenant. Dites votre chapelet, femme, si vous ne pouvez garder le silence. »

Lorsqu’ils se trouvèrent de nouveau sur un terrain plus solide, Martin reconnut certaines constructions antiques appelées cairns[80], placées sur le sommet des montagnes voisines ; d’après ces indications il put diriger sûrement sa marche, et bientôt les voyageurs arrivèrent à la tour de Glendearg.

Ce fut à la vue de cette petite forteresse que lady Avenel sentit vivement toute la cruauté de son destin. Quand, par hasard, elles s’étaient rencontrées à l’église ou dans quelque autre endroit public, elle se rappelait l’air de respect avec lequel l’humble compagne du feudataire saluait l’épouse du vaillant baron. Et maintenant il fallait que la noble dame implorât de la veuve du feudataire une part de sûreté précaire, et même une nourriture qui pouvait devenir plus précaire encore. Martin devina probablement ce qui se passait en elle, car il la regardait d’un air d’inquiétude et d’intérêt, et semblait la prier de ne pas changer de résolution. Répondant à ses regards qu’elle interprétait facilement, elle dit (tandis qu’une étincelle de fierté subjuguée s’échappait de son œil) : « Si c’était pour moi seule, je ne voudrais que mourir ; mais pour cette enfant… le dernier gage de l’amour d’Avenel !…

— Vous avez raison, milady, » répondit vivement Martin ; et comme s’il eût voulu lui ôter toute possibilité de se rétracter, il ajouta : « Je vais voir la dame Elspeth ; j’ai beaucoup connu son mari, et j’ai fait plus d’une affaire avec lui, tout grand homme qu’il était. »

Martin eut bientôt exposé leur histoire, et lady Avenel fut parfaitement accueillie par sa compagne d’infortune. Alice d’Avenel avait été douce et obligeante dans le temps de sa prospérité : aussi, dans l’adversité, elle trouva facilement des personnes qui lui témoignèrent de l’intérêt. D’ailleurs, on pouvait concevoir quelque orgueil de procurer un asile à une femme d’un rang aussi distingué. Cependant, pour rendre justice à Elspeth Glendinning, il faut dire également qu’elle éprouvait une véritable compassion pour une personne dont le destin ressemblait au sien, et se montrait même encore plus cruel. Une hospitalité franche et généreuse fut offerte avec empressement à lady Avenel et à ceux qui l’avaient accompagnée : on les pria de faire à Glendearg un séjour aussi long qu’ils le désireraient eux-mêmes ou que les circonstances

l’exigeraient.
CHAPITRE IV.


l’apparition.


Puissé-je ne jamais me trouver dehors, la veille de ce jour trois fois saint où les esprits poursuivent les pas des mortels et les chassent des rivières et des marécages.
Collins. Ode à la peur.


Lorsque le pays fut un peu plus tranquille, lady Avenel serait volontiers retournée au château de son mari. Mais la chose n’était plus possible. On était sous le règne d’une mineure : le plus fort avait le meilleur droit, et les actes d’usurpation étaient fréquents parmi ceux qui avaient beaucoup de pouvoir et peu de conscience.

Julien Avenel, frère cadet de feu Walter, était de ce nombre. Il n’hésita pas à s’emparer de la maison et des domaines de son frère aussitôt que la retraite des Anglais le lui permit. D’abord il en prit possession au nom de sa nièce ; mais, lorsque lady Avenel lui eut fait savoir qu’elle avait l’intention de revenir avec son enfant à la demeure paternelle, Julien donna à entendre que le domaine d’Avenel étant un fief mâle, il revenait au frère, de préférence à la fille du dernier seigneur. Un ancien philosophe refusa de disputer contre un empereur qui commandait vingt légions : la veuve de Walter Avenel n’était pas en état de soutenir une contestation contre le chef de vingt maraudeurs. Julien était aussi un homme qui pouvait rendre service, et, au besoin, appuyer la cause d’un ami ; par conséquent il était sûr de trouver des protecteurs parmi les grands qui tenaient le pouvoir. En un mot, quelque positifs que fussent les droits de la jeune Marie à l’héritage de son père, la mère se vit dans la nécessité de ne pas s’opposer, au moins pour un temps, à l’usurpation toute puissante.

Sa patience et sa modération eurent cet avantage que Julien, ne pouvant décemment souffrir que la veuve de son frère aîné eût pour toute ressource la charité d’Elspeth Glendinning, envoya aux pâturages de Glendearg un troupeau de bétail et un taureau, qui manquèrent peut-être à quelque fermier anglais ; il envoya aussi un grand nombre d’objets de toilette et de ménage, et de l’argent, mais en très-petite quantité ; car les personnes qui menaient le genre de vie de Julien Avenel pouvaient plus aisément se procurer des marchandises de toute espèce que la valeur représentative de ces objets : aussi faisaient-ils presque tous leurs paiements en nature.

Cependant la veuve d’Avenel et celle de Glendinning s’étaient habituées à la société l’une de l’autre, et ne se souciaient nullement de se quitter. La première ne pouvait espérer une résidence plus sécrète et plus sûre que la tour de Glendearg, et elle était alors en état de fournir sa quote-part des dépenses générales de la maison. Elspeth, de son côté, était aussi fière que charmée d’avoir chez elle une dame d’un si haut rang ; elle était donc toujours disposée à montrer à lady Avenel plus de déférence que celle-ci n’en pouvait désirer.

Martin et sa femme remplissaient avec zèle tous les services qu’on leur demandait dans les deux familles ; ils obéissaient également aux deux dames, quoique se considérant toujours comme attachés plus spécialement à lady Avenel. Cette distinction occasionnait quelquefois un léger degré de mauvaise humeur entre Elspeth et Tibbie, la première fort jalouse de sa propre importance, et la dernière disposée à insister un peu trop sur le rang et la famille de sa maîtresse. Mais toutes les deux cachaient soigneusement ces petites querelles à lady Avenel, pour qui la dame Elspeth avait presque autant de respect que la vieille femme de chambre. D’ailleurs ces altercations n’étaient pas poussées au point d’interrompre l’harmonie générale ; car l’une des deux était toujours assez prudente pour céder lorsqu’elle voyait l’autre s’échauffer : Tibbie, bien qu’elle fût souvent la première à provoquer, avait généralement assez de bon sens pour être aussi la première à s’arrêter.

Peu à peu les habitants de ce vallon solitaire oublièrent le monde qui était au-delà de ses étroites limites. On allait seulement, les jours de grande fête, entendre la messe à l’église du monastère ; et lady Avenel oubliait presque qu’elle avait tenu le même rang que les épouses hautaines des barons et des nobles du voisinage, qui venaient en foule à la solennité. Ce souvenir ne lui coûtait pas une larme. Elle avait aimé son mari pour lui-même, et cette perte irréparable avait ôté à toute autre chose le pouvoir de l’intéresser. Il y avait, à la vérité, des moments où elle songeait à réclamer la protection de la reine régente, Marie de Guise[81], pour sa petite orpheline ; mais la crainte de Julien Avenel la retenait toujours. Elle savait fort bien qu’il ne se ferait aucun scrupule de lui enlever son enfant, si même il se bornait à cela lorsqu’il en viendrait à regarder cette frêle existence comme nuisible à ses intérêts. D’ailleurs c’était un homme qui menait une vie orageuse, prenant parti dans toutes les querelles, se mêlant à tous les pillards, se précipitant partout où il y avait quelque danger ; il ne témoignait aucun désir de se marier, et la mort qu’il bravait sans cesse pouvait rendre libre le fief qu’il avait usurpé. Alice d’Avenel jugea donc qu’il était prudent de réprimer son ambition légitime, et de se tenir tranquille dans la retraite sauvage, mais paisible, où la Providence l’avait conduite.

Une veille de la Toussaint, trois ans après la réunion des deux familles, elles étaient assises en cercle autour d’un brillant feu de tourbe, dans la vieille et étroite salle de la tour de Glendearg. À cette époque, les maîtres d’une maison n’avaient jamais eu l’idée de faire vivre leurs gens à part. La place d’honneur au haut bout de la table, le siège le plus commode auprès du feu, étaient les seules marques de distinction ; les serviteurs prenaient part à la conversation, quel qu’en fût le sujet, et parlaient toujours avec déférence, mais avec une entière liberté. Deux ou trois hommes employés aux travaux de l’agriculture s’étaient retirés pour retourner à leurs chaumières, ainsi que les deux filles de l’un de ces paysans, qui ne travaillaient dans la maison que pendant le jour.

Après leur départ, Martin ferma à clef, d’abord la grande grille de fer à l’extérieur, et ensuite la porte intérieure de la tour ; alors le cercle domestique fut arrangé de cette manière. Dame Elspeth filait sa quenouille ; Tibbie épiait l’ébullition d’une forte mesure de petit lait qui chauffait dans un vase suspendu à la cheminée au moyen d’une chaîne terminée par un crochet, faisant l’office de notre moderne crémaillère. Martin réparait quelques ustensiles de ménage, car, dans ces temps-là, chaque homme était son charpentier, son serrurier, et même son tailleur et son cordonnier, et il jetait de temps à autre un regard de surveillance sur les trois enfants.

On leur permettait cependant de se livrer aux exercices turbulents de leur âge, et de courir de tous côtés dans la salle, derrière les sièges des membres plus âgés de la famille ; ils avaient encore la faculté de faire des excursions dans un ou deux petits appartements qui aboutissaient à cette salle, et qui leur fournissaient d’excellents moyens de jouer à cache-cache. Ce soir-là, les enfants ne parurent pas disposés à user du privilège qu’ils avaient de visiter ces régions sombres, et préférèrent circonscrire leurs gambades dans le voisinage de la lumière.

Pendant ce temps-là Alice d’Avenel, assise près d’un chandelier de fer qui soutenait une torche informe de fabrique domestique, lisait de petits passages détachés dans un gros livre à fermoir, qu’elle conservait avec le plus grand soin. Elle avait appris à lire dans un couvent où elle avait passé sa jeunesse ; mais depuis quelques années, elle n’avait fait usage de sa science que pour lire ce volume, qui composait toute sa bibliothèque. La famille écoutait les fragments qu’elle choisissait, les regardant comme de bonnes choses qu’il y avait du mérite à entendre avec respect, qu’on les comprît parfaitement ou non. Alice avait résolu d’expliquer plus tard à sa fille les mystères de ce livre ; mais, à cette époque, une pareille connaissance exposait à des dangers personnels, et il y aurait eu de l’imprudence à la confier à un enfant.

Le bruit que faisaient les enfants en jouant interrompait de temps en temps la lecture de la dame, et attira bientôt sur les bruyants coupables une réprimande de la part d’Elspeth.

« S’il fallait absolument qu’ils fissent tout ce tapage, ne pourraient-ils aller plus loin, et laisser milady faire la lecture de ces belles paroles ? » À cela elle joignit la menace de les envoyer coucher s’ils n’étaient pas plus tranquilles. Pour se conformer à cette injonction, les enfants jouèrent d’abord un peu plus loin de la compagnie, et avec moins de bruit ; puis, impatients de la contrainte qu’on leur imposait, ils se mirent à parcourir les appartements voisins. Mais tout à coup les deux garçons rentrèrent dans la salle, la bouche béante, disant qu’il y avait un homme armé dans le spence[82].

« Ce doit être Christie de Clint-Hill[83], » dit Martin en se levant. « Quel motif peut l’amener ici à l’heure qu’il est ?

— Ou plutôt comment y est-il entré ? dit Elspeth.

— Hélas ! que peut-il chercher ? dit la dame d’Avenel, car cet homme, qui lui apportait quelquefois les messages du frère de son mari, était pour elle un objet d’appréhension secrète et de méfiance. « Juste ciel ! » s’écria-t-elle en se levant, « où est mon enfant ? » Tous se précipitèrent vers le spence ; Halbert Glendinning s’arma d’une épée rouillée, et son frère se saisit du livre d’Alice. En arrivant, ils furent soulagés d’une partie de leur anxiété, Marie était à la porte de l’appartement. Elle ne paraissait nullement alarmée ni troublée. Ils entrèrent dans le spence, sorte d’appartement intérieur, dans lequel la famille prenait ses repas en été ; mais il n’y avait personne.

« Où est Christie de Clint-Hill ? demanda Martin.

— Je n’en sais rien, répondit la petite Marie ; je ne l’ai pas vu.

— Et d’où vient, petits mauvais sujets, » dit la dame Elspeth à ses deux fils, » que vous êtes accourus dans la salle, beuglant comme des taureaux, pour effrayer milady et toute la compagnie ? »

Les enfants se regardèrent l’un l’autre d’un air confus et en gardant le silence, pendant que la mère continuait sa réprimande. « Ne pouviez-vous choisir une autre soirée que la veille de la Toussaint pour venir nous faire peur, ou d’autre moment que celui où milady nous lisait quelque chose sur les bienheureux saints ? Puissé-je ne jamais me servir de mes doigts si je ne vous bats tous les deux pour cela ! » L’aîné baissa les yeux, le cadet se mit à pleurer, mais sans prononcer une syllabe, et la mère allait en venir aux extrémités sans l’intervention de la petite fille.

« Dame Elspeth, dit-elle, c’est ma faute ; c’est moi qui leur ai dit que je voyais un homme dans le spence.

— Et pourquoi avez-vous fait cela, mon enfant. Pourquoi ? lui dit sa mère, nous avez-vous causé une si grande frayeur ?

— Parce que, » répondit Marie, en baissant la voix, « je n’ai pu m’en empêcher.

— Vous n’avez pu vous en empêcher, Marie ? Vous avez occasioné tout ce vain tumulte, et vous n’avez pu vous en empêcher ! Qu’entendez-vous par là ? ma mignonne ?

— Il y avait réellement un homme armé dans le spence, dit Marie ; et parce que j’ai été surprise de le voir, je l’ai dit à Halbert et à Édouard…

— Elle l’a dit elle-même, dit Halbert Glendinning ; moi je n’en aurais jamais parlé.

— Ni moi non plus, » dit Édouard, pour seconder son frère.

« Miss Marie, dit Elspeth, jusqu’ici vous ne nous avez jamais fait de mensonge ; maintenant dites-nous si tout ceci est un conte de veille de la Toussaint, et qu’il n’en soit plus question. » Lady Avenel regardait Elspeth comme si elle eût voulu intervenir sans savoir comment s’y prendre ; mais Elspeth était trop curieuse pour s’arrêter à une simple insinuation, elle persévéra dans ses questions. « Était-ce Christie de Clint-Hill ? je ne voudrais pas pour un marc qu’il fût dans la maison, et hors de la portée de ma vue.

— Ce n’est pas Christie, dit Marie ; c’était… c’était un gentleman… un gentleman, qui portait sur la poitrine une cuirasse brillante, semblable à celle que j’ai vue il y a long-temps, lorsque nous demeurions à Avenel.

— Comment était-il ? » demanda Tibbie, qui alors prit part à la conversation.

« Il avait les cheveux noirs, les yeux noirs, la barbe noire et se terminant en pointe ; plusieurs rangs de perles tombaient de son cou jusque sur sa cuirasse ; et il avait sur son poing gauche un superbe faucon, avec des sonnettes d’argent, et un capuchon de soie cramoisie sur sa tête.

— Ne lui faites plus de questions, pour l’amour de Dieu ! » dit Tibbie à Elspeth d’un air d’inquiétude ; « mais voyez milady. Lady Avenel prit Marie par la main, et se retournant brusquement, elle rentra dans la salle ; de cette manière elle coupa court aux questions, et enleva aux deux femmes tout moyen d’observer l’émotion que lui causaient les réponses de sa fille. Il fut facile de voir ce que Tibbie pensait de tout cela, car elle fit plusieurs signes de croix, et dit tout bas à l’oreille d’Elspeth : « Que sainte Marie nous protège ! la jeune fille a vu son père. »

En rentrant dans la salle, elles trouvèrent lady Avenel tenant sa fille sur ses genoux et l’embrassant à plusieurs reprises. À leur approche elle se leva pour fuir de nouveau leurs observations, et se retira dans le petit appartement où elle occupait un même lit avec sa fille.

Les autres enfants furent aussi envoyés dans leur chambre, et il ne resta près du feu que Tibbie et la dame Elspeth, excellentes personnes toutes deux, et les plus habiles commères qui eussent jamais fait usage de leur langue.

Il était tout naturel qu’elles recommençassent à s’entretenir au sujet des apparitions surnaturelles, car c’est ainsi qu’elles regardaient celle qui ce soir-là avait alarmé la famille.

« J’aurais préféré, Dieu me préserve ! que c’eût été le diable plutôt que Christie de Clint-Hill, dit la maîtresse de la tour ; car le bruit court dans le pays que c’est un des plus grands brigands qui soient jamais montés à cheval.

— Bah ! bah ! dame Elspeth, dit Tibbie, ne craignez rien de Christie ; les crapauds même entretiennent la propreté dans leurs trous. Vous autres, qui tenez à l’Église, vous vous fâchez bien fort contre les gens qui usent un peu d’industrie pour gagner leur vie ! Nos lairds des frontières n’auraient pas tant de gens à leur suite si tous les hommes peu scrupuleux étaient hors du pays.

— Il vaudrait mieux qu’ils n’en eussent pas un, plutôt que de ravager la campagne comme ils le font, dit la dame Elspeth.

— Mais qui s’opposerait aux brigands du Sud, demanda Tibbie, si vous ôtiez les lances et les sabres ? Bien sûrement, nous autres vieilles femmes nous n’y réussirions pas avec nos fuseaux et nos quenouilles, non plus que les moines avec leurs cloches et leurs livres.

— Nous en ferions autant qu’en ont fait les lances et les sabres, j’en réponds, dit la dame Elspeth. J’ai eu plus d’obligation à un homme du Sud, à Stawarth Bolton, qu’à aucun des garde-frontières qui aient jamais porté la croix de Saint-André. Je regarde leurs excursions et leurs pillages comme la cause principale de la mésintelligence qui règne entre nous et les Anglais, ce qui m’a coûté un bon mari. On dit que c’est à cause d’un projet de mariage entre le prince et notre reine ; mais il est plus vraisemblable que c’est l’enlèvement des troupeaux, des habitants de Cumberland qui les a attirés sur nous comme des dragons. »

Tibbie n’aurait pas manqué dans toute autre circonstance de réfuter des assertions si insultantes pour ses compatriotes ; mais, se rappelant qu’Elspeth était maîtresse de la maison, elle réprima le zèle de son patriotisme et se hâta de changer de sujet.

« Mais n’est-il pas étrange, dit-elle, que l’héritière d’Avenet ait vu son père dans cette sainte soirée ?

— Et vous pensez donc que c’était son père, dit Elspeth Glendinning.

— Et que voulez-vous que je pense ? dit Tibbie.

— Ce peut avoir été quelque chose de pire, sous cette ressemblance, répondit la dame Glendinning.

— Je ne connais rien de tout cela, dit Tibbie ; mais pour la ressemblance, j’en suis sûre ; c’était exactement sous ce costume qu’il allait à la chasse au faucon ; car depuis que l’ennemi était dans le pays, il quittait rarement sa cuirasse ; et pour ma part, je ne crois pas qu’un homme ait l’air d’un homme, à moins qu’il n’ait du fer sur sa poitrine et à son côté.

— Je ne veux point connaître les armures de la poitrine ni du côté, mais je sais qu’il n’y a guère de bonheur dans les visions de la veille de la Toussaint ; car j’en ai eu une moi-même.

— Vraiment, dame Elspeth ! » et la vieille Tibbie rapprochai son tabouret de l’énorme fauteuil occupé par Elspeth ; « je serais bien aise de vous l’entendre raconter.

— Il faut donc que vous sachiez Tibb, qu’à l’âge de dix-neuf à vingt ans, ce n’était pas ma faute si je n’étais pas à toutes les fêtes des environs.

— C’était très-naturel ; mais vous vous êtes modérée depuis ce temps-là, ou vous ne parleriez pas si légèrement de nos braves cavaliers.

— Il m’est arrivé ce qui devait modérer moi ou toute autre femme ; ah ! Tibbie ! une fille comme moi ne devait pas manquer de galants ; car je n’étais pas laide au point de faire aboyer les chiens après moi.

— Je le crois facilement, car vous êtes encore aujourd’hui une belle femme.

— Fi, fi, flatteuse ! » dit la matrone de Glendearg rapprochant à son tour son siège d’honneur de l’humble tabouret sur lequel Tibb était assise ; « il est passé le temps où j’entendais vanter la beauté de mes traits ; mais j’étais passable alors, et d’ailleurs je n’étais pas si pauvre que je n’eusse un bout de terre aux rubans de mon corset. Mon père était propriétaire à Littledearg.

— C’est ce que vous m’avez déjà dit, répondit Tibb. Mais venons à la veille de la Toussaint.

— Eh bien ! eh bien ! dit la dame Elspeth, j’avais plus d’un amant, mais je n’étais décidée en faveur de personne ; de sorte que, la veille de la Toussaint, le père Nicolas, le cellerier…. (il était cellerier avant le père Clément qui l’est actuellement) était à casser des noix et à boire de la bière brune avec nous, et nous étions aussi gais que possible : on voulut me faire essayer un charme, pour savoir qui m’épouserait ; le moine dit qu’il n’y avait aucun péché à faire cela, et que s’il y en avait, il m’en donnerait l’absolution. Et voilà que j’entre dans la grange pour cribler mes trois mesures d’orge ; j’hésitais un peu de crainte de faire du mal ou d’en recevoir ; mais j’ai toujours eu de la hardiesse. Je n’avais pas encore entièrement criblé la dernière mesure, et la lune répandait une clarté brillante sur le plancher lorsque je vis entrer la figure de mon cher Simon Glendinning, qui est maintenant au sein du bonheur éternel. De toute ma vie je ne l’ai vu plus clairement que je le voyais en ce moment-là. Il tenait une flèche et passa devant moi ; je m’évanouis de frayeur. On eut beaucoup de peine à me faire revenir, et alors on voulut me persuader que c’était un tour concerté entre le père Nicolas et Simon, et que a flèche représentait le trait de Cupidon, comme disait le bon père. Simon me le répéta souvent après notre mariage : le brave homme, il n’aimait pas que l’on dît qu’il avait été vu hors de son corps. Mais remarquez bien la fin, Tibbie ; nous fûmes mariés, et l’aigle de l’oie grise[84] a causé sa mort après tout.

— Comme cela est arrivé à plus d’un honnête homme, répliqua Tibbie, je voudrais qu’il n’y eût pas une seule oie dans tout l’univers, excepté la couvée que nous avons ici près du ruisseau[85].

— Mais dites-moi, Tibb, reprit la dame Glendinning, qu’est-ce que votre lady lit continuellement dans ce gros livre noir à fermoirs d’argent ? Il y a de bien belles paroles pour être lues par d’autres que par un prêtre. S’il parlait de Robin-Hood ou s’il contenait quelques ballades[86] de David Lindsay, on saurait un peu mieux ce que tout cela signifie. Je n’ai pas le moindre soupçon sur votre maîtresse ; mais je n’aimerais pas beaucoup à voir une maison honnête comme la mienne hantée par des revenants et des sorcières.

— Vous auriez tort, dame Glendinning, d’avoir aucun soupçon sur ma maîtresse, sur ce qu’elle dit ou fait, » répondit la fidèle Tibbie, un peu offensée : « quant à sa fille, il est bien connu qu’elle est née la veille de la Toussaint, il y a neuf ans, et ceux qui sont nés la veille de la Toussaint en voient plus que d’autres personnes.

— Et c’est sans doute pour cela que l’enfant n’a pas fait grand bruit de ce qu’elle voyait, dit Elspeth. Si c’eût été mon Halbert, et surtout Édouard qui est d’un caractère plus faible, nous aurions eu des cris pendant toute la nuit ; mais il est probable que ces visions sont plus naturelles pour miss Marie.

— Cela peut être, dit Tibb, car elle est née la veille de la Toussaint, comme je vous l’ai dit, et notre aumônier aurait bien voulu qu’à l’heure de sa naissance le jour de la Toussaint fût déjà commencé. Mais, à cela près, cette douce enfant est comme tous les autres, comme vous le voyez vous-même ; et à l’exception de cette sainte soirée, et d’une autre où je traversais le marécage pour venir ici, je ne sache pas qu’elle ait vu plus de choses que toute autre personne.

— Mais qu’a-t-elle donc vu dans ce marécage, si ce n’est des coqs de bruyère et des poules d’eau ?

— La petite a vu quelque chose qui ressemblait à une Dame Blanche, qui nous indiquait la route, dit Tibbie, lorsque nous étions sur le point de périr dans les fondrières. Il est certain que Shagram refusa d’avancer, et Martin croit qu’il voyait quelque chose.

— Et que pouvait être cette Dame Blanche ? en avez-vous quelque idée ?

— Cela est bien connu, dame Elspeth ; si, comme moi, vous aviez vécu avec les grands, vous ne seriez pas embarrassée à cet égard.

— Je me suis toujours tenue dans ma propre maison, » dit Elspeth, non sans témoigner quelque mécontentement, « et si je n’ai pas vécu avec les grands, les grands ont vécu avec moi.

— Bien, bien ! dame Elspeth, reprit Tibb ; je vous demande pardon, je n’avais pas dessein de vous offenser. Mais il faut que vous sachiez que les grandes et anciennes familles ne peuvent pas avoir affaire aux saints ordinaires (gloire à leur sainteté !), comme saint Antoine, saint Cuthbert et autres semblables, qui vont et viennent à l’appel du premier pécheur ; mais elles ont une sorte de saints ou d’anges, ou tout ce que l’on voudra pour elles seules. Quant à la Dame Blanche d’Avenel, elle est connue dans tout le pays : et on l’entend pleurer et lamenter lorsque quelqu’un de la famille doit mourir, comme vingt personnes en ont été témoins avant la mort de Walter Avenel, Dieu veuille avoir son âme !

— Si c’est là tout ce qu’elle peut faire, » dit Elspeth d’un ton de mépris, « ce n’est pas la peine de lui adresser des vœux, je pense. Ne peut-elle les protéger mieux que cela, et n’a-t-elle rien de mieux à faire qu’à venir se placer à côté d’eux ?

— La Dame blanche peut en outre leur rendre beaucoup de services importants, et c’est ce qu’elle a fait, suivant les anciennes histoires, dit Tibb ; mais je ne me souviens pas qu’elle ait rien fait de mon temps ; seulement c’est elle que la jeune fille a vue dans le marécage.

— C’est fort bien, Tibbie, » dit la dame Glendinning en se levant et allumant sa lampe de fer ; voilà de beaux privilèges qu’ont là vos grands personnages. Mais Notre-Dame et saint Paul sont des saints assez bons pour moi, et je suis bien sûre qu’ils ne me laisseront jamais dans un marécage quand ils pourraient m’en retirer ; car à chaque fête de la Chandeleur, j’envoie quatre cierges à leurs chapelles ; si on ne les voit pas pleurer à ma mort, je réponds qu’ils se réjouiront à mon heureuse résurrection, ce que je prie le ciel de nous accorder à tous, Amen !

Amen ! » répéta très-dévotement Tibbie ; « et maintenant il est temps que je rassemble les petits morceaux de tourbe, afin de conserver le feu qui est presque éteint. »

Elle se mit aussitôt à l’ouvrage. La veuve de Glindinning ne s’arrêta qu’un moment pour jeter un coup d’œil autour de la salle et examiner si chaque chose était à sa place ; puis, souhaitant une bonne nuit à Tibbie, elle se retira dans sa chambre à coucher.

« Cette vassale a le diable au corps, » dit Tibbie en elle-même ; « parce qu’elle est veuve d’un petit laird[87], elle se croit supérieure à la femme de chambre d’une dame de qualité. « Après avoir, par cette petite exclamation, soulagé la mauvaise humeur

qu’elle avait dû réprimer, Tibbie alla aussi se livrer au sommeil.
CHAPITRE V.


le gué.


Un prêtre, dites-vous, un prêtre ! Bergers boiteux, comment rassembleront-ils le troupeau dispersé ? Chiens qui n’aboient pas, comment forceront-ils les brebis égarées à retourner à la bergerie ? Il est bien plus agréable de se chauffer à un feu brillant et de humer le parfum des mets que l’adroite Phylis apprête, que de combattre le loup dans la prairie couverte de neige.
La Réformation.


Depuis le désastre de sa maison, la santé de lady Avenel devenait tous les jours plus chancelante. On aurait dit que les cinq ans qui s’étaient écoulés depuis la mort de son mari avaient fait en elle le travail de cinq années de vie. Elle avait perdu la molle élasticité de sa taille, ainsi que les couleurs qui annoncent la santé ; elle devint maigre, pâle, et extrêmement faible. Elle ne paraissait pas attaquée d’une maladie prononcée ; mais il était évident pour ceux qui la regardaient que ses forces diminuaient chaque jour. À la fin ses lèvres se décolorèrent et ses yeux perdirent tout leur éclat ; cependant elle ne témoigna aucun désir de voir un prêtre, jusqu’au moment où Elspeth Glendinning, entraînée par son zèle, s’exprima sur un point qui lui semblait essentiel au salut. Alice d’Avenel l’écouta avec bienveillance, et la remercia de l’idée qu’elle lui suggérait.

« Si quelque bon prêtre voulait se donner la peine d’entreprendre un pareil voyage, dit-elle, il serait le bienvenu ; car les prières et les conseils d’un homme vertueux sont toujours utiles. »

Ce simple assentiment n’était pas tout à fait ce qu’Elspeth Glendinning désirait ou attendait. Elle était néanmoins certaine de suppléer par son propre enthousiasme à la tiédeur de la malade pour les secours spirituels. Martin reçut l’ordre d’aller, avec toute la diligence dont Shagram était capable, prier un des religieux du couvent de Sainte Marie de venir administrer les dernières consolations à la veuve de Walter Avenel.

Lorsque le sacristain eut annoncé au seigneur abbé que l’épouse du feu baron d’Avenel était en très-mauvaise santé à la tour de Glendearg, et qu’elle demandait le secours d’un père confesseur, le révérend père réfléchit sur cette demande.

« Nous nous rappelons fort bien Walter Avenel, dit-il ; c’était un bon et vaillant chevalier ; il fut dépouillé de ses domaines et égorgé par les brigands du Sud. La dame ne pourrait-elle venir ici recevoir le sacrement de pénitence ? la route est longue et pénible à parcourir.

— La dame est très-mal, révérend père, répondit le sacristain, et hors d’état de supporter un voyage.

— Ah !… c’est vrai… oui… alors il faut qu’un de nos frères se rende auprès d’elle, dit l’abbé. Sais-tu si Walter Avenel lui a laissé un douaire ?

— Fort peu de chose, révérend père, répondit le sacristain. Elle demeure à Glendearg depuis la mort de son mari, vivant en quelque sorte de la charité d’une pauvre veuve, nommée Elspeth Glendinning.

— Comment ? Mais tu connais donc toutes les veuves des environs ? dit l’abbé. Ho ! ho ! ho ! » et il réprimait son envie de rire de sa propre plaisanterie.

« Ho, ho, ho ! » répéta le sacristain de l’air et du ton d’un inférieur qui applaudit au bon mot de son supérieur. Puis il ajouta, avec un nasillement hypocrite et clignement d’yeux significatif : « Il est de notre devoir, révérend père, de donner des consolations aux veuves… hi, hi, hi ! »

Ce dernier rire fut plus modéré, parce qu’il fallait que l’abbé sanctionnât la plaisanterie.

« Ho, ho ! dit l’abbé. Plaisanterie à part, père Philippe, prenez vos habits de voyage, et allez confesser cette lady Avenel.

— Mais, dit le sacristain…

— Point de mais ; il ne s’agit de mais ni de si entre moine et abbé, père Philippe ; les liens de la discipline ne doivent pas se relâcher. L’hérésie acquiert des forces comme une pelote de neige qui roule acquiert de la grosseur. La multitude attend des confessions et des prédications de la part des bénédictins, comme d’autant de moines mendiants, et nous ne pouvons pas abandonner la vigne, quoique le travail soit fatigant pour nous.

— Et si peu profitable pour le saint monastère, ajouta le sacristain.

— Cela est vrai, dit l’abbé ; mais ne voyez-vous pas, père Philippe, que ce qui empêche un mal produit un bien ? Ce Julien Avenel mène une légère et méchante vie, et si nous négligions la veuve de son frère, il viendrait piller nos domaines, sans que nous pussions jamais nommer celui qui nous aurait fait ce mal. D’ailleurs c’est un devoir de notre part envers une ancienne famille dont les membres, dans le temps de leur prospérité, ont été les bienfaiteurs de l’abbaye. Partez à l’instant, frère ; voyagez nuit et jour, si cela est nécessaire, et que l’on voie comment l’abbé Boniface et ses fidèles enfants s’acquittent de leurs devoirs spirituels : la fatigue ne les rebute point, car la vallée a cinq milles de longueur ; la peur ne les relient point, car on dit que ce lieu est hanté par des spectres ; rien ne peut les détourner de leur mission spirituelle, à la grande confusion des hérétiques qui les calomnient, et à la grande consolation et édification des vrais et fidèles enfants de l’Église catholique. Je voudrais bien savoir ce que notre frère Eustache dira de tout ceci. »

Respirant à peine par l’effet du tableau qu’il avait tracé de la fatigue et des périls auxquels il allait s’exposer et de la gloire qu’il allait acquérir, tout cela par procuration, l’abbé s’achemina lentement vers le réfectoire pour finir sa collation, tandis que le sacristain, d’assez mauvaise humeur, partait avec Martin pour Glendearg. Le seul embarras qu’il éprouva dans la route fut celui de modérer sa mule fringante, pour la faire marcher à peu près au pas du pauvre Shagram.

Après être resté une heure en particulier avec sa pénitente, le moine revint soucieux et pensif. Dame Elspeth, qui avait préparé dans la salle quelques rafraîchissements pour son vénérable hôte, fut frappée de l’air d’embarras qui paraissait sur son visage. Elle fixa sur lui des regards pleins d’inquiétude, remarqua qu’il avait plutôt l’air d’une personne qui vient d’entendre l’aveu de quelque crime énorme, que celui d’un confesseur qui abandonne un pénitent réconcilié, non avec la terre, mais avec le ciel. Après beaucoup d’hésitation, Elspeth ne put enfin s’empêcher de hasarder une question. « Elle était bien sûre, dit-elle, que milady avait fait une confession facile : depuis cinq ans elles habitaient ensemble, et elle ne craignait pas de dire que jamais femme n’avait vécu d’une manière plus exemplaire.

— Femme, » dit le sacristain sévèrement, « tu parles de choses que tu ne connais point… De quoi sert-il de nettoyer l’extérieur du vase, si l’intérieur reste souillé d’hérésie ?

— Nos plats et nos tranchoirs ne sont pas aussi propres qu’on le désirerait, révérend père, » dit Elspeth ne comprenant qu’à demi ce qu’il venait de dire, et commençant à essuyer avec son tablier la poussière qui était sur la vaisselle, et dont elle pensait qu’il voulait se plaindre.

« Laissez, laissez, dame Elspeth, dit le moine ; votre vaisselle est aussi propre que des tranchoirs de bois et des vases d’étain peuvent raisonnablement l’être ; la souillure dont je parle est cette hérésie pestilentielle qui s’enfonce chaque jour davantage dans le cœur de notre sainte Église d’Écosse, et qui est comme un ver rongeur dans la guirlande de roses de l’épouse.

— Sainte mère de Dieu ! » dit la dame Elspeth en faisant un signe de croix, « ai-je donc habité cette maison avec une hérétique ?

— Non, Elspeth, non, reprit le moine, ce serait aller trop loin que de parler ainsi de cette malheureuse dame ; mais je voudrais pouvoir dire qu’elle est exempte de toute opinion dangereuse. Hélas ! les pensées impies se répandent dans l’air comme une maladie contagieuse, et infectent les premières et les plus belles brebis du troupeau ; car il est aisé de voir que cette dame a été aussi distinguée par ses connaissances que par son sang.

— Et elle sait lire et écrire, j’allais presque dire aussi bien que Votre Révérence, dit Elspeth.

— À qui écrit-elle, et que lit-elle ? » demanda vivement le moine.

« À la vérité, répliqua Elspeth, je ne saurais dire que je l’aie jamais vue écrire ; mais son ancienne femme de chambre, qui est aujourd’hui au service de la maison, dit qu’elle sait écrire ; et pour ce qui est de lire, elle nous a souvent lu de belles choses dans un gros volume noir à fermoirs d’argent.

— Faites-le-moi voir, s’écria aussitôt le moine ; au nom de votre allégeance comme vassale, au nom de votre croyance comme chrétienne catholique, à l’instant, à l’instant même, montrez-le-moi. »

La bonne dame hésita, alarmée du ton dont le confesseur recevait cette information, et persuadée d’ailleurs qu’une dame aussi respectable que lady Avenel ne pouvait étudier avec autant de dévotion rien de véritablement mauvais. Mais subjuguée par les clameurs, les exclamations, et même par une sorte de menace du père Philippe, elle finit par lui apporter le fatal volume. Ceci était très-facile à faire, sans exciter le moindre soupçon. Lady Avenel était étendue dans son lit, épuisée par sa longue conférence avec le confesseur ; en outre, le petit cabinet circulaire de la tourelle, où se trouvait le livre avec d’autres effets, était accessible par une porte dérobée. De tout ce que possédait Alice, son livre eût été la dernière chose qu’elle eût songé à mettre en sûreté ; car de quel usage, ou de quel intérêt pouvait-il être pour une famille dont aucun des membres ne savait lire, et dont tous les amis étaient également illettrés ? Il ne fut donc pas difficile à la dame Elspeth de s’emparer du volume, bien que son cœur lui reprochât ce manque de générosité et sa conduite inhospitalière envers sa malheureuse amie. Mais elle avait devant elle la double autorité d’un propriétaire et d’un supérieur féodal, et, s’il faut tout dire, la hardiesse avec laquelle elle aurait pu résister se trouvait, je gémis de l’avouer, beaucoup affaiblie par sa curiosité. En digne fille d’Ève, elle voulait avoir quelque explication sur ce livre mystérieux tant aimé de milady, et dont cependant elle ne faisait connaître le contenu qu’avec beaucoup de précaution ; car lady Avenel n’avait jamais lu aucun passage avant que la porte de fer de la tour fût fermée, et lorsqu’il n’y avait plus à craindre d’être interrompu par la présence d’un étranger. Alors même elle montrait, par le choix des passages, qu’elle avait plus à cœur de graver de bons principes dans l’âme des personnes qui l’écoutaient que de leur présenter ce livre comme une nouvelle règle de croyance.

Lorsqu’Elspeth, partagée entre la curiosité et le remords, eut remis le livre entre les mains du moine, celui-ci s’écria, après avoir tourné quelques feuillets : « De par l’ordre dont je fais partie ! voilà justement ce que je soupçonnais… Ma mule, ma mule ! je ne veux pas rester plus long-temps ici… Tu as bien fait, dame Elspeth, de mettre entre mes mains ce dangereux volume.

— Est-ce donc un livre de sorcellerie, on un ouvrage du démon ? » dit Elspeth violemment agitée.

« Non, à Dieu ne plaise ! » dit le moine en faisant un signe de croix ; « c’est la sainte Écriture ; mais elle est traduite en langue vulgaire, et par conséquent, d’après les ordres de la sainte Église catholique, elle ne doit pas rester entre les mains des laïques.

— Et cependant c’est la sainte Écriture qui nous a été communiquée pour notre salut commun, dit Elspeth. Mon révérend père, éclairez, je vous prie, mon ignorance ; mais le manque d’esprit ne saurait être un péché mortel, et vraiment, dans ma faible opinion, je serais bien aise de lire la sainte Écriture.

— Je n’en doute nullement, dit le moine, et ce fut ainsi que notre mère Ève voulut acquérir la connaissance du bien et du mal, et ce fut ainsi que le péché s’introduisit dans le monde, et la mort à la suite du péché.

— Oh ! oui, cela est très-vrai, dit Elspeth ; oh ! si elle avait suivi les conseils de saint Pierre et de saint Paul !

— Si elle avait respecté les ordres du ciel, dit le moine, qui, en lui donnant la naissance, la vie et le bonheur, avait attaché à ses dons les conditions qui s’accordaient le mieux avec sa sainte volonté ! Je le dis, Elspeth, que la lettre tue ; c’est-à-dire que le texte seul, lu par un œil inhabile et par des lèvres profanes, est comme ces remèdes violents que les malades prennent d’après l’avis d’un bon médecin ; ceux-ci recouvrent bientôt la santé, tandis que d’autres qui en ont fait usage, d’après leur propre jugement, périssent victimes de leur imprudence.

— Sans doute, sans doute, dit la pauvre femme, Votre Révérence connaît tout cela mieux que personne.

— Ce n’est pas moi, » dit le père Philippe d’un ton d’humilité qu’il pensa convenir au sacristain de Sainte-Marie, » ce n’est pas moi, mais le très-saint père de la chrétienté et notre révérend père le seigneur abbé, qui savent tout cela mieux que personne. Moi, pauvre sacristain de Sainte-Marie, je ne puis que répéter ce que j’entends dire à mes supérieurs. Néanmoins, ma bonne dame, soyez assurée d’une chose ; c’est que la lettre, la simple lettre tue. Mais l’Église a ses ministres pour la commenter et l’expliquer aux fidèles. Et je dis ceci, non pas tant, mes chers frères… je veux dire ma chère sœur (car le sacristain en était venu à la péroraison d’un de ses anciens sermons), je dis ceci, non pas tant des curés, des vicaires et des membres du clergé séculier, ainsi nommé parce qu’il se conforme aux usages du seculum, du siècle, affranchis des liens qui nous séquestrent du monde ; je ne le dis pas non plus des frères mendiants, noirs ou gris, avec crosse ou sans crosse, mais des moines, et particulièrement des moines bénédictins, réformés d’après la règle de saint Bernard de Clairvaux, d’où leur est venu le nom de Cisterciens[88]. Et parmi les membres de cet ordre, mes chers frères, je veux dire ma chère sœur, grand est le bonheur, grande est la gloire du pays de posséder les véritables ministres de Sainte-Marie, dont le couvent, je puis le dire, tout frère indigne que je suis, a fourni plus de saints, plus d’évêques, plus de papes (grâces en soient rendues à nos bons patrons !) qu’aucun autre établissement religieux dans toute l’Écosse. C’est pourquoi… mais je vois que Martin tient ma mule toute prête ; ainsi je vais vous donner le baiser de paix qui ne fait pas rougir, et recommencer mon pénible voyage. Je dis pénible, car le vallon n’est pas en bonne réputation à cause des mauvais esprits qui l’habitent. D’ailleurs je pourrais arriver trop tard au pont et me voir forcé de traverser à gué la rivière dont les eaux sont un peu grossies. »

En conséquence, il prit congé de la dame Elspeth, tout étourdie de la rapidité de ses discours et de la doctrine qu’il avait énoncée ; d’ailleurs elle n’était nullement tranquille au sujet du livre : sa conscience lui disait qu’elle ne l’aurait dû communiquer à personne à l’insu de celle à qui il appartenait.

Malgré l’empressement que mit le sacristain aussi bien que sa mule à regagner un gîte meilleur que la lourde Glendearg, malgré le vif désir qu’avait le moine d’apprendre le premier à l’abbé que le livre tant redouté par les catholiques s’était rencontré dans les possessions même de l’Église ; enfin, malgré l’instinct qui le poussait à traverser rapidement un glen si sombre et si mal famé, le mauvais état de la route, et le peu d’habitude que le voyageur avait de ses courses forcées, le retardèrent si bien, qu’il fut surpris par le crépuscule avant d’avoir atteint l’extrémité de l’étroite vallée.

La route était fort triste. Les deux côtés du vallon était tellement rapprochés qu’à chaque détour de la rivière l’ombre des rochers de la rive occidentale tombait sur la rive opposée en produisant une obscurité complète. Les branches et les feuilles des arbres semblaient agitées d’un mouvement sinistre, et les montagnes elles-mêmes paraissaient au moine effrayé plus élevées et plus menaçantes qu’elles n’étaient dans la matinée, lorsque le père Philippe les avait vues en compagnie de Martin. Aussi le père Philippe éprouva-t-il une grande joie, lorsque en sortant du redoutable glen, il entra dans la vallée ouverte et spacieuse de la Tweed. Celle-ci roulait majestueusement ses eaux d’un courant à un lac ; puis près du lac, elle s’allongeait de nouveau en un courant rapide. Pendant les plus grandes sécheresses, la Tweed remplit encore son lit, et elle ne laisse voir que rarement ces longs bancs de gravier qui déparent les bords de plusieurs célèbres rivières de l’Écosse.

Le moine, insensible à des beautés que les écrivains du siècle ne jugeaient pas dignes d’être décrites, fut néanmoins, en prudent général, charmé de se trouver hors d’un lieu dangereux où l’ennemi aurait pu se glisser sans être aperçu. Il retint la bride de sa mule et lui fit prendre un amble voluptueux, au lieu du trot rude et agité qu’elle avait pris jusqu’alors, au grand déplaisir du cavalier. Puis, s’essuyant le front, il contempla à loisir le large disque de la lune qui, mêlant sa clarté au dernières lueurs du crépuscule, s’élevait au-dessus du champ et de la forêt, du village et de la forteresse, et enfin au-dessus de l’imposant monastère qu’on voyait au loin obscur au milieu de la lumière dorée. D’après l’opinion du moine, le défaut de ce tableau magnifique, c’était que le monastère se trouvait sur la rive opposée ; car à cette époque il n’existait pas encore un seul de tous les beaux ponts qui existent maintenant sur ce fleuve classique. En revanche il y en avait alors un qui a disparu, mais dont les curieux peuvent retrouver les ruines.

Ce pont était d’une forme tout à fait particulière. Deux fortes culées avaient été construites sur les deux rives du fleuve, dans un endroit où le lit était extrêmement resserré. Sur un rocher, au milieu du courant, on avait bâti une masse solide en maçonnerie, qui avait la forme d’une pile et présentait même un angle au courant du fleuve. La maçonnerie toujours massive, s’élevait jusqu’au niveau des deux culées ; à partir de là, le bâtiment s’exhaussait en forme de tour. La partie inférieure de cette tour n’était autre chose qu’une arcade ou passage à travers le bâtiment. De chaque côté, en face de l’entrée, un pont-levis était suspendu, muni de ses contrepoids ; et lorsqu’il était baissé, il réunissait l’arcade avec la culée opposée, sur laquelle reposait l’extrémité du tablier. Lorsque les deux ponts étaient ainsi baissés, le passage du fleuve était complètement libre.

Le gardien du pont, qui était sous la dépendance d’un baron, du voisinage, habitait avec sa famille les deux étages de la tour, qui, lorsque les deux ponts-levis étaient levés, formaient une petite forteresse isolée au milieu du fleuve. Il avait droit de recevoir une légère rétribution pour le passage ; mais comme le taux, n’en était pas réglé, cela occasionait des disputes fréquentes entre lui et les passagers. Il est inutile de dire que le gardien avait ordinairement le dessus dans ces discussions ; car il pouvait à son gré retenir le passager sur l’autre rive, ou encore, après l’avoir laissé venir jusqu’à la moitié du pont, le retenir prisonnier dans la tour jusqu’à ce qu’ils se fussent accordés sur le prix.

Mais c’était avec les moines de Sainte-Marie que le gardien avait le plus souvent à débattre le paiement de ses droits. Ces saints personnages avaient demandé, et à force d’insistance, avaient obtenu, au grand mécontentement du gardien du pont, le privilège de passer gratuitement. Mais lorsqu’ils demandèrent la même immunité pour les nombreux pèlerins qui venaient visiter le monastère, le gardien opposa la plus vive résistance, et fut appuyé par son maître. La controverse fut vivement poussée des deux parts ; l’abbé menaça d’excommunier : le gardien du pont ne pouvait combattre avec les mûmes armes ; mais il ne manquait pas, toutes les fois qu’un des moines se présentait pour passer ou repasser le fleuve, de lui faire subir une sorte de purgatoire avant d’accorder le passage. C’était là un véritable désagrément, et qui aurait été plus grand encore si la rivière n’avait été, souvent guéable pour les cavaliers et même pour les piétons.

Ce fut donc par un beau clair de lune que le père Philippe s’approcha de ce pont, dont la construction singulière peut donner une idée du peu de sécurité qui régnait à cette époque. Le fleuve n’était pas débordé, mais il était au-dessus de son niveau ordinaire, c’étaient les eaux lourdes, en terme du pays, et le moine ne se sentait aucune inclination à chercher le gué, s’il pouvait s’arranger autrement.

« Pierre, mon bon ami, cria le sacristain en élevant la voix, mon très-cher-ami, Pierre, fais-moi le plaisir de baisser le pont-levis. Écoute donc, Pierre ! ne m’entends-tu pas ? c’est ton compère, le père Philippe, qui t’appelle. »

Pierre l’entendait parfaitement bien, et de plus il le voyait ; mais il avait considéré le sacristain comme un ennemi particulier dans sa dispute avec le couvent ; il alla donc tranquillement se coucher, après avoir reconnu le moine à travers un guichet, et fait observer à sa femme que « traverser le fleuve à cheval par un beau clair de lune ne ferait pas de mal au sacristain, et lui apprendrait à reconnaître l’utilité d’un pont sur lequel on pouvait toujours passer à sec, hiver comme été, et que les eaux fussent hautes ou basses. »

Après s’être épuisé en prières et en menaces, qui furent également sans effet sur Pierre du pont, le père Philippe s’avança le long du fleure, pour chercher le gué ordinaire, à la naissance du plus faible courant. Tout en maudissant la grossière opiniâtreté de Pierre, il en vint à se persuader que le gué était, non seulement sans danger, mais agréable même. Les rives, toutes garnies d’arbres, se réfléchissaient pittoresquement dans le sein des eaux sombres ; et la fraîcheur de ce délicieux paysage formait un tel contraste avec l’agitation du père Philippe, que cette manière de terminer le différend était en effet plutôt douce que pénible.

Lorsque le sacristain fut arrivé à l’endroit où il devait traverser le fleuve, il vit, sous un gros chêne tout brisé, ou plutôt sous les débris de cet arbre, une femme qui pleurait, se tordait les mains et regardait tristement la Tweed. Le moine fut frappé d’étonnement de trouver une femme dans cet endroit et à une pareille heure de la nuit. Mais il était, en tout honneur… et s’il en était autrement, je le lui mets sur la conscience… un chevalier dévoué des dames. Après l’avoir regardée un instant, sans qu’elle parut s’apercevoir de sa présence, il fut touché de sa détresse, et se décida à lui offrir son assistance. « Jeune fille, dit-il, vous paraissez plongée dans une tristesse extraordinaire ; peut-être ce gardien brutal vous a-t-il refusé, comme à moi-même, le passage du pont ? Peut-être ce contre-temps empêche-t-il l’accomplissement d’un vœu ou d’un autre devoir important ? »

La jeune dame prononça quelques mots inarticulés, porta ses regards sur le fleuve, et ensuite sur le sacristain. Le père Philippe se rappela dans l’instant qu’on attendait au monastère un seigneur des Highlands[89], qui venait faire ses dévotions à la basilique de Sainte-Marie : il pensa donc qu’il était très-possible que cette belle demoiselle fît partie de la famille, et voyageât seule, par suite d’un vœu particulier, ou même fût restée en arrière par quelque accident ; dans ce cas il était juste et même prudent d’avoir pour elle tous les égards possibles, d’autant plus qu’elle paraissait ignorer entièrement la langue du Lowland[90]. Au reste, on n’a jamais entendu le sacristain alléguer d’autre motif de sa courtoisie ; s’il en avait quelque autre, encore une fois, je le mets sur sa conscience.

Forcé de s’exprimer par signes, le langage commun à toutes les nations, le prudent sacristain montra d’abord le fleuve, puis la croupe de sa mule, et ensuite, avec autant de grâce qu’il lui fut possible, engagea la belle affligée à monter derrière lui. Elle parut comprendre sa pensée, car elle se leva comme pour accepter son offre ; et, tandis que le moine charitable, qui n’était pas très-habile cavalier, se donnait beaucoup de peine, en pressant de sa jambe droite le flanc de sa mule, et tirant la bride de la main gauche, afin de placer l’animal parallèlement à la rive, et de donner à la dame la facilité de monter d’un seul bond, elle se trouva assise derrière le moine, où elle se tint encore plus ferme que lui. La mule ne parut pas du tout s’accommoder de ce double fardeau ; elle sauta, se cabra, et aurait fait passer le père Philippe par-dessus sa tête, si la dame ne l’eût fortement retenu sur la selle.

À la fin, l’animal rétif changea d’humeur, et, loin de refuser de marcher, allongea son cou dans la direction du gîte, et plongea vivement dans le gué, comme s’il prenait la fuite. Alors une nouvelle terreur s’empara de l’âme du moine ; le gué paraissait être extraordinairement profond ; l’eau tourbillonnait violemment au poitrail de la mule, et commençait à s’élever sur ses flancs. Philippe perdit sa présence d’esprit, qui, à la vérité, n’était pas très-grande. La mule céda à la force du courant, et comme le cavalier n’eut pas l’attention de lui tenir la tête tournée vers le haut du fleuve, elle se laissa dériver, s’écarta du gué, perdit pied, et se mit à nager en suivant le fil de l’eau. Ce qu’il y eut de plus étrange, c’est que, au même moment, et malgré le péril imminent, la dame se mit à chanter, ce qui augmenta encore, s’il était possible, la terreur du digne sacristain.

Nageons gaiement, car la lune est brillante,
Et ses rayons dansent au sein des flots.
Brise du soir, votre haleine mourante
Du chêne creux éveille les échos ;
Du chêne creux, qui sur l’onde riante
Projette au loin l’ombre de ses rameaux.
Nageons gaiement, car la lune est brillante,
Et ses rayons dansent au sein des flots.

Le noir corbeau de sa voix enrouée
Fait retentir le monotone accent :
« Qui donc, dit-il, éveille ma couvée ?
« Il le paiera du plus pur de son sang,
« Et des lambeaux de sa chair pantelante
« Mes nourrissons seront repus tantôt. »

Nageons gaiement, car la lune est brillante,
Et ses rayons dansent sur chaque flot.

Un filet d’or brille sur la colline,
Dernier éclat qui pare le couchant ;
Et sur cette onde où le saule s’incline
On voit pleurer mille gouttes d’argent :
Que de trésors, à cette heure riante,
Viennent parer et la terre et les eaux !
Nageons gaiement, car la lune est brillante,
Et ses rayons dansent au sein des flots.

Dans l’abbaye une rumeur circule,
Car c’est l’instant des prières du soir :
Des lueurs vont de cellule en cellule,
Et pour l’église on quitte le dortoir.
Moine, sans loi de la cloche bruyante
Comment le glas plane-t-il sur ces eaux ?
Nageons gaiement, car la lune est brillante,
Et ses rayons dansent au sein des flots.

Sous ces rochers, dans un abîme sombre,
Le flot descend calme et silencieux.
L’affreux Kelpy[91] s’y tient tapi dans l’ombre
Avec cent bras au replis sinueux.
Du feu follet la lueur scintillante
A brillé, fière ; il en veut à tes os.
Nageons gaiement, car la lune est brillante,
Et ses rayons dansent au sein des flots.

Bonsoir, Kelpy ! bonne nuit, bonne chasse !
Pourquoi ce soir tes filets, ton flambeau ?
« J’entends, dit-il, une proie ample et grasse
« Car c’est un moine, un gibier rare et beau.
« Les ponts fermés, il faut bien qu’il consente
« À traverser mon domaine des eaux. »
Nageons gaiement, car la lune est brillante,
Et ses rayons dansent au sein des flots.

Il serait difficile de dire combien de temps la dame aurait continué à chanter, et comment se serait terminé le voyage du moine épouvanté. Comme elle finissait la dernière stance, ils arrivèrent dans une large nappe d’eau unie et tranquille par l’effet d’un wear ou batardeau qui régnait d’une rive à l’autre. À cet endroit le fleuve, semblable à une immense cataracte, se précipitait par-dessus la barrière. La mule, soit de son propre mouvement, soit qu’elle fût entraînée, se dirigea vers le canal destiné à fournir de l’eau aux moulins du couvent, et s’y précipita moitié nageant, moitié guéant, et secouant le malheureux moine de la manière la plus effrayante. Au milieu de ce ballottement répété, sa ceinture se relâcha, et, dans l’effort qu’il fit pour retenir ses vêtements, sa main posa sur le livre de la dame d’Avenel, qu’il avait dans son sein. Il ne l’eut pas plus tôt touché que sa compagne de voyage l’enleva de dessus la selle et le précipita dans le fleuve ; là, le tenant à la gorge, elle lui fit faire deux ou trois plongeons, pour s’assurer que chaque partie de son corps avait sa part d’une complète immersion. Elle lâcha prise enfin, lorsqu’il fut assez près du rivage pour y arriver par un petit effort. Il aborda heureusement ; alors portant ses yeux de tous côtés, afin de voir ce qu’était devenue sa compagne extraordinaire, il ne la vit nulle part ; mais il entendit une voix qui semblait effleurer la surface du fleuve, et qui, se mêlant au bruit de l’eau précipitée par-dessus la digue, chantait un nouveau fragment de sa chanson bizarre :

Il a gravi sur la rive glissante :
Fortuné moine, échappé de ces eaux !
Car, aux clartés de la lune brillante,
Bien des nageurs sont restés dans ses flots.

La terreur du moine ne pouvait être portée à un plus haut degré. Sa tête se troubla ; et après avoir chancelé quelques pas, et

s’être heurté contre un mur, il tomba sans connaissance.
CHAPITRE VI.


l’abbé boniface.


Maintenant tenons un conclave. Que ces mauvaises herbes soient arrachées de la vigne de l’Église, que cette mauvaise ivraie soit séparée du froment : c’est une chose sur laquelle nous sommes, j’espère, parfaitement d’accord. Mais pour savoir comment y parvenir sans faire tort à la bonne moisson, sans endommager les tendres ceps de la vigne, c’est ce qui demande une sage discussion.
La Réformation.


L’office du soir était terminé dans l’église du monastère de Sainte-Marie. L’abbé avait quitté ses magnifiques habits de cérémonie, et repris son costume ordinaire : c’était une robe noire sur une soutane blanche, avec un étroit scapulaire : costume vénérable, très-propre à faire ressortir avantageusement la belle taille et la noble figure de l’abbé Boniface.

En des temps paisibles, personne n’eût pu remplir la place d’abbé mitre (car tel était son titre), plus convenablement que ce digne prêtre. Il avait sans doute plusieurs de ces défauts qui tiennent de l’égoïsme, et que contractent assez ordinairement ceux qui ne vivent que pour eux-mêmes. Outre cela, il était vain, et lorsqu’on lui résistait hardiment, il laissait voir des symptômes de faiblesse qui ne s’accordaient guère avec les superbes prétentions d’un haut dignitaire de l’Église, ni avec la déférence scrupuleuse qu’il exigeait de tous ceux qui étaient placés sous ses ordres ; mais il était hospitalier, charitable et nullement porté à user de sévérité envers qui que ce fût. Nous le répétons, en d’autres temps il aurait fourni sa carrière aussi bien que tout autre abbé revêtu de la pourpre, menant une vie facile, mais convenable à son rang ; dormant bien, et ne faisant jamais de mauvais rêves.

Mais les vives alarmes répandues dans toute l’Église romaine par les progrès des doctrines réformées troublèrent cruellement le repos de l’abbé Boniface, et ouvrirent devant lui un vaste champ de devoirs et de soucis dont il ne s’était jamais fait la moindre idée. Il y avait des opinions à combattre et à réfuter, des pratiques à examiner, des hérétiques à démasquer et à punir, des brebis égarées à ramener au bercail, des consciences chancelantes à rassurer ; il fallait arrêter le scandale donné par le clergé, et rétablir la discipline dans toute sa rigueur. Courriers sur courriers arrivaient au monastère de Sainte-Marie, chevaux haletants, cavaliers épuisés… celui-ci de la part du conseil privé ; celui-là, du primat d’Écosse ; cet autre, de la reine-mère, exhortant, approuvant, condamnant, demandant des avis sur tel sujet, ou des renseignements sur tel autre.

Ces dépêches étaient reçues par l’abbé Boniface avec un air important d’indécision soucieuse, ou un air soucieux d’importance indécise, comme le lecteur voudra l’appeler, qui laissait voir que sa vanité était flattée, mais que son esprit était profondément troublé.

Le primat de Saint-André, homme d’un grand sens et d’un jugement sûr, avait prévu les irrésolutions du prieur de Sainte-Marie : pour y suppléer, il avait fait admettre dans le monastère, en qualité de sous prieur, un religieux de l’ordre de Cîteaux, homme de talent, rempli de connaissances, et dévoué pour l’Église catholique ; très-capable non-seulement de diriger l’abbé dans des cas difficiles, mais encore de le rappeler au sentiment de son devoir dans des circonstances où, soit par bonté d’âme, soit par timidité, il se montrerait disposé à s’en écarter.

Le père Eustache était dans le monastère comme le vieux général dans les armées étrangères : celui-ci est placé auprès du prince qui commande nominalement, et à la condition de ne rien entreprendre sans l’avis de son mentor. Le religieux partageait le sort de ces hommes d’expérience, souverainement haïs et craints du grand personnage. Malgré cela, les intentions du primat étaient parfaitement remplies. Le père Eustache devint l’assidu conseiller et l’épouvantail du digne abbé, lequel osait à peine se retourner dans son lit sans se demander ce que le père Eustache penserait de cela. Chaque fois qu’il se présentait une difficulté, le père Eustache était appelé et son opinion demandée ; mais l’abbé n’était pas plutôt sorti d’embarras, qu’il songeait aux moyens de se débarrasser d’un conseiller si incommode. Dans chaque lettre qu’il écrivait aux chefs du gouvernement, il recommandait le père Eustache comme un sujet digne de s’élever à une haute dignité dans l’Église, tel qu’un évêché ou une abbaye ; et comme toutes ces lettres étaient successivement mises de côté, et que les bénéfices étaient conférés à d’autres, il commença à croire, ainsi qu’il le disait dans l’amertume de son âme, que le monastère avait fait un bail à vie avec le sous-prieur.

Mais il aurait été bien autrement indigné s’il eût soupçonné que sa propre mitre était l’objet de l’ambition du père Eustache. L’abbé avait eu plusieurs attaques ; et ses amis les jugeaient plus graves qu’il ne le pensait lui-même. C’était là ce qui donnait quelques fondements aux espérances du sous-prieur. Heureusement pour l’abbé Boniface, la confiance qu’il avait en sa santé (comme beaucoup de grands dignitaires) l’empêcha de s’imaginer qu’il pût exister quelque rapport entre sa mitre et le père Eustache.

La nécessité où était le digne abbé de se concerter avec son grand conseiller, dans les circonstances véritablement difficiles, faisait qu’il cherchait à se passer de lui toutes les fois qu’il ne s’agissait que d’objets ordinaires d’administration, non cependant sans se demander ce que le père Eustache en aurait pensé. Il dédaigna donc de lui parler du coup hardi qu’il avait fait en envoyant le père Philippe à Glendearg ; mais lorsque vint l’heure de vêpres sans que le sacristain reparût, l’abbé éprouva des inquiétudes d’autant plus vives que son esprit était agité par d’autres objets d’une grande importance. La querelle toujours subsistante entre le monastère et le gardien du pont menaçait d’avoir des conséquences funestes. Le belliqueux baron avait épousé la cause de son vassal. D’ailleurs, des lettres pressantes, d’une nature très-désagréable, venaient d’arriver de la part du primat. Semblable à un goutteux qui saisit sa béquille, tout en maudissant l’infirmité qui le réduit à s’en servir, l’abbé se trouva obligé, bien malgré lui, de mander au sous-prieur qu’il eût à venir le trouver, après l’office, dans sa maison, ou plutôt dans son palais, qui était attenant au monastère et même en faisait partie.

En attendant son conseiller, l’abbé Boniface était assis devant un bon feu, où plusieurs grosses bûches avaient formé une masse ardente de braise. Le fauteuil de l’abbé était bizarrement sculpté, et le dossier du siège se terminait en forme de mitre. À côté de lui, sur une petite table en bois de chêne, étaient les débris d’un chapon rôti, qui avait été servi pour le souper de Sa Révérence, accompagné d’un gros flacon de vin de Bordeaux d’un bouquet exquis. Il avait les regards indolemment fixés sur le feu, méditant sur sa condition passée et sur sa dignité actuelle, à la fois cherchant et des tours et des clochers dans la braise rouge.

« Oui, se disait l’abbé, dans cette perspective de feu, je m’imagine voir les tours paisibles de Dundrennan, où je passais ma vie avant d’être appelé aux grandeurs et aux soucis. Notre communauté était fort tranquille ; nous remplissions régulièrement nos devoirs monastiques, et lorsque les faiblesses de l’humanité nous avaient fait succomber, nous nous confessions et nous absolvions mutuellement ; le plus grand désagrément de la pénitence consistait pour le coupable à devenir momentanément un sujet de plaisanterie pour le couvent. Je me figure presque voir le jardin du cloître, et les poiriers que j’ai greffés de mes propres mains. Et pourquoi ai-je échangé tout cela ? pour le désagrément d’être accablé d’affaires qui ne me regardent point ; pour le plaisir d’être appelé monseigneur l’abbé, et pour le tourment d’être sous la tutelle du père Eustache. Je voudrais que ces tours fussent l’abbaye d’Aberbrothwick, et que le père Eustache en fût l’abbé ; je voudrais qu’il fût dans le feu, au bout du compte, et que j’en fusse débarrassé ! Le primat dit que notre saint père le pape a un conseiller : ah ! je suis bien sûr qu’il ne vivrait pas une semaine avec un conseiller comme le mien. Et puis, il n’y a pas moyen de savoir ce que pense le père Eustache, sans avouer l’embarras dans lequel on se trouve. Avec lui, une insinuation simple n’est pas suffisante. Il est comme un avare qui ne déliera pas les cordons de sa bourse pour donner un farthing[92], jusqu’à ce que le malheureux qui en a besoin lui ait détaillé sa misère et arraché une aumône à force d’importunités. Et c’est ainsi que je suis déshonoré aux yeux de mes frères, qui me voient traité comme un enfant qui n’a pas assez de jugement pour se conduire. Je ne le souffrirai pas plus longtemps… Frère Bennet !… » Un frère lai se présenta… « Dites au père Eustache que je n’ai pas besoin de lui.

— Je venais annoncer à Votre Révérence, dit le frère, que le vénérable père arrive à l’instant du cloître.

— C’est bon, dit l’abbé, il est le bien venu. Ôtez tout cela… ou plutôt, placez une assiette, il est possible que le révérend père ait un peu faim… Cependant non ; enlevez tout cela, car il n’est pas bon compagnon de table. Toutefois laissez le flacon de vin, et apportez une autre coupe. »

Le frère obéit à ces ordres contradictoires de la manière qu’il jugea la plus convenable, enleva la carcasse du chapon à demi dépouillée, et plaça deux gobelets à côté du flacon de vin de Bordeaux. Au même instant le père Eustache entra.

C’était un petit homme mince, au visage pointu, d’une constitution frêle, dont les yeux gris et perçants semblaient lire dans l’âme de ceux à qui il s’adressait. Son corps était amaigri autant par les jeûnes qu’il observait avec une rigide ponctualité, que par le travail continuel de son esprit vif et pénétrant.

Âme ardente, épuisant un corps grêle et fragile ;

Accablant de science une prison d’arqile.

Il fit au seigneur abbé le salut d’usage. Il eût été difficile d’imaginer entre deux hommes une différence plus complète dans la forme et dans l’expression. Le visage fleuri, l’air de bonté et l’œil riant de l’abbé, n’étaient pas fort altérés même par son inquiétude actuelle, et contrastaient d’une manière étonnante avec les joues maigres et pâles et le regard pénétrant du moine ; la sagacité et la finesse brillaient dans les yeux de ce dernier et leur donnaient un éclat presque surnaturel.

L’abbé ouvrit la conversation en faisant signe au moine de prendre un siège et en l’invitant à boire un coup de vin. Celui-ci s’en excusa respectueusement, mais non sans faire observer que l’office du soir était dit.

« Si l’estomac le demande, mon frère, » dit l’abbé en rougissant un peu… vous connaissez le texte.

— C’est un texte, répondit le moine, qu’il est dangereux de commenter lorsqu’on est seul et qu’il est tard. Hors de la société des hommes, le jus de la grappe devient un compagnon redoutable, et c’est pour cela que je l’évite. »

L’abbé Boniface venait de remplir son gobelet, qui pouvait tenir environ une demi-pinte d’Angleterre ; mais soit qu’il fût frappé de la justesse de l’observation, soit qu’il n’osât point agir en opposition directe avec l’opinion du père Eustache, il laissa le gobelet devant lui sans y toucher, et changea le sujet de la conversation.

« Le primat, dit-il, nous écrit de faire de strictes recherches dans toute l’étendue de notre juridiction, pour découvrir les hérétiques dénoncés par cette liste, et qui se sont soustraits au châtiment que méritent leurs opinions. On pense qu’ils tenteront de se réfugier en Angleterre en passant sur nos domaines, et le primat me charge de veiller avec vigilance, activité, zèle, et tout ce qui s’en suit.

— Assurément, dit le moine, le magistrat ne doit pas porter l’épée en vain (quels que soient ceux qui bouleversent le monde), et, sans doute, Votre Révérence apportera le plus grand zèle à seconder les vues du très-révérend père en Dieu, puisqu’il s’agit de défendre immédiatement la sainte Église.

— Oui, dit l’abbé ; mais comment y réussir ? Que sainte Marie nous soit en aide ! Le primat m’écrit comme si j’étais un baron temporel, un général qui eût des soldats sous ses ordres. Il dit : « envoyez partout, battez le pays, gardez les défilés. » Mais ces gens ne voyagent pas comme s’ils voulaient donner leur vie pour rien. Le dernier qui passa la frontière au sud se dirigea vers Ridingburn[93] avec une escorte de trente lances, ainsi que nous l’a écrit notre révérend frère, l’abbé de Kelso[94]. Comment des capuchons et des scapulaires s’opposeront-ils à leur passage ?

— Votre bailli passe pour un vaillant homme d’armes, vénérable père ; vos vassaux, sont obligés de se lever pour la défense de la sainte Église, c’est à cette condition qu’ils tiennent leurs terres ; s’ils ne veulent point être les champions de l’Église, qui leur donne du pain, que leurs baux soient transmis à d’autres.

— Nous ne manquerons point, » reprit l’abbé, en se recueillant d’un air d’importance, « de faire tout pour l’avantage de la sainte Église ; vous entendrez vous-même les instructions que je donnerai à notre bailli et à nos officiaux. Maintenant voici encore une contestation avec le gardien du pont et le baron de Meigallot : sainte Marie ! les vexations se multiplient tellement sur notre maison et sur la génération présente, que l’on ne sait plus de quel côté se tourner. Vous aviez dit, père Eustache, que vous vouliez faire des recherches sur le droit de passage pour les pèlerins.

— J’ai examiné la collection des chartes de la maison, révérend père, répondit Eustache, et j’ai trouvé un acte authentique portant exception de tous droits et péage au pont-levis de Brigton, non seulement pour les ecclésiastiques de cette communauté, mais encore pour tout pèlerin qui prouvera qu’il vient visiter la maison pour l’accomplissement de quelque vœu ; et ce, en faveur de l’abbé Ailfort et des religieux de Sainte-Marie de Kennaquhair, pour cette époque et pour toujours. L’acte est daté de la veille de la fête de sainte Brigitte, l’an de la rédemption 1137, et il est revêtu de la signature et du sceau de celui qui a octroyé le privilège, Charles de Meigallot, trisaïeul du baron actuel ; il spécifie enfin que cette cession a eu pour objet le propre salut de ce seigneur et le soulagement des âmes de son père et de sa mère et de tous ses prédécesseurs et successeurs, barons de Meigallot.

— Mais Pierre allègue, dit l’abbé, que les gardiens du pont ont été en possession de ces droits et les ont exigés pendant plus de cinquante ans ; le baron menace d’employer la violence : en attendant, le voyage des pèlerins est interrompu, au préjudice de leurs âmes et au grand détriment des revenus de Sainte-Marie. Le sacristain nous avait conseillé d’établir un bateau ; mais le gardien, que vous connaissez pour un homme sans foi et sans religion, a juré qu’il voulait être emporté par le diable, s’il ne démolissait planche par planche, le bateau que nous mettrions sur la rivière de son maître. Il y a des personnes qui disent que nous devrions entrer en composition pour cet objet, au moyen d’une petite somme d’argent. » L’abbé s’arrêta un instant pour attendre la réponse ; n’en recevant point, il ajouta : « Qu’en pensez-vous, père Eustache ? pourquoi gardez-vous le silence ?

— Parce que je suis surpris que le seigneur abbé de Sainte-Marie fasse une pareille question au plus jeune de ses frères.

— Le plus jeune, sous le rapport du temps que vous avez passé avec nous, frère Eustache, dit l’abbé, mais non sous le rapport de l’âge et de l’expérience, je pense… Sous-prieur de ce couvent, d’ailleurs…

— Je suis étonné, reprit Eustache, que l’abbé de cette respectable maison demande à qui que ce soit s’il peut aliéner le patrimoine de notre sainte et divine patronne, et abandonner à un baron sans conscience, hérétique peut-être, les droits que son pieux trisaïeul a concédés à cette église. Les papes et les conciles le défendent également ; l’honneur des vivants et le repos des âmes de ceux qui ne sont plus le défendent aussi… Cela ne peut se faire. S’il ose employer la force, il faudra bien se soumettre ; mais jamais de notre propre consentement nous ne devons laisser piller les biens de l’Église comme un troupeau de bétail anglais. Du courage, révérend père, et ne doutez pas que la bonne cause ne triomphe. Aiguisez le glaive spirituel, et dirigez-le contre les méchants qui voudraient usurper nos droits sacrés. Prenez même le glaive temporel, s’il est nécessaire, et excitez le zèle de vos fidèles vassaux. »

L’abbé poussa un profond soupir. « Tout ceci, dit-il, est bientôt dit par celui qui n’a pas à l’exécuter ; mais… » Il fut interrompu par Bennet qui entra précipitamment. » La mule du sacristain est revenue, dit-il ; elle est dans l’écurie du couvent, toute mouillée et la selle tournée sous son ventre.

Sancta Maria ! s’écria l’abbé, notre bien-aimé frère aura péri en route.

— Il est possible que cela ne soit pas, dit aussitôt Eustache ; que l’on sonne le tocsin ; que chaque frère prenne une torche ; que l’on répande l’alarme dans le village : courons à la rivière ; je veux moi-même être le premier. »

Le vénérable abbé resta muet d’étonnement en voyant ses fonctions remplies, et tout ce qu’il aurait dû ordonner lui-même, commandé hardiment par le plus jeune moine de son couvent. Mais avant que les ordres d’Eustache, que personne ne contestait, eussent pu être mis à exécution, ils devinrent inutiles par l’apparition soudaine du sacristain, dont le danger avait excité ces alarmes.


CHAPITRE VII.


le retour du sacristain.


Fais disparaître le trouble qui est écrit dans ton cerveau ; nettoie ton sein impur de ce poids dangereux qui pèse sur ton cœur.
Shakspeare,Macbeth.


Saisi de froid et accablé de frayeur, le sacristain se présenta devant l’abbé Boniface, appuyé sur le bras charitable du meunier du couvent, les vêtements tout mouillés, et pouvant à peine articuler une syllabe.

Après avoir essayé plusieurs fois de parler, les premiers mots qu’il prononça furent ;

« Nageons gaiement, car la lune est brillante. »

« Nageons gaiement, » répéta l’abbé d’un air d’indignation ; c’est vraiment une gaie soirée que vous avez choisie pour nager, et une manière bien convenable de saluer votre supérieur.

— Notre frère est tout étourdi, dit Eustache ; parlez, frère Philippe : comment vous trouvez-vous ? »

« Boudoir, Kelpy ! bonne nuit, bonne chasse !


continua le sacristain en faisant un douloureux effort pour imiter le ton de son étrange compagne de voyage.

« Bonne pêche ! répéta l’abbé, encore plus surpris et plus mécontent ; » par Notre-Dame ! il a bu trop de vin, et vient en notre présence avec de joyeux refrains à la bouche. Si une diète au pain et à l’eau peut guérir cette folie…

— Pardon, vénérable père, dit le sous-prieur ; pour de l’eau, notre frère en a eu assez, je pense, et il me semble que le trouble peint dans ses yeux est plutôt produit par la terreur que par quelque action contraire à ses devoirs. Où l’avez-vous trouvé, Hob-Miller[95] ?

— Avec la permission de Votre Révérence, répondit le meunier, j’étais sorti pour fermer l’écluse du moulin… et, comme j’allais le faire, j’ai entendu quelque chose qui grognait près de moi ; je pensais que c’était un des pourceaux de Gilles Flescher, car, ne vous en déplaise, il ne ferme jamais sa porte ; je pris donc mon bâton et j’allais… que sainte Marie me pardonne !… frapper là où j’avais entendu le son, lorsque, grâces en soit rendues aux saints du paradis j’ai entendu un second gémissement absolument semblable à celui d’un homme vivant. En conséquence, j’ai appelé mes garçons, et j’ai trouvé le père sacristain étendu tout mouillé et sans connaissance au pied du mur de notre tour.. Aussitôt que nous l’eûmes fait un peu revenir à lui, il a demandé à être conduit devant Votre Révérence ; mais, ou je me trompe fort, ou son esprit n’a fait que battre la campagne pendant toute la route. Ce n’est que depuis un instant qu’il parle un peu plus raisonnablement.

— C’est bien, dit le frère Eustache ; tu as très-bien agi. Hob-Miller, maintenant tu peux t’en aller ; examine une autre fois avant de frapper dans l’obscurité.

— Oh ! je puis assurer Votre Révérence, dit le meunier, que ce sera pour moi un avertissement de ne jamais prendre un saint homme pour un pourceau, tant que je vivrai. » Et faisant une humble et profonde inclination, le meunier se retira.

« Maintenant que ce rustre est parti, père Philippe, dit Eustache, veux-tu dire à notre vénérable supérieur quel est ton mal ? Es-tu vino gravatus[96] ? dis-nous si cela est, nous allons te faire conduire à ta cellule ?

— C’est de l’eau, de l’eau, et non pas du vin ! marmotta le sacristain.

— Oh ! dit le moine, si c’est là ta maladie, il est possible que le vin te guérisse. » Et il lui en présenta une coupe, que le malade avala, au grand réconfort de son estomac.

« À présent, dit l’abbé, qu’on change ses vêtements, ou plutôt qu’on le transporte à l’infirmerie ; car ce serait une chose préjudiciable à notre santé, que d’écouter son récit pendant qu’il se tient là comme dans les vapeurs d’une gelée blanche.

— Je vais écouter moi-même le récit de ses aventures, dit Eustacbe, et j’en ferai le rapport à Votre Révérence. » À ces mots, il sortit et accompagna le sacristain jusqu’à sa cellule. Au bout d’une demi-heure il revint trouver l’abbé.

« Eh bien ? comment va le père Philippe ? demanda celui-ci ; et par quelle aventure se trouve-t-il dans un pareil état ?

— Il vient de Glendearg, mon révérend père, dit Eustache ; et quant au reste, il raconte une légende telle que rien de semblable n’a été entendu dans ce monastère depuis long-temps. » Alors il donna à l’abbé un aperçu des aventures du sacristain dans son retour ; il ajouta qu’à de certains moments on aurait pu croire que le sacristain avait perdu la raison, en le voyant à la fois chanter, rire et pleurer.

— Il nous paraît bien étonnant, dit l’abbé, qu’il ait été permis à Satan d’étendre sa main sur un frère de notre saint ordre.

— Cela est vrai ; mais pour chaque texte il y a une glose, et je suis très porté à soupçonner que si le plongeon du père Philippe est l’ouvrage du malin, ce n’a pas été tout à fait sans quelque faute de sa part.

— Comment ? dit le père abbé ; je ne puis croire que vous mettiez en doute que dans les anciens jours Satan ait eu la permission d’affliger les personnages saints et pieux, témoin le saint homme Job.

— À Dieu ne plaise que j’aie à cet égard le moindre doute, » dit le moine en faisant un signe de croix ; « mais lorsque je crois pouvoir donner une version moins miraculeuse de l’aventure du sacristain, je pense qu’il est prudent d’examiner, et de ne pas s’en rapporter entièrement à son propre récit. Or. Hob, le meunier, a une fille d’un caractère fort gai ; supposons, je dis seulement supposons, que notre sacristain l’ait rencontrée an passage du gué, revenant de chez son oncle qui demeure de l’autre côté du fleuve ; car elle y a été ce soir ; supposons que, par courtoisie, et pour lui éviter la peine d’ôter ses bas et ses souliers, le sacristain l’ait prise en croupe pour traverser. ; supposons enfin qu’il ait poussé la familiarité plus loin qu’il ne convenait à la jeune fille, et nous arriverons facilement à trouver que le bain en question est le résultat naturel de tout cela.

— Et il a fait toute cette histoire pour nous tromper ? » dit le supérieur rougissant de colère ; « mais nous examinerons et nous approfondirons cette affaire de la manière la plus sévère : ce n’est pas avec nous que le père Philippe doit espérer de faire passer le résultat de ses irrégularités pour des opérations de Satan. Que cette fille soit citée à comparaître demain devant nous : nous examinerons et nous punirons.

— Avec la permission de Votre Révérence, dit Eustache, ce serait montrer peu de politique. Au point où en sont les choses, les hérétiques profitent de tous les bruits qui tendent à répandre le scandale sur notre clergé. Si mes conjectures sont fondées, la fille du meunier gardera le silence par égard pour elle-même, et l’autorité de Votre Révérence peut également imposer silence à son père et au sacristain. Enfin, si ce dernier commet quelque nouvelle faute déshonorante pour notre ordre, alors on pourra le punir sévèrement ; mais secrètement, car que disent les décrétales ? facinora ostendi, dum puniantur, flagitia autem abscondi debent[97]. »

Une phrase latine, comme Eustache le remarquait souvent, avait beaucoup d’influence sur l’abbé, parce qu’il ne l’entendait pas très couramment, et qu’il n’aurait pas voulu avouer son ignorance. Après cela, ils se séparèrent pour la nuit.

Le lendemain, l’abbé Boniface fit subir au père Philippe un rude interrogatoire sur l’aventure désastreuse de la soirée précédente. Mais le sacristain se tint ferme à son histoire, sans varier aucunement dans les détails, bien que ses réponses eussent quelque chose d’incohérent, parce qu’il les entremêlait quelquefois des fragments de la chanson de l’étrange demoiselle. Ce chant avait fait une impression si profonde sur son imagination, qu’il ne pouvait s’empêcher de le répéter fréquemment pendant son interrogatoire. L’abbé eut pitié de la faiblesse involontaire du sacristain, faiblesse qui semblait tenir à quelque chose de surnaturel, et finit par croire que l’explication qu’en donnait le père Eustache était plus plausible que juste. Et dans le fait, quoique nous ayons raconté l’aventure comme elle existe dans le manuscrit, nous devons avouer qu’il y avait dans le couvent un schisme à ce sujet, et que plusieurs des frères prétendaient avoir de bonnes raisons pour penser que la fille du meunier, avec ses grands yeux noirs, était au bout du compte pour beaucoup dans cette affaire. De quelque manière qu’on l’interprétât, tout le monde s’accordait à dire que l’aventure était trop burlesque pour permettre de la divulguer hors de l’enceinte du couvent ; par conséquent il fut défendu au sacristain, sur son vœu d’obéissance, de jamais parler de son plongeon, défense à laquelle on peut facilement s’imaginer qu’il se soumit avec la plus grande joie, maintenant qu’il avait soulagé son cœur par le récit de son histoire.

L’attention du père Eustache avait été plus fortement excitée par le récit merveilleux du sacristain, que par la mention qu’il avait faite du livre de la lourde Glendearg. Un exemplaire de la sainte Écriture, traduite en langue vulgaire, avait pénétré jusque dans les propres domaines de l’Église, et avait été trouvé dans une des retraites les plus cachées et les plus solitaires de la juridiction de Sainte-Marie.

Il demanda vivement à voir le volume ; le sacristain se trouva hors d’état de le satisfaire, car il l’avait perdu, autant qu’il pouvait s’en souvenir, au moment où l’être surnaturel s’était séparé de lui. Le père Eustache se rendit lui-même à l’endroit indiqué, chercha tout autour, dans l’espoir de retrouver le volume, mais ce fut inutilement. Il revint près de l’abbé, et lui dit qu’il fallait que le livre fût tombé dans le fleuve ou dans le canal du moulin ; « car, dit-il, je ne saurais me persuader que la compagne chantante du père Philippe ait voulu emporter dans sa fuite un exemplaire de l’Écriture sainte.

— Comme c’est une traduction hérétique, dit l’abbé, on peut croire qu’elle est soumise au pouvoir de Satan.

— Oui, dit le père Eustache, c’est un véritable magasin d’artillerie où les hommes présomptueux et téméraires trouvent des armes pour combattre les opinions et les explications de la sainte Église sur le texte sacré. Mais quoique l’on en fasse un usage imprudent, toujours est-il certain que l’Écriture est la source de notre salut ; et il ne faut pas plus en regarder la lecture comme dangereuse, parce que ces hommes imprudents ont voulu la rendre trop facile par la traduction, qu’il ne faut regarder comme mortelle une médecine violente, parce que des médecins inhabiles en ont fait usage au préjudice de la santé de leurs malades. Avec la permission de Votre Révérence, je voudrais que cette affaire fût examinée d’une manière plus particulière. J’irai moi-même à la tour de Glendearg avant que peu d’heures se soient écoulées, et nous verrons si quelques spectres ou femme Blanche du désert voudra interrompre mon voyage ou mon retour. Votre Révérence veut-elle bien m’accorder sa permission et sa bénédiction ? » ajouta-t-il d’un ton qui semblait indiquer qu’il n’ajoutait un grand prix ni à l’une ni à l’autre.

« Tu as l’une et l’autre, mon frère, » dit l’abbé. Mais Eustache n’eut pas plutôt quitté l’appartement, que Boniface ne put s’empêcher d’exprimer au sacristain, qui n’était pas fâché de l’entendre, son désir sincère qu’un esprit noir, blanc et gris, donnât au sous-prieur une leçon propre à le guérir de la manie de se croire plus sage à lui seul que la communauté entière.

« Je ne lui en souhaite pas davantage, dit le sacristain, que de nager gaiement dans le fleuve avec un esprit derrière lui, au milieu des oiseaux de nuit et des anguilles vaseuses du Kelpy, attendant le moment d’en faire leur proie :

« Nageons gaiement, car la lune est brillante,
« Et ses rayons dansent au sein des flots. »

— Frère Philippe, dit l’abbé, nous t’exhortons à réciter tes prières ; calme-toi, et bannis de ton esprit cette folle musique, ce n’est qu’une illusion du démon.

— J’essaierai, mon révérend père, mais l’air de cette chanson me tient à la mémoire comme un grateron aux habits d’un mendiant. Il se mêle au chant du psautier ; les cloches même du couvent semblent répéter les paroles et en carillonner les notes ; et si vous me mettiez à mort à cette heure, je crois réellement que je le répéterais en expirant… Allons, nageons gaiement ! C’est véritablement un sort jeté sur moi. »

Et il se mit de nouveau à fredonner :

« Bonsoir Kelpy ! bonne nuit, bonne chasse ! »

Puis, se contraignant, quoique avec difficulté, il s’écria : Ce n’est que trop certain… je suis un prêtre perdu ! Nageons gaiement ! Je le chanterai même à la messe. Malheureux que je suis ! je le chanterai tout le reste de ma vie, et ne pourrai jamais chanter un autre air. »

Le bon abbé répliqua qu’il connaissait plus d’un brave homme qui était dans le même cas, et termina sa remarque par un ho ! ho ! ho ! car Sa Révérence, comme le lecteur a déjà eu l’occasion de s’en apercevoir, était un de ces esprits un peu lourds qui aiment la plaisanterie inoffensive.

Le sacristain, parfaitement au courant du caractère de son supérieur, essaya de rire avec lui ; mais sa malheureuse chanson vint encore à frapper son imagination, et interrompit son écho.

« Par la sainte Croix, frère Philippe, dit l’abbé extrêmement agité, vous devenez tout à fait insupportable, et je suis convaincu qu’un pareil sort ne pourrait long-temps conserver de pouvoir sur un homme qui a de la religion, et qui habite une sainte maison, s’il n’était en état de péché mortel. C’est pourquoi, récitez les sept psaumes de la pénitence, faites un fréquent usage de la discipline et de la haire, abstenez-vous pendant trois jours de toute nourriture, sauf de pain et d’eau. Je vous confesserai moi-même, et nous verrons s’il est possible de chasser ce démon chantant qui vous possède ; je crois du moins que le père Eustache ne pourrait imaginer un meilleur exorcisme. »

Le sacristain poussa un profond soupir ; mais il savait que toute objection était inutile. Il retourna dans sa cellule pour essayer jusqu’à quel point la psalmodie serait efficace pour faire oublier le chant de la sirène qui lui avait causé une si vive impression.

Pendant ce temps, le père Eustache s’acheminait vers le pont-levis pour se rendre au vallon solitaire de Glendearg. Dans une conversation avec le gardien bourru, il eut l’adresse de le rendre un peu plus traitable sur la contestation entre lui et le couvent. Il lui rappela que son père avait été vassal de la communauté, que son frère n’avait point d’enfants, qu’après la mort de celui-ci les biens reviendraient à l’Église, et qu’ils pourraient alors être concédés, soit au gardien lui-même, soit à quelque autre personne plus favorisé par l’abbé, selon l’état des choses à cette époque. Le sous-prieur lui fit entendre encore qu’il fallait s’unir d’intérêts avec le monastère. Pendant quelques instants, il écouta avec patience les réponses grossières et injurieuses du gardien ; mais à force de lui tenir devant les yeux ses propres avantages, il eut la satisfaction de voir que Pierre s’adoucit peu à peu, et consentit à laisser passer franc de péage, jusqu’à la Pentecôte suivante, tout pèlerin qui voyagerait à pied ; ceux qui voyageraient à cheval ou autrement devaient encore se soumettre au droit ordinaire. Ayant ainsi arrangé une affaire à laquelle le bien-être du couvent était grandement intéressé, le père Eustache continua son voyage.


CHAPITRE VIII.


mort de lady avenel.


Ne joue pas avec le temps, trésor du sage, et dont les fous sont prodigues. Le fatal pêcheur accroche des âmes pendant que nous perdons des moments.
Vieille comédie.


Un brouillard du mois de novembre couvrait la petite vallée le long de laquelle le moine Eustache s’avançait lentement, mais avec fermeté. Il n’était pas sans éprouver un sentiment de mélancolie, inspiré par le lieu et par la saison. Le fleuve semblait couler avec un murmure sourd et profond, comme s’il se fût affligé du départ de l’automne. Parmi les bouquets d’arbres épars çà et là sur ses rives, le chêne seul n’avait pas encore abandonné son vert pâle pour prendre une teinte rougeâtre ; les feuilles du saule, la plupart détachées de leurs branches, frémissaient au moindre souffle, et bruissaient sous chaque pas de la mule, tandis que le feuillage des autres arbres, entièrement flétri, se maintenait encore sur les tiges, prêt à céder au premier vent qui passerait à cette hauteur.

Le moine se laissa entraîner dans la suite naturelle de pensées que ces emblèmes de la fragilité des espérances de l’homme inspirent surtout à cette époque de l’année. Telles sont, dit-il en regardant les feuilles dont la terre se couvrait autour de lui, telles sont les espérances dont la jeunesse se repaît d’abord, formées de bonne heure pour être plus tôt déçues ; agréables au printemps pour devenir méprisables dans l’hiver. Mais vous, qui n’avancez que lentement dans la marche générale, » ajouta-t-il en jetant ses regards sur un bouquet de hêtres couverts encore de leurs feuilles flétries, « vous ressemblez aux plans de l’homme parvenu à la maturité de l’âge, et auquel le vieillard reste fortement attaché, après en avoir reconnu la futilité. Rien ne dure, rien n’échappe à la destruction, si ce n’est le feuillage du chêne robuste, qui commence à se montrer lorsque celui du reste de la forêt a déjà vu la moitié de son existence. Sa teinte pâle indique la décadence ; mais il conserve ce symptôme de vitalité jusqu’à la fin. Puisse-t-il en être ainsi de moi ! Les brillantes espérances de ma jeunesse, je les ai foulées aux pieds, comme ces feuilles desséchées qui sont sur ma route ; les rêves plus ambitieux de l’âge mûr, je ne les regarde plus que comme de pompeuses chimères, dont le clinquant est depuis long-temps obscurci ; mais mes vœux de religion, la profession de foi que j’ai faite dans un âge plus avancé, je les maintiendrai dans toute leur force tant que je conserverai un principe de vie. Quels que soient les dangers auxquels elle peut m’exposer, quelque faibles qu’en puissent être les résultats, je la maintiendrai néanmoins, cette ferme détermination de servir l’Église dont je suis membre, et de combattre les hérésies dont elle est de tous côtés assaillie. » Ainsi parlait, ou du moins, ainsi pensait, d’après ses connaissances imparfaites, un homme plein de zèle, confondant les intérêts essentiels de la chrétienté avec les prétentions extravagantes et mal fondées de l’Église de Rome, qu’il défendait avec une chaleur digne d’une meilleure cause.

Pendant qu’il continuait sa route, l’esprit occupé de ces méditations, il ne put s’empêcher de penser plus d’une fois qu’il voyait devant lui la forme d’une femme vêtue de blanc, dans l’attitude d’une personne livrée à l’affliction. Mais cette impression n’était que momentanée, et toutes les fois qu’il regardait fixement l’endroit où il avait cru apercevoir cette figure, il trouvait qu’il avait pris pour une apparition un rocher blanchi par le temps, ou le tronc d’un vieux bouleau couvert de son écorce argentée.

Le père Eustache avait vécu trop long-temps à Rome pour partager les idées superstitieuses du clergé ignorant de l’Écosse ; néanmoins il trouvait extraordinaire que le récit du sacristain eût fait sur son esprit une impression aussi forte. « Il est bien étrange, se disait-il, que cette histoire, qui n’était sans doute qu’une invention du père Philippe pour couvrir l’irrégularité de sa conduite, me reste à ce point dans la tête, et jette du désordre dans mes pensées les plus sérieuses ! J’ai ordinairement, ce me semble, plus d’empire sur mes sens. Je vais réciter mes prières et bannir toutes ces folles idées. »

Le moine se mit donc à réciter dévotement son chapelet, conformément à la règle prescrite par son ordre, et sans avoir été troublé davantage par les écarts de son imagination, il arriva au pied de la petite forteresse de Glendearg.

La dame Glendinning, qui était à la porte, poussa un cri de surprise et de joie en voyant le bon père. « Martin, dit-elle, Jasper, où êtes-vous donc ? Aidez le très-révérend sous-prieur à descendre, et conduisez sa mule à l’écurie. Ô mon père ! Dieu vous envoie dans notre pressant besoin : j’étais au moment de dépêcher un messager au couvent, quoique j’aie honte d’occasioner tant d’embarras à Vos Révérences.

— L’embarras n’est pas ce qu’il faut regarder, ma bonne dame, dit le père Eustache. En quoi puis-je vous être utile ? Je suis venu pour rendre visite à lady Avenel.

— Ah ! mon Dieu ! dit la dame Glendinning ; c’était justement pour elle que j’avais la hardiesse de vous faire appeler, car il n’est pas possible que la bonne dame passe la journée. Vous plairait-il d’aller dans sa chambre ?

— Le père Philippe ne l’a-t-il pas confessée ? » demanda le moine.

— Elle a été confessée, répondit Elspeth, par le père Philippe, comme Votre Révérence le dit fort bien ; mais… mais je désire que cette confession ait été bien complète : il m’a semblé que le père Philippe avait un air mécontent à cet égard ; et puis il y avait un livre, que le révérend père avait emporté avec lui, et qui… » Elle s’arrêta, comme ne se souciant pas d’en dire davantage.

« Parlez, dame Glendinning, dit le moine ; il est de votre devoir de ne pas avoir de secrets envers nous.

— Ah ! mon révérend père, reprit-elle, ce n’est pas que je veuille vous cacher quelque chose, mais je crains de faire tort à milady dans votre opinion ; car c’est une excellente personne ; elle a vécu des mois et des années dans la tour, et jamais personne n’a mené une vie plus exemplaire : mais ceci est une chose que sans doute elle expliquera elle-même à Votre Révérence.

— je désire l’apprendre d’abord de vous, dame Glendinning, dit le moine, et je vous répète qu’il est de votre devoir de me le dire.

— Eh bien, mon révérend père, ce livre, que le père Philippe avait emporté de Glendearg, nous a été rendu ce matin d’une étrange manière.

— Rendu ! que voulez-vous dire ?

— Je veux dire qu’il a été rapporté dans la tour de Glendearg ; les saints savent comment : oui, mon père, ce même livre que votre sacristain emporta, pas plus tard qu’hier. Le vieux Martin, mon régisseur et serviteur de milady, conduisait les vaches au pâturage, car nous avons trois bonnes vaches laitières, mon révérend père, grâces à saint Waldave et au saint monastère… »

Le moine brûlait d’impatience ; mais il se rappela qu’une femme du caractère de la bonne dame est comme une toupie qui finit par s’arrêter si on la laisse tourner sans la toucher, mais qui ne cessera pas son mouvement de rotation si on le renouvelle à coups de fouet. « Mais, continua-t-elle, pour ne plus parler de mes vaches à Votre Révérence, bien qu’on en ait vu rarement de plus belles, le régisseur les faisait donc aller devant lui : il était avec les jeunes gens, c’est-à-dire mon Halbert et mon Édouard, que Votre Révérence voit à l’église les jours de fêtes, et particulièrement Halbert… car vous l’avez caressé, et lui avez donné une image de saint Cuthbert qu’il porte à son bonnet… et la petite Marie Avenel, la fille de cette pauvre milady, voilà qu’ils se mettent tous à courir après les vaches et à jouer dans la prairie, comme font tous les enfants, ainsi que Votre Révérence le sait bien. À la fin ils perdirent de vue et Martin et les vaches ; alors ils se mirent à monter un petit tertre que nous appelons Corrie-nan-Shiam, où il y a un ruisseau, et là ils virent… Dieu ait pitié de nous ! une femme vêtue de blanc, assise sur le bord de l’eau, et qui se tordait les mains ; de sorte que les enfants furent saisis de peur envoyant une femme inconnue assise dans cet endroit, à l’exception de Halbert, qui aura seize ans à la Pentecôte prochaine : et d’ailleurs il n’a jamais eu peur de rien… lorsqu’ils arrivèrent près d’elle, voilà qu’elle avait disparu !

— N’avez-vous pas de honte ? dame Elspeth, dit le père Eustache ; une femme de bon sens écouter un conte aussi frivole ! Les enfants vous ont dit un mensonge, et voilà tout.

— Je vous demande pardon, mon révérend père, il y a plus que cela ; car, outre que de toute leur vie ils ne m’ont jamais dit un mensonge, je dois vous apprendre qu’à l’endroit même où la femme Blanche était assise, ils ont trouvé le livre de lady Avenel, et qu’ils l’ont rapporté avec eux à la tour.

— Voilà une circonstance qui est digne au moins de quelque attention. Ne connaissez-vous pas d’autre exemplaire de ce livre dans la maison ?

— Aucun autre, mon révérend père. À quoi bon ? Personne ne saurait les lire, quand il s’en trouverait vingt.

— En ce cas, vous êtes bien sûre que c’est absolument le même que vous aviez donné au père Philippe ?

— Aussi sûre que je le suis de parler en ce moment à Votre Révérence.

— C’est bien singulier ! » et le père Eustache se promena dans la chambre d’un air pensif.

« J’étais sur les épines, continua la dame Glendinning, pour savoir ce que Votre Révérence dirait de tout ceci. Il n’est rien que je ne fisse pour lady Avenel et sa famille, et j’en ai donné des preuves, même pour ses domestiques Martin et Tibbie, quoique celle-ci ne soit pas toujours aussi polie que j’ai droit de l’attendre d’elle. Mais je ne crois pas convenable qu’une dame logée chez des étrangers soit entourée d’anges, d’esprits, de fées, ou d’êtres de cette espèce, parce que cela ne fait pas honneur à la maison. Tout ce dont elle a eu besoin a été fait suivant ses désirs, sans qu’il lui en ait coûté ni un sou ni un souci, comme disent nos paysans. Outre le discrédit qui résulte de ces choses, il me semble qu’il y a du danger à avoir des créatures surnaturelles autour de soi. Mais j’ai attaché un fil rouge autour du cou de mes enfants ; j’ai donné à chacun une baguette de frêne des montagnes, et j’ai cousu en dedans de leurs pourpoints un morceau de l’écorce de l’orme des sorcières. Je voudrais bien que Votre Révérence voulût me dire ce que peut faire de plus une pauvre veuve contre ces esprits et ces fées. Mais je m’arrête, je crains d’avoir eu le malheur de les nommer deux fois.

— Dame Glendinning, » répondit le moine un peu brusquement dès que la bonne femme eut fini son récit, « dites-moi, je vous prie, si vous connaissez la fille du meunier ?

— Si je connais Kate Happer[98] ? je la connais comme le mendiant son écuelle. Kate a été une belle fille, et c’était une de mes amies intimes, il peut y avoir vingt ans.

— Ce ne peut pas être la personne que je veux désigner. Celle dont je parle est à peine âgée de quinze ans ; elle a les yeux noirs ; vous pouvez l’avoir vue à l’église.

— Votre Révérence doit avoir raison, c’est sans doute la nièce de ma commère dont vous voulez parler ; mais, Dieu merci, j’ai toujours été trop dévotement attentive à la messe pour m’apercevoir si les jeunes filles avaient des yeux noirs ou des yeux verts. »

Quelque absorbé que fût le bon père par des pensées étrangères au monde, il ne put s’empêcher de sourire en entendant la dame Glendinning se vanter d’avoir résisté à une tentation à laquelle elle ne pouvait être à beaucoup près aussi exposée que les personnes de l’autre sexe.

« Peut-être alors, reprit-il, savez-vous quels sont ses vêtements ordinaires, dame Glendinning ?

— Oui, oui, mon père, » répondit-elle assez vivement. « Cette fille porte une robe blanche, sans doute pour qu’on ne voie pas la poussière du moulin, et un capuchon bleu, dont elle pourrait bien se passer, n’était un peu de coquetterie.

— Alors, dit le père, ne serait-il pas possible qu’elle eût rapporté le livre, et se fût retiré à l’approche des enfants ? »

La veuve se mit à réfléchir ; elle ne voulait pas, disait-elle, combattre l’explication donnée par le moine ; mais elle ne pouvait concevoir que cette fille fût venue de si loin à ce lieu sauvage, dans l’unique but d’apporter un vieux livre à trois enfants, dont elle ne voulait pas être vue. Surtout elle ne pouvait comprendre pourquoi, ayant quelques rapports avec la famille, et la dame Glendinning ayant toujours payé sa mouture et ses services, cette jeune fille n’était pas entrée pour se reposer, manger un morceau, et donner des nouvelles sur l’état des eaux de la rivière.

Ce furent ces mêmes objections qui convainquirent le moine que ses conjectures étaient fondées. « Madame, dit-il, il faut mettre de la prudence dans ce que vous dites. Ceci est un exemple, et plût à Dieu que ce fût le seul, du pouvoir de notre grand ennemi dans ces temps malheureux ! Toute cette affaire doit être approfondie avec beaucoup de soin et de prudence, et il ne faut pas se contenter de la passer au gros sac, comme l’on dit.

— En vérité, » dit Elspeth cherchant à parler dans le même sens que le sous-prieur, « j’ai toujours pensé que les gens qui sont au moulin du monastère n’apportent pas toujours un très-grand soin dans la manière de sasser et de cribler noire grain et de bluter notre farine ; il est des personnes qui disent que les meuniers ne se font pas scrupule de mêler une poignée de cendre avec la farine qu’ils rendent à leurs pratiques.

— C’est un objet que l’on examinera aussi, madame, » dit le sous-prieur, qui ne fut pas fâché de voir que la bonne dame s’était méprise ; « mais à présent, avec votre permission, j’irai voir lady Avenel. Allez d’abord, je vous prie, et préparez-la à me recevoir. »

La dame Glendinning quitta donc l’appartement, et le moine se promena en faisant les réflexions les plus sérieuses, et cherchant de quelle manière il pourrait remplir avec autant d’humanité que d’efficacité les devoirs importants de son ministère. Il résolut de faire à la malade des réprimandes, adoucies seulement par la pitié que son état de faiblesse devait inspirer ; dans le cas où elle persisterait à faire des objections, encouragée par les exemples récents d’hérétiques endurcis, il imagina d’avoir des réponses toutes prêtes. Enflammé de zèle contre l’intrusion illégitime d’une femme dans les fonctions sacerdotales par l’étude des saintes Écritures, il se figurait les objections qu’un hérétique pourrait lui présenter, et la réfutation victorieuse qui ferait tomber le disputant aux pieds de son confesseur ; enfin l’exhortation salutaire, mais terrible, qu’il voulait faire à sa pénitente, en la conjurant, par le salut de son âme et sous peine d’être privée des dernières consolations de la religion, de lui découvrir ce qu’elle savait du mystère d’iniquité : comment l’hérésie s’était-elle introduite jusque dans les retraites les plus reculées de l’Église ? quels étaient les agents qui pouvaient ainsi se glisser d’un lieu dans un autre, rapporter le volume que l’Église avait interdit aux endroits d’où il avait été enlevé sous les auspices de cette même Église ? et qui, entretenant la soif téméraire des connaissances défendues et inutiles aux laïques, fournissait au pêcheur d’âmes l’occasion d’employer son ancien appât d’ambition et de vaine gloire ?

Mais le bon père oublia la plus grande partie de ces raisonnements lorsque Elspeth revint, répandant plus de larmes que son tablier ne pouvait en essuyer, et lui fit signe de la suivre. « Eh quoi ! dit-il, est-elle si près de sa fin ? Alors l’Église ne doit ni briser ni froisser, elle ne peut employer que des paroles de consolation ; » et, oubliant toute sa polémique, le bon sous-prieur se hâta de monter dans l’appartement, où, sur le misérable lit qu’elle avait occupé depuis que ses malheurs l’avaient conduite à la tour de Glendearg, la veuve de Walter Avenel venait de rendre son âme à son créateur. « Ô mon Dieu ! faut-il que le malheureux retard que j’ai mis à me présenter ait été cause qu’elle soit morte sans avoir reçu les consolations de l’Église ! Voyez, dame Elspeth, » s’écria-t-il avec la plus vive anxiété, « s’il reste encore une étincelle de vie. Ne peut-on la faire revenir, ne fût-ce que pour un moment ? Oh ! que ne peut-elle exprimer, par le mot le plus imparfait, par le geste le plus faible, son assentiment à la nécessité d’un acte de repentir ! Ne respire-t-elle point ? êtes-vous sûre qu’elle ne respire point ?

— Elle ne respire plus, dit la matrone, pauvre fille, qui était déjà privée de son père, et qui maintenant perd aussi sa mère ! Ô douce compagne que j’ai eue pendant tant d’années, et que je ne reverrai plus ! Mais elle est dans le ciel assurément, si jamais femme y a été admise, car jamais femme d’une vie plus exemplaire !…

— Malheur à moi, s’écria le bon moine, si elle a quitté cette vie sans être assurée du bonheur dans l’autre ! Malheur au berger négligent qui a laissé emporter par le loup une des meilleures brebis du troupeau pendant qu’il préparait sa fronde et son bâton pour combattre le monstre ! Oh ! si dans la longue éternité cette âme devait avoir en partage autre chose que le bonheur, mon retard aurait coûté la valeur d’une âme immortelle ! »

Alors il s’approcha du corps avec ce sentiment de remords très naturel à un homme aussi dévotement attaché aux doctrines de l’Église catholique. « Hélas ! » dit-il en contemplant ce cadavre décoloré, dont l’esprit s’était séparé d’un vol si doux qu’il avait laissé un sourire sur les lèvres bleuâtres ; mais la consomption avait tellement desséché cette bouche que le dernier souffle en était sorti sans la moindre convulsion : « hélas ! dit le père Eustache, la voilà étendue cette plante fragile, et comme elle est tombée elle reste ! affreuse pensée pour moi, si ma négligence l’a laissée choir dans une fausse direction ! » Alors il conjura la dame Glendinning de lui dire ce qu’elle savait de la conduite et des habitudes de la défunte.

Tous les renseignements étaient à l’honneur de lady Avenel ; car sa compagne, qui l’avait admirée pendant sa vie, malgré quelque petit sentiment de jalousie, l’idolâtrait maintenant qu’elle n’était plus, et elle donna à sa mémoire toutes les louanges imaginables.

Dans le fait, malgré les doutes que lady Avenel pouvait avoir conçus en son particulier sur quelques doctrines professées par l’Église de Rome ; bien qu’elle eût probablement appelé de ce christianisme corrompu au livre sur lequel le christianisme lui-même est fondé, elle avait néanmoins été régulière dans l’observation de ses devoirs de religion, ne poussant peut-être pas le scrupule au point de se séparer de la communion. Tels étaient, en effet, les sentiments des premiers réformateurs qui semblaient s’attacher à éviter un schisme, jusqu’à ce que par la violence du pape il devînt inévitable.

Dans cette circonstance, le père Eustache écouta avidement tout ce qui pouvait le convaincre de l’orthodoxie de lady Avenel sur les principaux articles de la foi ; car sa conscience lui reprochait amèrement le temps qu’il avait perdu avec la dame de Glendearg, tandis qu’il fallait se hâter de se rendre là où sa présence était nécessaire. « Oh ! » s’écria-t-il en s’adressant à la défunte, « si tu es encore exempte des éternels châtiments dûs aux sectaires de la fausse doctrine ; si tu ne dois souffrir que pour un temps, et afin d’expier les fautes de ta vie, fautes qui tinrent plus de notre fragilité que du péché mortel, ne crains point d’habiter long-temps les régions de la douleur. Vigiles, messes, pénitences, macération de mon corps, jusqu’à ce qu’il ressemble à cette forme exténuée, rien ne me coûtera pour hâter ta délivrance. La sainte Église, les pieuses fondations, et notre bienheureuse patronne elle-même, intercéderont en faveur de celle qui a racheté ses erreurs par tant de vertus. Laissez-moi seul, ma bonne dame, à côté de ce lit, je veux remplir les devoirs qu’exige cet événement douloureux.

Elspeth quitta le moine, qui se mit à réciter des prières ferventes et sincères pour le repos de l’âme de la défunte. Après être resté une heure dans la chambre mortuaire, il revint dans la salle, où il trouva Elspeth pleurant la perte de son amie.

Mais ce serait faire injure à l’hospitalité de la dame Glendinning que de supposer qu’elle s’était lamentée pendant ce long intervalle, ou de penser qu’elle avait été absorbée par les larmes abondantes et sincères qu’elle donnait à la mémoire de sa compagne, au point d’oublier son vénérable hôte, confesseur et sous-prieur, en toutes les choses spirituelles ou temporelles qui pouvaient intéresser les vassaux du monastère puissant.

Le pain d’orge était rôti ; elle avait mis en perce son meilleur baril d’ale brassée dans la maison ; le beurre le plus frais était sur la table, avec un jambon savoureux et un excellent fromage, avant qu’elle s’abandonnât à l’excès de son chagrin. Ce ne fut qu’après avoir arrangé proprement son petit repas sur la table qu’elle s’assit au coin de la cheminée, jeta son tablier à carreaux sur sa tête, et donna un libre cours à ses larmes et à ses sanglots. Il n’y avait là ni grimaces ni affectation. La bonne dame pensait que faire les honneurs de sa maison, particulièrement à un religieux, était un devoir aussi essentiel que tout autre, et tant que ce devoir n’était pas exactement rempli, elle ne se serait pas crue libre de s’abandonner au chagrin d’avoir perdu son amie.

Lorsque le sous-prieur fut descendu, elle se leva pour lui servir ce qu’il pourrait désirer ; mais il refusa toutes les offres de la veuve. Ni le beurre jaune comme de l’or, et le meilleur, assurait-elle, qu’on pût trouver dans tout le patrimoine de Sainte-Marie ; ni les petits gâteaux d’orge que la bienheureuse défunte (Dieu veuille avoir son âme !) trouvait toujours si bons ; ni aucun autre mets délicat que les provisions de la pauvre Elspeth avaient pu fournir, ne purent décider le sous-prieur à rompre son jeûne.

« Aujourd’hui, dit-il, je ne prendrai aucune nourriture avant le coucher du soleil. Heureux si, par cette abstinence, je puis réparer la négligence dont je me suis rendu coupable ! plus heureux encore si cette légère pénitence, à laquelle je me condamne dans la sincérité d’un cœur animé de la foi la plus vive, peut apporter du soulagement à l’âme de la défunte. Néanmoins, dame Elspeth, les soins que je donne aux morts ne doivent pas m’empêcher de penser aux vivants, et me faire oublier que je ne dois point laisser ici ce livre qui est, pour les ignorants, ce que fut pour nos premiers pères, l’arbre de la science du bien et du mal ; excellent en lui-même, mais fatal à ceux qui le lisent malgré la défense de l’Église. »

— Oh ! ce sera bien volontiers que je vous remettrai le livre, mon révérend père, s’écria Elspeth, pourvu que je trouve le moyen de le dérober aux enfants : à dire vrai, les pauvres petits sont maintenant dans une telle affliction que vous leur arracheriez le cœur sans qu’ils s’en aperçussent.

— Donnez-leur ce missel à la place, bonne dame, » dit le père en tirant de sa poche un livre orné de figures enluminées, et je viendrai moi-même, ou j’enverrai quelqu’un en temps convenable pour leur expliquer ces emblèmes.

— Oh ! les belles images ! » dit la dame Glendinning, à qui l’admiration fit un instant oublier son chagrin : « Ah ! certes, c’est bien un autre livre que celui de la pauvre lady Avenel, et peut-être serions-nous plus heureux aujourd’hui si Votre Révérence eût remonté le vallon à la place du père Philippe : bien que le sacristain soit un homme puissant, qui parle comme s’il voulait faire envoler la maison, n’était l’épaisseur des murs, à quoi les ancêtres de Simon, Dieu veuille avoir leurs âmes ! ont suffisamment pourvu. »

Le moine donna ordre qu’on amenât sa mule, et il était au moment de prendre congé, répondant aux questions de la bonne dame sur les funérailles, lorsqu’un cavalier armé et équipé entra dans la petite cour qui entourait la forteresse.


CHAPITRE IX.


le messager.


Depuis qu’ils ont parcouru à cheval nos cantons, les épaules couvertes de fer et les talons armés d’éperons rouillés, il ne croît plus aucun épi dans nos sillons, comme l’a dit John Uponland.
Manuscrit de Bannatyne.


Les lois écossaises, aussi sagement faites qu’elles étaient négligemment exécutées, s’étaient efforcées en vain de remédier au dommage fait à l’agriculture par l’usage où étaient les nobles et les propriétaires fonciers d’avoir à leur service des jackmen ; dénomination qui venait de jack, ou pourpoint doublé de fer, armure défensive de ces mercenaires. Cette soldatesque agissait envers la classe industrieuse de la société avec la plus grande insolence ; vivait de pillage, et était toujours prête à exécuter les ordres du maître, quelque contraires aux lois qu’ils pussent être. En adoptant ce genre de vie, ces hommes renonçaient aux espérances tranquilles aussi bien qu’aux travaux réguliers, et pour un métier précaire et dangereux ; mais il avait néanmoins tant de charmes pour ceux qui s’y étaient habitués, qu’ils devenaient incapables de se livrer à une autre profession. De là les lamentations de John Uponland, personnage fictif, représentant un villageois, dans la bouche duquel les poètes du temps ont mis leurs

satires sur les hommes et les mœurs :

Armes du bouclier, de l’arc et de la lance,
À travers la forêt, la rivière et les champs,
Ils chevauchaient, remplis de rage et de vaillance,
Ravageaient les guérêts, les seigles jaunissants.
« Il vaudrait mieux, disait John Uponland lui-même,
Voir le diable sur nous attirer l’anathème. »

Christie de Glint-Hill, le cavalier qui venait d’arriver à la petite tour de Glendearg, était un des membres de cette compagnie pleine d’espérance, comme l’indiquaient ses épaulières de fer, ses éperons rouillés et sa longue lance. Une sorte de casque de fer assez peu brillant était orné d’un brin de houx, marque distinctive de la famille d’Avenel ; une épée droite et à double tranchant, dont la poignée était en bois de chêne poli, pendait à son côté. L’état de maigreur du cheval et l’air farouche et pauvre du cavalier indiquaient que leur occupation n’était ni agréable ni lucrative. Il salua la dame Glendinning avec peu de courtoisie et le moine moins poliment encore ; car le manque de respect envers les ordres religieux avait pénétré dans cette classe d’hommes déréglés, bien que l’on puisse supposer que ces gens-là étaient passablement indifférents pour les nouvelles comme pour les anciennes doctrines.

« Ainsi donc notre lady est morte, dame Glendinning, dit le jackman, justement mon maître lui envoyait un bœuf gras pour sa provision d’hiver ; mais il pourra servir pour le repas des funérailles. Je l’ai laissé là haut sur la colline ; on pourra facilement le reconnaître, car il est marqué sur la peau et la tête. Plus tôt il sera dépouillé et salé, plus tôt vous serez à l’abri de tout embarras, vous m’entendez. Donnez-moi une mesure d’avoine pour mon cheval, et du bœuf et de la bière pour moi-même, car il faut que j’aille jusqu’au monastère, bien qu’il me semble que ce moine pourrait faire ma commission.

— Ta commission ? rustre, » dit le sous-prieur en fronçant le sourcil.

« Pour l’amour de Dieu ! » dit la dame Glendinning épouvantée à l’idée d’une querelle entre ces deux personnages ; ô Christie ! c’est le sous-prieur. Ô mon révérend père ! c’est Christie Clint-Hill, le chef des jackmen de Julien Avenel ; vous savez qu’on ne peut rien attendre de bien courtois de pareils gens.

— Êtes-vous de la suite du seigneur d’Avenel ? » dit le moine s’adressant au cavalier ; « et osez-vous parler aussi grossièrement à un religieux de l’abbaye de Sainte-Marie, à laquelle votre maître a tant d’obligations ?

— Il se propose d’en contracter de nouvelles, sire moine, répondit Christie ; car ayant appris que sa belle-sœur, la veuve de Walter Avenel, était à son lit de mort, il m’envoie dire au père abbé et aux moines qu’il veut célébrer les funérailles dans leur couvent. En conséquence, il s’invite à passer trois jours et trois nuits avec quelques amis et une vingtaine de cavaliers, gens et chevaux, aux frais de votre communauté ; laquelle intention il signifie bien et dûment, pour que les préparatifs convenables soient faits en temps utile.

— L’ami, dit le sous-prieur, ne pense pas que je veuille insulter le père abbé en me chargeant d’un semblable message. Crois-tu que les biens de l’Église lui aient été donnés par des princes pieux et des nobles zélés pour être dissipés en débauche par chaque libertin laïque traînant à sa suite plus de gens qu’il ne peut en entretenir au moyen de ses revenus ? Dis à ton maître, de la part du sous-prieur de Sainte-Marie, que le primat nous a donné l’ordre de ne plus nous soumettre à ces sortes d’exactions, faites sous le vain prétexte de demander l’hospitalité. Nos terres, nos domaines nous ont été concédés pour être employés au soulagement des pèlerins et des personnes pieuses, et non en festins licencieux pour une soldatesque grossière.

— Et c’est à moi, » dit le sauvage porte-lance, « c’est à moi et à mon maître que s’adresse un pareil langage ? Prenez garde à vous, sire prêtre, et essayez si des ave et des credo empêcheront vos bestiaux de s’égarer et vos meules de foin de brûler.

— Oses-tu menacer de pillage et d’incendie le patrimoine de la sainte Église, dit le sous-prieur, et cela à la face du soleil ? Je prends tous ceux qui m’écoutent à témoin des paroles de ce brigand. Songe aux gens de ton espèce que lord James a fait noyer par vingtaines dans le noir étang de Jeddart[99]. C’est à lui et au primat que je porterai mes plaintes. »

Le soldat changea la position de sa lance et la baissa jusqu’à la mettre au niveau du corps du moine.

La dame Glendinning se mit à crier au secours. « Tibb Tacket ! Martin ? où êtes-vous tous ? Christie, pour l’amour de Dieu ! considérez que c’est un membre de la sainte Église.

— Je ne crains nullement sa lance, dit le sous-prieur ; si je meurs en défendant les droits et les privilèges de ma communauté, le primat saura de quelle manière en tirer vengeance.

— Qu’il prenne garde à lui-même, » dit Christie ; mais en même temps il déposait sa lance contre la muraille de la tour ; « si les hommes de Fife[100] ont dit vrai quand ils sont venus ici avec le gouverneur, dans leur dernière excursion, Norman Leslie est mal avec le primat, et il s’apprête à le traiter rudement. Tout le monde sait que Norman est un chien de race, qui ne lâche jamais prise. Au surplus, » ajouta-t-il, pensant peut-être qu’il avait été un peu trop loin, « je n’avais aucune intention d’offenser le révérend père. Je suis un homme rude, ne connaissant que la lance et l’étrier, et nullement habitué à communiquer avec des liseurs de livres ou avec des prêtres ; je suis prêt à demander à Sa Révérence sa bénédiction, et son pardon si j’ai dit quelque chose de mal.

— Pour l’amour de Dieu, mon révérend Père, » dit la veuve de Glendearg au sous-prieur, qu’elle prit à part, « accordez-lui votre pardon ; car, comment pourrons-nous dormir tranquilles pendant les nuits obscures, pauvres gens que nous sommes, si le couvent est en mésintelligence avec les gens de cette espèce.

— Vous avez raison, bonne dame, repartit le sous-prieur ; c’est votre sûreté que je dois consulter avant tout. Soldat, je te pardonne ; que Dieu te bénisse et te rende un peu plus honnête ! »

Christie de Clint-Hill fit à contre-cœur une inclination de tête en marmottant à part soi : « C’est comme si tu disais : Que Dieu te fasse mourir de faim ! » Puis il dit à haute voix : « mais revenons à mon message, sire prêtre, quelle réponse dois-je rapporter ?

— Que le corps de la veuve d’Avenel répondit le père, sera enseveli d’une manière convenable à son rang, dans le tombeau de son vaillant mari. Quant à la visite de trois jours que votre maître se propose de nous faire avec ses amis et sa suite, je ne suis pas autorisé à vous donner une réponse définitive ; il faut que vous fassiez connaître à notre révérend abbé le projet de votre chef.

— Il m’en coûtera une course de plus, dit Christie ; mais tout cela rentre dans l’emploi de la journée. Eh bien, mon garçon, » dit-il à Halbert qui s’amusait à manier la longue lance qu’il avait déposée, « que dis-tu de ce joujou ? Veux-tu venir avec moi et être un maraudeur ?

— Que tous les saints du paradis nous en préservent, » s’écria la pauvre mère : puis craignant d’avoir offensé Christie par la vivacité de son exclamation, elle s’empressa d’ajouter que, depuis la mort de Simon, elle ne pouvait voir une lance, un arc, ou tout autre instrument de destruction, sans éprouver le plus violent serrement de cœur.

— Bah ! dit Christie, tu devrais prendre un autre mari, bonne dame, et chasser toutes ces folies de ta pensée : que dis-tu d’un vigoureux garçon comme moi ? Ma foi, cette vieille tour me paraît être en assez bon état de défense, et il ne manque pas de vallons, de rochers, de mares et de halliers, dans le cas où on serait serré de trop près. Un homme pourrait bien habiter ici, entretenir une dizaine de bons compagnons avec leurs chevaux, et, vivant de ce qu’il trouverait à la portée de sa main, avoir encore des complaisances pour toi, vieille donzelle.

— Hélas ! monsieur Christie, répondit Elspeth, comment pouvez-vous tenir de pareils discours à une pauvre veuve, et qui a la mort dans sa maison, pour comble d’affliction ?

— Veuve ; mais c’est une raison pour reprendre un mari. Ton vieux mari est mort ? bon ! il faut maintenant en choisir un autre qui soit d’une composition moins fragile, et qui ne meure pas de la pépie comme un jeune poulet. Ce sera mieux encore. Mais, allons, bonne dame, faites-moi donner quelque chose à manger, et nous parlerons de tout cela plus au long. »

La dame Elspeth, tout en connaissant bien le caractère de cet homme, qu’elle détestait et craignait, ne put s’empêcher de sourire en entendre ce discours.

« Tout ce qu’il voudra pourvu qu’il se tienne tranquille, » dit-elle tout bas au sous-prieur ; et elle rentra dans la tour, pour servir au cavalier ce qu’il désirait, se flattant que la bonne chère et le pouvoir de ses charmes occuperaient si bien Christie de Clint-Hill, que l’altercation entre lui et le moine ne se renouvellerait point.

Le sous-prieur n’avait non plus aucune envie de donner lieu sans nécessité à une rupture entre le monastère et un homme tel que Julien Avenel. Il sentait que la modération était aussi nécessaire que la fermeté pour soutenir l’édifice chancelant de l’Église de Rome, et il n’ignorait pas que tout au contraire des siècles précédents, les disputes entre les clercs et les laïques se terminaient presque toujours alors à l’avantage des derniers. Il résolut d’éviter une nouvelle contestation en se retirant ; mais il n’oublia point de s’emparer d’abord du livre emporté la veille par le sacristain, et rapporté au vallon d’une manière si merveilleuse.

Édouard, le plus jeune des fils de la dame Elspeth, fit de fortes objections à l’enlèvement du livre, et Marie se serait probablement mise de la partie ; mais elle était en ce moment dans sa petite chambre à coucher, avec Tibbie, qui mettait en usage toute sa rustique éloquence pour consoler la jeune personne de la perte de sa mère. Mais le jeune Glendinning prit la défense des droits de Marie, et déclara, avec une fermeté qui jusqu’alors n’avait nullement fait partie de son caractère, que la bonne lady Avenel étant morte, le livre était à Marie, et que nulle autre personne que Marie ne l’aurait dans les mains.

« Mais, mon cher enfant, si c’est un livre qu’il ne faut pas que Marie lise, » dit le père Eustache avec beaucoup de douceur, « vous ne voudriez sûrement pas qu’il restât en sa possession.

— Sa mère le lisait, » répondit le jeune champion de la propriété, « par conséquent il ne peut être mauvais. Il ne sera point enlevé… Mais où est donc Halbert ? à écouter les rodomontades de ce fou de Christie, j’en suis sûr ; il ne respire que les combats, et maintenant il n’est pas ici.

— Comment, Édouard, dit Eustache, est-ce que vous voudriez vous battre contre moi, contre un prêtre, contre un vieillard ?

— Fussiez-vous aussi bon prêtre que le pape, et aussi vieux que les montagnes, vous n’emporterez pas le livre de Marie sans sa permission, et je combattrai pour le défendre.

— Mais remarquez, mon petit ami, » dit le moine, qui s’amusait beaucoup de voir l’air résolu avec lequel l’enfant défendait les droits de son amie, » remarquez que je ne l’enlève point ; je ne fais que l’emprunter, et je laisse à la place mon beau missel pour gage de mon intention de le rapporter. »

Édouard ouvrit le missel avec une vive curiosité, et jeta un coup d’œil sur les images dont il était orné. « Saint George et le Dragon ? dit-il, Halbert aimera cela ; et saint Michel brandissant son épée sur la tête du malin Esprit ? Cela est encore bon pour Halbert. Ah ! voilà saint Jean, conduisant son agneau dans le désert avec sa petite croix de roseau, son havresac et son bâton ; celle-ci sera mon image favorite. Et où on trouverons-nous une pour la pauvre Marie ?… Voici une belle femme qui pleure et qui se lamente.

— C’est sainte Marie-Madeleine qui se repent de ses péchés, mon enfant, dit le père Eustache.

— Cela ne saurait convenir à notre Marie, dit Édouard, car elle ne commet point de fautes, et ne se fâche jamais contre nous que lorsque nous faisons mal.

— En ce cas, dit le moine, je vais vous montrer une Marie qui la protégera, ainsi que vous et tous les enfants sages. Voyez comme on la représente belle, avec sa robe parsemée d’étoiles d’or. »

L’enfant resta en extase devant le portrait de la Vierge, que le sous-prieur lui montrait sur un autre feuillet.

« Celui-ci, dit-il, ressemble véritablement à notre douce Marie, et je crois que je vous laisserai emporter le livre noir, qui ne contient pas d’aussi belles images, et que je garderai celui-ci à la place ; mais, mon révérend père, il faut que vous promettiez de rapporter ce livre, car, en y réfléchissant, il est possible que Marie préfère celui de sa mère.

— Je reviendrai bien certainement, » dit le moine en faisant une réponse évasive, « et peut-être vous apprendrai-je à lire et à écrire de belles lettres comme celles que vous voyez dans ce livre, à les peindre en bleu, en vert et en jaune, et à les enjoliver avec de l’or.

— Oui, dit Édouard, et à faire des figures comme celles de ces bienheureux saints, et surtout comme ces deux Maries ?

— Avec leur bénédiction, dit le sous-prieur, je pourrai aussi vous instruire dans cet art, autant que je puis l’enseigner et que vous êtes capable de l’apprendre.

— Alors, dit Édouard, je ferai le portrait de Marie. Mais souvenez-vous que vous devez rapporter le livre noir ; il faut que vous le promettiez. »

Le sous-prieur, désirant se débarrasser de l’opiniâtreté de l’enfant pour se mettre en route vers son couvent avant d’avoir une nouvelle entrevue avec le maraudeur, fit à Édouard la promesse qu’il demandait, monta sur sa mule, et reprit le chemin du monastère.

On était en novembre, aussi le jour touchait-il à sa fin lorsque le sous-prieur quitta la tour de Glendearg, car les divers retards qu’il avait éprouvés l’avaient retenu beaucoup plus long-temps qu’il ne s’était proposé de rester. Un vent froid de l’est agitait les feuilles desséchées et les arrachait des tiges qu’elles avaient ornées autrefois.

« C’est ainsi, dit le moine, que la vallée du temps nous offre une perspective plus désolée à mesure que nous descendons sur le fleuve des années. J’ai bien peu gagné par ce voyage, excepté la certitude que l’hérésie se propage parmi nous avec une rapidité extraordinaire ; et que cet esprit d’impiété, qui fait insulter les ordres religieux et piller les domaines de l’Église, esprit qui n’était répandu que dans la partie orientale de l’Écosse, se rapproche maintenant de nous. »

Le bruit du pas d’un cheval qui venait derrière lui interrompit sa rêverie ; ce cheval était monté par le même cavalier farouche que le moine avait laissé à la tour.

« Bon soir, mon fils, et que la bénédiction du ciel vous accompagne ! » dit le sous-prieur en le voyant passer ; mais le soldat brutal lui rendit à peine le salut par une légère inclination de tête, et enfonçant les éperons dans les flancs de son cheval, il avança d’un pas à laisser en un instant le moine et sa mule bien loin derrière lui.

« Et voilà, reprit le père Eustache, un autre fléau de notre temps, un rustre que sa naissance avait destiné à cultiver la terre, mais qui, perverti par les divisions impies et antichrétiennes du pays, est devenu un brigand audacieux, étranger à tout sentiment de piété. Les barons écossais sont à présent des chefs de maraudeurs, opprimant le pauvre par la violence, et ruinant l’Église en extorquant des séjours à discrétion, sans honte comme sans motifs, dans les abbayes et les prieurés. Mais je crains d’arriver trop tard pour conseiller à l’abbé de résister fermement à ces audacieux sorners[101]. Il faut que je me hâte. » En même temps il donna un coup de houssine à sa mule ; mais l’animal, au lieu d’aller plus vite, fit un écart subit hors du sentier, et tous les efforts du cavalier ne purent le faire avancer d’un pas.

« Es-tu aussi infectée de l’esprit du temps ! dit le sous-prieur ; tu étais ordinairement docile et obéissante, et te voilà maintenant aussi rétive que le jackman le plus brutal ou que l’hérétique le plus obstiné. »

Pendant qu’il était à se débattre avec sa mule épouvantée, une voix semblable à celle d’une femme chanta à son oreille, ou du moins très-près de lui :

Te voilà bien tard en voyage,
Beau moine, en si riche équipage
Et par ce chemin isolé.
Moine ! je ne veux rien te prendre…
Mais je saurai te faire rendre
Le livre que tu m’as volé.

Le sous-prieur regarda autour de lui ; mais il n’y avait ni buisson ni touffe d’arbre qui put cacher la personne qui chantait. « Que Notre-Dame ait pitié de moi ! dit-il. J’espère que mes sens ne m’ont point abandonné ; mais comment se fait-il que mes pensées s’arrangent en vers, que je méprise, et en musique, dont je ne me soucie point ? et pourquoi la voix d’une femme frappe-t-elle des oreilles depuis si long-temps indifférentes à cette mélodie ? C’est ce qui passe toutes mes idées, et qui semblerait presque réaliser la vision de Philippe le sacristain. Allons, ma bonne mule, remets-toi dans le sentier, et éloignons-nous d’ici pendant que notre jugement est encore sain. »

Mais on eût dit que la mule avait pris racine dans le sol ; elle se raidissait pour ne pas avancer vers le point où son cavalier la poussait ; elle témoignait, par ses oreilles collées sur son cou et par ses yeux qui semblaient près de sortir de leurs orbites, la terreur extrême dont elle était saisie.

Tandis que le sous-prieur employait tantôt les menaces, tantôt les caresses pour rappeler à son devoir l’animal indocile, l’étrange voix se fit entendre de nouveau tout près de lui :

Ô moine, à l’âme grande et forte,
Qui veillez au lit d’une morte,
Fuyez de ces lieux isolés :
La mort vous y guette au passage ;
Reculez, si vous êtes sage ;
Mon maître le veut : reculez.

« Et moi, par le nom de mon maître, » dit le moine stupéfait d’étonnement, « par ce nom devant lequel toutes les créatures tremblent, je te conjure de me dire qui tu es, toi qui me persécutes ainsi : »

La même voix répondit :

Le bien, le mal à mon essence,
Le ciel, l’enfer à ma naissance
Sont également étrangers.
Je suis l’insaisissable brume.
Du ruisseau la changeante écume,
Ou le souffle des vents légers ;

Quelque chose entre la pensée
Et le songe où l’âme oppressée
Vaguement aspire au réveil ;
Une image à peine tracée
Que voit la paupière lassée
Entre la veille et le sommeil ;
Je ne sais quoi qui n’est pas ombre
Et n’est plus jour, quand la nuit sombre
Éteint les rayons du soleil.

« Il y a ici plus que de l’imagination, » dit le sous-prieur en faisant un effort sur lui-même, quoique, malgré sa fermeté naturelle, il sentît son sang se glacer et ses cheveux se hérisser, par la conviction qu’un être surnaturel était réellement près de lui. » Je te somme, » dit-il à haute voix, « de te retirer, quelle que soit ta mission, et de ne plus me persécuter. Esprit impur, tu ne peux remplir d’épouvante que ceux qui mettent de la négligence à remplir leurs devoirs. »

La voix répliqua sur le champ :

Vainement ta voix me commande ;
Ta force n’est point assez grande
Pour enchaîner l’illimité :
Comme la lueur des étoiles,
Je sais, des nuits perçant les voiles,
Franchir d’un saut l’immensité.

Sur la vague je me balance ;
Avec l’orage je m’élance
Sur les ailes de l’aquilon…
Adieu ! beau moine ; mais écoute :
Je serai là-bas sur ta route,
Au prochain détour du vallon.

En ce moment la route parut entièrement libre, car la mule se recueiliit et changea son attitude d’épouvante en une autre qui promettait un retour d’activité, bien qu’une transpiration abondante et un tremblement de tous ses membres fussent une preuve évidente de la terreur dont elle avait été saisie.

« J’avais toujours révoqué en doute l’existence des cabalistes et des rose-croix, pensa le sous-prieur ; mais par le saint ordre dont je suis membre, je ne sais plus qu’en dire. Mon pouls n’est point agité ; ma main est fraîche ; je suis à jeun de tout, sauf peut-être de péché, et je suis en possession de mes facultés ordinaires. Il faut donc, ou qu’il ait été permis à quelque démon de m’obséder, ou que les histoires racontées par Cornelius Agrippa, Paracelse, et autres qui ont traité des sciences occultes, ne soient pas dénuées de tout fondement. Au détour du vallon ? J’aurais bien voulu éviter une seconde rencontre ; mais je suis au service de l’Église, et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre moi. »

Il continua sa marche, mais avec précaution et non sans crainte, car il ne savait ni comment, ni où son voyage devait être de nouveau interrompu par l’être invisible qui semblait suivre ses pas. Il continua de descendre le glen sans éprouver d’interruption pendant à peu près un mille : soudain, à l’endroit précis où le fleuve, arrivé au pied d’une montagne escarpée, se détourne brusquement de manière à laisser à peine de la place pour un cheval, la mule fut encore une fois assaillie par les symptômes de terreur qui avaient interrompu sa course. Connaissant mieux, maintenant la cause de sa résistance, le moine ne fit aucune tentative pour la faire avancer ; mais, s’adressant directement à l’être invisible qu’il supposait être de nouveau à ses côtés, il prononça la formule solennelle d’exorcisme, telle qu’elle est prescrite par l’Église de Rome, en pareille circonstance. À cette conjuration la voix répondit :

L’homme juste est plein d’imprudence :
Le méchant poursuit en silence
L’œuvre de vengeance et de mort.
Crois-moi : gagne un obscur asile ;
Ne parle point, reste immobile,
Fais-toi petit devant le sort.

Pendant que le sous-prieur écoutait, la tête tournée du côté où le chant se faisait entendre, il sentit comme quelque chose qui se précipitait sur lui, et avant qu’il pût en découvrir la cause, il fut poussé hors de la selle avec une force, non pas violente, mais irrésistible. Avant qu’il eût touché la terre, il avait perdu connaissance, et il resta long-temps étendu dans un état d’anéantissement complet : car, lorsqu’il tomba, le soleil dorait encore le sommet des montagnes lointaines ; et lorsqu’il reprit connaissance, la lune pâle brillait sur le paysage. Il se réveilla encore frappé de terreur, et il ne put s’en affranchir entièrement qu’après un instant de réflexion. Il se mit alors sur son séant, et après avoir fait divers mouvements, il se convainquit que le seul mal corporel qu’il souffrit était un engourdissement occasioné par l’intensité du froid. Un léger bruit qui se fit auprès de lui refoula de nouveau son sang vers le cœur ; il fit un effort et se leva, et ayant regardé autour de lui, il reconnut que ce bruit était occasioné par les pas de sa mule. Le paisible animal était resté fort tranquillement à paître l’herbe qui croissait abondamment dans cet endroit isolé, pendant l’évanouissement du révérend père.

Reprenant un peu d’empire sur lui-même, le sous-prieur se recueillit, remonta sur sa mule, et tout en méditant sur son étrange aventure, il arriva bientôt où le glen se joint à la grande vallée de la Tweed. Le pont-levis se baissa à sa première sommation, et il avait tellement gagné le cœur du brutal gardien, que celui-ci vint lui-même, avec une lanterne, pour éclairer le sous-prieur pendant la traversée, qui n’était pas sans danger.

« Par ma foi, mon révérend père, » dit-il en approchant la lumière du visage du père Eustache, « vous avez l’air bien fatigué et vous êtes pâle comme la mort ; il est vrai que peu de chose suffit pour vous abattre, vous autres gens de cellule. Mais voyez-vous, moi qui vous parle, il m’est arrivé lorsque je ne songeais guère à être un jour perché sur cette tour, entre le vent et l’eau, de trotter sur mon cheval pendant trente milles d’Écosse, avant déjeuner, avec les joues vermeilles comme la rose pendant tout le temps. Voulez-vous prendre quelque rafraîchissement, ou un verre d’eau distillée ?

— Je ne le puis, dit le père Eustache ; un vœu que j’ai fait me le défend ; mais je vous remercie de votre offre obligeante ; et je vous prie de donner cela au premier pèlerin qui viendra ici, pâle et épuisé comme je le suis, car il s’en trouvera bien dans ce monde et vous dans l’autre.

— Et sur mon honneur, c’est ce que je ferai, dit Pierre, et cela pour l’amour de vous. C’est une chose étonnante comment ce sous-prieur vous gagne le cœur mieux que tous les autres gens encapuchonnés, qui ne savent que boire et manger. Femme, écoute donc ; femme, nous donnerons un verre d’eau distillée et une croûte de pain au premier pèlerin qui se présentera pour passer ; on pourrait garder pour cela le fond de la dernière cruche et le pain mal cuit que les enfants n’ont pu manger. »

Pendant que Pierre donnait ces charitables et prudentes instructions, le sous-prieur, qui, par son heureuse médiation, avait disposé le gardien du pont à faire un acte de générosité aussi extraordinaire, continuait sa route vers le monastère. Pendant sa marche, il combattait les rebellions de son propre cœur, ennemi qu’il trouvait plus formidable que tous ceux que la puissance extérieure de Satan pouvait lui susciter.

Le père Eustache était fortement tenté de taire son aventure merveilleuse ; il lui répugnait d’autant plus de l’avouer qu’il avait porté un jugement sévère sur le père Philippe, et il était maintenant très-disposé à croire que celui-ci, à son retour de Glendearg, avait rencontré des obstacles peu différents de ceux qui l’avaient arrêté lui-même. Il fut encore bien plus convaincu de cette identité lorsque, cherchant dans son sein le livre confisqué à la tour de Glendearg, il s’aperçut qu’il ne l’avait plus, circonstance uniquement explicable au moyen de cette supposition, qu’il lui avait été enlevé pendant son évanouissement.

« Si j’avoue cette étrange aventure, pensait le sous-prieur, je deviens un objet de risée pour tous mes frères… moi, que le primat a envoyé ici pour les surveiller en quelque sorte, et pour réprimer leurs vaines folies ! Je vais donner sur moi à l’abbé un avantage que je ne regagnerai jamais. Le ciel connaît seul combien cet homme, dans son indiscrète simplicité, peut abuser d’un pareil avantage, au déshonneur et au détriment de la sainte Église. Mais, d’un autre côté, si je ne fais point une confession sincère de ce qui tourne à ma honte, de quel front oserai-je adresser des admonitions ou des réprimandes aux autres ? Avoue, cœur orgueilleux, ajouta-t-il que le bien de la sainte Église t’intéresse moins dans cette affaire que ta propre humiliation. Oui, le ciel t’a puni par l’endroit le plus sensible et que tu croyais le moins vulnérable, par ton orgueil spirituel et ta sagesse mondaine. Tu as tourné en ridicule et en dérision l’inexpérience de tes frères ; soumets-toi à ton tour à leurs moqueries. Dis-leur ce qu’ils ne voudront point croire ; affirme ce qu’ils attribueront à une vaine frayeur, ou peut-être à un mensonge volontaire ; prépare-toi à subir le déshonneur de passer pour un visionnaire imbécile, ou pour un imposteur avéré… Eh bien, oui ! je remplirai mon devoir, je ferai une entière confession à mon supérieur : s’il en résulte que je ne puis plus être utile à cette maison, Dieu et Notre-Dame m’enverront dans une autre où je pourrai mieux les servir. »

Il y avait beaucoup de mérite dans la résolution que le père Eustache venait de former avec tant de zèle et de générosité. Ceux qui occupent un certain rang regardent l’estime de leurs égaux comme ce qu’ils ont de plus cher ; mais dans la vie monastique, où il faut renoncer à tout autre objet d’ambition, aussi bien qu’à tous les liens d’amitié et de parenté, la place qu’on occupe dans l’opinion des autres est tout.

En faisant une confession qui devait le rendre au moins ridicule, le père Eustache avait la conviction intime de la joie qu’en éprouveraient l’abbé et la plupart des moines de Sainte-Marie. Il n’ignorait pas que tous étaient jaloux de l’influence indirecte mais irrésistible qu’il exerçait dans les affaires du couvent : mais rien de tout cela ne put le faire changer de résolution.

Fortement animé de ces sentiments, il s’approcha de la porte du monastère ; il aperçut alors, à sa grande surprise, des torches allumées et un rassemblement d’hommes armés, les uns à cheval, les autres à pied, tandis que plusieurs moines, que l’on reconnaissait dans l’obscurité à leurs scapulaires blancs, paraissaient tout affairés au milieu de la foule. Le sous-prieur fut accueilli avec une acclamation unanime de joie, qui lui fit aussitôt connaître qu’il était lui-même l’objet de leur sollicitude.

« Le voilà ! le voilà ! Dieu soit loué ! le voilà sain et sauf ! » s’écrièrent les vassaux ; et les moines disaient : « Te Deum laudamus ! le sang de tes serviteurs est précieux à tes yeux.

— Qu’y a-t-il, mes enfants ? De quoi s’agit-il donc, mes frères ? » demanda le père Eustache en mettant pied à terre.

« Oh bien ! frère, si vous ne le savez pas, nous vous en instruirons au réfectoire, répondirent les moines ; il suffira pour l’instant de dire que c’est le seigneur abbé qui avait donné à nos zélés et fidèles vassaux l’ordre de partir à l’instant, pour vous garantir d’un péril imminent… Vous pouvez desserrer les sangles de vos chevaux, mes enfants, et vous retirer ; et demain, tous ceux qui sont venus au présent rendez-vous peuvent venir prendre à la cuisine du couvent une belle et forte tranche de roast-beef et une bonne mesure de double ale. »

Les vassaux se dispersèrent en poussant des acclamations de joie, et les moines, également satisfaits, conduisirent le sous-prieur au réfectoire.


CHAPITRE X.



Nous voici, sans blessure et bien portant, le grand nom de Dieu en soit à jamais béni ! comme auparavant, avant que la trahison eût dirigé sa lance contre nous.
Decker.


En entrant dans le réfectoire, conduit par ses confrères joyeux de son retour, la première personne qui attirâtes regards du sous-prieur fut Christie-Clint-Hill. Il était assis au coin de la cheminée, chargé de fers et entouré d’une garde. Ses traits avaient pris cet air de résignation sombre et farouche avec laquelle les gens endurcis dans le crime ont coutume de regarder leur châtiment. Mais lorsque le sous-prieur fut tout près de lui, sa figure prit une expression d’égarement et d’épouvante, et il s’écria : « Le diable, le diable lui-même, ramène les morts parmi les vivants !

— Ce n’est pas cela, lui dit un moine ; dis plutôt que Notre-Dame déjoue les complots des méchants contre ses fidèles serviteurs. Notre bien-aimé frère vit et se meut.

— Vit et se meut ! » dit le brigand tâchant d’approcher du sous-prieur, autant que ses chaînes le permettaient. « Eh bien ! s’il en est ainsi, je ne me fierai plus ni à flèche aiguë, ni à pointe acérée… C’est réellement vrai, » ajouta-t-il en fixant sur le sous-prieur des regards stupéfaits ; « ni blessure, ni égratignure !… pas même une déchirure à son froc !

— Et d’où me viendrait une blessure ? demanda le père Eustache.

— De la bonne lance qui ne m’avait jamais manqué jusqu’à ce jour.

— Que le ciel te pardonne un pareil dessein ! aurais-tu voulu tuer un serviteur de l’autel ?

— Voire ! Les hommes du comté de Fife disent que, quand même on égorgerait toute votre bande, il en a péri bien davantage à Flodden.

— Misérable ! es-tu donc hérétique aussi bien qu’assassin ?

— Moi ? non, de par saint Gilles ! J’écoutais assez volontiers le laird de Monance, lorsqu’il disait que vous étiez des imposteurs et des fripons ; mais lorsqu’il voulait me persuader que je devais aller entendre un certain Wiseheart[102], un évangéliseur, comme on l’appelait, il aurait tout aussi facilement persuadé à un cheval indompté qui a jeté bas son cavalier, de s’agenouiller pour en laisser monter plus aisément un second.

— Il y a encore quelque chose de bon en lui, » dit le sacristain à l’abbé qui entra en ce moment, « il a refusé d’entendre un prédicateur hérétique.

— Cela tournera à son avantage dans l’autre vie, répondit l’abbé. Prépare-toi à la mort, mon fils, nous te livrons au bras séculier de notre bailli, pour être suspendu demain aux fourches patibulaires, à la pointe du jour.

Amen ! dit le bandit ; tôt ou tard il fallait que je finisse par là ; que m’importe de servir de pâture aux corbeaux de Sainte-Marie ou à ceux de Carlisle ?

— Je supplie Votre Révérence, dit le sous-prieur, de m’accorder un instant de patience, jusqu’à ce que je me sois informé ?

— Quoi ! » s’écria l’abbé, qui ne l’avait pas vu d’abord, « notre cher frère nous est rendu au moment où nous désespérions de sa vie !… Non, ne te mets point à genoux devant un pécheur comme moi… Relève-toi ; je te donne ma bénédiction. Lorsque ce scélérat est arrivé à la porte, en proie aux remords de sa conscience, et disant hautement qu’il vous avait assassiné, il m’a semblé que la colonne principale de notre église était tombée. Une vie aussi précieuse ne sera plus exposée aux dangers de ce pays frontière ; il ne faut pas qu’un homme chéri du ciel, et qui a été miraculeusement sauvé de la mort, occupe dans l’Église une place aussi inférieure que celle de sous-prieur. Je veux dépêcher au primat un exprès, porteur d’une demande d’avancement pour vous.

— Mais veuillez donc me faire comprendre : ce soldat a-t-il dit qu’il m’avait tué ?

— Il a dit qu’il vous avait transpercé de sa lance, en courant sur vous à bride abattue ; mais il paraît qu’il avait mal dirigé son coup. À peine étiez-vous tombé à terre mortellement blessé, à ce qu’il croyait, que notre bienheureuse patronne lui est apparue, dit-il…

— Je n’ai point dit cela, interrompit le prisonnier : j’ai dit qu’une femme habillée de blanc était venue m’empêcher de fouiller dans les poches du moine (car les poches d’un sous-prieur sont ordinairement bien garnies) ; elle avait à la main un jonc dont elle n’a fait que me toucher, pour me renverser de mon cheval aussi facilement que j’aurais pu terrasser un enfant de quatre ans avec une massue de fer ; puis, comme une diablesse qu’elle ôtait, elle m’a chanté à l’oreille :

Je vois une branche de houx
À ton casque : rends-lui bien grâce :
Sans elle, en mon juste courroux,
Je l’étranglerais sur la place.

« Je me suis relevé avec peine et, tout saisi de frayeur, je suis remonté à cheval, et en vrai fou je suis venu ici pour me faire pendre.

— Vous voyez, mon très-honoré frère, dit l’abbé au sous-prieur, combien vous êtes favorisé par notre bienheureuse patrone, qui s’est déclarée aujourd’hui votre protectrice immédiate. Jamais, depuis le temps de notre saint fondateur, elle n’a honoré personne d’une intervention si éclatante. Nous étions indignes d’avoir sur vous une supériorité quelconque, et je vous engage à vous préparer pour le voyage d’Aberbrothwieck.

— Hélas ? mon seigneur et père, dit le sous-prieur, vos paroles me percent l’âme. Sous le sceau de la confession, je vous dirai tout à l’heure pourquoi je me regarde comme le jouet d’un esprit d’une nature différente, plutôt que comme le favori des puissances célestes. Mais auparavant permettez-moi de faire une ou deux questions à ce malheureux.

— Agissez comme vous voudrez, répliqua l’abbé ; mais vous ne me persuaderez pas qu’il soit convenable que vous occupiez ce grade inférieur dans le couvent de Sainte-Marie.

— Je voudrais, dit le père Eustache, demander à ce pauvre homme pourquoi il avait eu la pensée de donner la mort à un vieillard qui ne lui avait jamais fait de mal ?

— Vous aviez menacé de m’en faire, dit le brigand, et il n’y a qu’un sot qui se laisse menacer deux fois. Ne vous souvenez-vous pas de ce que vous dites au sujet du primat du lord James et de l’étang de Jedwood ? Je n’étais pas assez fou pour attendre tranquillement de vous le sac ou la potence ? C’eût été aussi déraisonnable que de venir ici m’accuser de mes propres méfaits. Je crois que j’étais possédé du diable lorsque je suis venu. J’aurais dû me rappeler le proverbe : « Jamais moine n’oublia une injure[103].

— Et c’était pour cela… pour une parole qui m’était échappée dans un moment d’impatience, et que j’avais oubliée avant de l’avoir prononcée, » dit le père Eustache.

« Oui, pour cela, et… pour votre crucifix d’or, répondit Christie de Clint-Hill.

— Juste ciel ! s’écria le père Eustache, se peut-il que ce métal jaune, un morceau de terre qui brille, vous ait fait oublier ce que cette image représente ? Père abbé, je vous demande, comme une grâce qui me sera bien chère, d’abandonner ce coupable à ma merci.

— À votre justice, si vous le voulez, mon frère, interrompit le sacristain, non à votre merci. Considérez que nous ne sommes pas tous également favorisés par notre bienheureuse patrone, et qu’il est peu probable que les frocs de ce couvent puissent servir constamment de cottes de mailles.

— C’est pour cette raison, dit le sous-prieur, que je ne voudrais pas qu’à mon occasion la communauté vînt à avoir des démêlés avec le maître de cet homme, Julien Avenel.

— Que Notre-Dame nous en préserve ! dit le sacristain ; c’est un second Julien l’Apostat.

— Ainsi donc, avec la permission de notre révérend père abbé, dit Eustache, je désire que cet homme soit délivré de ses chaînes et qu’on le laisse partir sans lui faire de mal. Tiens, mon ami, ajouta-t-il en lui donnant le crucifix d’or, voici l’objet pour lequel tu as voulu te souiller d’un meurtre. Considère cette image, et puisse-t-elle t’inspirer dorénavant de meilleures pensées ! puisses-tu y voir autre chose qu’un morceau d’or ! Tu peux t’en défaire néanmoins, si tes besoins l’exigent, et alors tâche de te procurer un autre crucifix d’une matière tellement grossière que Mammon ne soit pour rien dans les réflexions qu’il fera naître. C’était le don d’un ami précieux à mon cœur ; mais le service le plus précieux que j’en puisse espérer, c’est de gagner une âme à Dieu. »

Le maraudeur, libre alors de ses chaînes, jetait des regards de surprise tantôt sur le sous-prieur, tantôt sur le crucifix d’or. « Par saint Gilles ! dit-il, je ne vous comprends point. Si vous me donnez de l’or pour avoir baissé la lance contre vous, que me donneriez-vous si je la dirigeais contre un hérétique ?

— L’Église, reprit le sous-prieur, essaiera l’effet des censures spirituelles pour ramener au bercail ses brebis égarées, avant d’employer le tranchant de l’épée de saint Pierre.

— Oui ; mais on dit que le primat désire qu’un peu de potence et de bûcher vienne à l’appui de la censure et de l’épée. Mais, adieu ; je vous suis redevable de la vie, et peut-être n’oublierai-je pas la dette que j’ai contractée. »

En ce moment le bailli entra bruyamment, ajusté dans un habit bleu et des bandoulières, et accompagné de plusieurs hommes armés de hallebardes. « J’ai un peu tardé à me rendre auprès de Votre vénérable Seigneurie, dit-il à l’abbé. J’ai pris un peu d’embonpoint depuis la bataille de Pinckie, et mon justeaucorps de buffle ne s’endosse pas aussi promptement qu’autrefois ; mais le cachot est prêt, et, comme je le disais, quoique j’arrive un peu tard… »

Ici, le prisonnier que le bailli se proposait d’emmener s’avança gravement jusque sous le nez de l’officier, au grand étonnement de celui-ci.

« Vous arrivez effectivement un peu tard, bailli, lui dit-il, et j’ai de grandes obligations à votre justeaucorps de buffle et au temps qu’il vous a fallu pour le revêtir. Si le bras séculier était arrivé un quart d’heure plus tôt, j’aurais été hors de la portée de la merci spirituelle ; mais, les choses étant comme elles sont, je vous souhaite le bonsoir, et je désire que vous vous débarrassiez sans trop de difficulté de votre vêtement étroit, dans lequel vous ne ressemblez pas mal à un pourceau complètement armé. »

Le bailli, courroucé de la comparaison, s’écria :

« Si ce n’était la présence du vénérable seigneur abbé, coquin…

— Ah ! si tu as envie de savoir ce qui en résulterait, dit Christie de Clint-Hill, je viendrai te trouver demain, à la pointe du jour, près du puits de Sainte-Marie.

— Cœur endurci ! dit le père Eustache, tu viens à l’instant même d’échapper à la mort, et tu reprends aussitôt des pensées de meurtre et de carnage !

— Je te retrouverai avant long-temps, brigand que tu es, et je t’enseignerai à dire tes Oremus.

— Je ferai une visite à ton bétail, au clair de la lune, dit Christie de Clint-Hill.

— Je te serrerai le cou l’une de ces matinées brumeuses, voleur achevé, » répondit le bras séculier de l’Église.

« Jamais voleur plus achevé que toi n’est monté à cheval, rétorqua Christie, et si les vers pouvaient une fois venir se régaler de ta grasse carcasse, je pourrais espérer d’obtenir la survivance de ton métier par la faveur de ces révérends pères.

— Un plat de leur métier et un du mien, répondit le bailli, un confesseur et une corde, voilà tout ce que tu obtiendras de nous. »

Le sous-prieur s’apercevant que ses frères prenaient à cette contestation, entre la justice et l’iniquité, un intérêt plus grand que le strict décorum ne le permettait, les pria de se retirer l’un et l’autre. « Bailli dit-il, emmenez vos hallebardiers, et n’inquiétez plus cet homme que nous avons absous. Et toi, Christie, ou, quel que soit ton nom, pars, et souviens toi que tu dois la vie à la clémence du seigneur abbé.

— Ah ! pour cela, répondit Christie, je pense que c’est à vous que je la dois ; mais dites comme vous l’entendez, il est certain que je dois une vie à ce couvent ; et c’est une affaire finie. » Et il sortit en sifflant, de l’air d’un homme qui regarde la vie qu’on a bien voulu lui laisser comme ne méritant pas de plus grands remercîments.

— Endurci jusqu’à la brutalité ! dit le père Eustache ; et cependant qui sait s’il n’y a pas quelque métal précieux caché sous cette grossière enveloppe ?

— Sauvez un voleur de la potence, dit le sacristain… vous connaissez le reste du proverbe ; mais, en supposant, ce que le ciel veuille bien nous accorder, que ce féroce brigand ne cherche ni à nous ôter la vie, ni même à nous blesser, qui nous garantira son respect pour notre froment, notre orge, et nos troupeaux de toute espèce ?

— Ce sera moi, mes frères, dit un vieux moine. Ah ! mes frères, vous ne connaissez pas le parti que l’on peut tirer d’un voleur repentant. Du temps de l’abbé Ingilram… oui, je m’en souviens comme si c’était d’hier, les maraudeurs qui venaient à Sainte-Marie y étaient toujours reçus avec plaisir. Oui, ils payaient la dîme de tous les troupeaux qu’ils amenaient du Sud ; et, parce qu’ils se les étaient procurés par des moyens qui n’étaient pas toujours très légitimes, je les ai vus porter ce dixième au septième quand le confesseur entendait son affaire. Ah ! lorsque nous voyions, du haut de la tour, une vingtaine de bœufs bien gras, ou un troupeau de moutons descendant la vallée sous la conduite de deux ou trois braves hommes d’armes, avec leurs casques brillants, leurs cuirasses et leurs longues lances, le révérend abbé Ingilram avait coutume de dire… c’était un homme fort gai. « Voilà la dîme des dépouilles des Égyptiens qui nous arrive. » Oui, j’ai vu le fameux Jean Armstrang[104], bel homme et de bonne mine… C’est grande pitié que le chanvre ait jamais été serancé pour lui… Je l’ai vu venir à l’église de l’abbaye, ayant neuf glands d’or à son bonnet, et chaque gland était composé de neuf nobles anglais ; il allait de chapelle en chapelle, de saint en saint, d’autel en autel, marchant sur ses genoux, et laissant ici un gland, là un noble, jusqu’à ce qu’il ne restât pas plus d’or à son bonnet qu’il n’y en a à mon capuchon. Ah ! on ne voit plus de pareils maraudeurs à présent.

— Non, vraiment, frère Nicolas, répondit l’abbé ; ils sont plus disposés à enlever le peu d’or qui reste à l’Église qu’à lui en apporter ; et quant aux troupeaux, je suis bien sûr qu’ils s’embarrassent fort peu si ceux qu’ils enlèvent ont été nourris dans les pâturages de l’abbaye de Lannerscot ou de Sainte-Marie.

— Il n’y a plus rien de bon en eux, dit le père Nicolas ; ils sont absolument mauvais. Ah ! les voleurs que j’ai vus ! des hommes de si bonne mine ! et aussi bons qu’ils étaient bien faits, et aussi pieux qu’ils étaient bons !

— Il est inutile d’en parler davantage, frère Nicolas, dit l’abbé ; et maintenant, mes frères, vous pouvez vous retirer : l’assemblée que nous avons eue pour aller au secours de notre révérend sous-prieur tiendra lieu de notre présence à l’office de laudes ce soir. Cependant, que l’on sonne les cloches pour l’édification des laïques, et aussi pour que les novices ne perdent pas le respect pour les usages établis. Recevez ma bénédiction, mes frères. Passez à l’office ; le cellerier donnera à chacun de vous un verre de vin, et un morceau à manger, car vous avez été inquiets et agités, et en pareil cas il est dangereux de s’endormir l’estomac vide.

Gratias agimus quam maximas, domine reverendissime[105] ! » dirent les frères en se retirant dans le plus grand ordre.

Mais le sous-prieur resta dans l’appartement, et tombant aux genoux de l’abbé au moment où celui-ci se disposait à sortir, le supplia d’entendre, sous le sceau de la confession, le récit des événements de la journée. Le révérend abbé se mit à bâiller, et aurait volontiers allégué la fatigue qu’il éprouvait ; mais le père Eustache était de tous les hommes le seul auquel il aurait eu honte de montrer de l’indifférence pour ses devoirs religieux. Il écouta donc cette confession, dans laquelle le père Eustache lui détailla toutes les circonstances extraordinaires de son voyage. Lorsqu’il eut fini, l’abbé lui demanda s’il ne se sentait pas coupable de quelque péché secret qui aurait pu le soumettre, pour un temps, à l’effet des déceptions du malin esprit ; le sous-prieur avoua humblement qu’il croyait avoir mérité un pareil châtiment, en jugeant avec une rigueur peu fraternelle le récit du père sacristain.

« Le ciel, dit le pénitent, a sans doute voulu me convaincre qu’il peut, non seulement ouvrir à son gré une communication entre nous et des êtres d’une classe différente, que nous appelons surnaturels, mais encore nous punir de l’orgueil de nous croire supérieurs en sagesse, en courage et en science. »

On a raison de dire que la vertu trouve en elle-même sa récompense, et je doute qu’un devoir rempli de bon cœur ait été plus complètement récompensé que ne le fut pour l’abbé cette audience accordée d’abord avec tant de répugnance. Entendre celui qui était l’objet de sa crainte ou de sa jalousie, ou peut-être encore de l’une et de l’autre, s’accuser de cette même faute qu’il lui reprochait tacitement, c’était tout à la fois une corroboration du jugement de l’abbé, une satisfaction pour son orgueil, et une diminution de ses craintes. L’idée du triomphe qu’il obtenait eut plutôt pour résultat d’augmenter que d’altérer sa bonne humeur naturelle ; et l’abbé Boniface fut bien loin de vouloir tyranniser le sous-prieur, par suite de cette découverte : car, dans l’exhortation qu’il lui adressa, il tint un milieu assez comique entre l’expression naturelle de sa vanité satisfaite et une sorte de délicatesse qu’il mettait à ne pas trop blesser la sensibilité du père Eustache.

« Mon frère, dit-il ex cathedra, vous êtes trop judicieux pour ne pas avoir observé que nous avons souvent renoncé à nos propres idées pour adopter votre opinion, même dans les affaires qui intéressaient la communauté d’une manière toute particulière. Nous verrions néanmoins avec peine que vous crussiez que nous avons agi ainsi parce que nous pensions que notre opinion était moins fondée, ou notre jugement moins profond que celui de nos autres frères. Nous avions uniquement pour but de donner à nos jeunes religieux, tels que vous, mon très-cher et très-estimable frère, ce courage qui est nécessaire pour énoncer librement son avis ; déposant notre dignité afin d’enhardir et d’encourager nos inférieurs, et particulièrement notre cher frère le sous-prieur, à proposer leurs opinions sans la moindre crainte. Cette déférence et cette humilité de notre part peuvent, en quelque sorte, avoir fait naître dans votre esprit, mon très-révérend frère, une trop grande confiance dans vos talents et vos connaissances, ce qui vous a malheureusement conduit à devenir, comme il n’est que trop évident, l’objet des insultes et des moqueries du malin esprit. Il est certain que le ciel nous estime d’autant moins que nous avons plus d’amour-propre. D’un autre côté, il est très-possible que nous ayons à nous reprocher d’avoir dérogé à la dignité à laquelle nous sommes élevé dans cette abbaye, en nous laissant trop souvent diriger, et même, pour ainsi dire, censurer par notre inférieur. C’est pourquoi, continua le seigneur abbé, il faut que nous nous corrigions l’un et l’autre de pareilles fautes : vous, en vous glorifiant moins à l’avenir de votre science et de votre sagesse temporelles ; et moi, en prenant garde de ne pas abandonner trop facilement mon opinion pour celle d’un frère qui est mon inférieur et en dignité et en fonctions. Et cependant nous ne voudrions pas ainsi perdre les grands avantages que nous avons retirés, et que nous pouvons retirer encore des sages avis que vous nous avez donnés, et qui nous ont été si souvent recommandés par notre révérendissime primat. Ainsi donc, lorsqu’il sera question d’affaires d’une haute importance, nous vous appellerons en notre présence, et, dans une conférence particulière, nous écouterons votre opinion, et si elle s’accorde avec la nôtre, nous la ferons connaître au chapitre, comme émanant directement de nous-même. Ainsi vous serez sauvé du danger d’une victoire apparente, si propre à inspirer l’orgueil spirituel ; et de notre côté, nous serons en garde contre un excès de modestie qui affaiblit l’importance de notre place et de notre personne, si cette dernière mérite quelque considération aux yeux de la communauté que nous présidons. »

Malgré le saint respect que le père Eustache attachait au sacrement de pénitence, comme rigide catholique, il était à craindre qu’il ne trouvât risible l’adroite simplicité avec laquelle son supérieur arrangeait son petit plan pour profiter de la sagesse et de l’expérience du sous-prieur en s’en réservant tout l’honneur : mais bientôt sa conscience lui dit que l’abbé avait raison.

« J’aurais dû, pensa-t-il, songer davantage au rang spirituel et moins à l’individu. J’aurais dû jeter mon manteau sur les faiblesses de mon père en Dieu et chercher à soutenir le caractère dont il est revêtu, de manière à accroître l’utilité de ses services parmi les frères, aussi bien que parmi le reste des fidèles. L’abbé ne saurait être humilié sans que la communauté partage son humiliation. La gloire de cette communauté, c’est de répandre sur tous ses enfants, et particulièrement sur ceux qui doivent remplir de hautes fonctions, les talents et les connaissances qui sont nécessaires à leur illustration. »

Animé de ces sentiments, le père Eustache reconnut franchement la justesse de l’admonition que son supérieur, dans ce moment d’autorité, lui avait plutôt doucement insinuée que sévèrement adressée ; il témoigna humblement qu’il adopterait tel mode de communication de ses conseils qui paraîtrait le plus convenable au seigneur abbé, et qui pourrait écarter de son âme toute tentation de se glorifier de sa propre sagesse. Ensuite, il pria le révérend père de lui imposer une pénitence, et lui donna en même temps à entendre qu’il avait déjà jeuné toute la journée.

« Et voilà justement de quoi je me plains, » répondit l’abbé, au lieu de lui faire un mérite de son abstinence ; « ce sont précisément ces pénitences, ces jeûnes, ces vigiles que nous blâmons, comme n’ayant d’autre effet que de produire des vapeurs et des fumées de vanité, qui, remontant de l’estomac à la tête, ne font que nous enfler de vaine gloire et d’amour-propre. Il est bon, il est convenable que les novices soient soumis à l’observance des vigiles et des jeûnes ; car dans toute communauté, il y a toujours une partie des frères qui doit jeûner, et les jeunes estomacs sont plus capables de résister. D’ailleurs, il faut cela pour chasser loin d’eux les mauvaises pensées et le désir des plaisirs mondains. Mais, mon révérend frère, quand, comme nous on est mort aux passions et au monde, jeûner est une œuvre de surérogation, et qui ne peut qu’engendrer de l’orgueil. C’est pourquoi je vous enjoins, mon révérend frère, d’aller à l’office et de boire deux coupes au moins de bon vin, en mangeant ce que vous croirez le mieux convenir à votre goût et à votre appétit. Et attendu que l’opinion que vous aviez conçue de votre propre sagesse vous a porté quelquefois à être moins patient et moins complaisant envers ceux de nos frères qui n’étaient pas aussi instruits que vous, je vous recommande de faire le repas dont il s’agit en compagnie de notre révérend frère Nicolas, et d’écouter pendant une heure au moins, sans l’interrompre et sans témoigner d’impatience, le récit des anecdotes du temps de notre vénérable prédécesseur, l’abbé Ingilram, de l’âme de qui le ciel veuille avoir pitié ! Quant aux exercices pieux, qui peuvent tourner au profit de votre âme, et par lesquels vous devez expier les fautes dont vous vous êtes confessé avec tant de contrition et d’humilité, nous réfléchir ons sur cet objet, et demain matin nous vous ferons connaître notre volonté. »

Il est à remarquer que, depuis cette mémorable soirée, le digne abbé regarda son conseiller avec des dispositions plus affectueuses et plus amicales que lorsqu’il considérait le sous-prieur comme un homme impeccable et infaillible. Mais ce surcroit de bienveillance fut accompagné de certaines circonstances qui, pour un homme d’esprit et de caractère, comme le sous-prieur, étaient plus pénibles à supporter que l’ennui d’entendre les légendes du verbeux père Nicolas.

Par exemple, l’abbé en parlait rarement aux autres moines, sans dire : Notre bien-aimé frère Eustache, le pauvre homme ! Et il avait pris l’habitude d’avertir les jeunes frères de temps à autre de se garder des idées de vaine gloire et d’orgueil spirituel, comme d’autant de pièges que Satan tendait aux hommes de la plus rigide vertu. Il accompagnait ses discours de regards et d’expressions qui, sans désignation directe, faisaient voir que le sous-prieur était une de ces victimes des illusions de l’amour-propre. Dans ces occasions, il fallait toute la rigidité du vœu d’obéissance monastique, toute la discipline philosophique des écoles et toute la patience d’un chrétien, pour donner au père Eustache le courage d’endurer la pompeuse protection de son supérieur, bon homme, il est vrai, mais d’un esprit fort étroit. Le sous-prieur commença dès-lors à désirer de quitter le monastère, ou du moins, il refusa d’intervenir dans les affaires du couvent avec l’autorité qu’il avait

auparavant.
CHAPITRE XI.


la leçon.


Vous appelez cela éducation, n’est-ce pas ? Certes, ce n’est autre chose que la marche forcée d’un troupeau de bœufs poussés par un bruyant conducteur. L’avant garde avance gaiement à son aise, et s’arrête quelquefois pour brouter un brin d’herbe sur la pelouse, tandis que les coups, les jurements, la colère, tombent sur la croupe du malheureux traînard qui marche en boitant derrière les autres.
Ancienne comédie.


Deux ou trois ans se passèrent, pendant lesquels la tourmente qui annonçait une altération prochaine dans le gouvernement de l’Église devint de jour en jour plus violente. Par suite des circonstances que nous avons rapportées, le père Eustache parut avoir changé toute sa manière de vivre. Dans toutes les occasions extraordinaires, il prêtait à l’abbé, soit en particulier, soit au chapitre, le secours de sa sagesse et de son expérience : mais dans ses habitudes ordinaires, il semblait vivre plus pour lui-même et moins pour la communauté, qu’il ne l’avait fait jusqu’alors.

Souvent, il s’absentait du couvent pendant des journées entières ; et comme l’aventure de glendearg avait fait une forte impression sur son esprit, il allait volontiers visiter cette tour solitaire et prenait un vif intérêt aux orphelins à qui elle servait d’asile. D’ailleurs il éprouvait une vive curiosité de savoir si le volume qu’il avait perdu, lorsqu’il avait échappé d’une manière aussi étrange à la lance de l’assassin, avait de nouveau été rapporté à la tour de Glendearg. « Il est bien extraordinaire, pensait-il, qu’un esprit, car il ne pouvait nommer autrement la voix qu’il avait entendue, cherche d’un côté à favoriser les progrès de l’hérésie, et d’un autre côté à sauver la vie d’un prêtre catholique zélé. »

Mais de tous les renseignements qu’il demanda aux divers habitants de la tour de Glendearg, aucun ne lui fit connaître que l’exemplaire de la traduction des saintes Écritures, qu’il cherchait avec tant de soin, eût été vu de nouveau par qui que ce fût.

Cependant les visites que le bon père faisait de temps en temps ne furent pas inutiles à Édouard Glendinning et à Marie Avenel. Le premier montrait pour comprendre et pour retenir tout ce qu’on lui enseignait, une aptitude qui remplissait le père Eustache d’étonnement et d’admiration. Il était vif, laborieux, prompt et exact : rare combinaison de qualités, que l’on ne rencontre que dans les êtres les plus favorisés de la nature.

Le père Eustache désirait bien vivement que les excellentes dispositions qui se développaient de si bonne heure dans le jeune Édouard fussent consacrées au service de l’Église ; et il pensait qu’il serait facile d’obtenir le consentement du jeune homme, qui était naturellement tranquille, réfléchi et réservé, et paraissait considérer la science comme le principal objet et le plus grand plaisir de la vie. Quant à la mère, le sous-prieur ne doutait pas qu’habituée comme elle l’était à porter un profond respect aux moines de Sainte-Marie, elle ne se crût très heureuse de faire entrer un de ses enfants dans cette honorable communauté. Mais le bon père s’aperçut bientôt qu’il se trompait dans ces deux conjectures.

Lorsqu’il parlait à Elspeth Glendinning de ce qu’une mère aime le plus à entendre, des talents et des progrès de son fils, elle l’écoutait avec un extrême plaisir ; mais aussitôt que le père Eustache laissait entendre que c’était un devoir de consacrer à l’Église des talents qui semblaient faits pour en être la défense et l’ornement, la bonne dame cherchait à faire tomber la conversation sur un autre sujet. Lorsqu’il la pressait de plus près, elle alléguait l’impossibilité pour une veuve de porter toute la responsabilité des possessions qu’elle avait en fief : le désagrément qu’elle éprouverait de la part de ses voisins qui voudraient profiter de sa position abandonnée ; enfin le désir qu’elle avait qu’Édouard prît la place de son père, restât à la tour et lui fermât les yeux.

À cela le sous-prieur répondait que, même sous un point de vue mondain, elle assurerait le bien-être de sa maison en plaçant un de ses fils dans le monastère de Sainte-Marie, car il pourrait alors lui offrir une protection puissante. Quelle perspective plus riante que celle de voir son fils élevé en dignité ? Quoi de plus consolant que ce recevoir les derniers devoirs des mains d’un fils distingué par ses mœurs exemplaires et sa vie éminemment religieuse ? D’un autre côté, il cherchait à convaincre la bonne dame que son fils Halbert, que son caractère entreprenant et son penchant décidé pour une vie errante rendaient incapable de se livrer à l’étude, était, par cette raison, aussi bien que parce qu’il était l’aîné, plus propre que son frère à s’occuper des affaires temporelles et à avoir soin du petit fief.

Elspeth n’osait pas refuser ouvertement la proposition du père Eustache, de peur de lui déplaire ; cependant elle avait toujours quelque chose à objecter. Halbert, disait-elle, ne ressemblait à aucun des enfants de ses voisins ; il était plus grand de toute la tête et plus fort de moitié qu’aucun garçon de son âge dans le patrimoine de Sainte-Marie. S’il n’aimait pas un livre, il aimait encore moins la charrue ou la bêche. Il avait dérouillé la claymore de son père, l’avait attachée à un ceinturon autour de son corps et sortait rarement sans l’avoir à son côté. C’était un bon enfant et fort doux, si on lui donnait de bonnes paroles ; mais si on le contrariait, c’était un vrai démon. « En un mot, » disait-elle en fondant en larmes, « si vous me privez d’Édouard, mon révérend père, vous enlevez le seul soutien et le seul appui de ma maison, car mon cœur me dit qu’Halbert adoptera le même genre de vie que son père et mourra de la même mort. »

Lorsque la conversation en était venue à ce point, le bon moine abandonnait volontiers la discussion pour le moment, se flattant qu’il trouverait quelque occasion de dissiper les préventions de dame Glendinning ; car il pensait qu’Elspeth ne pouvait avoir aucune raison fondée contre l’état qu’il voulait faire embrasser à Édouard.

Après avoir quitté la mère, le sous-prieur s’adressait au fils ; Il animait son zèle pour l’étude, et lui faisait sentir combien il serait amplement récompensé s’il voulait entrer dans les ordres sacrés ; mais il trouvait chez lui la même répugnance. Édouard alléguait son manque de vocation pour une profession aussi sérieuse, sa répugnance à quitter sa mère, et faisait d’autres objections que le sous-prieur traitait d’évasives.

« Je vois clairement, » dit-il un jour où il cherchait à les combattre, que l’enfer a ses pourvoyeurs, aussi bien que le ciel ; et ils le sont également, ou plutôt, hélas ! les premiers sont plus actifs à accaparer pour leur maître tout ce qu’il y a de meilleur dans le marché ! Je me flatte, jeune homme, que ni la paresse, ni les plaisirs licencieux, ni l’amour des biens de ce monde, ni celui des grandeurs humaines, appâts sous lesquels le grand pêcheur d’âmes cache son hameçon, ne sont les motifs qui vous détournent de la carrière que je voudrais vous voir parcourir ; mais surtout j’espère que la vanité de posséder des connaissances supérieures, péché dont ceux qui ont fait quelques progrès dans les sciences sont très près de se rendre coupables, ne vous a pas entraîné dans le danger épouvantable d’écouter les pernicieuses doctrines qui circulent aujourd’hui au sujet de la religion. Il vaudrait mieux que vous fussiez aussi grossièrement ignorant que les animaux, dont il ne reste rien après leur mort, que de posséder une science dont l’orgueil vous porte à prêter l’oreille aux discours des hérétiques. » Édouard Glendinning écouta cette admonition, les yeux baissés, et lorsqu’elle fut terminée, il se justifia assez chaleureusement de l’imputation d’avoir dirigé ses études sur des sujets interdits par l’Église, en sorte que le moine fut réduit à former de vaines conjectures sur la cause de sa répugnance à embrasser l’état monastique.

Il y a un vieux proverbe employé par Chaucer, et cité par Élisabeth, qui dit que « les plus grands clercs ne sont pas toujours les plus sages, » et il est aussi vrai que si un poète ne l’eût jamais exprimé en vers, et qu’une reine n’en eût jamais parlé. Si le père Eustache n’avait pas eu l’esprit aussi occupé des progrès de l’hérésie et aussi peu de ce qui se passait dans la petite tour, il aurait pu lire dans les yeux expressifs de Marie Avenel, alors âgée de quatorze à quinze ans, les raisons qui pouvaient détourner son jeune compagnon des vœux monastiques. J’ai dit qu’elle aussi était une excellente élève du bon père, sur qui sa beauté innocente et enfantine produisait un effet dont il ne se doutait peut-être pas lui-même. Son rang et ses espérances de fortune, lui laissaient le droit d’être initiée dans l’art de lire et d’écrire, et chaque leçon qu’on lui donnait était étudiée en la compagnie d’Édouard, qui l’expliquait et la réexpliquait jusqu’à ce qu’elle fût parfaitement apprise.

Au commencement de leurs études, Halbert avait été leur compagnon d’école. Mais son caractère ardent et impétueux le fit bientôt renoncer à une occupation dans laquelle, sans une assiduité et une attention continues, on ne peut espérer de faire aucun progrès. Les visites du sous-prieur avaient lieu à des intervalles irréguliers ; elles étaient même souvent séparées par des semaines entières : lorsque cela arrivait, on était sûr qu’Halbert oubliait la dernière leçon, et encore une bonne partie de ce qu’il avait imparfaitement appris auparavant. Ces négligences lui faisaient de la peine à lui-même, mais non pas au point de produire en lui une sorte d’amendement.

Pendant quelque temps, comme tous ceux qui sont enclins à la paresse, il cherchait à distraire l’attention de son frère et de Marie Avenel de leur tâche, au lieu d’étudier la sienne, et alors il s’ensuivait des dialogues dans le genre du suivant :

« Prends ta toque, Édouard, » dit-il un jour, « dépêche-toi. Le laird de Colsmlie est à la tête du glen avec ses chiens.

— Je m’en soucie fort peu, Halbert, répondit son frère, deux couples de chiens peuvent bien tuer un daim, sans que je sois là pour les regarder ; d’ailleurs, il faut que j’aide Marie à apprendre sa leçon.

— Bah ! tu pâliras sur les leçons du moine jusqu’à ce qu’enfin tu deviennes un moine toi-même, dit Halbert. Marie, voulez-vous venir avec moi, je vous montrerai le nid de ramier dont je vous ai parlé.

— Je ne veux pas aller avec vous, Halbert, répondit Marie, parce qu’il faut que j’étudie ma leçon ; il me faudra du temps pour l’apprendre. Je suis fâchée d’avoir la tête si dure ; si je pouvais faire ma tâche aussi vite qu’Édouard fait la sienne, je serais charmée d’aller avec vous.

— En vérité ? dit Halbert, alors je vais vous attendre, et, qui plus est, je vais essayer d’apprendre ma leçon aussi. »

Moitié souriant, moitié soupirant, il prit son livre et se mit à remplir, d’un air indolent, la tâche qu’on lui avait donnée. Comme s’il eût été banni de la société des deux autres, il s’assit, triste et solitaire, dans la profonde embrasure d’une fenêtre, et après avoir lutté vainement contre les difficultés qu’il rencontrait et son peu d’inclination à essayer de les surmonter, il s’occupa involontairement à examiner les mouvements des deux étudiants au lieu d’étudier lui-même.

Le tableau que contemplait Halbert était enchanteur en lui-même, mais par quelque raison secrète il ne lui inspirait que peu de plaisir. La charmante fille, avec des regards qui annonçaient une attention simple mais sérieuse, était occupée à surmonter les obstacles qui retardaient sa marche studieuse ; elle regardait de temps à autre Édouard, pour lui demander du secours, tandis que celui-ci, assis tout près d’elle, écartait ce qui obstruait la route et paraissait tout fier des progrès que faisait son élève, et de l’assistance qu’il était en état de lui donner. Il y avait entre eux un lien, un lien fort et intéressant, le désir d’acquérir de la science, la gloire de vaincre des difficultés.

En proie à un sentiment pénible, quoiqu’il ignorât la nature de son émotion, Halbert ne put endurer plus long-temps la vue de cette scène paisible ; et se levant brusquement en jetant violemment le livre loin de lui, il s’écria : « Au diable tous les livres et les rêveurs qui les ont faits ! je voudrais qu’une vingtaine d’hommes du Sud vinssent dans le vallon ; nous verrions un peu l’utilité de ce marmottage et de ce barbouillage. »

Marie Avenel et Édouard tressaillirent, et regardèrent avec étonnement Halbert, qui parlait avec feu, tandis que le sang lui montait au visage et que ses yeux étaient remplis de larmes.

« Oui, Marie, disait-il, je voudrais que vingt southrons arrivassent dans le glen, aujourd’hui même, et vous verriez qu’un bon bras et une bonne épée sont une meilleure protection que tous les livres du monde, que toutes les plumes qu’on ait jamais arrachées aux ailes d’une oie. »

Marie le regarda surprise et un peu effrayée de la véhémence avec laquelle il parlait, mais elle répliqua tout de suite et d’un ton affectueux : « Vous êtes contrarié, Halbert, parce que vous ne pouvez apprendre votre leçon aussi vite qu’Édouard ; je le suis aussi, car je n’ai pas plus d’intelligence que vous. Mais venez, Édouard se placera entre nous deux, et nous aidera.

— Ce n’est pas moi qui apprendrai quelque chose de lui, » dit Halbert du même ton irrité ; « je n’ai pu lui faire apprendre rien qui soit honorable et qui convienne à un homme, et je ne veux rien apprendre de lui de ce qui a rapport aux momeries du couvent. Je déteste les moines et leur ton traînant et nasillard qui les fait ressembler à autant de grenouilles, et leurs longs jupons noirs comme s’ils étaient des femmes : je hais leurs révérences, leurs seigneuries, et leurs fainéants de vassaux, qui ne font autre chose que barboter dans la fange avec la charrue et la herse, depuis Noël jusqu’à la Saint-Michel. Je ne donnerai le nom de seigneur qu’à celui qui porte une épée pour justifier ce titre ; et je ne donnerai le nom d’homme qu’à celui qui se conduit en homme et en maître.

— Au nom du ciel ! ne parle pas ainsi mon frère, dit Édouard ; si de pareils discours étaient entendus et répétés hors de la maison, ils causeraient la ruine de notre mère.

— Eh bien ! répétez-les vous-même, répondit Halbert, vous y trouverez votre profit, et il n’y aura que moi qui en souffrirai. Dites que Halbert Glendinning ne sera jamais le vassal d’un vieux radoteur à capuchon et à tête rasée, tandis qu’il y a vingt barons portant casque et panache qui manquent de soldats. Qu’ils vous accordent ces misérables acres de terre, et puisse ce champ produire beaucoup de farine d’avoine pour faire votre brochan[106]. » Il sortit précipitamment de la chambre ; mais il rentra un instant après et continua avec la même volubilité et la même exaspération : « Et vous n’avez que faire d’être si fiers ni l’un ni l’autre, et surtout vous, Édouard ; il n’est pas nécessaire de tant vous glorifier de votre livre de parchemin et de votre habileté à le lire. Par ma foi, je saurai avant peu lire aussi bien que vous ; et… je connais un meilleur maître que votre vieux moine refrogné, et un meilleur livre que son bréviaire imprimé. Puisque vous aimez tant la science, Marie Avenel, vous verrez qui en aura le plus, d’Édouard ou de moi. » Il quitta l’appartement et ne revint plus.

« Qu’est-ce qu’il a donc ? » dit Marie en se mettant à la fenêtre et suivant des yeux Halbert, qui d’un pas précipité et inégal remontait le glen sauvage. « Où peut aller votre frère ? Édouard… De quel livre… de quel maître parle-t-il ? »

— Il est inutile de chercher, dit Édouard. Halbert, est en colère sans savoir pourquoi ; il parle sans savoir ce qu’il dit. Reprenons notre leçon ; il reviendra au logis lorsque, selon sa coutume, il se sera bien fatigué à grimper sur les rochers. »

Mais l’inquiétude de Marie au sujet d’Halbert ne pouvait se dissiper aussi vite. Elle refusa de continuer le travail commencé avec tant de plaisir ; elle prétexta un mal de tête ; et le jeune Édouard ne put la déterminer à se remettre à l’étude de toute cette matinée.

Cependant Halbert, la tête découverte, les traits enflés par la colère et la jalousie, et les yeux encore humides, se dirigea, avec la rapidité de l’éclair, vers la partie la plus sauvage du glen, choisissant dans son désespoir les sentiers les plus sauvages et les plus dangereux, et s’exposant volontairement à des périls qu’il aurait pu éviter en se détournant un peu. On aurait dit qu’il voulait que sa course fût directe comme la trace d’une flèche qui vole vers son but.

Il arriva bientôt dans un cleugh étroit et retiré ; ce cleugh ou ravin aboutissait à la vallée, et un petit ruisseau y passait pour aller se jeter dans la rivière de Glendearg. Halbert le remonta avec la même précipitation, et ne s’arrêta ni ne regarda autour de lui jusqu’à ce qu’il eût atteint la fontaine où le ruisseau prenait sa source.

Là, s’arrêtant brusquement, Halbert jeta autour de lui un regard sombre et égaré. En face de lui s’élevait un immense rocher ; dans une crevasse de ce rocher croissait spontanément un houx, dont les branches d’un vert sombre ombrageaient la fontaine et traînaient sur les bords. Les côtés du ravin étaient si élevés et tellement rapprochés qu’à peine, lorsque le soleil était à son méridien, et à l’époque du solstice d’été, quelques rayons pouvaient éclairer le fond de cette espèce d’abîme. On était alors dans l’été, il était midi, de sorte que le soleil se réfléchissait d’une manière inusitée dans la fontaine, et une lumière brillante semblait se jouer dans l’eau limpide.

« C’est la saison et l’heure, » dit Halbert en lui-même, et je pourrais maintenant… oui, je pourrais bientôt devenir plus savant qu’Édouard, malgré toutes les peines qu’il se donne ; Marie verrait s’il est le seul à consulter, le seul qui puisse s’asseoir à côté d’elle, se pencher sur elle quand elle lit, pour lui montrer chaque mot et chaque lettre. Et cependant elle m’aime plus qu’elle ne l’aime ; j’en suis sûr, car elle est d’un sang noble et elle doit mépriser l’indolence et la poltronnerie… Et ne resté-je pas ici aussi lâche qu’un moine ?… Pourquoi craindrais-je d’évoquer cet esprit, cette ombre ? J’ai déjà éprouvé l’effet de cette vision ; et pourquoi ne m’y exposerais-je pas de nouveau ? Que peut me faire cet esprit, à moi qui suis fort et robuste, et qui porte à mon côté l’épée de mon père ?… Est-ce que mon cœur palpite ? Est-ce que mes cheveux se dressent à l’idée d’évoquer une ombre à peine colorée ? Et comment ferais-je face à une troupe d’hommes du Sud, composés de chair et de sang ? Par l’âme du premier des Glendinning ! je veux essayer le charme. »

Il ôta de son pied droit son brogue[107] ou brodequin de cuir, prit une attitude ferme, et tira son épée du fourreau. Après avoir regardé autour de lui pour recueillir toute sa résolution, il s’inclina hardiment trois fois devant le houx, et autant de fois devant la fontaine, récitant en même temps, d’une voix ferme, les vers suivants :

Buisson de houx, trois fois je te salue ;

Trois fois salut, onde, chère à ma vue !

Ô Dame Blanche d’Avenel,
Éveille-toi pour un mortel.

Le soleil de midi sur le lac se balance,
Parais ! l’heure est propice à ta douce influence ;

Éveille-toi pour un mortel,
Ô Dame Blanche d’Avenel.

Ces vers ne furent pas plutôt prononcés, que la figure d’une femme vêtue de blanc parut à trois pas d’Halbert Glendinning.

Prodige ! ainsi paraît une divinité
Dont la parure encor relève la beauté.

Christabel. Poëme de Coleridge.

CHAPITRE XII.


la dame blanche.


Il y a quelque chose dans celle ancienne superstition qui, tout erronée qu’elle est, plaît à mon imagination. La source qui, avec ses mille bouillonnements purs comme le cristal, sort du sein de quelque rocher désert, dans une secrète solitude, peut bien être regardée comme la demeure d’un être pur, plus raffiné et plus puissant que nous.
Ancienne comédie.


Comme nous venons de le dire, le jeune Halbert Glendinning eut à peine prononcé les vers mystiques, qu’une apparition, sous la forme d’une belle femme vêtue de blanc, s’offrit à quelques pas de lui. Dans le moment, la terreur l’emporta sur son courage naturel, aussi bien que sur la résolution qu’il avait prise de ne pas se laisser effrayer une troisième fois par la figure qu’il avait déjà vue deux fois. Mais on dirait qu’il y a quelque chose de repoussant et de contraire à notre nature charnelle, dans la conscience de nous trouver en face d’un être, semblable à nous par les formes, mais si différent dans ses facultés et dans les conditions de son existence, que nous ne pouvons ni concevoir ses desseins, ni calculer par quels moyens il arrive à leur accomplissement.

Halbert gardait le silence et pouvait à peine respirer, ses cheveux se dressaient sur sa tête, sa bouche était ouverte ; ses yeux étaient fixes, et comme unique preuve qui restât de la ferme résolution dont il avait essayé de s’armer, son épée était dirigée vers l’apparition. À la fin, la Dame Blanche, car c’est par ce nom que nous désignerons cet être, chanta, ou plutôt psalmodia, avec une voix d’une douceur ineffable, les vers suivants :

Beau jeune homme aux yeux noirs, pourquoi m’appelles-tu ?
Ou pourquoi te trouvé-je indécis, abattu ?
Tout commerce avec nous veut des cœurs impassibles :

Et les puissances invisibles

Exigent moins d’audace ou bien plus de vertu.


Un nuage embaumé sur la brise attiédie
Doit me porter aux lieux où fleurit l’oranger ;
Puis on m’appelle aux bords de la riante Asie :

Le temps fuit : le temps est ma vie,

Et qui veut la ravir met la sienne en danger.

La résolution d’Halbert domina enfin son étonnement, et il retrouva assez de voix pour dire, d’un ton encore mal assuré : « Au nom de Dieu ! qui es-tu ? » La réponse fut faite sur une autre mélodie.

Mortel, tu ne peux connaître
Qui je suis ni d’où je viens.
Ton âme à peine pénètre
Un être comme ton être
Et des sens comme les tiens.

Comment pourrais-tu comprendre
Ce qui vit par d’autres lois,
Ce que nul mot ne peut rendre,
Ce que ne saurait l’apprendre
Aucune terrestre voix ?

Ce n’est ni le corps ni l’ombre,
Le ciel, ni l’antre infernal,
Ni le jour, ni la nuit sombre,
Ni l’incertaine pénombre,
Ni le bien, las ! ni le mal.

Mais de la nature entière
Il s’exhale à tous moments
Une essence, une poussière,
Psyché de toute matière,
Fleur de tous les éléments.

De toute riante chose
Je suis l’esprit et le sens ;
Je suis l’invisible cause
Du coloris de la rose
Et l’âme de son encens.

C’est moi qui dans la prairie,
Sur les bords des clairs ruisseaux
Où le peuple de féerie
Trace sa ronde chérie
Aux fraîches senteurs des eaux ;

Aux clairières des coudraies
Sur qui s’ouvre un ciel d’azur,
Dans les pâles oseraies,
Et sur les vertes orées
Des bois, où l’air est si pur ;

Doux murmure ou doux silence,
Parfum digne des autels,
C’est moi qui dors ou m’élance,
Moi qui fuis ou me balance,
Pour charmer tes sens mortels.

Pourtant cette vie active
Qui va par mille chemins,
D’objets en objets captive,
Est encore moins fugitive
Que la vôtre, ô fiers humains

Hélas ! trop longue carrière
Qui nous use ; rien ne suit !
Notre incertaine lumière
Empruntée à la matière
Cède à l’éternelle nuit.

Mais pour l’homme, il ne consume
Jamais son être en entier :
À peine sa torche fume,
Qu’une autre en lui se rallume
Pour éclairer son entier.

La Dame Blanche cessa de parler, et parut attendre une réponse. Mais comme Halbert hésitait sur la manière d’arranger ses paroles, la vision sembla se décolorer graduellement et devenir de plus en plus vaporeuse. Pensant avec raison que c’était un signe qu’elle allait disparaître, Halbert eut encore la force de dire : « Dame Blanche, lorsque je vous vis dans le vallon, et que vous rapportâtes le livre noir de Marie Avenel, vous me dites que j’apprendrais un jour à le lire. »

La Dame Blanche répondit :

Oui ce fut là que je l’appris moi-même
À m’évoquer près des limpides flots ;
Mais tes limiers, ton arc, tes javelots.
Pour toi toujours ont un charme suprême.
Tu fuis, ingrat, et ne vins pas revoir
La Dame Blanche et le saint livre noir.

« Je ne veux plus faire cela, belle vierge, dit Halbert ; je désire apprendre, et tu m’as promis que quand j’aurais ce désir, tu me prêterais ton secours ; je ne suis plus effrayé de ta présence, et je réclame ta promesse. » Tandis qu’il parlait ainsi, la figure de la Dame Blanche devint peu à peu aussi distincte qu’elle l’avait été d’abord, et ce qui s’était presque réduit en une ombre sans forme et sans couleur reprit l’apparence d’une forme corporelle ; mais il semblait au jeune homme que les teintes étaient moins vives et l’ensemble moins distinct et moins prononcé que la figure d’un habitant de la terre. « Consens-tu à m’accorder ma demande, belle dame, dit-il, et à me confier le livre saint, dont Marie Avenel a si souvent pleuré la perte ? »

La Dame Blanche répondit :

Je t’ai, non sans raison, reproché ta frayeur ;
À bon droit j’ai blâmé ta coupable indolence.
Un astre qui brillait naguère en ta faveur
A, détournant son cours, perdu son influence :

Une opiniâtre valeur

Peut seule désormais te laisser une chance.

« J’ai été un indolent et un paresseux, belle dame, répondit le jeune Glendinning ; cette idée me donnera une double ardeur. Pendant ce peu de temps, d’autres pensées ont occupé mon esprit ; d’autres sentiments ont engagé mon cœur ; et, de par le ciel, d’autres occupations rempliront désormais mes heures. Ce jour-ci pour moi vaut plusieurs années. Je suis venu enfant, je veux m’en retourner homme, homme en état de converser, non seulement avec tous les autres hommes, mais avec les êtres qui peuvent devenir visibles par la permission de Dieu. Je veux étudier le contenu de ce volume mystérieux ; je veux savoir pourquoi la dame d’Avenel l’aimait tant ; pourquoi les prêtres le redoutaient et auraient voulu s’en emparer, et pourquoi tu l’as deux fois retiré de leurs mains. Quel mystère est renfermé dans ce livre ? Parle, je t’en conjure. » La Dame Blanche prit un air singulièrement triste et solennel ; penchant la tête, elle croisa les bras sur sa poitrine et répliqua :

Dans ce volume redoutable,
Des mystères pour les humains,
Gît le mystère impénétrable.
Heureux à qui dans ses desseins
Dieu permet de lire, de craindre,
D’espérer, de prier sans feindre.

Mais malheur au mortel qui dans ces saints écrits

Puise le doute ou le mépris.

« Donne-moi le volume, belle dame, dit le jeune Glendinning, On dit que je suis paresseux et stupide ; mais dans cette étude l’amour du travail ne me manquera pas, ni l’intelligence, avec l’aide de Dieu. Donne-moi le volume. »

L’apparition répliqua de nouveau :

Dans une sombre profondeur,

Ami, j’ai déposé ce livre de prière.
De feux aériens l’éternelle chaleur
L’entoure incessamment d’une ardente barrière.
Tout sait le respecter dans la nature entière,
Excepté l’homme à qui les cieux l’avaient donné.
Prends ma main pour ne suivre, et tu verras des choses
Dont la raison en en vain voudrait scruter les causes,
Et qu’un esprit voit seul sans en être étonné.

Halbert Glendinning tendit hardiment la main à la Dame Blanche.

« Crains-tu de venir avec moi ? » dit-elle, sentant que cette main tremblait dans la sienne, qui était douce, mais glacée.

Craindrais-tu de me suivre ? il en est encor temps :
Retourne sur tes pas, dédaigne mes présents ;
Vis dans l’obscurité comme dans l’ignorance,
Mais fuis de ce vallon, ou bien crains ma vengeance !

« Si ce que tu dis est vrai, » répondit l’intrépide jeune homme, « j’ai une plus haute destinée que la tienne. Il n’y a ni fantaisie ni forêt que je n’ose visiter. La crainte de quelque objet naturel ou surnaturel, n’arrêtera point mon passage dans le sein de ma vallée natale. »

À peine avait-il prononcé ces paroles qu’ils descendirent tous deux en traversant la terre, avec une rapidité qui coupa la respiration à Halbert, et le priva de tout autre sentiment que celui de la vélocité prodigieuse avec laquelle on l’entraînait. La course se termina par un choc si subit, que ce voyageur mortel dans ces régions inconnues aurait été renversé avec violence, s’il n’eût été soutenu par sa compagne surnaturelle.

Ce ne fut que plus d’une minute après, que, jetant ses regards autour de lui, il vit une grotte, ou caverne naturelle, tapissée de spath et de cristaux resplendissants, qui réfléchissaient, sous toutes les nuances prismatiques, la lumière d’une flamme éclatante, s’élevant du milieu d’un autel d’albâtre. La grotte était de forme ronde, et le cintre très-élevé ressemblait, sous quelques rapports, au dôme d’une cathédrale ; l’autel dont nous avons parlé en occupait le point central. Quatre longues galeries ou arcades partaient de la grotte centrale dans la direction des quatre points cardinaux : elles étaient construites des mêmes matériaux que le dôme lui-même, et leurs extrémités se perdaient dans les ténèbres.

L’imagination ne saurait concevoir, les paroles ne pourraient décrire l’éclat magnifique produit par la flamme la plus vive, et réfléchi par des milliers de facettes sur les colonnes de spath. Le feu n’était pas toujours également ardent et immobile ; il s’élevait quelquefois en une pyramide de flammes jusqu’au sommet de la voûte immense ; puis il prenait une teinte plus douce et plus rosée et planait au-dessus de l’autel, comme afin d’y puiser des forces pour une autre émission. On ne voyait aucun aliment destiné à l’entretenir, et il n’en sortait ni fumée ni vapeur d’aucune espèce.

Ce qu’il y avait de plus remarquable, c’était que le livre noir reposait non seulement sans être consumé, mais encore sans en être atteint le moins du monde, au milieu d’un feu capable de fondre le diamant.

La Dame Blanche, après avoir laissé au jeune Glendinning le temps de contempler les objets qui l’entouraient, lui adressa les vers suivants :

Le livre noir que ton courage
Avec tant d’ardeur a cherché,

Vois-le ; quand tu l’auras touché,

Qu’il soit de ton audace et le prix et le gage.

Familiarisé en quelque façon avec les merveilles, et fortement animé du désir de prouver le courage dont il s’était vanté, Halbert, sans la moindre hésitation, plongea sa main dans la flamme, comptant sur la rapidité de son mouvement pour saisir le volume avant que le feu eût pu faire impression sur lui. Mais son espoir fut bien trompé. La flamme s’attacha aussitôt à sa manche, et bien qu’il retirât promptement la main, son bras fut néanmoins si cruellement atteint par le feu qu’il fut au moment de pousser un cri. Il réprima cependant l’expression naturelle de la douleur, et une légère altération de ses traits, un soupir à moitié étouffé, firent seuls connaître ce qu’il souffrait. La Dame Blanche passa sa main glacée sur le bras d’Halbert, et avant qu’elle eût fini de chanter les vers suivants, la douleur avait entièrement cessé, et il ne restait plus la moindre trace de brûlure.

Téméraire mortel qui n’es pur que par l’âme,
Osais-tu donc livrer à l’immortelle flamme
Ces haillons, comme toi d’un vil limon formés !
Quitte ces vêtements à demi consumés.

Obéissant au sens des paroles de celle qui dirigeait ses mouvements, Halbert découvrit son bras jusqu’à l’épaule, et jeta loin de lui les lambeaux de sa manche ; ils n’eurent pas plus tôt touché le sol, qu’ils se réunirent, se grésillèrent, et furent en un instant, et sans apparence visible de feu, réduits en une substance légère que le moindre souffle aurait dispersée dans les airs. La Dame Blanche, remarquant surprise du jeune homme, lui dit :

Nœud mortel ni mortelle trame
Ici n’ont jamais résisté ;
Ce que l’art des humains proclame
Un miracle d’habileté,
Chez nous au néant s’assimile ;
L’or à ce feu devient argile :

Il épargne la foi, l’amour, la vérité.

Enhardi par ces paroles, Halbert Glendinning fit une nouvelle tentative, et plongeant son bras nu dans la flamme, il en retira le livre sacré, sans avoir senti de chaleur ni éprouvé d’obstacle d’aucune espèce. Étonné et presque épouvanté de son succès, il vit la flamme se resserrer et s’élancer en un long et interminable jet, qui semblait vouloir percer la voûte de la caverne, puis retomber aussi subitement et s’éteindre de la manière la plus complète. Halbert se trouva dans l’obscurité la plus profonde ; mais il n’eut pas le temps de réfléchir à sa situation, car la Dame Blanche l’avait déjà pris par la main, et tous deux remontèrent avec la même rapidité qu’ils étaient descendus.

Lorsqu’ils sortirent des entrailles de la terre, ils se trouvèrent auprès de la fontaine de Corrie-nan-Shian ; mais en promenant ses regards autour de lui, le jeune homme remarqua avec surprise que les ombres s’allongeaient du côté de l’est et que le jour touchait à sa fin. Il regarda sa conductrice comme pour lui demander une explication, mais la figure commençait à s’évanouir : ses joues devinrent plus pâles, ses traits moins distincts ; sa forme n’était bientôt plus qu’une ombre et se confondait avec le brouillard qui s’élevait du fond du ravin. Ce qui avait auparavant la symétrie du corps, les traits et les couleurs délicates mais animées de la beauté, ne ressemblait plus qu’à l’ombre pâle et vaporeuse d’une douce fille morte d’amour, apparaissant confusément et à la clarté indécise de la lune aux yeux de son infidèle amant.

« Arrête, esprit, s’écria le jeune homme, devenu presque téméraire par le succès, ta bonté ne doit pas m’abandonner, embarrassé, comme je le suis, d’une arme dont je ne sais point me servir. Il faut que tu m’instruises dans l’art de lire et de comprendre ce volume ; car autrement à quoi me sert d’en être possesseur ? »

Mais la figure de la Dame Blanche continua de disparaître devant lui et ne fut bientôt plus qu’une image légère et indécise comme celle de la lune lorsque la matinée d’hiver est déjà avancée ; et elle était entièrement invisible avant qu’elle chantât ces paroles :

Notre pouvoir ne s’étend pas

Jusques à déchiffrer ces divins caractères :

Nous ne partageons point, hélas !

Des heureux fils d’Adam les droits héréditaires.

Mais un ami te guidera :

Sois patient, travaille, et le ciel t’aidera.

La Dame Blanche était invisible avant de commencer ce dernier chant, et maintenant la voix elle-même s’affaiblissait en cadence mélancolique, comme si l’être qui parlait s’éloignait lentement de l’endroit où il avait commencé sa mélodie.

Ce fut en ce moment qu’Halbert sentit toute la terreur que jusqu’alors il avait eu le courage de réprimer. La nécessité même de tenter un effort lui avait donné la puissance de le faire, et la présence de l’être mystérieux, tout en étant un sujet de frayeur, lui donnait le sentiment d’une sorte de protection. Mais lorsqu’il put réfléchir de sang froid sur ce qui venait de se passer, un tremblement universel s’empara de son corps, ses cheveux se dressèrent sur sa tête et il craignit de regarder autour de lui, ne sachant s’il ne se présenterait pas à lui quelque chose de plus effrayant que la première vision. Un vent léger qui s’éleva en ce moment réalisa la bizarre, mais belle pensée de celui de nos poètes modernes dont l’imagination est la plus brillante[108].

Ce zéphyr caressant sa joue
Soulevait ses cheveux flottants,
Ainsi que l’on voit au printemps
La molle brise qui se joue
Sur l’herbe nouvelle des champs.
Ce souffle éveillait sa crainte,
Et lui semblait en même temps
Exhaler une douce plainte
Après l’orage de ses sens

Le jeune homme resta muet et saisi d’étonnement pendant quelques minutes. Il lui semblait que l’être extraordinaire qui lui était apparu, qui l’avait terrifié, qui l’avait protégé, était porté sur chaque souffle de vent et allait encore une fois se rendre visible. « Parle, » disait le jeune aventurier en agitant ses bras, « montre-toi de nouveau devant moi, inimitable vision. Trois fois j’ai joui de ta vue ; et cependant l’idée que tu es, même invisiblement, présente ici, à côté de moi, fait palpiter mon cœur avec plus de violence que si la terre s’entrouvrait et vomissait un démon. » Mais ni chant, ni apparition n’indiqua que la Dame Blanche fût auprès de lui, et il n’aperçut et n’entendit autour de lui rien de surnaturel. Cependant les efforts qu’Halbert avait faits pour inviter de nouveau l’être mystérieux à se présenter lui rendirent toute l’audace de son caractère. Il jeta encore une fois ses regards autour de lui, et reprit le sentier solitaire du vallon.

Rien ne pouvait offrir un contraste plus frappant que l’impétueuse colère qui l’avait entraîné à travers les buissons et les rochers, pour se précipiter dans le Corrie-nan-Shian, et le calme qu’il éprouvait en s’acheminant vers la tour, il cherchait alors soigneusement les chemins les plus praticables, non par le désir d’éviter le danger, mais afin que la fatigue ne pût distraire son attention de la scène extraordinaire dont il était témoin et acteur. À son départ il avait cherché, en s’exposant aux dangers, en se livrant à des mouvements extraordinaires, à exciter la violence de sa passion, et surtout à bannir de son esprit la cause de cette violence. Maintenant il évitait avec la plus grande attention tout ce qui pouvait interrompre sa marche contemplative, tout ce qui, dans la route, pouvait troubler ses profondes et sérieuses réflexions. Ce fut ainsi qu’après une route lente et tranquille faite de l’air d’un pèlerin plutôt que de celui d’un chasseur de daims, Halbert, vers la chute du jour, regagna la demeure paternelle.


CHAPITRE XIII.


le meunier.


Le meunier était un homme fort et robuste ; l’attaquer n’était pas un jeu d’enfant ; dix hommes ne l’auraient point osé : il savait trop bien enfoncer un crâne.
L’Église du Christ sur la verte pelouse.
Poëme écossais.


Le soleil était couché lorsqu’Halbert Glendinning revint à la demeure de son père ; à cette époque de l’année, on dînait à midi et l’on soupait une heure après le coucher du soleil. Le premier repas s’était donc achevé sans qu’Halbert reparût ; mais ce n’était pas une circonstance extraordinaire ; car la chasse ou d’autres passe-temps rendaient Halbert peu exact aux heures ; sa mère, quoique fâchée de ne pas le voir à table, était tout à fait accoutumée à son absence ; et d’ailleurs elle connaissait si peu les moyens de lui donner un peu de régularité, qu’une observation grondeuse était toute la réprimande que recevait une telle conduite.

Cependant le mécontentement de la dame Elspeth fut plus fort ce jour-là que de coutume. Ce n’était pas tant à cause de la tête et des pieds de mouton, du haggis[109], et du gigot dont sa table était pourvue, mais aussi à cause de l’arrivée d’une personne qui n’était rien moins que Hob Miller, on l’appelait généralement ainsi, quoique son véritable nom fût Happer[110].

La visite du meunier à la tour de Glendearg était assez semblable à celles que les potentats se font faire l’un à l’autre par leurs ambassadeurs, et dont la cause est moitié ostensible, moitié secrète. En apparence, Hob venait visiter ses amis de Sainte-Marie, pour partager la joie générale qui règne parmi les habitants de la campagne, après qu’ils ont rempli leurs granges, et renouveler une ancienne amitié par de nouveaux festins. Mais il venait véritablement pour jeter un coup d’œil sur chaque meule, et pour prendre des renseignements sur la quantité de gerbes récoltées dans chaque ferme, afin de prévenir tous les moyens de soustraire la mouture.

On sait que les cultivateurs de chaque baronnie ou seigneurie temporelle ou spirituelle de l’Écosse sont obligés de porter leur grains pour être moulus au moulin de leur territoire ; ils paient à cette occasion d’assez fortes taxes nommées moutures de la ville[111]. Je pourrais m’étendre aussi sur l’esclavage de invecta et illata[112] ; mais laissons cela. J’en ai dit assez pour prouver que je ne parle pas sans m’appuyer de preuves authentiques. Les habitants du sucken, ou des terres dépendantes, étaient punis par une amende s’ils s’écartaient de cette servitude en portant leurs grains à un autre moulin. Or, il existait un autre moulin bâti sur les terres d’un baron séculier, à une distance peu éloignée de Glendearg, et le meunier de ce second endroit était si obligeant et ses prix si modérés, qu’il fallait toute la surveillance de Hob Miller pour retenir son droit de monopole.

Le meilleur moyen qu’il avait trouvé était de se montrer bon camarade et voisin affectueux. Sous ce prétexte, il faisait tous les ans une visite à travers la baronnie, comptait chaque meule de blé et en calculait le contenu par les gerbes, si bien qu’il pouvait ensuite savoir si toute la moulure venait à son moulin.

La dame Elspeth, comme ses voisins, fut obligée de prendre les visites du meunier pour des visites de politesse ; mais elle n’en avait pas reçu depuis la mort de son mari, probablement parce que la tour de Glendearg était éloignée, et qu’il n’y avait qu’une petite quantité de terres appelées infield qui lui fussent attachées. Mais cette année le vieux Martin avait engagé la dame Elspeth à semer quelques bandes des terres outfield, et la spéculation avait réussi au-delà de leurs espérances ; peut-être cette circonstance engageait-elle l’honnête meunier à faire entrer Glendearg dans le cercle de sa ronde annuelle.

La dame Glendinning reçut avec plaisir une visite qu’elle avait autrefois soufferte avec patience ; et elle changea un peu, sinon tout à fait ses manières, parce que Hob avait emmené avec lui sa fille Mysie, la même dont Elspeth avait décrit si exactement la mise au sous-prieur sans pouvoir indiquer précisément ses traits.

La jeune fille avait été jusques-là un objet fort peu important aux yeux de la bonne veuve ; mais la singularité des demandes du sous-prieur avait mis son esprit à la torture au sujet de Mysie du moulin. Depuis ce temps, Elspeth Glendinning avait hasardé ici une question, et là cherché à en savoir davantage, et puis ailleurs encore elle était venue à bout peu à peu de tourner la conversation sur la pauvre Mysie. De toutes ces demandes et informations, elle avait pu conclure que Mysie était une fille à l’œil noir, à l’air aimable et riant, aux joues couleur de cerise, et à la peau aussi blanche que la plus belle farine dont était fait le propre pain de l’abbé les jours de fête ou de gala. Quant à son caractère, elle chantait et riait depuis le matin jusqu’au soir ; et quant à sa fortune, article important, outre ce que le meunier avait amassé par le moyen de son proverbial pouce d’or, Mysie devait hériter d’un bon lopin de terre, avec la perspective d’un moulin et de mille acres qui reviendraient à son mari par un bail modéré, si on disait un mot en temps convenable à l’abbé, ou au prieur, ou au sous-prieur, ou au sacristain, et ainsi du reste.

À force de réfléchir sur tous ces avantages, Elspeth en vint à s’imaginer que le seul moyen pour empêcher son fils Halbert d’embrasser une carrière où l’on ne rêve « qu’éperons, lance et bride, » ainsi qu’on le disait des soldats de la frontière ; que le seul moyen, dis-je, d’éviter qu’il fût percé d’une flèche longue d’une aune, ou pendu par une corde d’un pouce de diamètre, serait de le marier et de l’établir ; elle songea aussi que Mysie Happer pourrait devenir son épouse.

Comme elle pensait à cela, Hob Miller arriva montant sa vigoureuse jument, qui portait sur un coussinet, derrière lui, la gentille Mysie, avec ses joues rouges comme des pivoines (si dame Glendinning en avait jamais vu) ; elle avait l’esprit animé par sa coquetterie rustique, et sa tête était couverte d’une profusion de cheveux noirs comme l’ébène. Le beau idéal que dame Glendinning avait enfanté dans son imagination se réalisa tout à coup dans la figure enjouée de Mysie Happer, et pendant une demi-heure la bonne mère considéra cette jeune fille comme celle qui devait fixer le jeune et pétulant Halbert. Il est vrai que Mysie aimait tout autant danser autour d’un mai que veiller aux soins domestiques, et qu’Halbert préférait casser des têtes à moudre des sacs de blé ; mais un meunier devait être robuste, comme il a été dépeint depuis Chaucer et James Ier[113], et réellement capable de surpasser, dans les exercices athlétiques, tous les suckens de la banalité pour nous servir encore une fois de cette expression barbare. C’était un moyen de ramasser plus aisément ce qui lui était dû, et que l’on aurait pu disputer à un plus formidable champion. Enfin, quant au manque de soins de la femme du meunier, la dame était d’avis qu’il pourrait se remplacer par l’activité de la belle-mère. « Je tiendrai moi-même la maison des jeunes gens, car la tour est devenue bien solitaire, pensa la dame Glendinning, et vivre près de l’église sera fort agréable dans ma vieillesse ; alors Édouard s’arrangera avec son frère pour le fief, d’autant plus facilement qu’il est le favori du sous-prieur, et ensuite il demeurera dans la tour comme son digne frère. Qui sait si Marie Avenel, toute noble qu’elle est, ne pourrait point tirer son tabouret dans le coin de notre cheminée, et s’y installer, pour la vie ? Il est vrai qu’elle n’a pas de fortune, mais une pareille fille, tant pour le bon sens que pour la beauté, n’a jamais frappé mes regards ; et j’ai connu toutes les filles de l’abbaye de Sainte-Marie, oui, et celles qui leur ont donné le jour. C’est la créature la plus douce et la plus aimable qui ait jamais porté le snood[114] sur une brune chevelure. Et alors il est à croire que le trait garni de plumes d’oie grise aura fait un trou à la cuirasse de son oncle, qui la prive aujourd’hui de son bien, comme, Dieu nous protège ! il en a fait à celle d’hommes qui valaient bien mieux que lui. De plus, s’ils tenaient tant à leur lignée et à leur noble race, Édouard pourrait dire à cette belle parenté : « Lequel de nous est son meilleur ami, quand elle vint dans la vallée de Glendearg, pendant une soirée de brouillard, montée sur un animal qui ressemblait plus à un âne qu’à tout autre ? » Et s’ils le nomment fils de rustaud, Édouard pourra leur répondre avec le vieux proverbe :

« Grande alliance,
Grande naissance. »

« Et de plus il n’y a pas de sang roturier dans la famille des Glendinning, ni des Bridone ; car, dit Édouard… »

En cet instant, la voix rauque du meunier tira la dame de sa rêverie, et la força de se rappeler que si elle voulait réaliser ses châteaux en l’air, elle devait commencer par en jeter les fondations en faisant politesse à son hôte et à sa fille ; ce qu’elle négligeait extrêmement alors, quoique toutes ses vues tendissent à se concilier leur faveur et leur bonne opinion. Tandis qu’elle arrangeait tout pour une union si intime, elle souffrait qu’ils demeurassent assis sans qu’on y fît la moindre attention, et couverts de leur manteau, comme s’ils étaient prêts à repartir. « Et ainsi, madame, conclut le meunier (car elle n’avait pas remarqué le commencement de son discours), puisque vous êtes si occupée par votre ménage, Mysie et moi, nous allons reprendre notre cheval et descendre la vallée, pour aller chez John Broxmouth, qui nous a expressément engagés à le visiter. »

Tirée soudain de ses rêves de mariage, de moulins, de terres à bail et de baronnies, dame Elspeth se trouva pendant un moment comme la laitière de la fable lorsqu’elle renversa son pot au lait sur le produit duquel elle avait établi ses espérances de richesses. Cependant les constructions de dame Glendinning n’étaient qu’ébranlées et non renversées ; elle se hâta de rétablir l’équilibre. Au lieu d’excuser son absence d’esprit et son manque d’attention envers ses hôtes, ce qui lui aurait donné quelque peine, elle prit l’offensive, tel qu’un habile général qui, par une attaque hardie, déguise avec bonheur sa faiblesse.

Elle fit une grande exclamation, et des plaintes contre le peu d’affection de son ancien ami, qui avait pu un seul instant douter du plaisir qu’elle avait à le recevoir ainsi que sa charmante fille. Penser à aller chez John Broxmouth quand la vieille tour était prête à le recevoir ; il y avait chez elle, dans les plus mauvais temps, place pour un ou deux amis, et il n’y en aurait pas pour un voisin que son pauvre Simon, béni soit son sort ! comptait pour un de ses meilleurs amis à Sainte-Marie ! Elle manœuvra si bien, faisant ses plaintes avec tant de sérieux, qu’elle finit par être convaincue elle-même de ce qu’elle disait aussi bien que le meunier Hob, qui n’avait pas envie de lui garder rancune, parce qu’il était dans son plan de passer la nuit à Glendearg, et qu’il se serait également contenté d’une réception moins hospitalière.

À toutes les plaintes d’Elspeth, touchant le peu d’amitié qu’il y avait dans sa proposition de quitter la demeure, il répondait tranquillement : « Eh bien ! madame, qu’avais-je à dire ? Vous pouviez avoir d’autres grains à moudre, car vous sembliez à peine nous voir ; ou que sais-je, moi ? vous pouviez penser à ce que j’ai dit à Martin relativement au dernier orge que vous avez semé, car je sais que les moutures sèches sont quelquefois bien difficiles à digérer[115]. Chacun veut avoir ce qui lui appartient, et cependant les gens s’en vont dire partout que Hob Miller est à la fois le meunier et le garçon du meunier, comme qui dirait meunier et fripon[116]. »

— Hélas ! que dites-vous là, voisin Hob, reprit la dame Elspeth : Martin aurait eu quelques mots avec vous touchant les taxes du moulin ? Je le gronderai pour cela, je vous le promets, foi de veuve. Vous savez bien qu’une femme seule est souvent l’esclave de ses domestiques.

— Non, madame, » dit le meunier, défaisant la boucle de la large ceinture qui attachait son manteau, et qui servait en même temps à suspendre à son côté une véritable André Ferrara, « n’ayez point de rancune Contre Martin, car je n’en ai pas : je prends cela sur moi comme une chose appartenant à ma profession ; je dois maintenir mon droit de mouture de lock ; et de goupen[117], et pour

une bonne raison, car, comme dit la vieille chanson,

« Je vis de mon moulin : Dieu le rende prospère :
C’est à la fois mon fils, et ma femme, et mon père. »

« Le pauvre vieux, je lui suis redevable pour le reste de ma vie, et il faut que je prenne son parti, comme je le dis à mes garçons meuniers, qu’il ait tort ou raison. Et de même tout bon enfant doit défendre son gagne-pain. Ainsi donc, Mysie, vous pouvez ôter votre manteau, puisque notre voisine est si contente de nous voir ; mais je crois que notre plaisir vaut le sien ; personne dans Sainte-Marie ne paie mieux sa mouture et n’envoie plus exactement au moulin. »

En parlant ainsi, et sans plus de cérémonie, le meunier suspendit son large manteau à un bois de cerf, qui ornait les murailles nues de la tour, et servait de ce que nous appelons vulgairement un porte-manteau.

Pendant ce temps, dame Elspeth aida Mysie, qu’elle s’obstinait à regarder comme sa future belle-fille, à se débarrasser de son manteau, de son capuchon et du reste de son vêtement de cheval. L’enjouée fille du riche meunier parut alors vêtue d’une robe blanche, garnie d’une broderie de soie verte entremêlée de fil d’or. La dame Elspeth jeta un regard observateur sur cette figure riante, qu’elle pouvait voir plus à son aise maintenant que la tête de Mysie n’était couverte que par une abondance de cheveux noirs, retenus par un snood de soie verte brodé d’or, et correspondant à la garniture de la robe. C’était une physionomie extrêmement agréable ; ses yeux noirs, bien fendus et agaçants, sa bouche petite, ses lèvres bien formées, quoiqu’un peu grosses, ses dents blanches comme des perles, sans parler d’une petite fossette très-séduisante au menton ; la forme de cette joyeuse figure était pleine, ronde, ferme et charmante ; on pouvait craindre que dans plusieurs années, cette figure ne devînt un peu masculine, défaut ordinaire des beautés écossaises, mais dans sa seizième année, Mysie avait la taille d’Hébé. Elspeth, avec toute sa partialité maternelle, ne put s’empêcher de convenir qu’un homme mieux fait qu’Halbert pourrait aller loin et trouver plus mal. Mysie paraissait un peu légère, et Halbert n’avait pas dix-neuf ans, cependant il était temps de l’établir, car la dame en revenait toujours là, et c’était une excellente occasion.

La vieille ruse de la dame Elspeth fut alors de louer sa belle visiteuse depuis le snood jusqu’au cordon de la chaussure, comme on dit. Mysie l’écouta, et rougit de plaisir pendant les cinq premières minutes ; mais lorsque dix furent passées, elle se mit à regarder les compliments de la vieille dame comme un sujet de plaisanterie plutôt que de vanité, et elle était plus disposée à en rire qu’à en être flattée, car la nature avait mêlé à sa gaieté une assez bonne portion de malice. Hob lui-même commença à se lasser d’entendre les louanges prodiguées à sa fille, et les interrompit. « Bon, bon, dit-il, elle est assez intelligente ; et si elle avait cinq ans de plus, elle pourrait charger un bon sac de farine sur un cheval, aussi bien que toute autre fille de canton. Mais je désirerais voir vos deux fils, madame : on prétend qu’Halbert devient un peu trop égrillard et que nous en entendrons parler dans le Westmoreland une nuit de clair de lune ou autre.

— Dieu l’en garde, mon voisin, Dieu l’en garde ! » dit la dame Glendinning avec vivacité ; car c’était toucher sa corde sensible que d’émettre la pensée qu’Halbert pourrait devenir un de ces maraudeurs si communs alors dans ce pays. Mais craignant d’avoir trahi ses craintes à ce sujet, elle ajouta aussitôt que, depuis la déroute de Penkie, elle devenait toute tremblante quand elle entendait nommer un fusil ou une lance, ou lorsqu’on parlait de combat. Grâce à Dieu et à Notre-Dame, ses fils vivraient et mourraient honnêtes et paisibles tenanciers de l’abbaye de Sainte-Marie, ainsi que leur père l’aurait fait, sans cette affreuse guerre qui avait causé la mort de tant de braves gens.

« Vous n’avez pas besoin de me rappeler cela, madame, dit le meunier, puisque j’y étais moi-même : je rendis deux paires de jambes (non les miennes, mais celles de ma jument) aussi utiles qu’une paire de mains. Je jugeai ce que cela deviendrait lorsque je vis nos ennemis rompre les rangs et s’élancer à travers les champs labourés ; et ainsi, comme on avait fait de moi un piqueur, je piquai des deux tandis que le jeu était en si bon train.

— Oui, oui, voisin, répondit la dame, vous avez toujours été sage et prudent ; si mon mari défunt avait eu votre esprit, il serait ici aujourd’hui à parler de cela : mais il était toujours à se vanter de son noble sang et de son illustre lignée, et il ne pouvait être content qu’en allant commander des troupes à l’armée avec des comtes et des chevaliers qui n’avaient point de femmes dont ils se missent en peine ; ou plutôt qui avaient des femmes qui ne se souciaient pas plus d’eux que si elles eussent été veuves, mais il n’en était pas de même entre nous. Quant à mon fils Halbert, il n’y a rien à craindre pour lui, car s’il était malheureux pour se trouver dans le dernier cas, il a la meilleure paire de talons de l’abbaye, et il pourrait courir aussi vite que votre jument elle-même.

— Est-ce lui, voisine ? » dit le meunier en voyant arriver un un jeune homme.

« Non, répliqua la mère ; c’est mon plus jeune fils, Édouard, qui lit et écrit comme le seigneur abbé lui-même, si ce n’était pas un péché de parler de la sorte.

— Fort bien, dit le meunier ; est-ce le jeune clerc dont le sous-prieur parle si avantageusement ? on dit qu’il fera son chemin ; qui sait s’il ne deviendra pas sous-prieur lui-même ? un vaisseau brisé peut arriver à terre.

— Pour être prieur, voisin Hob, dit Édouard, il faut d’abord être prêtre, et pour cet état je me sens fort peu de vocation.

— Il restera à la charrue, voisin, dit la bonne dame ; et Halbert fera de même, je l’espère. Je voudrais que vous vissiez Halbert. Édouard, ou est votre frère ?

— À la chasse, je pense répondit Édouard ; au moins il nous a quittés ce matin pour joindre le laird de Colmslie et sa meute. J’ai entendu les chiens aboyer dans la vallée toute la journée.

— Et si j’avais entendu cette musique, dit le meunier, cela m’aurait mis la joie au cœur ; oui, cela m’aurait dérangé de mon chemin au moins de deux ou trois milles. Quand j’étais garçon de moulin de Morebattle, j’ai suivi les chiens d’Eckford au pied de Hounam-Law ; je les ai suivis à pied, dame Glendinning, oui, et je menais la chasse quand le laird de Cessford et ses joyeux cavaliers furent tous renversés à travers les marais. Je portai le cerf sur mon dos à Hounam-Cross lorsque les chiens l’eurent abattu. Je crois voir encore le vieux chevalier lorsqu’il se plaça sur son superbe coursier tout blanc d’écume : « Meunier, me dit-il, est-ce que tu veux tourner le dos à ton moulin ? viens avec moi, je ferai de toi un homme. » Mais je préférai habiter le moulin ; et ce fut bien heureux, car l’orgueilleux Percy fit pendre cinq hommes d’armes du laird à Alnwick, pour avoir brûlé quelque maisons au-delà de Fowberry.

— Ah ! voisin, voisin, dit la dame Glendinning, vous fûtes toujours sage et prudent ; mais si vous aimez la chasse, je dois dire qu’Halbert est votre homme ; il a tous les beaux termes de fauconnerie et de chasse aussi promptement à la bouche, que Tom à la queue de renard, qui est le maître de la vénerie du seigneur abbé.

— Se rend-il à la maison à l’heure du dîner ? demanda le meunier ; car nous nommons midi l’heure du dîner à Kennaquhair ! »

La veuve fut forcée d’avouer que, même à ce grave instant du jour, Halbert était souvent absent. À cette réponse le meunier secoua la tête, et fit une allusion au proverbe des oies de Mac-Farlane, qui aimaient mieux leur jeu que leur repas[118].

Afin que le retard du dîner n’augmentât pas la mauvaise opinion que le meunier paraissait adopter contre Halbert, dame Glendinning appela promptement Marie Avenel pour qu’elle se chargeât d’entretenir Mysie Happer, et courut à la cuisine se mêler de ce que faisait Tibb Tacket, visitant les tranchoirs et les plats, ôtant les pots du feu, et y plaçant des casseroles et des grils, accompagnant ses actions et son activité d’une liste si continuelle d’injonctions faites à Tibb, que celle-ci perdit enfin patience, et dit : « Voici autant d’embarras pour recevoir un meunier que si c’était un descendant de Bruce. » Mais comme ceci était censé dit à part,

dame Glendinning ne jugea pas convenable de l’entendre.
CHAPITRE XIV.


marie et le chevalier.


Qu’il me soit permis d’avoir des amis qui mangent mon dîner ! Qu’ils soient aussi variés que les mets ! Le festin n’est rien quand qu’un large plat s’y fait seul distinguer. Un ami, le morceau de bœuf représentera John Plaintext ; un dampling[119] au beurre le digne alerdman ; les deux porte-étendards avec leurs favoris ; la fraise et autres fanfreluches, et leur ami le dandy, seront figurés par une jeune oie en sauce. Ainsi la table est dressée et servie, le tout suivant le même principe, la variété.
Nouvelle comédie.


«  Quelle est cette jeune fille ? dit Hob Miller, lorsque Marie Avenel entra dans l’appartement pour remplacer la dame Elspeth Glendinning.

« La jeune dame Avenel, mon père, » dit la fille du meunier, faisant une révérence aussi respectueuse que ses manières rustiques le lui permettaient. Hob Miller ôta son bonnet et salua, non tout à fait aussi bas que si la jeune dame eût paru dans tout l’orgueil de son rang et de si fortune, mais assez pour rendre hommage à la haute naissance, chose à laquelle, pendant longues années, les Écossais tinrent scrupuleusement.

L’exemple de sa mère, et un sentiment de convenance et de dignité qui était inné dans elle, avaient donné à Marie Avenel des manières simples et élégantes, qui empêchaient une trop grande familiarité de s’établir entre elle et ceux qui, devenus ses amis par suite des circonstances, n’étaient cependant point ses égaux. Par nature elle était douce, pensive et contemplative, d’un caractère égal et porté à excuser ceux qui pouvaient l’offenser ; elle était aussi très-réservée, et se plaisait dans la solitude ; elle évitait de se mêler aux divertissements publics, même lorsque l’occasion si rare d’une foire ou d’une fête la mettait à même de se trouver avec les jeunes filles de son âge. Si on la voyait quelquefois à de semblables fêtes, elle paraissait les regarder avec la tranquille indifférence d’une personne pour qui les plaisirs n’ont aucun intérêt, et qui désire même quitter ce théâtre joyeux aussitôt qu’il sera possible.

On parlait beaucoup de sa naissance, qui avait eu lieu la veille de la Toussaint, et du pouvoir que cette circonstance lui donnait sur les esprits. Et à cause de toutes ces particularités, les jeunes gens et les jeunes femmes du canton avaient coutume de la désigner sous le nom de l’Esprit d’Avenel : comme si sa taille frêle et élancée, son beau visage un peu pâle, ses yeux d’un bleu foncé, et sa longue chevelure, eussent appartenu plutôt au monde immatériel qu’à celui-ci ! La tradition répandue généralement d’une Dame Blanche que l’on croyait protéger la famille d’Avenel, donnait un certain poids à cette saillie villageoise ; et cela offensait beaucoup les deux fils de Simon Glendinning ; lorsqu’en leur présence on apostrophait ainsi la jeune Marie, Édouard avait coutume d’arrêter, par la vigueur de ses arguments, l’insolence de ceux qui employaient cette épithète, tandis qu’Halbert recourait à la force de son bras. Dans cette circonstance Halbert avait l’avantage, car il ne pouvait soutenir l’argumentation de son frère ; et quand les occasions demandaient qu’il agît en personne, il était sûr de l’assistance d’Édouard, qui jamais, il est vrai, ne commençait une dispute, mais qui se mettait facilement de la partie lorsqu’il était besoin de défendre son frère.

Mais l’attachement et le respect sincères des deux jeunes gens, qui étaient eux-mêmes, à cause de l’éloignement de leur demeure, presque étrangers dans le district, ne pouvaient nullement rétablir l’opinion des habitants envers la jeune dame, qu’ils regardaient comme tombée parmi eux d’une sphère inconnue. Cependant on la regardait au moins avec respect, si l’on n’avait pas d’affection pour elle ; d’ailleurs l’attention du sous-prieur pour la famille, et surtout le nom formidable de Julien Avenel, que chaque nouvel événement tendait à rendre plus fameux, donnaient à sa nièce une certaine importance. Plusieurs, par vanité, aspiraient à sa connaissance, tandis que de plus timides désiraient inculquer à leurs enfants la nécessité d’être respectueux envers la noble orpheline. Ainsi, Marie Avenel, peu aimée parce qu’elle était peu connue, était regardée avec une terreur mystérieuse, qui provenait à la fois de la crainte des maraudeurs de son oncle et de sa manière de vivre retirée, dont les opinions superstitieuses du temps et du pays tiraient un étrange parti.

Ce ne fut pas sans éprouver quelque chose de tout cela que Mysie se vit seule avec une jeune personne dont le rang était si au-dessus du sien, et dont les manières étaient si différentes ; car le digne meunier avait saisi la première occasion de sortir sans être aperçu, pour aller voir si la grange était bien garnie, et quelle serait la quantité de mouture qu’elle apporterait au moulin. Il y a toutefois dans la jeunesse une espèce de franc-maçonnerie qui, sans grande conversation, apprend aux jeunes personnes à démêler tout de suite leur caractère mutuel, et à se mettre à l’aise après une fort courte connaissance. C’est seulement lorsque nous avons éprouvé les tromperies des hommes que nous cherchons à éviter leur observation et à cacher nos sentiments réels à ceux avec lesquels nous sommes en relation.

Les deux jeunes filles furent bientôt occupées d’objets convenables à leur âge. Elles visitèrent les pigeons de Marie Avenel, que cette dernière nourrissait avec la tendresse d’une mère ; elles vinrent ensuite à l’agréable examen de la toilette de Marie : toilette peu somptueuse, mais contenant des choses qui excitèrent le respect de sa compagne ; car Mysie avait un trop bon caractère pour éprouver la moindre envie. Un rosaire d’or et quelques ornements de femme, marques distinctives d’un rang supérieur, avaient été sauvés au moment de leur dernier malheur par la présence d’esprit de Tibb-Tacket ; car celle à qui ils appartenaient était, dans ces tristes instants, trop accablée de chagrins pour penser à de semblables choses. À leur vue, Mysie fut saisie de vénération ; car, à l’exception de ce que le seigneur abbé et le couvent possédaient, elle ne croyait pas qu’il y eût beaucoup plus d’or dans le monde que n’en contenaient ces bijoux ; et Marie, toute sérieuse qu’elle fût naturellement, s’amusait assez de l’admiration de sa rustique compagne.

Rien n’offrait un plus grand contraste que l’aspect de ces deux jeunes filles : d’un côté, la mine joyeuse, riante et animée de la fille du moulin, qui regardait avec un extrême étonnement les choses précieuses placées devant elle, et les louait avec l’approbation d’une inférieure humble et contente, faisant les plus minutieuses questions sur l’usage et la valeur de chaque ornement, tandis que, de l’autre, Marie Avenel, avec une tranquille dignité et beaucoup de douceur, les présentait les uns après les autres pour amuser sa compagne.

Comme peu à peu elles devenaient plus familières, Mysie Happer se hasarda à demander pourquoi Marie Avenel ne paraissait jamais autour du mai. Elle lui en exprimait son étonnement ; et la jeune dame lui répondit qu’elle n’aimait pas la danse, lorsqu’un bruit de chevaux, se faisant entendre à la porte de la tour, interrompit leur conversation.

Mysie courut à la fenêtre avec toute l’ardeur d’une curiosité sans frein. « Sainte-Marie ! chère demoiselle ! ce sont deux hommes galamment mis et bien montés qui arrivent ici ; voulez-vous venir de ce côté pour les voir ?

— Ce n’est pas la peine, répondit Marie Avenel, vous me direz qui ils sont.

— Je le veux bien, si cela vous est agréable, dit Mysie ; mais comment pourrais-je savoir qui ils sont !… Attendez : j’en connais un, et vous aussi, milady ; c’est un homme dont la main est un peu légère, dit-on ; mais les soldats de nos jours ne pensent pas qu’il y ait grand mal à cela. C’est un homme d’armes de votre oncle, qui se nomme Christie de Clint-Hill ; il n’a pas son vieux justaucorps vert et sa cotte de mailles noire et rouillée, mais un habit écarlate avec un galon large de trois pouces, et une cuirasse si claire que vous pourriez vous en servir pour arranger vos cheveux, aussi bien que devant ce miroir entouré d’un cadre d’ivoire que vous me montriez tout à l’heure. Tenez, chère lady, venez vous mettre à la croisée pour le voir.

— Si c’est l’homme dont vous parlez, Mysie, répliqua l’orpheline d’Avenel, je le verrai toujours trop tôt, eu égard au plaisir que m’apporte sa personne.

— Fort bien ; mais si vous ne voulez pas venir pour voir le brave Christie, » répliqua Mysie, la figure enflammée par la curiosité, » venez pour me dire qui est celui qui se trouve avec lui ; je n’ai jamais vu un jeune homme plus beau et plus agréable.

— C’est mon frère de lait, Halbert Glendinning, « dit Marie avec une apparente indifférence ; elle avait été accoutumée à nommer ainsi les fils d’Elspeth, et à vivre avec eux, comme s’ils eussent été véritablement ses frères.

— Non, par Notre-Dame ! ce n’est pas lui, répondit Mysie ; je connais bien la figure des deux Glendinning, et je ne pense pas que ce cavalier soit de notre pays. Il a un bonnet de velours cramoisi, avec de longs cheveux noirs tombant par-dessous, et de la barbe au-dessus de sa lèvre supérieure, tandis que son menton est bien rasé ; il est revêtu d’un justaucorps bleu, bordé et doublé de satin blanc, avec des chausses assorties, et n’a sur lui d’autre arme qu’une petite épée et un poignard. Son épée est une arme si légère et si jolie, que si j’étais homme, je ne voudrais jamais en porter d’autre ; je ne voudrais pas me charger d’une charretée de fer, comme mon père, qui n’aime que sa claymore avec sa grande poignée rouillée et faite en forme d’anse de panier. Ne préférez-vous pas une épée légère et un poignard, madame ?

— La meilleure épée, répliqua Marie, si je dois répondre à une semblable question, est celle qui est tirée pour la meilleure cause, et dont on se sert le mieux lorsqu’elle est hors du fourreau.

— Mais ne pouvez-vous pas deviner quel est cet étranger ? dit Mysie.

— En vérité, je ne puis même l’essayer ; mais à en juger par son compagnon, il m’importe peu de savoir qui il est, répondit Marie.

— Béni soit sa bonne figure, dit Mysie, s’il ne met pas pied à terre ici ! Maintenant je suis aussi contente que si mon père m’avait donné les boucles d’oreilles d’argent qu’il m’a promises. Mais, venez donc à la croisée ; car, que vous le vouliez ou non, vous serez obligée de le voir bientôt. »

On peut croire que Marie Avenel aurait avancé plus tôt vers le lieu d’observation, si elle n’en avait été empêchée par l’excès de curiosité qui tourmentait sa joyeuse compagne ; mais enfin satisfaite d’avoir déployé toute l’indifférence qu’exigeait le décorum, elle crut qu’elle pouvait lâcher la bride à sa propre curiosité.

Elle aperçut Christie de Clint-Hill suivi d’un cavalier beau et élégant ; ce dernier, à en juger par la noblesse de ses manières, par la richesse élégante de ses vêtements et la beauté remarquable de son cheval, devait être, ainsi qu’elle en tomba d’accord avec sa nouvelle amie, un personnage de quelque importance.

Christie semblait croire qu’il pouvait appeler avec plus d’insolence qu’à son ordinaire : « Hola ! ho ! la maison ! maudits paysans, ne me répondra-t-on pas quand j’appelle ? Ho, Martin ! Tibb, dame Glendinning ! que la malédiction tombe sur vous, devons-nous rester ici à garder au froid nos chevaux tout couverts de sueur, après avoir couru si vite ? »

Enfin il fut entendu, et le vieux Martin parut. « Ha ! dit Christie, te voilà, vieux bonhomme ? Ici, mets-moi ces chevaux à l’écurie, aie soin qu’ils soient bien pansés, exerce tes vieux membres à les bien étriller, et ne quitte pas l’écurie jusqu’à ce que leurs crins soient parfaitement lisses. »

Martin conduisit les chevaux à l’étable, mais il donna carrière à son indignation aussitôt qu’il le put sans danger. » Ne penserait-on pas, dit-il à Jasper, » vieux laboureur, qui, en venant pour l’aider, avait entendu les impérieuses injonctions de Christie, que ce coquin, ce Christie de Clint-Hill est au moins laird ou seigneur ? il n’est rien moins que cela ! Je me le rappelle, c’était un petit garçon bien sale, qui tournait la broche dans la maison d’Avenel ; chacun, lorsqu’il faisait une matinée fraîche, échauffait ses doigts en le tapant et le souffletant ; et maintenant il fait le gentilhomme et il jure. Que le diable l’emporte et qu’il soit maudit ! comme si les gentilshommes ne pouvaient garder pour eux leur propre méchanceté, et qu’on fût obligé d’aller en enfer dans leur compagnie et par la même route. J’ai bien envie de retourner près de lui pour lui dire de panser lui-même son cheval, puisqu’il en est aussi capable que moi.

— Ne vous fâchez pas, Martin, répondit Jasper ; soyez plus calme, mieux vaut céder à un fou que se battre avec lui. »

Martin reconnut la vérité de ce proverbe, qui lui rendit un peu de courage, et il se mit à étriller avec beaucoup de soin le cheval de l’étranger, remarquant que c’était plaisir de soigner un si bel animal. Jasper se chargea de l’autre cheval. Ce ne fut qu’après avoir exécuté les ordres de Christie et avoir refait une sorte de toilette, que Martin rejoignit la compagnie dans la salle à manger ; non à dessein de servir, ainsi qu’un lecteur de notre temps pourrait se l’imaginer, mais pour partager le repas.

Cependant Christie avait présenté son compagnon à la dame Glendinning, comme étant sir Piercy Shafton, son ami et celui de son maître, qui venait secrètement et sans suite passer trois ou quatre jours dans la tour. La bonne dame ne pouvait concevoir ce qui lui attirait un tel honneur, et voulut s’excuser par le manque de tout ce qui était convenable pour un hôte de ce rang. Et, lorsque le visiteur eut jeté les yeux autour de lui, sur les murs dépouillés de tenture, qu’il eut regardé la large et noire cheminée, inspecté l’ameublement vieil et délabré, et examiné l’embarras de la maîtresse de la maison, il parut avoir autant de répugnance à prolonger son séjour, que la dame Glendinning elle-même en éprouvait à l’accueillir.

Mais l’hôtesse avec sa répugnance, et le nouveau venu avec son dégoût, avaient affaire à un homme intraitable, qui fit cesser toute objection, en disant : « Ainsi le veut mon maître : et, continua-t-il, la volonté du baron d’Avenel est et doit être une loi pour tous ceux qui habitent à dix milles à la ronde. Cependant, voici, madame, une lettre de votre baron en jupon, votre seigneur prêtre, qui vous enjoint, si vous voulez lui être agréable, de faire vos efforts pour procurer à ce jeune cavalier toutes les commodités qu’il sera en votre pouvoir de lui offrir. Quant à vous, sir Piercy Shafton, continua Christie, vous penserez si le secret et la sûreté ne sont pas plutôt ce qu’il vous faut maintenant, qu’un bon lit et une table splendide. Ne jugez pas des biens de la dame par l’extérieur de son habitation : le dîner vous montrera que l’on trouve rarement les vassaux du clergé le panier vide. »

Tandis qu’il tâchait de réconcilier sir Piercy Shafton avec son sort, la veuve ayant fait lire par son fils Édouard l’injonction du seigneur abbé et vérifié de cette manière les paroles de Christie, pensa qu’il ne lui restait rien autre chose à faire que de chercher à rendre le sort de l’étranger le plus agréable qu’il lui serait possible. Lui-même sembla aussi se conformer à sa situation, sans doute parce que la nécessité l’y obligeait, et accepta de bonne grâce l’hospitalité que la dame lui offrit avec la plus grande indifférence.

Au fait, le dîner qui fuma bientôt devant les hôtes réunis témoignait suffisamment d’une aisance honnête. Dame Glendinning avait servi de son mieux ; et charmée du bel aspect que présentèrent ses mets succulents lorsqu’elle les eut placés sur la table, elle oublia ses projets et le contre-temps qui les faisait manquer, en s’occupant du devoir hospitalier de presser ses hôtes de boire et de manger, surveillant chaque assiette qui se vidait pour la remplir de nouveau avant que personne eût le temps de dire assez.

Pendant ce temps les membres de cette petite société se regardaient attentivement, et semblaient s’efforcer de se former un jugement sur le caractère les uns des autres. Sir Piercy Shafton ne condescendit à parler qu’à Marie Avenel, à qui il prodigua exactement les mêmes complaisances familières, et mêlées d’une sorte de dédain, que les petits-maîtres de nos jours daignent accorder à une demoiselle de province lorsqu’il n’y a pas d’autres femmes plus à la mode. La seule différence qu’il y eût, était que l’étiquette de ces temps ne permettait pas à sir Piercy Shafton de se curer les dents ou de bâiller, ou de babiller comme ce mendiant dont la langue, ainsi qu’il le disait, avait été coupée par les Turcs, ou d’affecter d’être sourd, aveugle, ou toute autre infirmité. Mais quoique la broderie de sa conversation fût différente, le fond en était le même, et les compliments outrés et prétentieux dont le galant chevalier du seizième siècle ornait ses discours étaient les fruits de l’égoïsme, tout comme le jargon des fats de nos jours.

Le chevalier anglais fut cependant un peu intimidé de voir que Marie Avenel l’écoutait avec indifférence, et répondait laconiquement à toutes ces choses délicates, qui (pensait le chevalier) auraient dû l’éblouir et la jeter dans un grand embarras par leur obscurité. Mais si ces discours manquèrent totalement l’effet attendu sur l’esprit de celle à qui ils s’adressaient, sir Piercy Shafton fut amplement dédommagé par l’admiration de Mysie, d’autant plus charmée qu’elle ne comprenait pas un seul mot de ce qu’il voulait dire ; et en vérité le langage du galant chevalier était trop subtil pour être compris par une personne même plus fine que Mysie.

Ce fut vers ce temps que le meilleur poète de l’époque, le spirituel, le comique, le plaisamment vif et vivement facétieux, John Lylly, celui qui s’assit à la table d’Apollon, et à qui Phœbus donna sa guirlande de laurier sans en rien ôter ; celui enfin qui enfanta cet impertinent et singulier ouvrage intitulé Euphues et son Angleterre[120], florissait et se trouvait à l’apogée de son absurde renommée. Le style affecté, forcé et prétentieux qu’il introduisit en faisant paraître son Anatomie de l’esprit, eut une vogue aussi rapide que passagère. Toutes les dames de la cour furent ses disciples, et il était aussi indispensable aux jeunes gens à la mode de parler euphuisme que de savoir se servir de la rapière ou de pouvoir bien danser.

Ce n’était donc pas une chose bien extraordinaire que la fille de Hob Miller fût aussi complètement aveuglée par cette érudition inextricable et ce style raffiné, qu’elle l’avait jamais été par la poussière des sacs de farine de son père. Elle restait immobile, avec la bouche et les yeux aussi ouverts que la porte et les deux fenêtres du moulin, laissant voir des dents aussi blanches que la fleur de farine, et s’efforçant, pour son propre usage, de retenir un ou deux mots des perles de rhétorique que sir Piercy Shafton semait autour de lui avec une si abondante profusion.

Parmi les personnages de l’autre sexe qui formaient cette petite société, Édouard rougissait de ses propres manières, et de la lenteur de sa conversation, lorsqu’il observait que le jeune et beau courtisan effleurait tous les sujets de la galanterie la plus extravagante avec une volubilité et une aisance vraiment merveilleuses. Il est vrai que le bon sens et le goût naturel du jeune Glendinning lui firent bientôt découvrir que le galant cavalier ne parlait que de choses futiles. Mais, hélas ! quel est l’homme d’un mérite modeste et d’un véritable talent qui n’ait pas souffert en se voyant éclipsé dans une compagnie et devancé dans le cours de la vie par ces hommes plus hardis et ayant des qualités plus éclatantes, quoique si peu solides ? Bien supérieur est l’esprit qui peut, sans envie, céder le prix à un rival moins digne que lui.

La philosophie d’Édouard n’était pas si élevée : tandis qu’il méprisait le jargon de l’étincelant chevalier, il enviait la facilité avec laquelle il s’en servait, aussi bien que l’inflexion pleine de grâce de son accent, et la parfaite aisance, l’élégance toute particulière avec laquelle il remplissait ces petits devoirs de politesse que l’on trouve occasion de remplir lorsque l’on est à table. Et pour ne point cacher la vérité, je dois avouer qu’il était d’autant plus jaloux de ces qualités qu’elles n’étaient mises en œuvre que pour Marie Avenel ; et quoique ces attentions ne fussent acceptées que parce qu’elles ne pouvaient être refusées, l’étranger témoignait ainsi le désir de se mettre dans les bonnes grâces de la seule personne qu’il croyait digne, dans cette rustique société, de recevoir ses hommages. Le titre de cet individu, son rang, sa belle taille, et même quelques étincelles d’esprit et de vivacité, qui çà et là traversaient le nuage d’absurdités qu’il débitait, le rendaient, comme dit la vieille chanson, le chevalier fait pour charmer une dame, tellement qu’Édouard, avec son mérite réel et ses connaissances, vêtu d’un pourpoint filé au logis, d’un bonnet bleu, et d’un haut-de-chausses de peau de daim, ne semblait qu’un paysan auprès du courtisan ; en voyant son infériorité, il n’éprouvait guère de bonne volonté pour celui qui le mettait dans l’ombre.

D’un autre côté, Christie ayant satisfait son vaste et accommodant appétit, par les moyens dont se servent les gens de son métier, tels que le loup et l’aigle, pour se gorger dans un repas d’autant de nourriture qu’il en faudrait pour plusieurs jours, se sentit bientôt sur un plan trop reculé. Ce personnage avait, parmi ses autres qualités, une très-bonne opinion de lui-même ; et, plein de hardiesse et d’insolence, il n’était pas d’humeur à se voir méprisé par qui que ce fût. Avec cette impudente familiarité que de tels individus prennent pour une aisance gracieuse, il interrompit les phrases recherchées du chevalier avec aussi peu de scrupule qu’il eût enfoncé la pointe de sa lance dans un pourpoint galonné.

Sir Piercy Shafton, homme de haut rang et de haute naissance, repoussa dès l’instant cette familiarité ; il répondit laconiquement à l’importun, ou ne répondit pas du tout, et ne montra qu’un souverain mépris pour le vil lancier qui affectait de le traiter en égal.

Le meunier se taisait ; car, comme sa conversation roulait toujours sur son moulin et ses droits, il ne désirait pas parler de sa fortune en présence de Christie de Clint-Hill, ni mêler son discours à celui du seigneur anglais.

Un petit échantillon de la conversation ne peut pas être hors de place, quand ce ne serait que pour montrer aux jeunes dames la perte qu’elles ont faite en vivant dans un siècle où l’euphuisme n’est plus de mode.

« Ajoutez foi à ce que je vous dis, très-belle dame, dit le chevalier, que telle est la finesse des courtisans anglais de nos jours, qu’ils ont excessivement épuré les discours simples et rustiques de nos ancêtres, qui, ainsi que je le puis dire, convenaient plus aux bouches de grossiers provinciaux dans les jeux de Flore, qu’à celles d’aimables galants dans une gaillarde ; aussi je tiens cela ineffablement et inénarrablement impossible, que ceux qui viendront après nous dans ce jardin d’esprit et de courtoisie puissent l’altérer ou le corriger. Vénus n’est charmée que du langage de Mercure ; Bucéphale ne s’arrêtera que pour Alexandre, personne autre qu’Orphée ne peut tirer des sons de la flûte d’Apollon.

— Brave seigneur, » dit Marie qui réprimait avec peine une excessive envie de rire, « nous n’avons qu’à nous féliciter de l’heureux hasard qui a favorisé cette solitude d’un rayon du soleil de courtoisie, quoiqu’il nous rende aveugles plutôt que de nous illuminer.

— Parfaitement bien, très-belle dame, répondit l’euphuiste. Ah ! pourquoi n’ai je point apporté mon Anatomie de l’esprit, cet imparallélisable volume, quintessence de l’esprit de l’homme, ce trésor de gentille invention, si excellemment agréable à lire, manuel si inévitablement nécessaire pour connaître tout ce qui est digne d’être su ; qui instruit, du rude en civilité, du stupide dans l’intellectuel, du triste en gaieté, du pesant en agrément, du vulgaire en noblesse, et de tout ce qui existe dans cette inénarrable perfection de l’humaine élocution, dans cette éloquence que nulle autre éloquence n’est capable de louer ; cet art auquel nous accordons le plus grand des panégyriques lorsque nous le nommons par son nom propre, euphuisme.

— Par sainte Marie ! dit Christie Clint-Hill, si Votre Grandeur m’avait dit que vous aviez laissé un tel trésor au château de Prudhoc, Long Dickie et moi l’aurions emporté avec nous, si homme et cheval pouvaient l’emporter, s’entend ; mais vous ne nous avez parlé d’aucun trésor, si ce n’est de vos pincettes d’argent pour relever vos moustaches. »

Le chevalier jeta un regard de surprise et de mépris à cette fâcheuse interruption ; car certainement Christie ne pensait pas que toutes ces épithètes, qui retentissaient d’une manière si brillante et si splendide, fussent prodiguées à un petit volume in-4o. Puis se retournant du côté de Marie Avenel qu’il jugeait être la seule personne à laquelle il pouvait s’adresser, il continua dans son élocution fleurie : « De même, dit-il, que les pourceaux dédaignent l’éclat des perles orientales ; de même que les mets les plus délicats d’un repas exquis sont vainement présentés à l’animal aux longues oreilles, qui, s’en éloignant, préfère et dévore le chardon, il ne sert à rien d’offrir les trésors oratoires aux oreilles de l’ignorant, et d’étaler les friandises d’un banquet intellectuel devant ceux qui, moralement et métaphysiquement parlant, ne sont pas plus que des ânes.

— Sir chevalier, puisque c’est votre qualité, dit Édouard, nous ne pouvons lutter avec vous pour la douceur du langage ; mais je vous prie, tant que vous honorerez la maison de mon père de votre présence, de nous faire grâce d’une comparaison aussi vulgaire.

— Silence, bon villageois, » dit le chevalier faisant un signe gracieux de la main ; « silence, je te prie, bon rustique ! Et vous, mon guide, à qui je puis à peine donner le titre de civil, qu’il me soit permis d’obtenir de vous que vous imitiez la louable taciturnité de cet honnête métayer, qui se tient sur sa chaise muet comme un pilier de moulin, et de cette joyeuse fille qui semble avoir enivré ses oreilles de ce qu’elle ne peut comprendre, de même qu’un palefroi écoute un luth dont il ne connaît pas la gamme.

— Voilà des mots bien merveilleux, » dit à la fin la dame Glendinning, qui commençait à se lasser d’être assise sans proférer une parole ; « voilà des mots bien merveilleux, voisin Happer, ne le trouvez-vous pas ?

— De beaux mots, de très-beaux mots, de très-excellents mots, répondit le meunier ; néanmoins, pour dire ma pensée, je préfère une petite mesure de son à un boisseau de ces belles choses.

— Je pense comme vous, avec la permission de Sa Seigneurie, » dit à son tour Christie de Clint-Hill. « Je me rappelle qu’à la course de Morham, ainsi que nous la nommions, près Berwick, avec ma lance je fis sauter de dessus la selle un jeune homme du Midi[121], et le jetai à peu près à la distance d’une gad[122] de son cheval ; et comme il y avait un peu d’or sur son justaucorps, je crus qu’il pourrait aussi en avoir dans sa poche, quoique ce ne soit pas une règle générale ; et comme je lui parlais de sa rançon, il me jeta au nez une poignée d’expressions semblables à celles que Sa Seigneurie nous a prodiguées, et implora ma miséricorde en disant que j’étais un vrai fils de Mars, et mille choses de même espèce.

— Et il ne put l’obtenir de toi, je le parierais, » dit le chevalier qui ne daignait parler euphuisme[123] qu’aux dames.

« Ma foi, répliqua Christie, je lui aurais percé la gorge de ma lance, lorsque le vieil Hunsdon et Henry Carry enfoncèrent la maudite porte de la poterne, et ceux qui étaient sur leurs talons tournèrent la cape vers le nord. Aussi moi-même je piquai Bayard de l’éperon, et suivis mes compagnons ; car un homme peut galoper lorsqu’il ne peut combattre, comme on dit dans le Tynedale[124].

— En vérité, dit le chevalier se retournant encore du côté de Marie Avenel, « croyez que je vous plains, mylady, vous qui sortez d’une noble famille, d’habiter forcément la chaumière de l’ignorant : telle est la pierre précieuse dans la tête du crapaud[125], ou une guirlande de roses sur la tête d’un âne. Mais quel est ce nouveau galant ? son vêtement sent plus la rusticité que son maintien, et ses regards paraissent plus distingués que son habit, et même…

— Je vous prie, monsieur le chevalier, dit Marie, de réserver vos brillantes similitudes pour des oreilles plus délicates, et me permettre de vous présenter mon frère de lait Halbert Glendinning.

— Le fils de la bonne dame de la chaumière, ainsi que je le pense, répondit le chevalier anglais ; car mon guide m’a désigné sous ce nom la maîtresse de ce logis que vous embellissez de votre présence, mylady ; et néanmoins, quant à ce jeune homme, il a quelque chose qui appartient à un sang noble, car tous les charbonniers ne sont pas noirs.

— Ni tous les meuniers blancs, » dit le brave Hob, enchanté de pouvoir placer son mot.

Halbert, qui avait supporté le regard de l’Anglais avec impatience, et qui ne savait trop comment prendre ses manières affectées et son langage extraordinaire, répliqua d’un ton rude : « Monsieur le chevalier, nous avons en Écosse un ancien dicton : « Ne dédaigne pas le buisson qui t’abrite[126]. » Tous êtes un hôte qui cherchez à vous préserver du danger en vous réfugiant dans la maison de mon père, si les domestiques m’ont bien informé ; ne dédaignez donc pas la simplicité de cette demeure ou celle de ses habitants. Vous auriez pu long-temps vivre à la cour d’Angleterre avant que nous eussions cherché votre faveur, ou que nous vous eussions importuné de notre société. Puisque votre destinée vous a envoyé ici parmi nous, trouvez-vous heureux, du repas et de l’hospitalité que nous pouvons vous prodiguer, et ne payez pas notre bonté de votre mépris, car la patience des Écossais est courte et leurs épées sont longues. »

Tandis qu’Halbert parlait ainsi, tous les yeux étaient tournés sur lui, et l’opinion générale en ce moment était que son maintien avait une expression d’intelligence, et sa personne un air de dignité qu’on ne lui avait point encore vu. Nous ne prétentions pas déterminer si l’être surnaturel avec lequel il venait d’avoir un entretien avait imprimé à son regard et à sa personne cette noble dignité, ou si l’homme destiné à de hautes occupations et à une fortune imminente, avait naturellement une noble confiance en lui-même. Mais ce qui fut évident, c’est que dès ce jour le jeune Halbert devint un homme tout différent, qu’il agit avec la fermeté, la promptitude et la résolution qui appartiennent à un âge plus mûr que le sien, et qu’il se conduisit avec les manières pleines de dignité qui sont propres au plus haut rang.

Le chevalier prit bien ce reproche. « Par ma foi, dit-il, tu as la raison pour toi, bon jeune homme. Néanmoins je ne tournais pas en ridicule le toit qui me protège ; mais je disais plutôt à ta louange que si ce toit t’a vu naître, tu pouvais le tirer de sa bassesse : ainsi que l’alouette qui fait son nid dans l’humble sillon s’élève vers le soleil, aussi bien que l’aigle qui bâtit son aire dans le rocher escarpé. »

Ce discours emphatique fut interrompu par la dame Glendinning qui, avec toute l’attention empressée d’une tendre mère, chargea d’aliments l’assiette de son fils, en lui murmurant à l’oreille des reproches pour être resté si long-temps absent. « Et tâchez, disait-elle, de ne pas apercevoir, en traversant ces lieux sauvages, ces êtres qui ne sont ni os ni chair, ainsi qu’il arriva à Mungo Murray lorsqu’il s’endormit au coucher du soleil sur la pelouse ronde[127] de Kirkhil, et qui s’éveilla au point du jour sur la montagne déserte de Breadalbane[128] ; et gardez, lorsque vous cherchez le daim, que le cerf rouge ne vous blesse de son bois, comme il fit à Diccon Thorburn, qui jamais ne se guérit de sa blessure ; et quand vous errez avec une large épée à votre côté, ce qui ne convient pas à un homme tranquille, ayez soin de ne pas rencontrer des gens qui ont une large épée et une lance. Il y a assez maintenant de cavaliers dans ce pays qui ne craignent pas Dieu et qui dédaignent les hommes. »

Ici ses yeux un peu animés rencontrèrent ceux de Christie de Clint-Hill, et la crainte de l’avoir offensé arrêta le cours de ses reproches maternels, qui, comme d’autres avis domestiques, auraient pu produire plus d’effet s’ils étaient adressés à propos. Il y avait dans l’œil de Christie, œil gris, fin et farouche, quelque chose de sournois et de scrutateur, qui exprimait à la fois la ruse et la méchanceté : c’est pourquoi la dame conjectura qu’elle en avait déjà trop dit, et elle vit aussitôt en imagination ses douze meilleures vaches descendre en beuglant la vallée au clair de la lune avec une dizaine de maraudeurs à leurs trousses.

C’est pourquoi sa voix perdit de son autorité maternelle, et fit place à une espèce de plainte apologétique quand elle poursuivit : Ce n’est pas que j’aie aucune mauvaise pensée touchant les maraudeurs, car Tibb Tacket m’a souvent entendu dire que je pensais que la lance et la bride étaient aussi convenables à un homme des frontières qu’une plume à un prêtre ou un éventail à une dame. N’ai-je pas dit cela ? Tibb. »

Tibb montra assez peu de promptitude à attester le profond respect de sa maîtresse pour les contrebandiers des montagnes du Sud ; mais ainsi interpellée elle répliqua enfin : « Oui, oui, maîtresse, je garantis que je vous ai ouï dire à peu près cela.

— Ma mère ! » dit Halbert d’un ton de voix ferme et impératif, « qui et que craignez-vous sous le toit de mon père ? Je me flatte qu’il ne couvre point un homme devant lequel vous soyez effrayée de dire ce qu’il vous plaît, tant à moi qu’à mon frère ? Je suis fâché d’avoir été retenu si tard, mais j’ignorais la belle société que je devais rencontrera mon retour. Je vous prie de recevoir cette excuse ; et ce qui vous satisfait, je pense, ne doit être que bien reçu par vos hôtes. »

Une réponse si sage et si convenable à la soumission due à sa mère et au sentiment naturel de dignité d’une personne qui, par sa naissance, était le maître du logis, excita l’approbation générale, ainsi qu’Elspeth l’avoua à Tibb le soir même : « Elle ne pensait pas que son fils fût capable de si bien parler… « Jusqu’à présent il se mettait toujours en colère à la moindre remontrance ; un simple mot le faisait bondir dans la maison comme un cheval de quatre ans ; mais à présent il s’exprime avec autant de douceur et de gravité que le seigneur abbé lui-même. Je ne sais pas, ajouta-t-elle, quelles seront les suites, mais il semble qu’il soit dès à présent un garçon merveilleux. »

La société se sépara alors ; les jeunes gens se retirèrent dans leurs appartements, et les plus âgés s’occupèrent des soins domestiques. Tandis que Christie allait voir si son cheval avait tout ce qui lui était nécessaire, Édouard courut à son livre, et Halbert qui avait jusqu’alors montré autant de goût et de génie pour les arts manuels qu’il en montrait peu pour ceux qui demandaient une application d’esprit, se mit à construire une cachette dans le plancher de sa chambre, en enlevant une planche sous laquelle il résolut de placer la traduction des saintes Écritures qu’il avait si étrangement obtenue.

Durant ce temps, sir Piercy Shafton resta, sans bouger plus qu’une statue, sur la chaise qu’il avait occupée dès l’abord, les mains croisées sur la poitrine, les jambes étendues droites devant lui et appuyées sur ses talons les yeux fixés au plafond, comme s’il voulait compter les toiles d’araignées qui décoraient les voûtes de ce même plafond, et gardant pendant ce temps une expression de solennelle et imperturbable gravité, comme si à l’exactitude de son calcul était attachée la sûreté de son existence.

Il ne fut tiré de ce singulier état de contemplatif engourdissement qu’à l’instant du souper, repas auquel les jeunes filles ne parurent pas. Sir Piercy jeta deux ou trois fois un regard autour de lui, comme s’il lui fallait quelque chose, mais il ne demanda rien ; et pour montrer qu’il lui manquait un auditoire digne de l’entendre, il se contenta d’affecter une grande absence d’esprit, parlant rarement, et ne répondant qu’après qu’on lui avait adressé deux fois la parole ; et alors même il s’exprimait sans tropes et sans figures, en simple anglais, que personne ne pouvait mieux parler que lui quand il le voulait.

Christie, se voyant en possession d’une conversation que personne n’interrompait, gratifia tous ceux qui voulaient l’écouter de détails d’actions féroces et sans gloire, tandis que la coiffe de la dame Elspeth se brandissait d’horreur, et que Tibb Tacket se réjouissait de se trouver encore dans la compagnie d’un jackman, à écouter des contes ; de même que Desdemone, avec une joie qu’elle ne peut cacher, prête l’oreille aux récits d’Othello. Pendant ce temps les deux frères Glendinning étaient ensevelis dans leurs réflexions, d’où ils ne furent tirés que par le signal donné

pour aller se mettre au lit.
CHAPITRE XV.


l’arrivée du prieur.


Il ne fabrique pas de monnaie, il est vrai, mais il fabrique des phrases nouvelles, et il les vend comme les fripons vendent des pièces fausses que les hommes sages rejettent et que les imbéciles reçoivent en paiement.
Ancienne comédie.


Le jour suivant on ne revit plus Christie de Clint-Hill. Comme ce digne personnage se piquait rarement de sonner la trompette avant de se mettre en marche, on ne s’étonnait pas qu’il fût parti au clair de la lune[129], mais on trembla qu’en partant il n’eût pas les mains vides, ainsi que le dit la ballade nationale.

« Quelques-uns au buffet coururent ;
D’autres à leur coffre de bois :
Mais tous à l’instant reconnurent
Que rien ne manquait cette fois. »

Tout était en ordre, la clef de l’écurie était posée au-dessus de la porte, et celle de la grille de fer était en dedans et dans la serrure. Enfin Christie avait fait sa retraite en observant la plus scrupuleuse attention pour la sûreté de la garnison, et il ne laissa aucun sujet de se plaindre de lui.

Halbert s’assura de la sécurité de la maison ; au lieu de prendre son arbalète ou son fusil et de faire une sortie pendant le jour, ainsi qu’il en avait ordinairement l’habitude, il fit une ronde dans la tour avec une gravité au-dessus de son âge, et ensuite il retourna dans la salle à manger, appartement commun dans lequel, à sept heures, était servi le repas du matin.

Il y trouva l’euphuiste qui semblait encore plongé dans son calcul abstrait, et se tenait dans la même attitude élégante de la veille, les bras croisés de la même manière, les yeux tournés vers la même toile d’araignée, et les talons appuyés sur le plancher comme le jour précédent. Fatigué de cette affectation d’indolente importance, et peu flatté de l’obstination de son hôte à y demeurer Halbert se décida enfin à lui parler net sur cette manière d’agir, et à lui demander quelles circonstances avaient conduit à la tour de Glendinning un hôte à la fois si fier et si muet.

« Sir chevalier, » dit-il avec assurance, « je vous ai deux fois souhaité le bonjour, ce à quoi votre absence d’esprit vous a sans doute empêché de répondre. Vous n’êtes pas forcé de rendre politesse pour politesse. Mais comme ce que j’ai encore à vous dire concerne votre satisfaction et votre bien-être, je vous invite à me donner quelques signes d’attention, afin que je sois sûr de ne pas prodiguer mes paroles à une figure de marbre »

À cette apostrophe inattendue, sir Piercy Shafton détourna les yeux du plafond, et jeta sur celui qui lui parlait un regard de surprise ; mais comme Halbert lui rendit son regard sans confusion et sans crainte, le chevalier crut convenable de changer d’attitude, il retira ses jambes, fixa les yeux sur le jeune Glendinning et prit l’air de quelqu’un qui prête attention à ce qui lui est dit. Pour montrer mieux encore sa résolution, il daigna prononcer ces mots : « Parlez, nous écoutons.

— Sir chevalier, dit le jeune homme, ce n’est pas l’usage dans le saint patrimoine de rien demander aux hôtes à qui nous accordons l’hospitalité, pourvu qu’ils ne s’arrêtent dans notre maison que durant l’espace de temps qui s’écoule du soleil du jour au soleil du lendemain. Nous savons que les débiteurs et les criminels viennent ici comme dans un sanctuaire, et nous rougirions d’arracher au pèlerin, que le hasard peut faire notre hôte, l’aveu de la cause de son pèlerinage et de sa pénitence ; mais lorsqu’une personne d’un rang si supérieur au nôtre, ainsi que vous l’êtes, sir chevalier, surtout quand cette prééminence ne lui est pas indifférente, montre la ferme résolution de demeurer long-temps avec nous, nous sommes dans l’habitude de l’inviter à nous instruire d’où il vient et quelle est la cause de son voyage ? »

Le chevalier anglais bâilla deux ou trois fois avant de répondre, et répliqua d’un ton railleur : « Vraiment, bon villageois, ta demande a en elle-même quelque chose d’embarrassant ; car tu m’interroges sur un sujet pour lequel je n’ai pas encore déterminé ce qu’il est convenable de répondre. Qu’il te suffise, jeune homme, que le seigneur abbé t’ordonne de me traiter le mieux que tu pourras, ce qui vraiment ne sera jamais aussi bien que lui et moi le désirons.

— Il me faut une réponse plus positive que celle-ci, sir chevalier, dit le jeune Glendinning.

— Mon ami, répliqua le chevalier, ne nous fâchons pas. Il peut être dans vos mœurs du Nord de chercher aussi rudement à savoir les secrets de ses supérieurs ; mais crois-moi, tel que le luth joué par une main inhabile produit des sons discordants, tel… » À ce moment la porte de l’appartement s’ouvrit, et Marie Avenel parut. « Mais qui peut parler de sons discordants, » dit le chevalier, reprenant sa veine et son humeur de compliment, « quand l’âme de l’harmonie descend parmi nous sous la forme de la divine beauté ? car de même que les renards et les loups, et tous les animaux dépourvus de bon sens et de raison, fuient la présence du magnifique astre du jour lorsqu’il s’élève dans les cieux tout brillant de sa gloire ; de même la dispute, la colère et toutes les odieuses passions doivent se dissiper telle qu’une pluie légère à l’aspect de la beauté qui maintenant darde sur nous des rayons de feu qui ont le pouvoir d’apaiser notre fureur, d’illuminer nos querelles et nos erreurs, d’adoucir nos esprits offensés, et d’endormir nos craintes confuses : car l’œil ardent et enflammé du jour est au monde matériel et physique ce que l’œil devant lequel je me prosterne est au microscope intellectuel. »

En achevant ces mots il fit un profond salut ; et Marie Avenel les regarda l’un et l’autre avec étonnement, et devinant bien qu’il s’était passé entre eux quelque chose, ne put que s’écrier : « Au nom du ciel, que veut dire tout ceci ? »

Le tact et l’intelligence dont son frère de lait était nouvellement doué n’étaient pas encore assez affermis pour qu’il fût capable de répondre. Il était tout à fait incertain de ce qu’il devait faire envers son hôte, qui, gardant un singulier ton d’importance et de supériorité, semblait néanmoins parler si peu sérieusement qu’il était presque impossible de démêler exactement si ce n’était point une plaisanterie ou quelque chose de sérieux.

Après une courte réflexion, il résolut de forcer sir Pierre Shafton à s’expliquer dans une occasion et à un endroit plus convenables ; il pensa que pour le moment il ne devait point le presser davantage ; l’arrivée de sa mère suivie de Mysie et le retour de l’honnête meunier qui venait de jeter un coup d’œil sur les meules rendirent une plus longue discussion entièrement impossible.

Tout en faisant son calcul, l’homme à la meule et à la farine avait été frappé de voir que lorsque les droits de l’Église seraient payés et qu’il aurait lui-même prélevé tout ce qui lui revenait sur la récolte, ce qui resterait à la dame Glendinning serait encore considérable. Je ne m’étonnerais pas que ce calcul eût conduit l’honnête meunier à former un plan semblable à celui de dame Elspeth ; toujours est-il certain qu’il accepta avec une joie pleine de reconnaissance l’invitation que la dame fit à sa fille de rester une ou deux semaines à Glendearg.

Ce personnage principal se sentant en fond de gaieté pour tous les autres membres de la société, on fit gaiement le repas du matin ; de même sir Piercy parut très-satisfait de l’attention avec laquelle chaque mot qu’il disait à la brune Mysie était reçu par elle ; et malgré sa haute naissance et son éminente qualité, il lui accorda quelques-uns des tropes les plus ordinaires de sa sublime élocution.

Marie Avenel, délivrée de l’importunité d’une conversation qu’il avait d’abord adressée à elle seule, s’en amusa beaucoup plus ; et le bon chevalier, encouragé par les marques séduisantes de l’approbation du sexe en faveur duquel il cultivait ses talents oratoires, montra le désir d’être plus confiant qu’il ne l’avait été avec Halbert Glendinning, et leur donna à entendre que c’était à cause de quelque pressant danger qu’il se trouvait leur hôte involontaire.

Le déjeuner achevé, chacun se sépara. Le meunier alla se préparer pour son départ, Mysie faire ses petits arrangements pour son séjour inattendu ; Martin demanda Édouard pour le consulter sur un point d’agriculture qui ne pouvait intéresser Halbert ; la dame Elspeth quitta la chambre pour se livrer aux soins domestiques ; et Marie était prête à la suivre, lorsqu’elle se rappela soudain que si elle agissait ainsi, elle laisserait ensemble Halbert et l’étranger, et qu’alors la querelle pourrait bien se renouveler.

La jeune fille n’eut pas plus tôt fait cette observation, qu’elle revint de la porte de l’appartement, et s’assit sur un petit siège de pierre qui était devant la fenêtre, résolue d’empêcher cette dispute ; car elle craignait la vivacité d’Halbert Glendinning, et était persuadée que sa présence le retiendrait.

L’étranger remarqua ses mouvements, et, soit qu’il les interprétât comme un désir d’être en sa compagnie, soit qu’il voulût obéir à ces règles de galanterie qui ne lui permettaient pas d’abandonner une dame au silence et à la solitude, il alla vite se placer à ses côtés, et commença la conversation suivante :

« Croyez-moi, belle dame, dit-il en s’adressant à Marie Avenel, « ce m’est un grand bonheur, étant banni comme je le suis loin des délices de mon propre pays, de rencontrer dans cette obscure et champêtre chaumière du Nord une belle personne, une âme pure à qui je puisse communiquer mes sentiments ; et qu’il me soit permis, charmante dame, conformément à la coutume générale, qui est maintenant dominante à la cour, ce jardin des esprits raffinés, de vous voir échanger avec moi quelques épithètes par lesquelles vous puissiez prouver que vous remarquez le dévouement que je mets à vous servir. Appelez-vous donc dorénavant ma Protection, et permettez que je sois votre Affabilité[130].

— Nos mœurs de province et du Nord, sir chevalier, ne nous permettent pas d’échanger ainsi des épithètes avec ceux qui nous sont étrangers, répliqua Marie Avenel.

— Mais, pourquoi maintenant êtes-vous si surprise ? répéta le chevalier, tel qu’un cheval indompté qui a peur de l’ombre d’un mouchoir, quoiqu’il doive un jour braver l’étendard flottant. Ce galant échange d’épithètes d’honneur n’est rien de plus que les compliments qui doivent avoir lieu entre la valeur et la beauté dans quelques circonstances qu’elles se rencontrent. Élisabeth d’Angleterre nomme Philippe Sydney son courage, et lui à son tour appelle cette princesse son inspiration. Ainsi ma belle protection, car cette épithète sera celle que je vous donnerai, vous…

— Non sans le consentement de madame, sir, interrompit Halbert ; très-certainement j’espère que votre courtoisie et votre bonne éducation ne voudront pas enfreindre les règles ordinaires de la civilité.

— Beau fermier d’un fief de peu d’importance, » répliqua le chevalier avec froideur et politesse, mais d’un ton tant soit peu plus fier que celui dont il se servait pour parler à la jeune dame, « nous autres habitants du Sud, nous ne sommes pas accoutumés à avoir des conversations, excepté avec ceux qui marchent nos égaux ; et je dois, avec toute la discrétion possible, vous rappeler que la nécessité qui nous rend tous deux habitants de cette chaumière ne nous a point placés sur la même ligne.

— Par sainte Marie ! s’écria le jeune Glendinning, je voudrais que cela fût ; mais les honnêtes gens disent que celui qui demande l’abri est redevable à celui qui le lui donne ; et c’est pourquoi nos rangs seront égaux tant que ce toit nous couvrira tous deux.

— Tu te trompes complètement, répondit sir Piercy, et tu veux savoir quelle est ta place dans notre situation respective : sache que je ne pense pas être ton hôte, mais celui de ton maître, le seigneur abbé de Sainte-Marie, qui, pour des raisons qui lui sont aussi bien connues qu’à moi-même, a trouvé convenable de me donner l’hospitalité par le moyen de ton ministère, toi son serviteur et son vassal, qui est pour cette raison un instrument aussi passif de mes commodités que ce tabouret raboteux et mal fait sur lequel je suis assis, ou que l’assiette de bois sur laquelle je mange ma grossière nourriture. » Ayant dit cela il se retourna vers Marie en disant : « Ma très-belle maîtresse, ou plutôt comme je le disais avant, ma très charmante protection[131].

Marie Avenel était sur le point de lui répondre, quand Halbert, s’écriant d’une voix ferme, altière et passionnée : « Non, le roi d’Écosse, s’il vivait, n’en agirait pas ainsi avec moi ! » la força à se jeter entre lui et l’étranger, disant : « Pour l’amour de Dieu, Halbert, prenez garde à ce que vous faites.

— Ne craignez point, très-belle protection, » dit sir Piercy avec la plus grande tranquillité, « que je sois provoqué par ce rustique et mal appris jeune homme, à faire, en votre présence, rien qui puisse compromettre notre dignité ; car l’arme du canonnier enflammerait plutôt la glace, que l’étincelle de la colère n’allumerait mon sang, tempéré, ainsi qu’il l’est dans ce moment, par le respect dû à la présence de ma divine protection.

— Vous pouvez bien la nommer votre protection, sir chevalier, dit Halbert ; par saint André ! c’est le seul mot raisonnable que je vous aie entendu dire ; mais nous pouvons nous rencontrer où sa protection ne vous protégera guère.

— Très-belle Protection, » poursuivit le courtisan, n’honorant ni d’un regard, ni encore moins d’une réponse directe la menace d’Halbert irrité, « sois sûre que ton Affabilité ne sera pas plus émue des discours de ce rustre que la lune brillante et sereine n’est troublée par les aboiements du chien hargneux de la ferme, orgueilleux de la hauteur de son fumier, qui, dans sa pensée, l’élève plus près de ce majestueux luminaire. »

Il est impossible d’imaginer jusqu’où aurait monté l’indignation d’Halbert à une comparaison si choquante, si Édouard ne s’était précipité dans l’appartement pour donner la nouvelle que le cuisinier et le sommelier, les deux plus importants officiers du couvent, venaient d’arriver avec une mule chargée de provisions, annonçant que le seigneur abbé, le sous-prieur et le sacristain, étaient en chemin pour se rendre à la tour. Jamais une circonstance si extraordinaire n’avait été mentionnée dans les annales de Sainte-Marie, ou dans les traditions de Glendearg, quoiqu’il y eût une ancienne légende qui rapportait qu’un seigneur abbé y avait dîné jadis, après s’être perdu, dans une partie de chasse, au milieu des chemins isolés qui se trouvent du côté du nord ; mais que l’abbé Boniface se mît en route, sans y être obligé, pour se rendre dans un lieu si sauvage et si triste, qui était le Kamtschatka de Sainte-Marie, c’était une chose inimaginable, et toutes les personnes de la famille en éprouvèrent la plus grande surprise ; Halbert seul n’en marqua point d’étonnement.

Le fier jeune homme pensait trop à l’insulte qu’il venait de recevoir pour pouvoir s’occuper d’une chose qui n’avait point de rapport à celle qui l’agitait. « Je suis charmé, dit-il, je suis charmé que l’abbé se rende ici. Il m’apprendra pourquoi et de quel droit cet étranger est envoyé chez nous pour nous régenter sous le toit de notre père, comme si nous étions des esclaves et non des hommes libres. Je dirai à la barbe de ce prêtre orgueilleux…

— Hélas, hélas ? mon frère, dit Édouard, pense à ce que ces mots peuvent te coûter.

— Et que pourront-ils me coûter, dit Halbert, pour que je sacrifie mon honneur attaqué et mes justes ressentiments ?

— Notre mère, notre mère ! s’écria Édouard : songez que si elle est privée de son habitation, chassée de sa propriété, vous ne pourrez réparer ce que votre témérité aura détruit.

— Par le ciel, vous avez raison, » dit Halbert se frappant le front ; ensuite, donnant un coup de pied contre la porte pour exprimer la violence de sa colère, à laquelle il ne voulait pas s’abandonner plus long-temps, il se retourna et quitta l’appartement.

Marie Avenel regarda le chevalier étranger, tandis qu’elle s’efforçait de tenter une demande pour l’inviter à ne point parler de l’emportement déplacé de son frère de lait, ce qui pourrait nuire à sa famille dans l’esprit de l’abbé. Mais sir Piercy, le vrai fleuron de la courtoisie, devinant ce qu’elle voulait, à son embarras, prévint sa prière.

« Croyez-moi, très-belle Protection, dit-il, votre Affabilité n’est pas plus capable de voir ou d’entendre, que de redire ce qui peut être arrivé de mal tandis qu’il jouit de l’élysée de votre présence. Les vents d’une vaine passion peuvent, il est vrai, rudement agiter l’âme d’un rustre, mais le cœur d’un courtisan est poli de manière à leur résister. Tel est le lac glacé qui ne reçoit pas l’influence de la brise, et tel… »

La voix de la dame Glendinning, d’un ton criard, rappela auprès d’elle Marie Avenel, qui obéit aussitôt, fort joyeuse d’être délivrée des comparaisons de son galant de cour, qui, de son côté, ne parut pas moins soulagé ; car aussitôt qu’elle eut franchi la porte de la chambre, il changea le regard affecté de politesse qui accompagnait chacune de ses paroles, en un autre où se peignait l’expression de la plus grande lassitude et du plus profond ennui ; et après s’être laissé aller à un ou deux bâillements de mauvais augure, il fit entendre le soliloque suivant.

« Quelle sotte furie envoya ici cette fille ? comme si ce n’était pas assez d’habiter une chaumière qui pourrait a peine servir de chenil à un chien anglais, d’être harcelé par un rustre, et d’être obligé de s’en remettre à la foi d’un coquin mercenaire ; je ne puis même avoir le temps de rêver à mon malheur, mais il faut que je vienne gai et sémillant, faire de belles phrases pour plaire à un fantôme pâle et sans vie, parce qu’elle sort de haute famille ! Sur mon honneur, préjugé à part, la petite meunière a bien plus d’attraits. Mais patience, Piercy Shafton, tu ne dois pas abandonner la prétention si désirée d’être considéré comme un serviteur dévoué du beau sexe, un courtisan vif, spirituel, et en un mot parfait. Remercie plutôt le ciel, Piercy Shafton, qui t’a envoyé un sujet dans lequel, sans déroger à ton rang (puisqu’on ne peut disputer l’ancienne noblesse de la famille d’Avenel), tu peux trouver une pierre à aiguiser pour tes fins compliments, une meule pour affiler tes subtils artifices, et un but pour lancer les flèches de ta galanterie. Car ainsi qu’une lame de Bilbao, qui plus elle est frottée, plus elle devient brillante et affilée, tel… Mais qu’ai-je besoin de prodiguer mon trésor de similitudes en m’entretenant avec moi-même ? Oh, oh ! voici le cortège monacal qui, comme une volée de corbeaux, se dirige lourdement de ce côté ; j’espère qu’ils n’ont pas oublié mes malles de vêtements parmi les amples provisions qu’ils ont faites pour leur table. Miséricorde ! je serais terriblement malheureux si ma garde-robe était tombée au pouvoir de ces brigands de maraudeurs ! »

Agité par cette pensée, il courut en bas de l’escalier, et demanda son cheval, afin qu’il pût le plus tôt possible vérifier ce point important, en allant au-devant de l’abbé et du cortège qui s’avançait dans la vallée. Il n’avait pas fait un mille qu’il les rencontra marchant avec la lenteur et le décorum qui conviennent aux personnes de leur dignité et de leur profession. Le chevalier ne manqua pas de saluer le seigneur abbé avec les compliments contournés dont les hommes de son rang avaient soin de se servir à cette époque. Il fut assez heureux pour trouver que ses malles étaient parmi les nombreux bagages qui suivaient, et satisfait de cette particularité, il détourna la tête de son cheval, et accompagna l’abbé à la tour de Glendearg.

Durant ce temps, bien grand avait été l’embarras de la bonne dame Elspeth et de ceux qui l’aidaient à préparer une réception convenable au seigneur abbé et à sa suite. Il est vrai que les moines n’avaient pas trop compté sur l’excellence de sa cuisine ; mais elle n’en avait pas moins le plus grand désir d’ajouter beaucoup de choses aux provisions envoyées, afin de mériter les compliments de son seigneur féodal et père spirituel. Elle rencontra Halbert encore tout en colère de l’altercation qu’il venait d’avoir avec l’étranger ; elle lui commanda d’aller aussitôt sur la montagne, et de n’en revenir que chargé de venaison, ajoutant que puisqu’il était si avide de s’y rendre ordinairement pour son propre plaisir, il devait maintenant y courir pour faire honneur à sa maison.

Le meunier, qui se dirigeait alors vers son logis, promit d’envoyer un saumon par le garçon du moulin. Jamais offre ne vint plus à propos. La dame Elspeth, en comptant ses hôtes, commençait à se repentir d’avoir retenu Mysie ; et remettant à quelques jours l’exécution de ses projets favoris, elle cherchait un moyen poli de donner envie à cette fille de remonter en croupe derrière son père ; elle consentait à remettre à un autre temps l’élévation de son château aérien, lorsque la gracieuse prévenance du maître du moulin rendit impossible la moindre tentative de renvoyer la jeune fille. Ainsi le meunier partit seul pour retourner chez lui.

L’hospitalité d’Elspeth reçut bientôt sa récompense ; car Mysie demeurait trop près du couvent pour ne pas s’être mise au fait de l’art noble de la cuisine, que d’ailleurs son père favorisait à un tel point, qu’il consommait, les jours de festins, autant de friandises que sa fille pouvait en préparer, rivalisant ainsi de luxe avec la table de l’abbé. Mysie Happer ôta donc son habillement de fête, et en prit un plus convenable à la circonstance, découvrit jusqu’au-dessus du coude ses bras blancs comme la neige, Alors, comme le reconnut Elspeth, elle prit sa grande part de la peine dans le travail de ce jour, déployant un talent sans pareil et une industrie infatigable pour la préparation du mortreux, du blanc-manger, et Dieu sait de combien d’autres friandises ! tout cela sans le secours de dame Glendinning, qui n’aurait seulement pas osé s’offrir.

Laissant ce docte remplaçant dans la cuisine, et regrettant que Marie Avenel fût élevée de manière à ne pouvoir compter sur elle, si ce n’est pour joncher la grande chambre de roseaux, et l’orner de fleurs et de branches que la saison fournissait abondamment, la dame Elspeth se para à la hâte de ses plus beaux ajustements, et le cœur palpitant se tint à la porte de la petite tour, pour offrir ses hommages au seigneur abbé lorsqu’il franchirait l’humble seuil de sa demeure. Édouard était près de sa mère, son cœur battant fortement aussi, et sa philosophie ne pouvait lui dire pourquoi. Il ne savait pas combien de temps doit s’écouler avant que notre raison nous apprenne à voir froidement un extérieur imposant, et combien l’admiration est excitée par la nouveauté et affaiblie par l’habitude.

Il regardait avec un étonnement mêlé de crainte l’approche d’environ dix cavaliers, hommes paisibles, montés sur de dociles palefrois, cachés sous de longs vêtements noirs, qui n’étaient relevés que par leurs blancs scapulaires ; ils semblaient plutôt former une procession funèbre que toute autre chose, et ne permettaient pas à leur marche plus de vitesse qu’il n’en faut pour une conversation aisée ou pour une facile digestion. La monotonie de ce spectacle était, il est vrai, tant soit peu animée par la présence de sir Piercy Shafton, qui, pour montrer que son savoir en équitation n’était pas inférieur à ses autres talents, poussait et arrêtait alternativement son pétulant coursier, le forçant à piétiner, ou à caracoler, ou à s’élancer, ou enfin à faire tous les exercices de l’école, au grand déplaisir du seigneur abbé, dont le cheval perdit bientôt sa tranquillité accoutumée, excité par la vivacité de son compagnon, tandis que le dignitaire s’écriait tout alarmé : « Je vous en prie, sir chevalier… Bien, maintenant ; sir Piercy, tenez-vous tranquille. Bénédict ! voilà un bon cheval… Holà, holà ! tout doux ! » et toutes les autres exclamations flatteuses et caressantes qu’un timide cavalier emploie pour retenir un compagnon trop vif, ou même son propre cheval. Il termina ce chapelet par un sincère Deo gratias en mettant pied à terre dans la cour de Glendearg.

Les habitants s’agenouillèrent tous spontanément et baisèrent la main du seigneur abbé, cérémonie à laquelle les moines eux-mêmes étaient souvent forcés. Le bon abbé Boniface avait été trop occupé par la dernière partie de son voyage, pour accompagner cette cérémonie d’une grande solennité, et même pour n’en pas ressentir un peu d’impatience. D’une main il s’essuyait le front avec un mouchoir aussi blanc que la neige, tandis qu’il abandonnait l’autre à l’hommage de ses vassaux ; puis formant un signe de croix avec son bras étendu, il s’écria : « Je vous bénis, je vous bénis, mes enfants ! » il entra ensuite promptement dans la maison, et ne murmura pas peu de l’obscurité et de la raideur de l’escalier, par lequel il parvint enfin à la salle destinée à le recevoir, et accablé de fatigue, il se jeta, je ne dirai pas sur un

siège commode, mais sur le meilleur de l’appartement.
CHAPITRE XVI.


le proscrit.


Un courtisan extraordinaire, qui, par la diète de viande, de boisson, par ses exercices tempérés, sa musique choisie, ses bains fréquents, ses ressources en chemises et en habits, se propose d’immortaliser l’immortalité elle-même, et fait du train de la cour l’essence de son bonheur.
La Dame mangétique.


Lorsque le seigneur abbé eut disparu si promptement aux yeux des vassaux qui l’avaient attendu, le sous-prieur tâcha d’effacer l’impression de la négligence de son supérieur, par un accueil doux et plein d’aménité qu’il prodigua à tous les membres de la famille, et particulièrement à dame Elspeth, à son fils Édouard et Marie Avenel ; il condescendit même jusqu’à faire cette question : « Où est donc ce méchant Nembrod, Halbert ? Il n’a pas encore, j’espère, tourné, comme son grand prototype, sa lance de chasse contre l’homme ?

— Oh, non, si cela plaît à Votre Révérence, dit la dame Glendinning, Halbert est descendu dans la vallée pour y attraper quelques pièces de venaison, certainement, sans ce motif, il ne se serait pas absenté le jour où tant d’honneurs tombent sur moi et sur les miens.

— Oh ! une venaison savoureuse et prise à temps, » dit à voix basse le sous-prieur, « cela a été de tout temps un don très-agréable. Je vous dis adieu : car il faut que j’aille retrouver Sa Seigneurie le père abbé.

— Ô révérend seigneur ! » s’écria la bonne veuve en le retenant par son vêtement, « si vous étiez assez obligeant pour prendre notre parti s’il y avait quelque quelque chose de mal ! et, s’il manque quelque chose, pour dire qu’on va l’apporter, ou faire les excuses que vous croiriez les meilleures ! Toutes les pièces de notre vaisselle d’argent nous ont été volées depuis la bataille de Pinkcy, où je perdis mon pauvre Simon Glendinning, ce qui fut la plus grande des calamités pour moi.

— N’importe, ne craignez rien, » dit le sous-prieur dégageant doucement sa robe de la main tremblante de dame Elspeth, « le sommelier a apporté avec lui l’argenterie et les coupes de l’abbé, et je vous prie de croire que quelle que soit la simplicité de votre repas, votre bonne volonté le fera paraître très-convenable. »

Ayant prononcé ces mots, il se rendit dans la salle où l’on avait dressé à la hâte tout ce que le peu de temps avait permis de préparer pour la collation de midi de l’abbé et du chevalier anglais. Il y trouva le seigneur abbé pour qui un coussin, composé de tous les plaids de la maison, avait rendu le grand fauteuil de Simon un siège plus doux et plus commode.

« Benedicite ! dit l’abbé Boniface, maintenant, fi de ces bancs si durs ! et cela de tout mon cœur. Ils sont aussi désagréables que les escabelles de nos novices. Que saint Jude soit avec nous, sir chevalier ! Comment avez-vous fait pour passer la nuit dans ce donjon ? Si votre lit n’était pas plus doux que votre siège, vous auriez tout aussi bien pu dormir sur la couche de pierre de saint Pacôme ; après avoir été au trot pendant dix milles, un homme a besoin d’un siège plus commode que celui qui est mon triste lot. »

Avec des figures où se peignait la compassion, le sacristain et le sommelier accoururent pour soulever l’abbé et pour arranger son siège à sa fantaisie, à quoi ils réussirent en quelque sorte, bien qu’il continuait alternativement à se plaindre de sa fatigue, et à se réjouir d’avoir rempli un devoir pénible. « Vous, chevalier errant, » dit-il, s’adressant au seigneur anglais, « vous pouvez apercevoir aujourd’hui qu’il y en a d’autres qui ont leurs travaux et leurs peines tout aussi bien que ceux de votre profession, et je dirai de moi et des soldats de Sainte-Marie, dont on peut me nommer le capitaine, que nous ne sommes point accoutumés à nous retirer lorsqu’il s’agit de rendre service ou de soutenir un noble combat. Non, par Notre-Dame ! Aussitôt que j’ai su que vous étiez ici, et que vous n’osiez pas, pour des raisons particulières, vous rendre au monastère, où nous vous aurions fait une meilleure réception, je frappai la table avec mon marteau et appelai un frère, Timothée, m’écriai-je, qu’on selle Benedict, qu’on selle mon noir palefroi, et qu’on ordonne au sous-prieur et à une dizaine de frères de se tenir prêts demain matin à l’issue des matines, nous irons à Glendearg. Frère Timothée tressaillit, pensant, j’imagine, que ses oreilles le trompaient je réitérai mes ordres, en ajoutant que le cuisinier et le sommelier se mettraient en route les premiers avec des provisions pour aller aider les pauvres vassaux de la tour à préparer une collation digne de nous être offerte. Ainsi donc, bon chevalier Piercy, considérez nos mutuels ennuis, comparez-les, et vous pardonnerez tout ce que vous pouvez trouver de mal.

— Par ma foi ! dit sir Piercy Shafton, rien n’est à pardonner, si vous, guerriers si spirituels, vous avez à endurer d’aussi pénibles fatigues que celles dont Votre Seigneurie vient de m’entretenir ; il serait ridicule à moi, pauvre pécheur séculier, de me plaindre d’un lit dur comme une planche, de bouillon qui semble être fait avec de la laine brûlée, des viandes noires et charbonnées qui me font souvenir du repas où Richard-Cœur-de-Lion mangea la tête d’un Maure en carbonnade ; et d’autres viandes qui sentent encore davantage la rusticité de cette région du Nord.

— Par les bons saints, sir chevalier, » dit l’abbé, tant soit peu touché à cause de l’honneur de son hospitalité, dont il était très-jaloux, « je suis vraiment fâché que vous ayez trouvé nos vassaux si mal pourvus pour votre réception. Cependant je vous supplie d’observer que si le noble Piercy Shafton n’avait pas des affaires qui l’empêchassent de nous honorer de sa compagnie dans notre pauvre maison de Sainte-Marie, il aurait eu moins à se plaindre. »

Sir Piercy répondit : « Pour que je puisse instruire Votre Seigneurie des raisons qui m’empêchent d’approcher maintenant de votre demeure, et de profiter de votre hospitalité généreuse et si bien connue, il faudrait quelque temps, et (il regarda autour de lui)… et un auditoire plus limité. »

Le Seigneur abbé envoya immédiatement ses ordres au cuisinier : « Va à la cuisine, frère Hilaire, et tu demanderas à notre frère cuisinier dans combien de temps il pense que notre collation sera prête ; car ce serait à la fois un péché et une contrariété, considérant les fatigues de ce noble et brave chevalier sans faire mention de celles que nous avons éprouvées, et nous appesantir sur elles, si nous devions maintenant avancer ou retarder l’heure du repas au-delà du temps où les viandes seront cuites à point. »

Le frère Hilaire sortit vivement pour remplir les intentions de son supérieur, et reparut aussitôt apportant la nouvelle qu’à une heure très-précise la collation serait servie.

« Avant ce temps, » dit le poli sommelier, » les gaufres et la pâtisserie ne pourraient avoir le juste degré de feu que les savants pottingers prescrivent comme étant le plus convenable à la santé ; et si l’on passait l’heure, ne fut-ce que de dix minutes, notre frère cuisinier dit que le quartier de venaison en souffrirait malgré l’adresse du petit tourne-broche qu’il a recommandé à Votre Sainteté.

— Comment, dit l’abbé, un quartier de venaison ! d’où vient ce succulent morceau ? je ne me rappelle pas que tu m’aies annoncé sa présence dans ton panier de provisions.

— Avec la permission de Votre Seigneurie, dit le sommelier, c’est un des fils de la maîtresse de la maison qui vient de tuer le gibier à l’instant. Comme la chaleur animale n’a pas eu le temps de quitter le corps de la bête, le cuisinier assure qu’il sera aussi tendre qu’un poulet. Ce jeune homme a reçu un don spécial pour tuer les daims ; et jamais il ne manque de les frapper ou à la tête ou au cœur ; de manière que le sang ne se répand pas au travers des chairs, ainsi qu’il nous arrive trop souvent. C’est un cerf en pleine graisse : Votre Sainteté a mangé rarement une telle venaison.

— Silence, frère Hilaire, » dit l’abbé en s’essuyant la bouche ; « il n’est pas convenable à notre ordre de parler de nourriture avec autant de chaleur, car nous devons souvent avoir nos forces corporelles épuisées par le jeûne, et par conséquent être accessibles, comme de faibles mortels, à des désirs (il essuya encore sa bouche), qui naissent inévitablement lorsqu’on parle d’aliments à un homme qui a faim. Cependant prenez par écrit le nom de ce jeune homme ; il est convenable de récompenser le mérite, et il sera désormais un frater ad succurrendum[132] dans la cuisine ou dans l’office.

— Hélas ! révérend père et mon bon seigneur, répliqua le sommelier, j’ai demandé quel était ce jeune homme, et j’ai appris qu’il est un de ceux qui préfèrent le casque au capuchon et l’épée des passions à l’arme de l’esprit.

— Si c’est ainsi, dit l’abbé, tâche de l’engager en qualité d’homme d’armes, et non en qualité de frère lai ; car le vieux Tallboy, notre garde-forêt, commence à avoir la vue trouble. Il a deux fois blessé un daim magnifique, et l’a frappé sans précaution sur la hanche. Ah ! c’est une grande faute d’offenser en tuant mal, en préparant mal, en ayant un mauvais appétit, ou tout autrement, de bonnes créatures tolérées pour notre usage. C’est pourquoi, assure-nous le service de ce jeune homme, frère Hilaire, de la manière qui lui conviendra le plus. Et maintenant, sir Piercy Shafton, puisque nous devons passer une bonne heure avant de pouvoir jouir d’autre chose que de la fumée et de l’odeur de notre repas, puis-je inviter Votre Courtoisie à me dire la cause de cette visite, et particulièrement à m’apprendre pourquoi vous ne voulez pas vous approcher de notre plus agréable et mieux meublé hospitium[133].

— Révérend père, » dit à voix basse sir Piercy Shafton, « Votre Sagesse sait parfaitement que certaines murailles ont des oreilles, et qu’un secret doit être gardé lorsqu’il s’agit de la tête d’un homme. »

L’abbé fit signe à tous les frères, excepté au sous-prieur, de sortir de la chambre, et dit ensuite : « Votre Valeur, sir Piercy, peut librement parler devant notre fidèle ami et conseiller le frère Eustache, dont nous perdrons trop tôt les bons conseils quand son mérite l’élèvera à une place plus haute ; là nous espérons qu’il aura le bonheur de trouver un ami et un conseiller aussi précieux qu’il l’est pour moi ; car je puis dire de lui ce que dit la strophe de notre monastère :

Dixit abbas ad prioris,
Tu es homo boni moris,
Quia semper sanioris
Mihi das consilia[134].

« En vérité, ajouta-t-il, la place de sous-prieur est tout à fait au-dessous de notre cher frère, et il nous est impossible de l’élever à celle de prieur, qui pour des raisons particulières, reste à présent vacante dans notre monastère. Le frère Eustache est en pleine possession de ma confiance ; il est très-digne de la vôtre, et l’on peut dire de lui : Intravit in secretis nostris[135]. »

Sir Piercy Shafton salua les révérends frères, et ayant poussé un soupir, comme s’il eût voulu rompre sa cuirasse d’acier, il commença ainsi son discours :

« Certes, révérends pères, je puis bien soupirer, moi qui ai changé le ciel pour le purgatoire, en quittant la sphère resplendissante de la royale cour d’Angleterre pour un réduit isolé dans ce désert inaccessible. Je quitte le champ clos où je fus toujours prêt à rompre avec mes pairs une lance pour l’amour de l’honneur, ou pour l’honneur de l’amour ; et je viens employer cette arme de chevalier contre de vils besognios ou maraudeurs… J’échange les salons brillamment éclairés, dans lesquels je formais avec agilité les pas de la vive courante, où je dansais avec une grâce pleine de noblesse l’imposante gaillarde, pour ce donjon qui tombe en ruines. J’abandonne le gai théâtre pour le coin de la cheminée solitaire d’un chenil écossais… Je remplace les sons du luth harmonieux et ceux de la viole-de-gamba, qui inspire l’amour, par le cri discordant de la cornemuse du Nord… Enfin, je m’éloigne du sourire de ces beautés qui forment une galaxie[136] autour du trône d’Angleterre, pour la froide révérence d’une damoiselle à l’intelligence inculte et le regard embarrassé de la fille d’un meunier. Je pourrais ajouter : en changeant la conversation des aimables chevaliers et des séduisants courtisans de mon rang et de mon mérite, dont les pensées sont aussi éclatantes et aussi promptes que le brillant éclair, pour celles de moines et d’hommes d’église ; mais il serait discourtois de traiter ce sujet. »

L’abbé écouta cette liste de regrets en ouvrant de grands yeux qui n’exprimaient pas une parfaite intelligence des paroles de l’orateur ; et lorsque le chevalier suspendit son discours pour reprendre haleine, le père Boniface regarda le sous-prieur d’un œil incertain et inquiet, ne sachant sur quel ton il devait répondre à un exorde si extraordinaire. Le sous-prieur s’empressa d’arriver à son aide, et dit :

« Nous compatissons fort, sir chevalier, à toutes les fatigues et à toutes les mortifications auxquelles le sort vous a assujetti, particulièrement à celle qui vous a jeté dans une société de gens qui, ayant la conscience de n’être pas dignes d’un tel honneur, ne l’auraient jamais recherché. Mais tout ceci sert à peu de chose pour expliquer la cause de cette suite d’infortunes, ou, en termes moins obscurs, la raison qui vous a contraint à vous mettre dans une situation qui a pour vous si peu d’attraits.

— Gracieux et révérend seigneur, répliqua le chevalier, pardonnez à une personne malheureuse qui, en rapportant l’histoire de ses infortunes, s’étend extrêmement sur elles, de même qu’un homme tombé dans un précipice mesure de l’œil la hauteur d’où il a été précipité.

— Sans doute, dit le frère Eustache ; mais je crois qu’il serait plus sage à lui d’apprendre à ceux qui viennent pour le relever quel est l’os qu’il s’est fracassé.

— Révérend père, reprit le chevalier, vous avez, dans le combat de nos esprits, fait une belle atteint[137] ; et l’on peut dire de moi, en quelque sorte, que j’ai rompu ma lance de travers. Pardon, si pour m’exprimer j’emploie le langage de la lice, qui doit être étranger à vos révérendes oreilles. Ah ! divin ressort du noble, du beau, et du joyeux trône d’amour ! citadelle de l’honneur ! et vous célestes beautés qui l’entourez de vos yeux brillants ! jamais plus Piercy Shafton ne s’avancera au centre de vos regards radieux, pour croiser sa lance et faire bondir son coursier au son de la provocante trompette, nommée si noblement la voix de la guerre ; jamais plus dans le combat il ne renversera son adversaire, après lui avoir brisé sa lance avec dextérité, et n’ira autour du cercle enchanteur recevoir la récompense dont la beauté honore la chevalerie. »

Ici il s’arrêta, se tordit les mains, leva les yeux, et sembla perdu dans la contemplation de sa fortune passée.

« Il a entièrement perdu la tête, » murmura l’abbé à l’oreille du sous-prieur ; « je voudrais bien que nous fussions loin de lui ; car, en vérité, je tremble que son délire ne se tourne en fureur. Ne serait-il pas sage d’appeler le reste de nos frères ? »

Mais le père Eustache était plus habile que son supérieur à distinguer un jargon affecté du délire de la folie, et quoique la violence des regrets du chevalier semblât presque frénétique, le sous-prieur n’hésita point à la ranger parmi les extravagances que la mode du jour inspirait à ses adorateurs.

C’est pourquoi, après un silence assez prolongé pour laisser au chevalier le loisir de se remettre, il lui rappela gravement que le seigneur abbé avait entrepris un voyage si peu convenable à ses habitudes et à son âge, dans l’unique but de savoir en quoi il pourrait être utile à sir Piercy Shafton, qu’il serait entièrement impossible d’agir sans être positivement informé de la situation qui forçait le chevalier à venir se réfugier en Écosse. « Le jour s’avance, observa-t-il en dirigeant ses regards vers la fenêtre ; et si l’abbé reprend le chemin du monastère sans avoir obtenu de renseignements, les regrets pourront être mutuels, mais les désagréments resteront du côté de sir Piercy. »

Cet avis ne fut pas perdu.

« Ô déesse de la courtoisie ! s’écria le chevalier, puis-je avoir porté l’oubli de tes saintes leçons, au point de faire du temps et des aises de ce bon prélat un sacrifice à mes vaines plaintes ! Sachez donc, très-illustre, et non moins honorable père, que, quoique votre hôte et votre pauvre visiteur, je suis par ma naissance très-étroitement lié à Piercy de Northumberland dont le nom est si répandu dans toutes les parties du monde où la réputation du mérite anglais est parvenue ; maintenant ce comte de Northumberland dont je vais vous faire l’histoire le plus brièvement possible…

— Cela n’est point nécessaire, interrompit l’abbé ; nous savons parfaitement que c’est un bon et fidèle seigneur, et un partisan juré de notre foi catholique, malgré l’hérésie de la femme qui occupe maintenant le trône d’Angleterre. Et c’est surtout parce que vous êtes son parent et que nous connaissons votre croyance dévouée et fidèle à notre sainte mère l’Église que nous vous prions, sir Piercy Shafton, de vouloir satisfaire à notre demande et nous mettre à même de pouvoir vous servir dans cette extrémité.

Par une offre si obligeante, je deviens votre très-humble débiteur, dit sir Piercy, et n’ai dans ce moment rien de plus à vous dire si ce n’est que mon très-honorable cousin de Northumberland, ayant concerté avec moi et avec quelques autres esprits subtils et choisis de ce siècle le moyen d’introduire une seconde fois dans ce royaume divisé d’Angleterre le culte de Dieu selon l’Église catholique, de même qu’on s’efforce avec l’aide de ses amis d’attraper la bride d’un cheval qui s’enfuit, il lui plut de me faire entrer si avant dans cette affaire compliquée que ma sûreté personnelle en fut compromise. Pendant ce temps, la reine Élisabeth (nous eûmes bientôt quelque raison de le croire) s’entoura de conseillers habiles à découvrir les complots formés pour lui disputer son titre et rétablir l’Église catholique ; la reine, dis-je, eut connaissance de notre mine avant que nous eussions pu y mettre le feu. C’est pourquoi mon très-honorable cousin de Northumberland, imaginant qu’il était convenable qu’un seul fût chargé du blâme et de la honte, mit cette trame sur mon dos, fardeau que je ne suis pas absolument fâché de porter. Le comte d’ailleurs s’est toujours montré mon honorable et affectionné parent. Aussi bien ma fortune depuis quelque temps n’était plus suffisante pour subvenir aux dépenses que nous autres, esprits rares et recherchés, nous sommes obligés de faire pour nous distinguer du vulgaire.

— Ainsi donc, dit le sous-prieur, vos affaires particulières rendent un voyage à l’étranger moins désagréable pour vous qu’il ne l’aurait été pour le noble comte votre très-digne cousin.

— Certainement, révérend père, répondit le courtisan ; rem acu tetigisti[138], vous avez touché l’endroit avec l’aiguille. Mes frais et mes dépenses sont montés à une somme prodigieuse pour mes derniers triomphes, c’est-à-dire aux derniers tournois ; et les citoyens à bonnets plats[139] se sont montrés peu disposés à fournir ma poche pour de nouvelles galanteries, aussi nécessaires cependant à l’honneur de la nation qu’à ma propre gloire ; à vrai dire, ce fut un peu dans l’espérance de voir changer tout cela que je désirais un nouvel ordre de choses en Angleterre.

— Ainsi le mauvais succès de votre entreprise et le dérangement de vos affaires particulières, dit le sous-prieur, sont cause que vous êtes venu vous réfugier en Écosse ?

Rem acu, encore une fois, dit sir Piercy, et ce n’est pas sans une forte raison ; car, si j’étais resté, mon cousin aurait pu connaître la corde ; aussi mon voyage pour le Nord fut si promptement décidé que j’eus à peine le temps de changer mon doublet ou pourpoint de Genève, couleur de pêche, chargé d’une riche broderie d’or, pour cette cuirasse qui est de la façon de Bonamico de Milan, et de me mettre en route pour le Nord, Pensant que je ferais très-bien de visiter mon très-honorable cousin de Northumberland dans un de ses nombreux châteaux, je me dirigeais vers Ainwick, avec la rapidité d’une étoile qui, s’élançant de sa sphère, tombe dans l’espace ; mais je rencontrai à Northallerton un certain Henri Waughan, serviteur de mon très-honorable parent, qui me démontra que je ne pouvais en sûreté me présenter chez lui, parce qu’en vertu des ordres de la cour il était obligé de lancer contre moi un mandat d’arrêt.

— Ceci, dit l’abbé, eût été un peu sévère de la part de votre honorable parent.

— On peut le juger ainsi, mon père, répliqua sir Piercy ; néanmoins, jusqu’à la mort, je prendrai le parti de mon très-honorable cousin de Northumberland. Mon cousin me fit aussi remettre par Henri Waughan un bon cheval et une bourse remplie d’or ; il me donna pour mes guides deux piqueurs des frontières, ainsi qu’on les appelle, qui me conduisirent par des chemins et des sentiers qui n’ont jamais été fréquentés depuis les jours de sir Lancelot et de sir Tristan, jusque dans ce royaume d’Écosse, et dans le château d’un certain baron, ou d’un individu qui se pare de ce titre, et qui se nomme simplement Julien Avenel : je fus reçu par lui comme le lieu et l’instant le permettaient.

— C’est-à-dire très-mal, reprit l’abbé ; car si l’on en juge par l’appétit que Julien laisse apercevoir lorsqu’il est hors de chez lui, les provisions ne doivent pas être très-abondantes dans sa maison.

— Vous ne vous trompez pas, mon père, Votre Révérence a raison ; nous avons fait un repas de carême, et, ce qui est plus désagréable, il a fallu payer l’écot ; car, quoique ce Julien Avenel ne demandât rien directement, cependant il admira d’une manière si extravagante mon poignard, dont la poignée était d’argent parfaitement guilloché, une arme de la forme la plus élégante, et de la plus parfaite beauté, que, sur ma foi, je fus forcé de le prier de l’accepter : il ne me donna pas la peine d’insister : j’eus à peine prononcé mon offre, qu’il l’avait déjà placé dans son ceinturon crasseux de buffle, et fiez-vous à moi, révérend père, mon pauvre poignard ainsi placé ressemblait plutôt au couteau d’un boucher qu’à l’arme d’un gentilhomme.

— Un don si magnifique aurait dû au moins vous assurer l’hospitalité pour quelques jours, dit le frère Eustache.

— Révérend père, répondit sir Piercy, si j’étais resté avec lui, j’aurais été complimenté pour tout le reste de ma garde-robe ; actuellement je serais écorché, je vous jure ; par l’hospitalité ! il s’assurait mon doublet de réserve, et avait déjà des prétentions sur mes braies[140]. Je fus obligé de battre en retraite avant d’être entièrement dépouillé. En ce même temps je reçus une lettre de mon très-honorable cousin, qui me disait qu’il vous avait écrit à mon égard, et vous faisait passer deux malles pleines de mes hardes ; savoir, mon surtout de soie cramoisie, doublé et tailladé de drap d’or, que je portais à la dernière fête, avec le baudrier et la garniture qui y correspondent ; de plus, deux paires de culottes larges en soie noire, avec des jarretières pendantes de soie rouge ; de plus, le doublet de soie couleur de chair avec la garniture et la fourrure dont je me parais pour danser le ballet du sauvage à la mascarade de Gray’s-inn ; de plus…

— Sir chevalier, dit le sous-prieur, je vous prie de ne pas pousser plus loin l’inventaire de votre garde-robe. Les moines de Sainte-Marie ne sont pas des barons maraudeurs : quels que soient les vêtements adressés à notre maison, ils ont été aujourd’hui fidèlement apportés dans ce lieu, dans vos malles. Je pense, d’après ce que vous venez de me communiquer, et d’après ce que le comte de Northumberland nous a donné à entendre, que vous désirez, pour le moment, demeurer aussi inconnu que votre mérite et vos qualités le permettront.

— Hélas ! révérend père, répondit le courtisan, une lame dans sa gaine ne peut briller ; un diamant dans un écrin ne peut étinceler, et lorsque le mérite est forcé par les circonstances de se tenir dans l’obscurité, il ne peut attirer l’observation, la retraite ne peut fixer l’admiration que du peu de gens auxquels les circonstances me permettent de me faire connaître.

— Je pense maintenant, mon vénérable père, dit le sous-prieur, que Votre Sagesse assignera à ce noble chevalier une manière d’agir qui ne pourra compromettre ni sa sûreté, ni celle de la communauté ; car vous savez les périlleuses tentatives qui ont été faites dans ces jours audacieux pour détruire les fondements de l’Église, et qu’on a même souvent menacé notre saint monastère. Jusqu’ici on n’a trouvé aucun moyen de nous surprendre ; mais un parti ami de la reine d’Angleterre aussi bien que des doctrines de l’Église schismatique l’emporte maintenant à la cour de notre souveraine, qui craint de donner à son clergé la protection qu’elle devrait se trouver heureuse de lui assurer.

— Révérend père, » dit le chevalier avec joie, « je vous laisserai parler de cela plus à votre aise hors de ma présence, et, pour m’expliquer franchement, je suis curieux de voir en quel état le chambellan de mon noble parent a trouvé ma garde-robe, comment il l’a empaquetée, et si elle a souffert du voyage. Il y a quatre parures d’une invention aussi pure et aussi élégante que jamais ait pu en imaginer le caprice d’une jolie femme, ayant chacune trois garnitures différentes en rubans et franges assorties, de sorte que, en cas de besoin, on pourrait renouveler la forme de chacune d’elles, et des quatre en faire douze. Il y a aussi mon habit pour monter à cheval : il est de couleur sombre, et trois chemises avec des rabats parfaitement travaillés. Mais je vous prie de me pardonner, il faut que je voie comment tout cela est arrangé, sans attendre plus long-temps. »

En disant ces mots, il quitta l’appartement ; et le sous-prieur, le regardant d’un air significatif, ajouta en lui-même : « Où est le trésor, là est aussi le cœur.

— Sainte-Marie, sauvez nos esprits ! » dit l’abbé abasourdi de l’abondance de paroles du chevalier ; « jamais cervelle humaine fut-elle plus farcie d’étoffes de soie, de découpures, et que sais-je encore ? Et qui a pu inspirer au comte de Northumberland de prendre pour confident intime, dans une affaire si grave et si dangereuse, un fat écervelé tel que celui-ci ?

— S’il eût été différent de ce qu’il est, vénérable père, dit le sous-prieur, il aurait été moins convenable pour le rôle de bouc émissaire auquel son honorable cousin l’avait probablement destiné dès le commencement, dans le cas où leur complot viendrait à manquer. Je connais un peu ce sir Piercy Shafton. La légitimité de sa mère, qui prétend descendre de la famille Piercy ; dont il est fort jaloux, a été souvent mise en question. Si le courage étourdi et un esprit de galanterie outrée peuvent établir ses prétentions à la haute lignée qu’il réclame, ces qualités ne lui seront jamais disputées. Du reste, c’est un débauché courtisan de ce siècle, semblable à Rowland Yorke, Stukely, et beaucoup d’autres, qui mangent leurs biens, et mettent leur vie en danger par leurs vaines fanfaronnades, pour être les premiers petits-maîtres de l’époque ; ensuite ils s’efforcent de réparer leur fortune en s’engageant dans des complots désespérés et des conspirations que des têtes plus rassises ont enfantées. Pour me servir d’une de ses comparaisons affectées, ces fous qui ne craignent aucun danger ressemblent à des faucons que le sage fauconnier garde couverts et encapuchonnés sur son poing jusqu’à ce que sa proie arrive, et qu’alors il les lance sur elle.

— Sainte Marie ! dit l’abbé, ce serait une personne bien insupportable à amener dans notre tranquille séjour. Nos jeunes moines s’occupent bien déjà assez de leur parure, et plus qu’il n’appartient aux serviteurs de Dieu. Ce chevalier leur ferait perdre l’esprit depuis le vestiarius jusqu’au plus petit marmiton.

— Il pourrait en arriver pis encore, dit le sous-prieur ; dans ces jours de malheur, le patrimoine de l’Église peut être vendu et acheté, confisqué et saisi comme si c’était une terre non consacrée, appartenant à un baron séculier. Songez à quelle peine nous serions exposés si l’on prouvait que nous avons reçu un rebelle envers la reine d’Angleterre ! Il ne manquerait pas de parasites écossais qui demanderaient les terres de notre couvent, ni d’Anglais pour brûler et piller l’abbaye. Les hommes de l’Écosse jadis étaient des Écossais, unis entre eux, fermement dévoués à leur patrie, et abandonnant tout pour voler à sa défense lorsque les frontières étaient menacées : maintenant ce sont… comment les nommerai-je ? Quelques uns sont Français, d’autres Anglais, et ils ne regardent leur pays natal que comme un théâtre de combat où les étrangers viennent terminer comme ils l’entendent les querelles nationales.

Benedicite ! répliqua l’abbé ; ce sont des temps bien mauvais et bien dangereux.

— Et c’est pourquoi, dit le père Eustache, nous devons marcher avec prudence ; nous ne devons pas, par exemple, conduire sir Piercy Shafton dans notre maison de Sainte-Marie.

— Mais comment donc nous arrangerons-nous pour ce qui le regarde ? reprit l’abbé ; vous savez qu’il est victime de son amour pour la sainte Église ; que son protecteur, le comte de Northumberland, a été notre ami, et que, demeurant si près de nous, il peut nous être propice ou funeste, selon notre manière d’agir avec son parent.

— Et précisément pour cette raison, dit le sous-prieur, aussi bien que pour satisfaire au grand devoir de la charité chrétienne, je protégerai et soulagerai cet homme. Qu’il ne retourne pas chez Julien Avenel : ce baron sans honneur ne pourrait s’abstenir de piller un étranger exilé ; qu’il demeure ici : le lieu est écarté, et si la position est inférieure à ce qui convient à son rang, il en sera plus difficile à découvrir. Nous ferons tout ce que nous pourrons pour qu’il soit plus convenablement.

— Penses-tu, dit l’abbé, qu’il acceptera mon lit de voyage, et qu’il permettra que je lui envoie un grand fauteuil bien commode ?

— Sans doute, dit le sous-prieur, avec de telles aises il ne pourra se plaindre ; s’il était menacé d’un danger soudain, il pourrait bientôt se rendre au sanctuaire, où nous le tiendrions caché jusqu’à ce que nous pussions le renvoyer en sûreté.

— Ne ferions-nous pas mieux, dit l’abbé, de l’expédier à la cour d’Écosse, et de nous débarrasser par ce moyen de sa personne.

— Oui, mais aux dépens de nos amis. Le papillon peut déployer ses ailes et demeurer inconnu dans l’air froid de Glendearg ; mais s’il était à Holy-Rood, il voudrait, au péril de ses jours, étaler toutes ses paillettes aux yeux de la reine et de la cour ; plutôt de n’être pas remarqué, il aimerait mieux risquer sa vie pour l’amour de notre aimable souveraine. En moins de trois jours on verrait tous les yeux dirigés vers lui, et la paix qui existe entre les deux bouts de l’île compromise par une créature qui, telle qu’un insensé papillon, ne peut s’abstenir de voltiger autour d’une lumière.

— Tu l’emportes sur moi, frère Eustache, dit l’abbé, et je pourrais à peine penser plus sagement. J’enverrai en secret non seulement quelques meubles, mais encore du vin et du pain de froment. Il y a ici un jeune homme qui tuera du gibier ; je lui donnerai des ordres pour que le chevalier n’en manque pas.

— Il est de notre devoir de lui procurer toute l’aisance dont il pourra jouir ici sans courir le risque d’être découvert, dit le sous-prieur.

— Sans doute, répondit l’abbé. Nous ferons plus ; je dépêcherai tout de suite un domestique au conservateur de notre garde-meuble pour nous envoyer ce dont il a besoin cette nuit même. Veillez à cela, bon frère.

— J’y vais, répliqua le frère Eustache ; mais j’entends notre fâcheux crier qu’on vienne lui nouer quelques-unes de ses aiguillettes[141]. Il ne sera pas malheureux s’il rencontre ici quelqu’un qui puisse remplir auprès de lui le service de valet de chambre.

— Je voudrais qu’il fût prêt, dit l’abbé, car voilà le sommelier qui apporte la collation ; par ma foi ! la route m’a donné un fameux

appétit. »
CHAPITRE XVII.


halbert et la dame blanche.


Je chercherai un autre aide. On dit que des esprits invisibles voltigent aux environs, aussi nombreux que les atomes qui dansent aux rayons du soleil. Si ce cortège ou l’anneau d’un nécromancien peut les soumettre, ils tiendront conseil avec moi.
James Duff.


Nous devons rappeler l’attention du lecteur sur Halbert Glendinning, qui était sorti de la tour de Glendearg aussitôt après son différend avec sir Piercy Shafton. Comme il traversait le glen à bas précipités, le vieux Martin, qui l’accompagnait, le pria de ne pas marcher avec tant de hâte.

« Halbert, dit le vieillard, vous mourrez avant d’avoir les cheveux blancs, si vous vous emportez de la sorte à la plus petite apparence de provocation.

— Et pourquoi voudrais-je vivre, bonhomme, répondit Halbert, si chaque fat doit impunément me jeter son mépris à la face ? Toi-même, vieillard, quelle nécessité sens-tu de te mouvoir, de dormir, de t’éveiller, de manger ton misérable repas, et de te reposer ensuite sur ta triste couche ? Pourquoi es-tu si content de voir au matin le travail te rappeler, et le soir de te coucher encore accablé de fatigue ? Ne serait-il pas mieux de dormir et de ne se réveiller jamais que de supporter cette stupide variation du travail à l’insensibilité et de l’insensibilité au travail[142] ?

— Que Dieu m’accorde son aide ! répondit Martin : il peut y avoir du vrai dans ce que vous dites ; mais n’allez pas si vite, car mes vieux membres ne peuvent lutter de vitesse avec vos jeunes jambes ; n’allez donc pas si vite, et je vous apprendrai pourquoi la vieillesse, quoique peu aimable, doit être encore supportable.

— Dis donc, » répondit Halbert ralentissant sa marche ; « rappelle-toi qu’il nous faut avoir de la venaison pour réparer les fatigues de ces saints hommes qui ont fait ce matin un voyage de six milles ; et si nous ne gagnons le bois de Brocksburn, nous verrons à peine un daim.

— Apprenez donc, mon bon Halbert, vous pour qui j’ai autant de tendresse que si j’étais votre père, que je suis satisfait de vivre jusqu’à l’instant où la mort viendra m’appeler, parce que mon Créateur le veut ainsi. Oui, et quoique ma vie soit une vie rude, souffrant du froid pendant l’hiver, et de la chaleur pendant l’été ; quoique je me nourrisse de mets grossiers et dorme sur la dure, que je sois regardé comme peu de chose et méprisé, cependant je suis persuadé que si je n’étais nullement nécessaire sur la surface de cette belle terre, Dieu m’en ferait disparaître.

— Toi, pauvre vieillard ! dit Halbert, une si vaine pensée que celle de ton utilité imaginaire peut-elle te raccommoder avec un monde où ton rôle est si secondaire ?

— Mon rôle était aussi petit, dit Martin, ma personne aussi méprisée le jour que je sauvai ma maîtresse et son enfant en l’empêchant de périr dans le désert.

— Ceci est vrai, Martin, répondit Halbert ; voilà une apologie suffisante pour l’insignifiance ou l’inutilité d’une vie entière.

— Et comptez-vous pour rien, Halbert, l’avantage de pouvoir vous donner une leçon de patience et de soumission aux arrêts de la Providence ? Il me semble qu’il n’est pas inutile que mes cheveux gris couvrent encore ma tête, quand ce ne serait que pour instruire les jeunes têtes et par le précepte et par l’exemple. »

Halbert baissa la tête et demeura silencieux pendant une ou deux minutes, ensuite reprenant son discours : « Martin, depuis peu vois-tu quelque changement en moi ?

— Sans doute, dit Martin, je vous avais toujours vu rude, étourdi, inconsidéré, et prêt à parler au hasard et sans réflexion ; mais à présent il me semble que votre caractère, sans perdre sa vivacité naturelle, a quelque chose de ferme et de digne qu’il ne possédait pas auparavant. Il semble que vous vous soyez endormi rustre et réveillé homme noble.

— Tu peux donc discerner un maintien noble ?

— Sûrement, je le puis en quelque façon ; car avec mon maître Walter Avenel, j’ai été au camp, à la ville et à la cour, quoiqu’il ne pût rien faire pour moi que me donner un endroit sur la montagne pour faire paître quarante moutons ; même à présent, tandis que je vous parle, je sens que mon langage est plus épuré qu’il n’a coutume de l’être, et que, sans en connaître la raison, le rude dialecte du Nord, auquel ma langue est si familière, fait place à des discours qui sentent plus le raffinement des gens de la ville.

— Et tu ne peux par aucun moyen deviner quelle est la cause de ce changement qui se manifeste en toi et en moi ?

— De ce changement ! Par Notre-Dame ! ce n’est pas tant un changement que je sens en moi, qu’un renouvellement et un souvenir de sentiments et d’expressions auxquels je n’ai pas pensé depuis trente ans, avant que Tibb et moi nous élevassions notre humble maison. Il est singulier que votre société ait cette espèce d’influence sur moi, Halbert, et que je ne l’aie jamais éprouvé auparavant.

— Penses-tu voir en moi quelque chose qui puisse me tirer de cette condition basse, vile et méprisée, pour m’élever au rang de ces hommes pleins de fierté qui maintenant dédaignent ma pauvreté rustique ? »

Martin garda un moment le silence, et ensuite répondit : « Sans doute vous le pouvez, Halbert, de même qu’un vaisseau brisé peut revenir au port. N’avez-vous jamais entendu parler de Hughie Dun, qui quitta l’abbaye il y a trente-cinq ans passés ? C’était un savant garçon que ce Hughie ; il lisait et écrivait comme un prêtre, et se servait du fer et du bouclier aussi bien que le meilleur des cavaliers ; je me le rappelle, jamais on ne vit son semblable dans le canton, et aussi vit-on la préférence que Dieu lui accorda. »

— Et qu’est-ce que ce fut, » reprit Halbert les yeux brillants de curiosité ?

— Rien moins que d’être domestique de l’archevêque de Saint-André. »

La vivacité d’Halbert s’éteignit : « Domestique d’un prêtre ! était-ce donc tout ce à quoi ses connaissances et son activité pouvaient lui servir ? »

À son tour Martin fixa les yeux sur la figure du jeune homme avec une surprise curieuse. « Et où la fortune pouvait-elle le conduire, répondit-il ; le fils d’un vassal d’église n’est pas de l’étoffe des lords et des chevaliers. Le courage et le savoir du collège ne peuvent transformer le sang d’un rustre en celui d’un seigneur, je pense. J’ai entendu dire que cet Hughie Dun a laissé à sa fille unique cinq cents livres d’argent écossais, et qu’il l’a mariée au bailli de Pittenweem[143]. »

Au même instant, et tandis qu’Halbert était embarrassé pour trouver sa réponse, un daim traversa le chemin en bondissant. Aussitôt le jeune homme appuya son arbalète sur son épaule, le trait siffla, et le daim, après avoir fait encore un bond, tomba mort sur le gazon.

« Voici la venaison dont dame Elspeth a besoin, dit Martin : qui aurait pensé qu’un daim des hautes terres descendrait dans cette saison si près de la vallée ? Il est superbe, et a trois pouces de lard sur la poitrine. Cela vient de votre bonheur, Halbert, qui vous suit maintenant partout. Si vous le vouliez, je garantis que vous seriez promu à la place de garde-chasse ou de piqueur de l’abbé ; et aussi bien que le plus fier d’entre eux, vous monteriez à cheval revêtu d’un justaucorps couleur de pourpre.

— Tais-toi, mon brave homme, répondit Halbert, je veux servir la reine ou personne. Aie soin de porter ce gibier à la tour, puisqu’on attend ; j’irai jusqu’au marais ; j’ai deux ou trois flèches à ma ceinture, et il se pourrait faire que je trouvasse des oies sauvages. »

Il pressa le pas et disparut bientôt. Martin s’arrêta un moment, en le regardant : « Voilà de quoi faire un très-brave garçon si l’ambition ne le perd pas : servir la reine ! dit-il ; par ma foi, elle a de plus mauvais serviteurs. d’après tout ce que j’en ai entendu dire. Et pourquoi ne tiendrait-il pas la tête haute ? Celui qui veut atteindre le sommet de l’échelle montera au moins quelques échelons. Celui qui vise à une robe d’or en attrapera toujours une manche. Mais viens, mon camarade, s’adressant au daim ; tu iras à Glendearg sur mes deux jambes un peu plus lentement que lorsque tu gambadais tout à l’heure sur tes quatre pieds agiles. Mais, par ma foi, puisque tu es si pesant, je me contenterai de prendre ce qu’il y a de meilleur, c’est-à-dire, la hanche et les nombles ; je placerai le reste sous le vieux chêne, et le viendrai chercher avec l’un de nos chevaux. »

Tandis que Martin, chargé de la venaison, dirigeait ses pas vers Glendearg, Halbert poursuivait sa marche, respirant plus à son aise depuis qu’il était délivré de son compagnon. « Domestique d’un prêtre orgueilleux et fainéant ! valet de chambre de l’archevêque de Saint-André ! » se répétait-il à lui même ; « et l’on croit ceci, joint au privilége d’allier son sang à celui du bailli de Pittenweem, un avancement digne d’un brave homme qui fait de grands efforts ; bien plus, c’est un avancement qui doit couronner l’espoir passé, présent et à venir du fils d’un vassal de l’Église ! Par le ciel ! si je ne me trouvais une invincible répugnance à pratiquer leurs actes de brigandage nocturne, je préférerais prendre la lance et la jaque de mailles, et m’unir aux maraudeurs des frontières. Je veux faire quelque chose : je ne puis vivre ici dégradé, déshonoré et exposé au mépris du premier étranger venu, parce qu’il porte des éperons retentissants attachés à des bottes de couleur fauve. Cette ombre, ce fantôme, quoi que ce soit, je veux le voir encore une fois. Depuis que je lui ai parlé, depuis que j’ai touché sa main, des pensées et des sentiments auxquels je n’avais pas songé jusqu’à présent se sont élevés dans mon esprit. Et moi, qui croyais la vallée de mon père trop resserrée pour mes vastes desseins, je souffrirais qu’un courtisan infatué de sa parure vienne me braver sous les yeux mêmes de Marie Avenel ! Non, par le ciel ! je ne m’abaisserai pas à ce point. »

En prononçant ces mots, il se trouva dans le Corrie-nan-Shian, au moment où la douzième heure du jour allait se faire entendre. Il regarda pendant quelques minutes la fontaine, en roulant dans son esprit de quel air la Dame Blanche le recevrait. Elle ne lui avait pas expressément défendu de l’évoquer une seconde fois ; mais cependant il y avait une espèce de prohibition mêlée à ses adieux, où elle lui recommandait d’attendre un autre guide.

Halbert Glendinning ne demeura cependant pas long-temps en suspens. La hardiesse était la qualité dominante de son esprit ; et depuis que ses sentiments avaient pris plus d’extension et plus de dignité, elle n’avait fait que croître au lieu de diminuer. Il tira son épée, ôta son pied de sa bottine, salua trois fois la fontaine d’un air résolu, répéta ses trois saluts en se tournant vers l’arbre, et redit la même strophe qu’auparavant :

« Buisson de houx, trois fois je te salue ;
Trois fois salut, onde chère à ma vue !

Ô Dame Blanche d’Avenel,
Éveille-toi pour un mortel ;

Le soleil de midi sur le lac se balance.
Parais ! l’heure est propice à la douce influence.

Éveille-toi pour un mortel,
Dame Blancne d’Avenel. »

En achevant le dernier vers, ses regards s’attachèrent sur le buisson de houx ; et il ne vit pas sans un frissonnement irrésistible l’air qui se trouvait entre ce buisson et ses yeux devenir plus trouble, plus épais, comme s’il prenait une légère forme, quoique si délicate et si transparente qu’il pouvait apercevoir le contour du buisson comme à travers un voile du crêpe le plus fin. Mais graduellement elle s’obscurcit, devint une figure, et la Dame Blanche, le déplaisir sur le front, parut devant lui. Elle parla, et son langage était encore la poésie ; mais comme s’il était plus familier, tantôt elle faisait entendre des vers irréguliers, et tantôt prenait la mesure lyrique qu’elle avait employée lors de leur première entrevue :

« Voici le jour où le peuple des fées
S’en vient pleurer un destin sans espoir ;
Dans les vallons, des plaintes étouffées
Avec le vent soupirent tout le soir,
Et dans le fond de leurs grottes humides,
J’entends gémir les naïades timides.
Voici le jour qui rappelle aux humains
Une action qui nous fut étrangère ;
Jour de salut pour les fils de la terre,
Mais non pour nous, esprits follets et vains !

Malheur au mortel teméraire

Qui, voulant accomplir quelque dessein hardi,

Nous invoque le vendredi !

— Esprit, » dit Glendinning avec hardiesse, « il est inutile de menacer celui qui regarde la vie comme une chose de peu de valeur. Ta colère ne peut que me donner la mort, et je ne crois pas pour cela ton pouvoir assez étendu et ta volonté assez forte ; la terreur que ceux de ton espèce inspirent aux autres n’est rien pour moi. Mon cœur est cuirassé contre la crainte, comme par un sentiment de désespoir. Si je suis, ainsi que tu le dis, d’une race que le ciel protège plus que la tienne, c’est à moi de t’interroger et à toi de me répondre car je suis l’être le plus noble. »

Tandis qu’il parlait, la Dame Blanche le regardait d’un air de colère et de fureur, qui, sans la faire changer de figure, lui donnait une expression extraordinaire de dureté. Ses yeux paraissaient devenir plus ardents, une légère convulsion agitait son visage, comme s’il allait se transformer en quelque chose de hideux. Elle était entièrement semblable à ces figures que l’imagination enfante lorsqu’elle est excitée par l’opium, et qui s’évanouissent bientôt : belles à leur premier aspect, elles deviennent horribles et bizarres avant que notre esprit puisse les bien saisir. Dès qu’Halbert eut terminé sa réponse hardie, la Dame Blanche reprit le même aspect pâle, mélancolique et immobile, sous lequel elle se montrait ordinairement. Il s’attendait à ce que l’agitation qu’elle avait exprimée amenât une effrayante métamorphose ; mais croisant ses bras sur sa poitrine, le fantôme répondit :

« Jeune imprudent, il est heureux pour toi
Qu’en m’appelant dans ce lieu solitaire
Ton cœur n’ait pas frissonné devant moi,
Et que ton œil ait osé sans effroi
De mes regards supporter la colère.

Si ton courage eût chancelé,
Si ta mâle et vive paupière
Une fois seule avait tremblé,
C’en était fait de ta carrière.
Quoique dans le céleste azur
Ma substance ait été puisée.
Quoique mon sang soit la rosée
Qui tombe d’un ciel calme et pur,

Toi, qui n’es fait pourtant que de fange et de poudre,
Demande… À te répondre il faut bien me résoudre.

— Je veux donc savoir de toi, dit le jeune homme, par quel charme mes désirs ne sont plus les mêmes ? pourquoi la chasse, mon chien, mon arc et mes flèches me sont indifférents ? pourquoi mon âme s’élance hors des limites de cette vallée ? pourquoi mon sang bouillonne à l’idée d’une insulte faite par un homme auquel j’aurais tenu l’étrier, il y a quelques jours ? Oui, il y a peu de jours, j’aurais couru pendant toute une matinée d’été, pour être honoré d’un mot de sa bouche. Pourquoi cherché-je maintenant à marcher l’égal des chevaliers et des nobles ? suis-je le même qu’hier lorsque je sommeillais content de mon obscurité, et qui m’éveille au matin tout occupé d’ambition et de gloire ? Parle, apprends-moi, si tu le peux, pourquoi ce changement ? suis-je soumis à un enchantement ? l’influence d’un sortilège me fait-elle croire que je suis tout autre ? Parle, et dis-moi si c’est à ton pouvoir que je dois cela. »

La Dame Blanche répondit :

« Un être plus puissant que moi
Sur le monde étend son empire ;
L’aigle altier reconnaît sa loi,
Lorsqu’au front des cieux, sans effroi,
Sou vol audacieux aspire ;
Comme aussi, dans son doux émoi,
La tourterelle qui soupire
Sous le feuillage qui l’inspire,
En discret témoin de sa foi.
À son gré, cet être invisible,
De mille formes se couvrant,
Du plus humble jusqu’au plus grand
Amollit le cœur insensible,
Rend vertueux un cœur méchant,
Et turbulent l’homme paisible.

— Parle-moi d’une manière plus claire, » dit le jeune homme dont le sang était si agité que son visage, son cou et ses mains étaient d’un rouge foncé.

L’esprit reprit :

« Demande à ton cœur où Marie
Habite en un secret repli ;
Pourquoi ton âme, en sa folie,
Ne peut supporter son oubli,
Demande-lui pourquoi sans cesse
Ton esprit cherche à s’élever
Vers la grandeur ou la sagesse ;
Pourquoi tu crains de retrouver
Ton origine et ta bassesse ;
Demande-lui dans les combats
Pourquoi tu veux risquer ta vie :
Ton cœur le répondra tout bas :

J’aime Marie.

— Dis-moi donc, » reprit Halbert, les joues encore couvertes de rougeur, » toi qui viens de m’apprendre ce que je n’ose m’avouer à moi-même, par quel moyen je dois l’instruire de mon amour ? »

La Dame Blanche répondit :

« Je ne saurais par mes avis
Aider les passions humaines.

De leurs impassibles domaines
À peine si les purs esprits
Les voient : ainsi que du rivage
On contemple un lointain naufrage.

— Cependant ton propre sort, répliqua Halbert, à moins que les hommes ne se trompent, est lié à celui des mortels ? »

Le fantôme répondit :

« Par un lien mystérieux,
Dont le secret est dans les cieux,
Souvent notre espèce légère
S’allie aux enfants de la terre.

Quand le premier des Avenel,
Norman Ulric, reçut la vie,
L’étoile à ses destins unie
Brilla dans les plaines du ciel.

De cette lumière soudaine
Le premier rayon descendit
Dans les flots de cette fontaine,
Et la Dame Blanche en naquit.

Ainsi la puissante famille,
Et l’étoile, et sa pâle fille,
Écloses en un seul matin,
N’auront jamais qu’un seul destin.

— Explique toi plus clairement, répliqua le jeune Glendinning ; je ne comprends, point tout ceci. Qui a forgé le lien mystérieux qui unit ton sort à celui de la maison d’Avenel ? et quel destin est réservé à cette maison ? »

La Dame Blanche répondit :

« Ce fil d’or qui fait ma ceinture,
Lorsque des mains de la nature
Je sortis en portant ce don,
Était une si forte chaîne
Que pour la briser, de Samson
Toute la force eût été vaine.
Mais, hélas ! rien n’est éternel :
De l’éclat déchu d’Avenel
Elle a suivi la destinée.
Venue la dernière journée

Où cet éclat pour jamais s’éteint,
Le fil d’or disparaît soudain,
Et les éléments redemandent,
Tout ce qu’ils durent me prêter…
Mais ici je dois m’arrêter ;
Car les astres me le commandent.

— Encore un mot, Dame Blanche : peux-tu lire dans les astres, demanda le jeune homme, et ne peux-tu m’apprendre le sort de mon amour, s’il t’est interdit de le protéger ? »

La Dame Blanche répondit encore :

« Elle n’a déjà plus qu’une clarté mourante,
L’étoile d’Avenel, jadis étincelante :
Tel le fanal n’a plus qu’une pâle lueur,
Lorsque de pourpre et d’or tout l’orient se pare,
Et que, lassé, le garde abandonne le phare,
Dont le vaisseau cherchait le rayon bienfaiteur.
Un funeste pouvoir, dont j’ignore la source,
De cet astre aujourd’hui précipite la course.

De désastreuses passions,
Des haines encore plus terribles,
Des rivalités invincibles

Éteignent la splendeur de ces derniers rayons.

— Des rivalités ? répliqua Glendinning ; c’est ce que je crains, et ce ver à soie, ce fat anglais, pense-t-il m’insulter dans la maison de mon père et en présence de Marie Avenel ? Fais que je puisse le rencontrer, esprit ! fais que je détruise la ridicule distinction de rang qui appuie son refus de se battre avec moi ; fais qu’il n’y ait plus de différence entre nous : que les étoiles brillent comme elles voudront, l’épée de mon père déliera leur influence. »

Elle répondit aussi vite qu’auparavant :

« De moi ne te plains pas, enfant pétri de terre ;
Car si je te cédais, je ferais ton malheur.
Nous, esprits qui planons au-dessus de la sphère,
Nous ignorons l’amour, sa haine et sa fureur.
Suivant que la sagesse ou bien que ton erreur
Réglera ta conduite ou suivra les caprices,
Mes présents te seront ou funestes ou propices.

— Je veux réparer mon honneur, dit Halbert Glendinning ; je veux me venger des insultes d’un odieux rival, et qu’il arrive ce qu’il pourra du reste ! »

Le fantôme répliqua :

« Aussitôt que le fier Shafton
De l’insulte prendra le ton,
Fais briller ce don à sa vue.
Mais vers le couchant de ce lieu
Le soleil suit dans l’étendue
Sa course à moitié révolue :
Tes vœux sont exaucés. Adieu. »

La Dame Blanche chanta ces derniers mots en détachant de ses cheveux une aiguille d’argent qui les retenait, et la remit à Halbert ; puis secouant sa chevelure jusqu’à ce qu’elle fût tombée autour d’elle comme un voile, les contours de sa figure devinrent peu à peu moins distincts, de même que ses tresses flottantes ; sa face se couvrit d’une pâleur comme celle de la lune dans son premier quartier ; ses traits s’effacèrent par degrés, et elle s’évanouit dans le vague de l’air.

L’habitude nous accoutume aux choses surprenantes ; mais le jeune homme ne se trouva pas seul près de la fontaine, sans ressentir, quoique moins fortement, l’agitation qu’il avait éprouvée lors de la première disparition du fantôme. Une crainte vint assiéger son esprit : était-il sûr pour lui de profiter du présent d’un être qui ne prétendait pas appartenir à la classe des anges, et qui pouvait avoir une origine pire que celle qu’il avouait ? » J’en parlerai à Édouard, dit-il, à Édouard qui en sait autant qu’un véritable clerc, et il me dira ce que je dois faire ; et cependant, non ; Édouard a trop de scrupule et de prévoyance. J’essaierai l’effet de ce don sur sir Piercy Shafton, s’il veut encore me braver ; et par le résultat de cet essai je pourrai juger s’il y a quelque péril à courir en me conformant aux avis de cette ombre. À la m aison ! à la maison ! et nous verrons bientôt si je puis y rester plus longtemps ; car je ne souffrirai point d’offense, ayant l’épée de mon

père à mon côté et Marie devant moi.
CHAPITRE XVIII.


la collation.


Je te donnerai dix-huit pences par jour, et tu porteras mon arc, et je te ferai le chef de tout le pays du Nord. Et moi, dit la reine, sur mon Dieu et sur ma foi, je te donnerai treize pences par jour ; viens chercher ton paiement quand tu le voudras : personne ne te le refusera.
William de Cloudesley.


Les mœurs de l’époque ne permettaient pas aux habitants de Glendearg de prendre part à la collation qu’ils avaient servie dans la salle à manger de l’ancienne tour, à l’abbé, aux moines et à sir Piercy Shafton. La dame Glendinning n’y fut point admise, et à cause de son rang inférieur et à cause de son sexe ; car, quoique cette règle fût parfois enfreinte, il n’était pas permis au supérieur de Sainte-Marie de prendre ses repas dans la société des femmes. Marie Avenel ne put donc y assister pour cette dernière raison, et Édouard Glendinning pour la première ; mais Sa Révérence condescendit à demander qu’ils demeurassent dans l’appartement, et leur dit quelques mots obligeants sur la prompte et hospitalière réception qu’ils lui offraient.

La venaison fumante fut alors mise sur la table ; une serviette aussi blanche que la neige fut, avec le respect convenable, attachée sous le menton de l’abbé par le sommelier, et l’on n’attendait plus pour commencer le repas que la présence de sir Piercy Shafton. Il parut enfin, aussi resplendissant que le soleil, paré d’un doublet de velours rouge à crevées d’étoffe d’argent ; son chapeau, de la forme le plus à la mode, était entouré d’un galon d’or, et il portait au cou un collier du même métal, orné de topazes et de rubis, qui justifiait un peu son anxiété pour la sûreté de son bagage. Ce collier magnifique, ou plutôt cette chaîne, était semblable à celle que portaient les chevaliers du plus haut rang, et tombait sur sa poitrine en soutenant un riche médaillon.

« Nous vous attendions, sir Piercy, » dit l’abbé se hâtant de prendre place dans le fauteuil que le sommelier avançait près de la table.

— Daignez m’excuser, révérend père et seigneur, répliqua ce fleuron de courtoisie ; je n’ai fait qu’ôter mon habit de cheval pour me transformer de manière à me présenter plus convenablement dans cette respectable compagnie.

— Je ne puis que louer votre politesse, sir chevalier, et particulièrement votre prudence, d’attendre le moment favorable pour être ainsi paré. Certes, si cette magnifique chaîne eût été visible pendant votre voyage, son propriétaire aurait couru risque de perdre sa compagnie.

— Cette chaîne, révérend père, n’est qu’une bagatelle, une fadaise, un rien, lorsqu’elle est portée sur ce doublet ; mais lorsque je la porte avec mon justaucorps couleur brun obscur, du meilleur velours de Gênes, ces pierreries reçoivent un tel éclat de l’obscurité et de la sévérité de la couleur de l’étoffe, qu’elles semblent des étoiles qui lancent leur feu au travers de sombres nuages.

— J’en suis bien persuadé, dit l’abbé ; et veuillez prendre place. »

Mais sir Piercy se trouvait dans son élément, et il n’était pas aisé de l’interrompre. « J’avoue, continua-t-il, que quoique ce bijou ne soit qu’une bagatelle, il aurait bien pu être capté par Julien… Sancta Maria ! » s’écria-t-il en s’interrompant lui-même, « qu’allais-je dire, tandis que ma belle et charmante Protection, que je nommerai plutôt ma Discrétion, est ici présente. Votre Affabilité n’a-t-elle pas été indiscrète, ô trop aimable Discrétion, pour permettre qu’un mot égaré soit sorti de la bergerie de sa bouche, et ait franchi les palissades de la civilité et envahi le manoir du décorum ?

— Sainte Marie ! » dit l’abbé tant soit peu impatienté, « la plus grande discrétion que je puisse désirer dans tout ceci, est de manger le dîner pendant qu’il est chaud. Frère Eustache, dites le benedicite et découpez la venaison. »

Le sous-prieur obéit aussitôt à la première partie de l’injonction, et fit une pause avant d’obéir à la seconde.

« C’est vendredi, ô Révérence ! dit-il en latin, afin que la remarque échappât, s’il était possible, aux oreilles de l’étranger.

« Nous sommes en voyage, dit l’abbé, et viatoribus licitum est[144]. Vous vous rappelez le canon : » Un voyageur doit accepter la nourriture que la rigueur du sort lui présente. » Je vous accorde à tous une dispense pour manger de la chair aujourd’hui, à condition, mes frères, que vous direz le Confiteor lorsqu’on sonnera le couvre-feu, que le chevalier fera une aumône, et que chacun de vous s’abstiendra de chair un des jours du mois prochain, que vous choisirez vous-mêmes ; c’est pourquoi, mettez-vous à table, et prenez votre repas avec gaieté ; et vous, frère sommelier, da mixtus ![145] »

Tandis que l’abbé réglait ainsi les conditions de son indulgence, il avait déjà fait disparaître une tranche de la délicate venaison, qu’il arrosa d’un flacon de vin du Rhin, modestement tempéré d’un peu d’eau.

« On a raison de dire, » observa-t-il en demandant une nouvelle tranche au sommelier, « que la vertu trouve toujours sa récompense en elle-même. Car, bien que ce soit un médiocre repas préparée la hâte et pris dans une misérable chambre, je ne me rappelle pas avoir eu un tel appétit depuis le temps ou j’étais frère dans l’abbaye de Dundrennam, où j’étais accoutumé à travailler au jardin depuis le matin jusqu’à nones, instant où notre abbé frappait le cymbalum[146] : alors j’entrais pressé par la faim, poussé par la soif, da mihi vinum, quœso, et merum sit[147], et avec un bon appétit je prenais ma part de ce qui était placé devant moi, selon notre règle. Les jours de fête et ceux de jeûne, caritas ou pœnitentia[148], étaient les mêmes pour moi. Je n’avais pas alors ces maux d’estomac qui m’obligent à recourir au vin réconfortant et à une cuisine choisie, pour rendre les aliments agréables au palais et faciles à la digestion.

— Il pourrait arriver, saint père, dit le sous-prieur, qu’une promenade à cheval, faite de temps à autre à l’extrémité du patrimoine de Sainte-Marie, eût pour votre santé le même heureux effet que l’air du jardin de Dundrennam.

— Peut-être avec la protection de notre patronne, de telles promenades pourront nous réussir, répondit l’abbé, en ayant soin que notre venaison soit tuée avec précaution par quelque garde-chasse qui connaisse bien son métier.

— Si le seigneur abbé me permettait, dit à son tour le frère cuisinier, je crois que le meilleur moyen de tranquilliser Sa Révérence sur un sujet si important, serait d’engager comme piqueur ou maître de la venaison le fils aîné de cette bonne femme, la dame Glendinning, qui est ici pour vous servir. Je dois savoir, par ma charge, comment on doit tuer le gibier ; et je puis dire en toute sûreté que jamais je n’ai vu, pas plus qu’aucun autre coquinarius[149] un coup si bien porté. Il a percé le daim juste au cœur.

— Que venez-vous nous dire d’un bon coup, mon père, dit sir Piercy ; je vous apprendrai qu’un seul coup ne fait pas plus un tireur qu’une hirondelle le printemps. J’ai vu le garçon dont vous parlez, et en vérité, si sa main peut lancer la flèche aussi hardiment que sa langue est prompte à tenir de présomptueux discours, je le proclame aussi bon archer que Robin Hood.

— Fort bien, dit l’abbé, il est urgent que je sache la vérité de la dame elle-même ; car nous aurions bien tort d’agir témérairement dans une affaire dont le résultat pourrait être de gâter les provisions que le ciel et notre patronne nous envoient, et, par conséquent de les rendre impropres à l’usage d’hommes respectables. C’est pourquoi, avancez, dame Glendinning, et, comme à votre féodal seigneur et supérieur spirituel, dites-nous sans rien craindre la vérité sur un sujet qui nous intéresse extrêmement, c’est-à-dire si votre fils se sert toujours de l’arc avec autant d’adresse que vient de le dire le frère cuisinier.

— Puisque cela plaît à Votre Révérence, » répondit dame Glendinning en saluant profondément, « je sais à mes dépens en quoi consiste l’art de tirer une flèche, car mon pauvre mari, Dieu veuille avoir son âme ! est mort sur le champ de bataille de Pinkie, percé d’un trait, tandis qu’en fidèle vassal de l’église de Sainte-Marie, il combattait à l’ombre de la sainte bannière : c’était un vaillant homme ; et excepté qu’il aimait un morceau de venaison, et qu’il fit pour vivre pendant un temps ce que les maraudeurs font toujours, je ne lui connais pas d’autre péché. Et cependant, quoique j’aie payé, messe sur messe, la somme de quarante shillings, outre un quartier de froment et quatre mesures de seigle, je ne suis cependant pas certaine qu’il soit délivré du purgatoire.

— Bonne dame, dit le seigneur abbé, nous prendrons garde à cela ; et puisque votre mari périt, comme vous le dites, en combattant pour l’Église, et sous la sainte bannière, soyez sûre que nous le ferons sortir du purgatoire, pourvu qu’il y soit. Mais ce n’est pas de votre mari que nous voulons parler maintenant, c’est de votre fils ; non d’un tireur écossais, mais d’un tireur de daims. C’est pourquoi je vous dis de me répondre sur ce point : votre fils est-il bon archer, oui ou non ?

— Hélas ! mon révérend seigneur, répondit la veuve, mon petit clos serait mieux cultivé si je pouvais répondre non à Votre Révérence. C’est un excellent archer ! Hélas ! révérend père, je voudrais qu’il eût appris autre chose qu’à manier l’arbalète, l’arc, la carabine et le mousquet, le fauconneau et le saker. Il peut se servir de toutes les armes, et s’il plaît à ce très-honorable gentilhomme, notre hôte, de tenir son chapeau à la distance de cent verges, mon Halbert lancerait au milieu une flèche ou une balle, si ce très-honorable gentilhomme ne remuait pas et le tenait avec fermeté, et je gagerais un quart d’orge qu’il ne toucherait pas un bout de ses rubans. J’ai vu notre vieux Martin faire souvent cette expérience, et notre très-révérend le sous-prieur l’a vu de ses propres yeux, s’il lui plaît de se le rappeler.

— Cela n’est pas sorti de mon esprit, madame, dit le père Eustache ; et je ne savais lequel des deux méritait le plus mon admiration, ou de la précision du jeune archer ou de la fermeté du vieillard qui servait de but. Cependant je ne conseillerais pas à sir Piercy Shafton d’exposer son précieux chapeau, et encore moins sa précieuse personne à un tel risque, à moins toutefois que ce ne fût son bon plaisir.

— Soyez persuadé que je n’en ai nulle envie, » dit sir Piercy Shafton avec vivacité ; « soyez persuadé, révérend père, que je n’en ai nulle envie. Je ne refuse pas à ce garçon les qualités que vous lui donnez, mais les arcs ne sont faits que de bois, et les cordes de lin, et les meilleures, qui sont de soie, proviennent des excréments d’un ver : les archers ne sont que des hommes ; les doigts peuvent glisser, les yeux peuvent être éblouis, le plus aveugle peut viser juste, et le meilleur tireur manquer le but, ne fût-il éloigné que de la longueur de l’arc. C’est pourquoi je n’essaierai pas cette dangereuse expérience.

— Comme vous voudrez, sir Piercy, dit l’abbé ; cependant nous nommerons ce jeune homme garde de la forêt qui nous a été donnée par le bon roi David, afin que la chasse puisse récréer nos esprits fatigués, la chair du daim améliorer notre pauvre table, et sa peau couvrir les livres de notre bibliothèque, pour obtenir ainsi tout à la fois la subsistance du corps et celle de l’âme.

— Agenouillez-vous, bonne dame, agenouillez-vous, » dirent en même temps le sommelier et le cuisinier à la dame Glendinning, « et baisez la main de Sa Seigneurie pour la grâce qu’elle vient d’accorder à votre fils. »

Et ils commencèrent une espèce de duo, en faisant l’énumération des avantages de cette place, en psalmodiant comme s’ils eussent dit l’office avec les répons.

— Un habit vert et un pantalon de peau à la Pentecôte, disait le cuisinier.

— Quatre marcs d’argent par an, à la Chandeleur, répondit le sommelier.

— Un muid d’ale double à la Saint-Martin ; et autant qu’il en voudra de simple, ainsi qu’il en conviendra avec le cellerier.

— Qui est un homme plein de raison, ajouta l’abbé, et qui encouragera un actif serviteur du couvent.

— Une portion de bouillon et une autre de bœuf ou de mouton que je lui servirai moi-même, dit le cuisinier.

— Le droit d’avoir deux vaches et un cheval dans la prairie de Notre-Dame.

— Chaque année une peau de bœuf pour faire des bottines afin de se préserver des ronces et des épines.

— Et différents autres droits, quæ mine præscribere longum[150] » dit l’abbé, terminant ainsi d’une voix haute la liste des avantages attachés à la charge de garde-forêt.

La dame Glendinning, pendant tout ceci, était à genoux, tournant machinalement sa tête, du sommelier au cuisinier, et ceux-ci étant placés l’un à sa droite, l’autre à sa gauche, elle avait l’air d’un automate remuant par des ressorts, ou d’une figure que fait mouvoir une sonnerie. Dès qu’ils se turent, elle baisa la main de l’abbé. Persuadée cependant de la fermeté d’Halbert sur quelques points, elle témoigna à l’abbé sa reconnaissance pour les offres généreuses qu’il lui faisait et lui dit qu’elle avait l’espoir qu’Halbert aurait le bon sens de les accepter.

« Comment, dit l’abbé fronçant le sourcil, les accepter ! Femme, ton fils aurait-il perdu la tête ? »

Elspeth, effrayée du ton dont il lui faisait cette question, ne put trouver une réponse. Il est vrai que si elle avait voulu répliquer, elle aurait à peine été entendue, parce que les deux officiers de la bouche de l’abbé reprirent leur dialogue.

« Refuser ! dit le cuisinier.

— Refuser ! « répondit le sommelier, répétant le mot que ce dernier venait de prononcer, mais d’un ton de surprise encore plus haut.

— De l’ale et de la bière, du bouillon et du mouton, le pâturage pour une vache et pour un cheval ! s’écria le cuisinier.

— Un habit et un justaucorps ! répéta le sommelier.

— Un moment de patience, mes frères, reprit le sous-prieur, ne soyons pas ainsi étonnés, et cherchons plutôt la cause de ce refus. Cette bonne dame connaît le caractère et l’humeur de son fils. Pour moi, je puis assurer qu’il n’aime ni les lettres ni les sciences ; car j’ai pris une peine inutile pour les lui faire goûter. Cependant ce n’est pas un jeune homme d’un caractère ordinaire ; d’après mon faible jugement, il est de ceux que Dieu fait naître chez un peuple lorsqu’il veut que la force, le courage et la valeur soient les instruments de sa délivrance. De tels hommes se font remarquer par une bizarrerie et une obstination qui leur donnent une apparence de sauvagerie et de stupidité parmi ceux avec qui ils marchent et avec qui ils conversent, jusqu’à ce que la volonté de la Providence présente une occasion qui les rende l’instrument de grands projets.

— Tu as parlé sagement, frère Eustache, dit l’abbé : et nous verrons ce garçon avant de prendre un parti. Qu’en pensez-vous, sir Piercy Shafton ? est-ce l’usage à la cour que l’homme convienne à la place, ou la place à l’homme ?

— S’il plaît à Votre Révérence, répondit le chevalier, je suis en partie de votre avis, et souscris à ce que votre sagesse vient de prononcer. Néanmoins, avec le respect dû au sous-prieur, nous ne cherchons pas les braves capitaines et les libérateurs de la nation dans les chaumières du peuple. Si ce jeune homme possède quelques étincelles d’un esprit martial, ce que je ne veux pas contester (quoique j’aie vu rarement la présomption et l’arrogance réussir dans les hauts faits et les grandes actions), ces étincelles le feront distinguer des autres individus de sa propre classe, et ce sera tout, car le ver luisant, qui jette un si grand éclat dans le gazon de la prairie, serait de peu d’utilité s’il était placé sur le haut d’un fanal.

— Voici fort à propos, dit le sous-prieur, voici le jeune chasseur qui revient ; il pourra s’expliquer lui-même. » Car étant placé de manière à faire face à la fenêtre, il pouvait voir Halbert gravir la petite montagne sur laquelle était bâtie la tour.

« Qu’on lui ordonne de paraître devant nous, » dit le seigneur abbé ; et, d’un commun élan, les deux moines servants, pleins d’obéissance et luttant d’empressement, sortirent de la chambre. Au même moment, la dame Glendinning sortit, en partie pour recommander à son fils l’obéissance, et en partie pour obtenir de lui qu’il changeât sa toilette avant de se présenter à l’abbé. Mais le cuisinier et le sommelier, parlant tous deux en même temps, l’avaient chacun saisi par le bras, et le conduisaient en triomphe dans l’appartement ; si bien qu’elle n’eut que le temps de dire : « Que sa volonté soit faite ! S’il avait seulement son haut-de-chausses des dimanches.

Quelque humble et quelque limité que fût ce désir, le destin ne l’exauça pas. Halbert Glendinning fut conduit à la hâte en présence du seigneur abbé, sans pouvoir obtenir un seul mot d’explication, et sans qu’il lui fût permis de mettre son haut-de-chausses des jours de fête, ce qui voulait dire en écossais mettre des culottes et des bas.

Cependant, quoique présenté d’une manière si inattendue au milieu de tous les hôtes réunis, il y avait quelque chose dans le maintien d’Halbert qui inspirait un certain respect à la compagnie, dont la majeure partie s’était apprêtée à le regarder avec hauteur, sinon avec le plus grand mépris. Mais nous devons

consacrer le chapitre suivant à son entrée et à sa réception.
CHAPITRE XIX.


l’aiguille mystérieuse.


Maintenant choisis, mon brave, entre les richesses et l’honneur ; voici de l’or pour te conduire parmi les danses de la jeunesse et le tumulte de l’âge mûr, et il t’en restera assez pour le coin de la cheminée de ta vieillesse, mais en le prenant, adieu l’ambition, adieu toutes les espérances de rehausser ta condition et d’élever ton rang obscur au dessus de celui du paysan qui laboure la terre pour gagner son pain.
Ancienne comédie.


Il est nécessaire d’entrer dans quelques détails sur le jeune Glendinning, avant de décrire son entrevue avec l’abbé de Sainte-Marie dans cette crise momentanée de sa vie.

Halbert avait environ dix-neuf ans ; il était grand, élancé, et son activité surpassait sa force ; cependant l’organisation de ses membres et de ses nerfs promettait une grande vigueur lorsque sa jeunesse serait un peu mûrie et le travail de la nature terminé. Sa taille était parfaite, et, comme presque tous les hommes qui sont doués de cet avantage, ses manières et son abord avaient une grâce et une aisance naturelles, qui empêchaient de remarquer la hauteur de sa stature la première fois qu’on le voyait. Ce n’était qu’en le comparant avec ceux qui l’entouraient, qu’il devenait sensible que le jeune Glendinning avait six pieds de haut[151]. Avec tant d’avantages extérieurs, relevés de beaucoup de grâces, le jeune héritier de Glendearg, malgré sa rustique naissance et son éducation champêtre, écrasait entièrement Piercy Shafton, dont la stature était petite, et dont les membres, auxquels on ne pouvait pas trouver de défauts particuliers, étaient cependant bien inférieurs à la perfection de ceux d’Halbert. Sir Piercy avait néanmoins une belle figure, qui effaçait la physionomie de l’Écossais, d’autant que la régularité des traits et l’éclat du teint pouvaient sembler préférables à une figure plutôt fortement prononcée que belle, hâlée par le soleil, qui avait fait disparaître le rose et le blanc sous une couleur brune, qui couvrait le cou, le front et les joues ; seulement sur ces dernières, une teinte légère de pourpre se confondait avec le hâle.

Les yeux d’Halbert étaient la partie la plus remarquable de son visage ; ils étaient grands, bruns, et lorsqu’ils s’animaient, ils semblaient lancer des étincelles. La nature avait bouclé ses cheveux noirs, ce qui embellissait sa figure et lui donnait un air fier et animé, tout différent de celui qu’on eût supposé à un homme de son rang, et dont jusqu’ici les manières avaient été timides et même gauches.

L’habillement d’Halbert n’était certainement pas d’une forme à relever ses avantages personnels. Sa jaquette et son bonnet étaient d’une étoffe de laine commune dont se servent les gens de la campagne. Une ceinture entourait sa taille, et servait en même temps à soutenir une large épée ; cinq ou six flèches y étaient en outre enfoncées perpendiculairement à côté d’un poignard à manche de corne ; nous ne devons pas oublier que, pour compléter sa toilette, il portait d’amples bottines de daim, faites de manière à pouvoir se tirer à volonté jusqu’au-dessus du genou, ou retomber plus bas que le mollet ; elles étaient pareilles à celles des gens dont l’occupation principale ou le plus grand plaisir était la chasse, parce que ces bottines protégeaient les jambes contre les halliers épineux qu’on pouvait rencontrer en poursuivant le gibier.

Il n’est pas si aisé de décrire l’état du cœur du jeune Glendinning, lorsqu’il fut soudain jeté dans la compagnie de ceux que son éducation lui avait appris à traiter avec crainte et respect. Le degré d’embarras que son maintien laissait apercevoir n’avait rien de déconcerté ni de servile. C’était seulement ce que devait éprouver un jeune homme altier, aventureux et hardi, mais totalement sans expérience, qui, pour la première fois, allait penser et agir par lui-même dans une société qui lui était à peu près étrangère. Il n’y avait rien dans sa tenue qu’un ami sincère eût désiré faire disparaître.

Il fléchit le genou et baisa la main de l’abbé, ensuite se relevant et reculant de deux pas, il salua respectueusement le cercle qui était autour de lui ; il sourit avec grâce à un signe d’encouragement que lui fit le sous-prieur, le seul qu’il connût personnellement, et rougit en rencontrant l’œil inquiet de Marie Avenel qui attendait avec un intérêt mêlé de crainte ce qu’on déciderait de son frère de lait. Revenu du trouble passager dans lequel ce regard l’avait jeté, il attendit tranquillement que l’abbé lui fît connaître ses intentions.

L’expression ingénue de sa physionomie, sa beauté et son attitude pleine de grâces ne manquèrent pas de prévenir en sa faveur le clergé en présence duquel il se trouvait. L’abbé tourna les yeux, et échangea avec le père Eustache un regard satisfait, quoiqu’il fût bien possible que la nomination d’un archer, ou d’un garde-chasse, fût une chose qu’il se proposait d’effectuer sans l’avis du sous-prieur, pour montrer sa parfaite liberté. Mais la bonne mine du jeune homme objet de cette nomination était telle qu’il ne songea qu’à se féliciter de l’acquisition, sans penser pour le moment à ses petites jalousies. Le père Eustache ressentait le plaisir d’un homme vertueux qui voit un bienfait accordé à l’objet qu’il en sait digne ; car comme il n’avait pas revu Halbert depuis les circonstances qui avaient changé les manières et les sentiments de ce jeune homme, le sous-prieur pouvait à peine penser que cette place ne pût convenir, malgré l’incertitude de la mère, à un ami zélé des plaisirs de la chasse. Le sommelier et le cuisinier furent si enchantés de l’extérieur d’Halbert qu’ils étaient persuadés que les appointements, le casuel, la portion, le pâturage, le justaucorps et les braies, ne pouvaient être accordés plus dignement qu’au jeune homme plein de grâces et d’activité qui se trouvait devant eux.

Soit que sir Piercy Shafton fût trop plongé dans ses méditations, ou qu’il crût le sujet indigne de son attention, il ne parut point partager le sentiment général d’approbation qu’excitait la présence du jeune homme. Il resta immobile sur sa chaise, les yeux à moitié fermés et les bras croisés, et il parut se livrer à la contemplation de choses plus importantes que celles que l’on traitait devant lui. Malgré sa prétendue absence d’esprit, il y avait une certaine expression de vanité sur la belle figure de sir Piercy ; il se posait dans une attitude pleine de grâce (à ce qu’il pensait), et quand il croyait avoir produit tout son effet sous ce point de vue, il changeait son attitude pour une non moins extraordinairement gracieuse. De temps à autre il lançait à la dérobée un regard vers la partie féminine de la société, pour épier jusqu’à quel point il attirait l’attention. Le soin extrême que prenait le chevalier pour se former une physionomie lui donnait un fort léger avantage sur les traits plus forts et moins réguliers d’Halbert Glendinning et sur l’expression tranquille et mâle d’une âme qui sent toute sa force.

De toutes les femmes rassemblées à Glendearg, la fille du meunier seule avait l’esprit assez libre pour jeter parfois un regard d’admiration sur les élégantes attitudes de sir Piercy Shafton ; car Marie Avenel et la dame Glendinning attendaient avec appréhension ce qu’Halbert allait répondre à la proposition de l’abbé, et redoutaient d’avance les conséquences d’un refus. La conduite de son frère Édouard, qui était naturellement froid, respectueux et timide, fut en même temps noble et affectueuse. Le jeune fils de dame Elspeth s’était retiré dans un coin, après que l’abbé, à la prière du sous-prieur, l’eut honoré de quelque peu d’attention en le questionnant sur ses progrès dans le Donatus et dans le Promptuarium parvulorum sans daigner attendre sa réponse. De son coin il se glissa alors près de son frère, et se mettant derrière lui, il coula sa main droite dans la main gauche du chasseur, et, par une légère pression, qu’Halbert lui rendit aussitôt, exprima tout à la fois l’intérêt que sa situation lui inspirait, et la résolution où il était de partager son sort en cas de disgrâce.

Le groupe était ainsi placé, lorsqu’après un silence de deux ou trois minutes, qu’il employa à savourer lentement une coupe de vin afin de pouvoir faire son offre avec la dignité convenable, l’abbé commença en ces termes :

« Mon fils, nous, votre supérieur légitime, et, par la grâce de Dieu, abbé de la communauté de Sainte-Marie, avons été instruit de tous vos utiles talents, spécialement de votre habileté pour la chasse, et de votre savoir parfait pour frapper le gibier en vrai chasseur, et comme un garde doit le faire, sans abuser de ce précieux don du ciel en abîmant les chairs, ainsi que trop souvent il arrive à des serviteurs insouciants… »

En cet endroit il s’arrêta ; mais voyant que Glendinning ne répliquait à son compliment que par un salut, il poursuivit : « Mon fils, nous louons votre modestie ; néanmoins nous voulons que vous vous expliquiez librement touchant ce que nous avons prémédité pour votre avancement : c’est de vous conférer la charge de garde de nos chasses et forêts tant pour les terres qui nous appartiennent par droit exclusif et perpétuel de propriété, que pour les privilèges à nous concédés sur d’autres domaines par des rois pieux et charitables, dont les âmes jouissent maintenant de tout le bien qu’ils ont fait à l’Église. Agenouille-toi, mon fils, que nous puissions, de notre propre main et sans perdre de temps, te revêtir de cette charge.

— À genoux, » dit d’un côté le cuisinier. « À genoux, » dit de l’autre le sommelier.

Mais Halbert Glendinning resta debout.

« S’il s’agissait d’accepter avec reconnaissance l’offre généreuse que me fait Votre vénérable Seigneurie, je ne pourrais pas, dit-il, m’incliner assez bas, ou rester assez long-temps à genoux. Mais je ne puis m’agenouiller pour recevoir l’investiture de votre gracieux don, monseigneur abbé, car je suis résolu de prendre une autre carrière.

— Que signifie cela ? monsieur, » dit l’abbé en fronçant le sourcil ; « ne me trompé-je pas ? et se peut-il que vous, descendant d’un vassal de l’abbaye, à l’instant où je vous donne une si noble preuve de ma bonté, vous ayez dessein de quitter mon service pour celui d’un autre.

— Monseigneur, répondit Halbert Glendinning, il m’est pénible de penser que vous me croyiez capable de ne pas apprécier votre offre généreuse et de chercher à changer votre service pour celui d’un autre. Mais votre gracieuse proposition ne peut que me faire plus tôt exécuter un dessein que j’avais formé depuis long-temps.

— Quoi, mon fils ! dit l’abbé, se peut-il ? Vous êtes précoce pour enfanter des projets sans l’avis de ceux de qui vous dépendez. Et quel est-il ce beau dessein ? puis-je vous prier de m’en instruire ?

— C’est d’abandonner à mon frère et à ma mère, répondit Halbert, mon intérêt dans le fief de Glendearg, jadis la propriété de mon père, Simon Glendinning, et d’obtenir de Votre Révérence qu’elle soit aussi bonne et aussi généreuse envers eux que vos prédécesseurs, les abbés de Sainte-Marie, l’ont été pour mon père et même pour moi. Quant à moi, je suis déterminé à tenter la fortune par d’autres moyens. »

La dame Glendinning, en cet instant pressée par une anxiété maternelle, rompit le silence en s’écriant : « Ô mon fils ! » et Édouard, se rapprochant de son frère, lui murmura en aussi peu de mots : « Mon frère ! mon frère ! »

Le sous-prieur, à cause de l’intérêt qu’il avait toujours porté à la famille Glendinning, crut qu’en cet instant il pouvait exprimer ses craintes d’une manière plus sévère.

« Obstiné jeune homme, dit-il, quelle démence peut t’exciter à repousser la main qui s’avance pour te soutenir ? Quel but mensonger as-tu devant les yeux qui puisse compenser la décente et convenable indépendance que tu rejettes maintenant avec mépris ?

— Quatre marcs d’uagent par année bien et dûment payés, dit le cuisinier.

— Le pâturage pour deux vaches, un justaucorps et des braies, ajouta le sommelier.

— Silence, mes frères, dit le sous-prieur ; qu’il plaise à Votre Seigneurie, vénérable père, d’accorder, à ma demande, un jour de réflexion à ce jeune entêté, et je tâcherai de le convaincre de ce qu’il doit, en cette occasion, à Votre Seigneurie, à sa famille et à lui-même.

— Votre bonté, révérend père, dit le jeune homme, mérite toute ma reconnaissance ; c’est encore une continuation de cette longue suite de faveurs dont vous m’avez comblé, et pour lesquelles je n’ai à vous offrir que les sentiments de la plus vive gratitude. C’est ma faute et non la vôtre si vos intentions n’ont pas été remplies ; mais ma résolution est fixe et inébranlable. Il m’est impossible d’accepter l’offre généreuse du seigneur abbé ; mon sort m’appelle en d’autres lieux ; là, je mourrai ou je serai plus heureux qu’aujourd’hui.

— Par Notre-Dame ! dit l’abbé, je crois, en vérité, que ce jeune homme a perdu la tête, ou plutôt je crois, sir Piercy, que vous l’avez bien jugé lorsque vous prophétisiez qu’il n’était pas propre à la charge que nous voulions lui donner. Se pourrait-il que vous ayez eu connaissance de ce caractère fantasque ?

— Non, par la messe ! » dit sir Piercy Shafton avec son indifférence naturelle. « Je l’ai jugé seulement par sa naissance et par son éducation ; car rarement un bon faucon sort de l’œuf d’un milan.

— Tu es un milan toi-même, et une insipide crécerelle, « répliqua Halbert Glendinning sans hésiter un instant.

« Quoi ! en notre présence, et à un homme de qualité ! » dit l’abbé, à qui le sang montait à la figure.

« Oui, monseigneur, dit le jeune homme, en votre présence même je rends à ce fat le déshonneur immérité dont il a couvert mon nom. Mon vertueux père, qui mourut pour la cause de son pays, réclame cette justice de la part de son fils.

— Insolent jeune homme ! s’écria l’abbé.

— Pardon, révérend père, dit le chevalier, pardon, si je vous interromps avec si peu de civilité, et permettez que je vous prie de ne pas vous échauffer pour ce rustre. Croyez-moi, le souffle du nord déracinera un de vos rochers avant que les paroles grossières d’un misérable, que je regarde avec tant d’indifférence et de mépris, altèrent le sang-froid de Piercy Shafton.

— Quoique vous soyez si orgueilleux de votre imaginaire supériorité, sir chevalier, dit Halbert, ne pensez pas qu’on ne puisse jamais troubler le calme de votre vanité satisfaite.

— Ma foi, ce ne seront jamais tes paroles qui me troubleront, répondit sir Piercy.

— Eh bien ! connais-tu ceci ? » dit le jeune Glendinning en lui présentant l’aiguille d’argent qu’il avait reçue de la Dame Blanche.

Jamais on n’imagina une transition si subite de la sérénité la plus dédaigneuse au plus furieux degré de colère, que celle qui s’opéra chez sir Piercy Shafton. C’était la différence qui existe entre un canon chargé qui demeure oisif dans son embrasure, et le même canon touché par la mèche allumée. Il tressaillit, tous ses membres tremblèrent de rage, et ses traits animés et agités par la colère le faisaient ressembler plutôt à un possédé qu’à un homme sous l’empire de la raison ; il ferma les poings en les allongeant, et tout en fureur les dirigea vers la figure de Glendinning, qui lui-même était étonné de l’état frénétique auquel il avait donné lieu : puis il les retira, se frappa le front de la main, et se précipita hors de la chambre dans une agitation qu’il est impossible de décrire. Tout ceci s’était passé avec une si grande vitesse que personne n’avait eu le temps d’intervenir.

Lorsque sir Piercy Shafton eut quitté l’appartement, il y eut un moment de silence occasionné par la surprise ; et ensuite, d’une commune voix, chacun demanda à Halbert qu’il fît connaître le moyen dont il s’était servi pour produire un si violent changement dans le chevalier anglais.

" Je ne lui ai rien fait, répondit Halbert Glendinning, que ce que vous avez tous vu. Dois-je répondre de la bizarrerie de son humeur ?

— Jeune homme, » dit l’abbé prenant son ton le plus grave, « ces subterfuges ne te serviront de rien. Il n’est pas homme à sortir de son caractère sans quelques puissants motifs. Tu en es la cause, et elle doit être connue. Je te commande, si tu veux éviter que je ne prenne avec toi de plus violentes mesures, de me dire par quels moyens tu as jeté notre ami dans une pareille fureur. Nous ne voulons pas qu’en notre présence nos vassaux fassent perdre la tête à nos hôtes, et rester ignorants des voies qu’ils ont employées pour arriver à cette fin.

— S’il plaît à Votre Révérence, je lui ai seulement montré ceci, » dit Halbert Glendinning, donnant aussitôt l’épingle à l’abbé, qui la regarda avec attention, et ensuite, secouant la tête, la remit gravement au sous-prieur, sans proférer une parole.

Le père Eustache examina le mystérieux présent avec la plus scrupuleuse attention, et ensuite, s’adressant à Halbert d’une voix sévère, il lui dit : « Jeune homme, si tu ne veux pas que nous te soupçonnions d’étrange fourberie dans cette affaire, fais-nous connaître incontinent d’où tu tiens cette aiguille, et comment il se fait qu’elle ait un tel empire sur sir Piercy Shafton ? » Étant si vivement pressé, il aurait été fort difficile à Halbert d’éviter de répondre à une question si embarrassante. S’il eût confessé la vérité, il aurait pu être brûlé à cette époque, quoique, de nos jours, un tel aveu ne lui aurait valu que le titre d’insigne menteur. Il fut heureusement tiré d’embarras par le retour de sir Piercy Shafton, qui, en rentrant, entendit la question du sous-prieur.

Sans attendre la réponse d’Halbert Glendinning, il vint à lui, et lui dit tout bas en passant : « Sois discret ! je te donnerai la satisfaction que tu as osé demander. »

Puis, lorsqu’il retourna à sa place, il y avait encore sur son front quelques marques d’agitation d’esprit ; mais redevenu calme en apparence, il demanda pardon du manque de convenances dont il s’était rendu coupable, et qu’il attribuait à une indisposition grave et soudaine. Tous gardèrent le silence, et échangèrent entre eux des regards d’étonnement.

Le seigneur abbé ordonna que chacun sortît de l’appartement, à l’exception de sir Piercy Shafton et du sous-prieur. « Et qu’on ait grand soin, ajouta-t-il, que ce hardi jeune homme ne puisse point s’enfuir ; car s’il s’est servi de charme ou d’autres moyens impies contre la santé de notre digne hôte, je jure, par l’aube et la mitre que je porte, que la punition sera exemplaire.

— Monseigneur et vénérable père, » dit Halbert en le saluant profondément, « je ne crains pas de demeurer pour subir mon arrêt. Je crois que vous serez mieux instruit par ce digne chevalier lui-même de ce qui a été cause de sa colère, et combien peu j’y ai eu part.

— Soyez persuadé, » dit le chevalier, sans cependant lever les yeux sur Halbert, « que je satisferai le seigneur abbé. »

À ces mots chacun se retira et le jeune Glendinning sortit.

Lorsqu’on eut laissé seuls l’abbé, le sous-prieur et le chevalier anglais, le père Eustache, contre sa coutume, ne put s’empêcher de parler le premier. « Apprenez-nous pourquoi, noble seigneur, dit-il, et par quels mystérieux moyens vos esprits ont pu si loin se laisser emporter, et votre patience vous abandonner lorsqu’il vous a présenté cette babiole, après avoir gardé votre sang-froid pendant toutes les provocations que vous a faites ce présomptueux et singulier jeune homme. »

Le chevalier prit l’aiguille d’argent de la main du bon père, l’examina avec une sorte d’insouciance, et la rendit au sous-prieur, en disant : « En vérité, vénérable père, je ne puis que m’étonner que la sagesse dont vos cheveux d’argent semblent être une preuve et que votre haut rang, puissent, tel qu’un chien de chasse mal instruit (pardonnez la comparaison), suivre une si trompeuse odeur. Je serais d’honneur plus facile à m’émouvoir que la feuille du tremble qui s’agite au moindre souffle des airs, si une babiole semblable, qui n’a pas plus de valeur, quant à moi, que la même quantité d’argent frappée en pièces de quatre sous, avait pu troubler mon repos. La vérité est que dès mon enfance j’ai été atteint d’une maladie dont vous avez vu tout-à-l’heure une attaque. C’est une affection cruelle et pénétrante, qui agit sur les nerfs et sur les os, de même qu’une bonne lame, dans les mains d’un brave soldat, transperce les membres et les nerfs. Mais cela se dissipe promptement, comme vous en avez pu juger par vous-même.

— Cependant, dit le sous-prieur, ceci n’explique pas pourquoi le jeune homme vous a présenté cette aiguille d’argent, comme un signe qui devait vous rappeler quelque chose, et, ainsi que nous le pensons, quelque chose de désagréable.

— Votre Révérence peut faire la conjecture qu’il lui plaira, dit sir Piercy, et je ne puis me charger de redresser votre jugement. Il me semble que je ne dois pas être appelé pour rendre compte des actions d’un jeune fou.

— Certainement, dit le sous-prieur, nous ne poursuivrons pas plus loin un interrogatoire qui semble peu agréable à notre hôte. Néanmoins, » dit-il en regardant son supérieur, « cet incident pourra changer en quelque sorte le dessein que Votre Révérence avait formé de prolonger un peu la résidence de votre digne hôte dans cette tour, comme étant un endroit plus sûr et plus secret, ce qui, aux termes où nous en sommes avec l’Angleterre, est une chose fort essentielle.

— En vérité, dit l’abbé, cette réflexion serait très-juste, si nous pouvions donner un meilleur abri au chevalier ; mais je ne connais pas un refuge plus convenable dans Sainte-Marie ; cependant je ne sais que conseiller à notre digne hôte, lorsque je considère la pétulance effrénée de ce jeune opiniâtre.

— Bah ! mes révérends pères, s’écria sir Piercy, pour qui me prenez-vous ? Je vous jure sur mon honneur, que si je devais faire un choix, je voudrais habiter cette maison. J’aime à voir un jeune homme montrer de la vivacité, quand même il devrait en tomber un peu sur ma tête. Je vous proteste que je veux demeurer ici, vivre en ami avec ce bon villageois. Nous irons à la chasse ensemble et nous verrons bien s’il est bon tireur ; j’espère envoyer bientôt à monseigneur l’abbé un daim de la meilleure espèce, tué avec tant d’art que le révérend cuisinier en sera tout joyeux. »

Ceci fut dit avec une bonne humeur si bien jouée, que l’abbé ne poussa pas plus loin ses observations sur ce qui venait d’arriver, mais s’occupa de donner à son hôte le détail des meubles, tapisseries et provisions qu’il se proposait d’envoyer à la tour de Glendearg pour lui rendre ce séjour plus supportable. Ce discours, assaisonné d’une ou deux coupes de vin, servit à faire passer le temps jusqu’au moment où l’abbé ordonna à sa cavalcade de se préparer à reprendre le chemin du couvent.

« Comme nous avons perdu notre méridienne[152], dit-il, indulgence sera donnée à ceux des frères qui nous accompagnent, et qui ne pourront pas par lassitude se rendre à prime[153], et ceci par pure miséricorde ou indulgentiâ[154]. »

Ayant bénévolement accordé à ses fidèles moines une faveur qu’il jugeait devoir leur être très-agréable, le bon abbé, voyant que tout était prêt pour le départ, donna sa bénédiction à la famille rassemblée, et sa main à baiser à dame Glendinning. Pour Marie Avenel, il la baisa sur la joue et en fit autant à la petite meunière qui s’approchait pour lui rendre hommage. Il ordonna à Halbert de modérer son caractère et d’être officieux et soumis envers le chevalier anglais ; il recommanda à Édouard d’être discipulus impiger atque strenuus[155] ; puis enfin, faisant à sir Piercy Shafton un adieu plein de courtoisie, il lui conseilla de rester au logis le plus possible, de crainte que les maraudeurs anglais n’eussent ordre de s’emparer de sa personne. Ayant rempli ces civilités d’usage, il descendit dans la cour, accompagné de toute sa suite, où, avec un soupir qui approchait d’un gémissement, le vénérable père monta sur son palefroi, dont la housse, d’un pourpre foncé tombait jusqu’à terre ; et très-satisfait que le pas tranquille de son cheval ne fût plus troublé par les gambades et les sauts du coursier de sir Piercy, il se mit paisiblement en marche pour retourner au monastère.

Lorsque le sous-prieur fut monté à cheval pour escorter son supérieur, ses yeux cherchèrent Halbert qui, en partie caché par une projection du mur extérieur de la cour, regardait le départ de la cavalcade et le groupe qui l’entourait, mécontent de l’explication qu’il avait reçue touchant la mystérieuse épingle d’argent, et cependant portant un vif intérêt au jeune homme dont le caractère lui avait inspiré une haute estime, le bon moine résolut de ne pas laisser échapper la plus prochaine occasion d’approfondir ce sujet. En cet instant, il regarda Halbert avec un air sérieux et significatif, et après lui avoir dit adieu en inclinant la tête, il lui fit un signe du doigt qui semblait recommander la prudence. Ensuite

il rejoignit le reste du clergé, et suivit l’abbé à travers la vallée.
CHAPITRE XX.


le défi.


J’espère que vous agirez de manière à me faire penser que vous êtes noble, et que vous me rendrez raison avec votre épée, monsieur, ainsi qu’il convient à un gentilhomme plein d’honneur. Tout ceci est fort bien, monsieur ; ne remettons pas cela : partons, je vous montrerai le chemin.
Le Pèlerinage de l’Amour.


Le regard du sous-prieur et l’avertissement par signe qu’il avait donné à Halbert Glendinning en partant pénétrèrent dans son cœur ; car, bien qu’il eût fait beaucoup moins de progrès qu’Édouard dans l’instruction que lui avait donnée ce digne homme, il avait pour sa personne une sincère vénération ; il pensa donc que la précipitation avec laquelle il avait été forcé d’agir l’avait embarqué dans une périlleuse aventure. La nature de l’offense qu’il avait faite à sir Piercy Shafton était une chose qu’il ne pouvait deviner ; il voyait seulement que c’était une mortelle injure, et qu’il devait maintenant en attendre les suites.

Mais afin de ne pas hâter les conséquences de cet outrage, en renouvelant trop tôt leur querelle, il voulut se promener seul pendant une heure, et réfléchir à la manière dont il devait aborder cet étranger hautain. L’instant semblait propice pour agir de la sorte sans paraître éviter obstinément Piercy, parce que tous les membres de la petite famille étaient séparés pour remplir leurs devoirs que l’arrivée des dignitaires avait interrompus, ou pour réparer le dérangement qu’avait occasioné leur visite.

Quittant la tour et croyant ne pas être observé, Halbert descendit la colline, et entra dans une prairie qui s’étendait au pied, jusqu’au premier détour que faisait le ruisseau pour se jeter dans un bouquet de chênes et de bouleaux, sous lequel il espérait rester inaperçu. Mais à peine avait-il atteint cet endroit qu’il se sentit légèrement frapper sur l’épaule ; se retournant aussitôt, il aperçut sir Piercy Shafton, qui l’avait suivi sans qu’il s’en doutât.

Lorsque nous n’avons pas grande confiance dans la justice de notre cause, ou que par toute autre raison notre résolution chancelle, rien n’est plus déconcertant qu’une apparence de promptitude de la part de notre antagoniste. Quoique Halbert Glendinning fût réellement intrépide, il se troubla néanmoins à la vue de l’étranger dont il avait provoqué le ressentiment, et qui paraissait devant lui avec un air tout à fait hostile. « Que voulez-vous ? sir Piercy, » dit-il au chevalier anglais, renfermant au fond de son cœur tout l’effroi que son adversaire lui faisait éprouver.

« Ce que je veux ? répondit sir Piercy, belle demande, après votre conduite envers moi ! Jeune homme, j’ignore quelle infatuation t’a poussé à te mettre en opposition avec un homme qui est l’hôte de ton seigneur, et qui, même par le respect dû au toit de ta mère, ne devait pas s’attendre à y rencontrer l’insulte. Je ne te demande ni ne veux savoir comment tu es devenu possesseur du fatal secret par lequel tu as tenté de me déshonorer ; mais je dois te dire que cette connaissance te coûtera la vie.

— Non, je l’espère, si ma main et mon épée peuvent la défendre, » répliqua hardiment le jeune homme.

« Certes, reprit le chevalier anglais, je ne prétends pas te priver d’une si belle chance de défensive ; je suis seulement affligé de penser que, jeune et sans expérience comme tu l’es, elle ne te sera pas très-nécessaire ; mais il faut t’avertir que dans cette querelle je ne te ferai point de quartier.

— Sois assuré, homme orgueilleux, répondit le jeune Halbert, que je ne t’en demanderai pas ; et quoique tu parles comme si j’étais déjà gisant à tes pieds, je te jure que je suis aussi déterminé à ne jamais te demander grâce que je crains peu d’en avoir besoin.

— Tu ne veux donc rien faire, dit le chevalier, pour détourner l’incertitude du sort que tu as provoqué avec tant de légèreté ?

— Et que pourrais-je faire ? » répliqua Halhert Glendinning, plutôt par le désir de connaître les intentions du chevalier, que pour lui faire une réparation quelconque.

« Dis-moi sur-le-champ, répliqua sir Piercy, et sans altérer la vérité, qui t’a mis à même de blesser mon honneur si gravement ? Et si tu me désignes un ennemi plus digne de mon ressentiment, je permettrai à ta basse extraction de jeter un voile sur ton insolence.

— C’est donner trop d’essor à ta présomption, « repartit fièrement Glendinning, « et je dois la réprimer. Tu es venu dans la maison de mon père, ainsi que je puis le deviner, en exilé et en fugitif ; ton premier salut à ses habitants n’a été qu’une suite d’injures et de mépris. Que ta conscience t’apprenne comment je suis en état de me venger de tes outrages. C’est assez pour moi d’avoir le privilège d’un Écossais libre, et je ne souffrirai pas une insulte sans la rendre et une injure sans la venger.

— C’est bien, dit sir Piercy Shafton ; demain matin nous discuterons cette affaire avec la pointe de notre épée. Que ce soit au jour naissant ; assigne toi-même le lieu du combat. Nous sortirons comme si nous allions courir le cerf.

— Fort bien, répondit Halbert Glendinning ; je te guiderai dans un lieu où cent hommes pourraient se battre et succomber sans que le hasard permît qu’ils fussent interrompus.

— Il suffit, reprit sir Piercy Shafton. Séparons-nous. Beaucoup diront qu’en accordant ainsi les droits d’un gentilhomme au fils d’un vil paysan, je déroge à mon rang, de même que le sublime soleil dérogerait s’il condescendait à comparer et à marier ses rayons d’or à la pâle lueur d’une torche grossière, vacillante et prête à s’éteindre ; mais aucune considération de rang ne saurait empêcher la punition de l’insulte que tu m’as faite. Songe, sir villagio[156], qu’aucune altération ne doit paraître sur notre visage, et demain nous terminerons tout avec nos épées. » Ayant ainsi parlé, il reprit le chemin de la tour.

Il n’est pas inutile de remarquer que la dernière partie de son discours avait été la seule où sir Piercy eût employé quelques unes de ces fleurs de rhétorique qui caractérisaient ordinairement sa conversation. Probablement, son honneur blessé et le vif désir de se venger avaient été trop puissants pour lui permettre de se servir de son langage bizarre ; et telle est l’influence de l’énergie, que sir Piercy Shafton n’avait jamais paru, aux yeux de son jeune adversaire, mériter la moitié autant de respect et d’estime que dans ce court dialogue, par lequel ils se montrèrent une mutuelle confiance. Tout en le suivant lentement à la tour, il ne put s’empêcher de penser que si le chevalier anglais avait toujours déployé cette supériorité et dans sa conduite et dans ses sentiments, il n’aurait pas été si prompt à s’offenser. Quoi qu’il en soit, des deux côtés l’injure était mortelle, et il n’y avait qu’un combat à outrance qui pût l’effacer.

Au repas du soir, la famille se rassembla, et sir Piercy Shafton prodigua plus que jamais les grâces de sa conversation aux personnes qu’il en avait jusqu’alors trouvées plus dignes. La plus grande partie de son attention s’attacha, comme on peut bien le penser, à la divine et inimitable Discrétion, ainsi qu’il aimait à surnommer Marie Avenel ; mais néanmoins il entremêlait son discours de fleurettes adressées à la fille du moulin sous le titre de belle Damoiselle, et de quelques compliments à Elspeth, sous celui de digne Matrone. De crainte que les charmes de sa rhétorique ne fussent insuffisants pour captiver l’admiration, il y ajouta généreusement et sans qu’on l’en priât la mélodie de sa voix ; après avoir témoigné la peine qu’il éprouvait d’être privé de son violon appelé viole-de-gamba[157], il les régala d’une chanson que, dit-il, l’inimitable Astrophel, que les mortels appellent Philippe Sidney, avait composée pendant l’enfance de sa muse, afin que le monde prévît ce qu’il aurait à espérer lorsqu’elle serait dans un âge plus avancé. « Ces vers, ajouta le chevalier, devaient un jour voir la lumière dans cet incomparable ouvrage de l’esprit humain, qu’il a dédié à sa sœur, la sans pareille Parthénope, que les humains nomment la comtesse de Pembroke ; ouvrage dont son amitié m’a permis de goûter parfois l’harmonie, tout indigne que j’en suis ; et je puis dire que cette mélancolique histoire est tellement relevée par de brillantes comparaisons, de suaves descriptions, d’aimables vers et de gracieux intermèdes, qu’on dirait les étoiles du firmament éclairant la robe sombre de la Nuit. Or, quoique je sache que ce charmant et délicieux langage souffrira de l’isolement de ma voix, veuve de son bien aimé violon de gamba, je vais tâcher cependant de vous donner une idée de l’enchanteresse douceur de la poésie de l’inimitable Astrophel. »

Ayant ainsi parlé, il chanta hardiment et sans interruption environ cinq cents vers, dont les quatre premiers et les derniers peuvent servir d’échantillon :

« Quelle langue peut nous dire
Ses hautes perfections ?
Quand sur chacune la lyre
Pourrait épuiser ses tons.
. . . . . . . . . . . . .

« Pour célébrer sa louange
Et sa vertu sans mélange,
La bonté dans ce tableau
Vient me fournir le pinceau ;
Le ciel, pavillon du monde,
Est le papier qui me sert,
Et je finis le concert
Comme je l’avais ouvert,
En l’honneur de Rosamonde. »

Comme sir Piercy Shafton chantait par habitude les yeux à moitié fermés, sa chanson était entièrement finie, comme le disait le dernier vers, que, regardant autour de lui, il aperçut que la plus grande partie de ses auditeurs s’étaient abandonnés aux douceurs du sommeil. Marie Avenel, uniquement par politesse, s’était efforcée de rester éveillée au milieu de la poésie prolixe du divin Astrophel ; mais Mysie était transportée en rêve dans la poudreuse atmosphère du moulin de son père. Édouard lui-même, qui pendant quelque temps avait prêté toute son attention au chanteur, était enfin tombé dans le plus profond sommeil ; et si l’on avait pu donner quelque régularité aux sons divers du nez de la digne matrone, ils auraient pu remplacer l’accompagnement si regretté de la viole-de-gamba. Halbert seul, qui n’était pas tenté de se laisser aller aux charmes du sommeil, demeurait les yeux fixés sur le chevalier : non qu’il fût plus satisfait des paroles ou plus ravi de l’exécution que le reste de la compagnie, mais plutôt parce qu’il admirait et enviait peut-être la tranquillité de cet homme qui pouvait passer la soirée en d’interminables madrigaux, lorsque le lendemain matin devait être consacré à un combat à mort. Cependant par la subtilité naturelle de son esprit, il fut frappé de voir que le galant cavalier jetait furtivement de temps à autre un regard sur son adversaire, comme s’il eut voulu surprendre sur la physionomie d’Halbert l’effet d’une si grande sérénité.

« Il ne pourrait rien lire dans mes yeux, » pensa orgueilleusement le jeune homme, « qui pût lui faire croire que je suis moins calme. »

Et prenant alors sur une tablette un sac plein de différents ustensiles, il se mit avec beaucoup d’habileté à préparer des hameçons (nous devons dire pour ceux qui font des recherches sur l’antiquité de l’art agréable de la pêche, que pour cet usage il se servait de fil brun) ; il en avait préparé une demi douzaine, lorsque sir Piercy arriva à la conclusion des longues strophes entortillées du divin Astrophel.

Comme alors il se faisait tard, et que la famille de Glendearg allait se séparer pour le repos de la nuit, sir Piercy le premier dit à la dame que son fils Halbert…

« Halbert, dit Elspeth en prononçant fortement l’aspiration de la première syllabe, Halbert, comme son grand-père, Halbert Brydone.

— Eh bien donc, j’ai prié votre fils Halbert de venir avec moi demain, au soleil levant, éveiller un cerf dans sa retraite, afin de juger s’il est aussi prompt et habile à la chasse que la renommée le publie.

— Hélas ! sir chevalier, répondit dame Elspeth, il n’y est que trop prompt, si vous parlez de promptitude, pour chaque chose qui porte acier à un bout et malheur à l’autre. Mais il est à votre disposition, et je me flatte que vous lui persuaderez d’obéir à notre vénérable père et seigneur l’abbé, et obtiendrez de lui qu’il prenne la place d’archer ; car, comme disent les deux moines, ce serait un grand secours pour une veuve.

— Fiez-vous à moi, bonne dame, répliqua sir Piercy ; je veux lui indiquer quelle conduite il doit tenir envers ses supérieurs. Nous nous rencontrerons donc sous les bouleaux, dans la plaine, » dit-il en regardant Halbert, « aussitôt que l’œil du jour aura ouvert sa paupière. » Halbert répondit par un signe d’approbation, et le chevalier poursuivit : « Et maintenant, ayant souhaité à ma très-belle Discrétion ces rêves charmants qui agitent leurs ailes autour de la couche de la beauté endormie, à cette belle Damoiselle les trésors de Morphée, et à tous les autres le commun bonsoir, je vous prierai de me permettre de partir pour me rendre au lieu du repos, quoique je puisse dire avec le poète :

« Le repos ! je l’ignore en mon cruel tourment
Ou du moins ce n’est plus pour moi qu’un changement

De position ou de place.
Le sommeil ! il est seulement
Le triste évanouissement
D’une nature qui se lasse.
Et ma couche ! dans ce moment

Est un coussin plus dur qu’une épaisse cuirasse :
Repos, sommeil et lit, sous le chaume isolé,

N’attendent point un exilé,
Afin d’adoucir sa disgrâce. »

Avec un salut affectueux il sortit de l’appartement sans écouter dame Glendinning qui se hâtait de l’assurer qu’il trouverait un repos beaucoup plus agréable que la nuit précédente ; car il y avait une quantité de chaudes couvertures et un bon lit de plumes que l’abbé avait envoyés. Mais le preux chevalier pensait sans doute que l’honneur et l’effet de son exil seraient affaiblis s’il sortait de son héroïsme pour s’entretenir d’objets si peu relevés et si peu dignes de lui ; c’est pourquoi il se hâta de quitter l’appartement avant d’entendre ce que voulait lui dire son hôtesse.

« Voilà un agréable gentilhomme ! dit dame Glendinning ; mais il est vraiment un peu bizarre ; il chante une jolie chanson, quoique tant soit peu trop longue. Vraiment sa compagnie me plaît beaucoup ; je voudrais bien savoir quand il s’en ira. »

Ayant ainsi exprimé le respect qu’elle portait à son hôte, non sans donner à entendre qu’elle était extrêmement fatiguée de sa présence, la bonne dame donna le signal de se séparer, et enjoignit à Halbert d’accompagner sir Piercy le lendemain matin, comme celui-ci l’avait demandé.

Étendu sur son lit à côté de son frère, Halbert enviait le profond sommeil dont jouissait Édouard, tandis que sa paupière à lui ne pouvait se clore un instant. Il reconnut alors ce que l’esprit avait indiqué d’une manière si obscure en lui accordant le don qu’il réclamait si follement, et qui avait plutôt contribué à son malheur qu’à sa félicité. Il voyait, mais trop tard, les embarras et les infortunes qui menaçaient ses chers parents, soit que ce duel amenât sa perte, soit qu’il lui donnât la victoire. S’il succombait, il pouvait dire pour lui-même : « C’en est fait, tout est fini pour moi ! » Mais il était persuadé qu’il jetterait sa mère et sa famille dans la misère et dans le désespoir. Cette pensée lui faisait redouter l’aspect de la mort, qui par elle-même n’a rien d’agréable. Sa conscience lui murmurait que le ressentiment de l’abbé s’appesantirait et sur sa mère et sur son frère, et ne pourrait être détourné que par la générosité du vainqueur. Et Marie Avenel ! s’il périssait dans le combat, il semblerait avoir été non seulement incapable de la protéger, mais peu soucieux de la livrer à la misère, elle et la maison qui l’avait recueillie dès son enfance. L’idée d’un pareil sort ajoutait même à l’amertume des sentiments qu’éprouve l’homme le plus brave dans une querelle plus juste et dans l’attente d’un combat moins inégal, la première fois qu’il s’engage dans une affaire de cette nature. Mais quels que fussent les malheurs qu’il prévoyait s’il était vaincu, Halbert n’espérait pas que sa victoire eût un autre résultat que la conservation de sa vie et la satisfaction donnée à son orgueil blessé. Les conséquences de son triomphe attireraient à sa mère, à son frère, et particulièrement à Marie Avenel, des calamités encore plus certaines que sa défaite et sa mort. Si le chevalier survivait, il pourrait, par courtoisie, étendre sa protection sur eux ; mais s’il mourait, rien ne pourrait les soustraire aux mesures de vengeance que l’abbé et son conseil emploieraient pour punir la violation de la paix de l’abbaye, et le meurtre d’un hôte mis par l’abbé lui-même sous la protection de l’un de leurs vassaux. L’idée que sa violence seule pourrait attirer la ruine de sa famille le remplit d’une profonde amertume, et priva son âme de la paix et ses yeux du sommeil.

Il n’y avait rien à faire, si ce n’était de se dégrader ; et s’il s’humiliait, était-ce là un moyen sur de se délivrer du danger ? Il pouvait, il est vrai, confier au chevalier anglais la circonstance extraordinaire qui l’avait mis à même de lui présenter l’insigne que la Dame Blanche, pour lui jouer un tour, lui avait donné afin qu’il l’offrît à sir Piercy Shafton. Mais son orgueil ne pouvait s’abaisser à un tel aveu, et la raison, qui, dans de semblables occasions est toujours prête à s’avilir aux conseils de l’orgueil, argumentait fortement pour lui montrer qu’il serait aussi inutile que bas de se dégrader. « Si je rapporte une si étonnante histoire, disait-il, ne serai-je pas regardé comme un menteur, ou puni comme un sorcier ? Si Shafton était aussi généreux, aussi noble, aussi grand que les champions de roman, il pourrait sans doute m’écouter, et sans me déshonorer me faire sortir de la situation où je me suis imprudemment placé. Mais il a, du moins, ou il me semble avoir beaucoup d’entêtement, d’arrogance, de vanité et de présomption, et je m’abaisserais en vain. Non, je ne m’humilierai pas ! » dit-il en s’élançant hors du lit ; et saisissant sa large épée il la brandit à la clarté de la lune qui rayonnait au travers de la profonde embrasure qui servait de fenêtre ; mais quels furent son étonnement et sa terreur, lorsqu’une forme aérienne se dessina sur les rayons de l’astre argenté, sans toutefois intercepter la lumière qui s’arrêtait sur le plancher ! Quoique cette figure fût à peine tracée, le son de la voix lui fit reconnaître que la Dame Blanche était devant lui.

Jamais la vue de cet esprit ne lui avait semblé si effrayante ; car, lorsqu’il l’avait évoquée, il attendait son apparition, et était déterminé à en supporter les conséquences ; mais en ce moment elle venait sans être appelée, et sa présence lui faisait redouter un malheur prochain, et en même temps l’affreuse perspective de s’être associé avec un démon dont il ne pourrait désormais éviter l’influence. Il demeura glacé de terreur, les yeux fixés sur le fantôme qui lui entonna les vers suivants :

« Celui qui porte un cœur altéré de vengeance.
Quand il verse le sang, ne doit jamais pâlir :

Partout où sema l’imprudence,
C’est l’acier qui doit recueillir.

— Loin d’ici, esprit trompeur ! dit Halbert Glendinning ; tes avis m’ont déjà coûté trop cher. Va-t’en, au nom de Dieu ! »

L’esprit se mit à rire, et le bruit bizarre de ce rire glacé avait quelque chose de plus effrayant que sa voix ordinairement mélancolique. Il reprit ainsi :

« Deux fois dans mon séjour par ta voix appelée,
À tes yeux je me montre une troisième fois ;
De toi-même tu vins visiter ma vallée :
Sans m’avoir demandée à ton tour tu me vois. «

Halbert Glendinning, s’abandonnant à sa terreur, appela son frère Édouard. « Éveille-toi, éveille-toi, pour l’amour de Notre-Dame ! éveille-toi ! »

Édouard s’éveilla à ces cris et lui demanda ce qu’il voulait.

« Regarde, dit Halbert, regarde ! ne vois-tu pas quelqu’un dans la chambre ?

— Non, sur mon honneur, » dit Édouard en regardant de tous côtés.

« Quoi ! tu n’aperçois rien au clair de la lune, sur le plancher, là ?

— Non, rien, répondit Édouard, si ce n’est toi, mon frère, appuyé sur ton épée nue. Je te dis, Halbert, tu devrais mettre ta confiance plutôt dans les armes spirituelles que dans l’acier et le fer. Plusieurs fois pendant la nuit, je t’ai vu tour à tour tressaillir et gémir, parler de combat, d’esprits et de spectres. Ton sommeil ne t’a pas rafraîchi, et tu rêves encore. Crois-moi, cher Halbert dis un Pater et un Credo, implore la protection de Dieu, tu pourras dormir ensuite et te réveiller plus heureux.

— Cela peut être, » dit lentement Halbert, les yeux toujours tournés sur la forme aérienne qui lui paraissait très-visible, « cela peut être. Mais, dis-moi, mon cher Édouard, ne vois-tu pas une autre personne que moi sur le carreau de cette chambre ?

« Non, personne, » répondit Édouard se soulevant sur son coude ; « mon cher frère, quitte ton épée, dis tes prières, et viens te coucher. »

Tandis qu’il parlait ainsi, l’esprit fit un sourire dédaigneux à Halbert ; ses joues pâles s’évanouirent dans le clair de la lune, avant même que le sourire eût cessé, et Halbert lui-même ne vit plus la vision à laquelle il avait tant prié son frère de porter attention. « Que Dieu me conserve la raison ! » dit-il en quittant son épée et se jetant une seconde fois sur son lit.

« Amen ! mon très-cher frère, répondit Édouard : mais nous ne devons pas provoquer dans notre folie le ciel que nous invoquons dans nos peines. Ne soyez pas fâché contre moi, mon cher frère, je ne sais pourquoi depuis quelque temps vous m’évitez : il est vrai que je n’ai ni le corps d’un athlète, ni le courage que vous avez montré dès votre enfance ; cependant il n’y a que peu de temps que vous fuyez ma société. Croyez-moi, j’en ai versé des larmes en secret, quoique je n’aie pas voulu interrompre votre solitude. Il fut un temps où je ne vous étais pas si indifférent, et alors, si je ne pouvais suivre aussi bien le gibier ou le frapper avec autant d’adresse que vous, je pouvais remplir les intervalles de ce passe-temps par d’agréables histoires des anciens temps que j’avais lues ou entendu conter, et qui semblaient vous distraire lorsque nous étions assis pour manger nos provisions près d’une claire fontaine. Mais à présent, mon frère, quoique j’en ignore la cause, j’ai perdu ton estime et ton amitié… N’agite donc pas ainsi tes bras, Halbert ; je crains qu’un accès de fièvre occasioné par des songes étranges n’ait embrasé ton sang ; laisse-moi te couvrir de ton manteau.

— Tes soins, dit Halbert, sont inutiles et tes craintes sans raison ; tu as tort de te mettre en peine sur mon compte.

— Mais écoute-moi, mon frère, reprit Édouard ; ce que tu dis pendant le sommeil, et maintenant même ce que tu viens de faire en rêvant, se rapporte à des êtres qui n’appartiennent pas à ce monde ni à notre race. Notre bon père Eustache assure que, bien que nous ayons tort de croire tous les contes frivoles des esprits et des spectres, les saintes Écritures nous autorisent à penser que de malins esprits hantent les lieux déserts et écartés, et que ceux qui chérissent de telles solitudes deviennent la proie et ou le jouet de ces démons errants. C’est pourquoi, je t’en prie, mon frère, permets que j’aille avec toi lorsque tu descendras dans la vallée où se trouvent, comme tu le sais, des endroits qui ont un bien mauvais renom. Tu ne te soucies pas de ma compagnie ; mais, Halbert, de tels dangers sont plus sûrement combattus par la sagesse du jugement que par la hardiesse du cœur ; et quoique j’aie peu de droits à m’enorgueillir de ma sagesse, j’ai acquis un peu de celle que nous apporte la connaissance des anciens temps. »

Tandis qu’Édouard parlait ainsi, Halbert fut tenté un moment de lui découvrir le secret qui pesait sur son cœur ; mais quand son frère lui eut rappelé que c’était le matin d’une grande fête, et que, mettant de côté toute autre affaire et tout autre plaisir, il se rendrait au monastère et se confesserait au père Eustache, qui devait ce jour-là occuper le confessional, l’orgueil arrêta son indécise résolution. « Je ne confesserai pas une chose si surprenante, car je serais regardé comme un imposteur, ou pis encore. Je ne fuirai pas cet Anglais dont le bras et l’épée ne peuvent m’épouvanter : mes ancêtres ont fait face à de plus braves. »

L’orgueil, qui, dit-on, peut quelquefois sauver d’une faute l’homme et même la femme, a cependant une plus funeste influence, lorsqu’il se met du parti de la colère ; alors il manque rarement de la faire triompher de la conscience et de la raison. Son esprit une fois déterminé, quoique ce fût le parti le moins sage, Halbert s’endormit profondément, et ne se réveilla qu’au point du jour.


CHAPITRE XXI.


le duel.


Indiffèrent ; seulement indiffèrent !… Bon ! il n’agit pas comme quelqu’un qui est l’arbitre de sa force ; cependant j’ai vu un paysan assener un sanglant horion sur la tête d’un homme qui passait pour ferrailleur.
Ancienne comédie.


À l’aube du jour, Halbert Glendinning se leva et se hâta de s’habiller, ceignit son épée et prit son arc, comme s’il partait réellement pour la chasse. Il descendit à tâtons l’escalier tournant, et ouvrit, avec le moins de bruit qu’il put, la porte de l’intérieur et ensuite la grille extérieure. Enfin se trouvant libre dans la cour, il regarda la tour et vit que d’une croisée on lui faisait un signal avec un mouchoir. Ne doutant pas que ce ne fût son adversaire, il s’arrêta pour l’attendre. Mais c’était Marie Avenel, qui, comme un esprit, sortit de dessous le portail rustique.

Halbert fut très-étonné, et éprouva, sans deviner pourquoi, les sentiments d’homme surpris à faire une mauvaise action. Jusqu’alors la présence de Marie Avenel ne lui avait jamais causé un sentiment pénible. Elle lui demanda d’un ton où se confondaient la tristesse et la sévérité : « Ce qu’il allait faire ? »

Il montra son arc, et était prêt à alléguer le prétexte qu’il avait imaginé, quand Marie l’interrompit.

« Non, Halbert, non ; ce mensonge n’est pas digne d’un homme qui jusqu’ici n’a dit que la vérité. Vous ne pensez pas à aller tuer le daim : votre main et votre cœur visent à une autre chasse ; vous voulez vous battre avec cet étranger.

— Et quel sujet de querelle aurais-je avec notre hôte ? répondit Halbert en rougissant.

« Vous avez, certes, beaucoup de raison pour n’en point avoir, reprit la jeune fille, et pas une pour en chercher. Cependant vous courez dans ce moment après une querelle.

— Qui peut vous faire penser ainsi, Marie ? » dit Halbert en s’efforçant de dissimuler ; « c’est l’hôte de ma mère, il est protégé par nos maîtres, les moines de Sainte-Marie ; il est aussi de haute naissance ; c’est pourquoi vous devez penser que je ne puis ni ne dois oser me fâcher pour une parole trop vive qu’il m’a adressée plutôt, peut-être, pour faire briller son esprit que pour m’offenser.

— Hélas ! repartit la jeune fille, ce que vous venez de me dire ne me permet plus d’avoir de doute au sujet de votre résolution. Dès votre enfance vous avez toujours été audacieux, toujours vous avez cherché le danger plutôt que de l’éviter. Vous vous êtes plu dans tout ce qui était aventureux, et ce n’est pas la crainte qui vous fera abandonner votre projet. Oh ! que ce soit donc la pitié, la pitié, Halbert, pour notre mère, à qui votre mort ou votre victoire ôtera le bonheur et l’appui de sa vieillesse.

— Elle a mon frère Édouard, » dit Halbert en se détournant. « Sans doute, dit Marie Avenel, elle a le calme, le sage, le noble Édouard, qui a ton courage, Halbert, sans avoir ton impérueuse témérité, et ton esprit généreux, avec plus de raison pour le diriger, il ne pourrait, sans se laisser toucher, entendre sa mère et sa sœur adoptive le conjurer de ne point aller chercher sa ruine, et de ne leur point enlever leur futur espoir de protection et de bonheur.

Le cœur d’Halbert s’irrita à ce reproche, et il répondit : « Hé bien ! que demandez-vous ? Il vous reste celui qui est meilleur que moi, plus sage, plus discret, plus brave que tout ce qui existe ; vous possédez un protecteur et n’avez plus besoin de moi. »

Il se détourna une seconde fois pour la quitter ; mais Marie Avenel posa une main sur son bras par un geste si affectueux, qu’à peine l’eut-elle touché qu’il lui fut impossible de continuer. Il s’arrêta un pied avancé pour sortir de la cour, mais si peu résolu à partir qu’il avait l’air d’un voyageur que retiennent les charmes d’un magicien, et qui ne peut quitter l’attitude que lui donnait sa marche, ni poursuivre sa route.

Marie Avenel mit à profit son état d’indécision et dit : « Écoutez-moi, Halbert, écoutez-moi ; je suis orpheline, et le ciel même écoute les orphelins : dès votre enfance j’ai été votre compagne, et si pendant un instant vous refusiez de m’entendre, à qui Marie Avenel pourrait-elle demander une faveur ?

— Je vous écoute, dit Halbert Glendinning, mais parlez en peu de mots ; ma chère Marie, vous vous trompez sur la nature de l’objet qui m’appelle : c’est seulement une partie de chasse que nous nous proposons de faire ce matin.

— Ne dites pas cela ! » s’écria la jeune fille en l’interrompant, « ne me dites pas cela ! vos discours peuvent en tromper d’autres, mais moi, jamais. Dès mes plus jeunes années, j’ai eu un certain sens que l’imposture ne peut tromper. Pourquoi le sort m’a-t-il douée d’un tel pouvoir, je ne le sais ; mais, élevée dans cette vallée solitaire et vouée à l’ignorance, mes yeux cependant peuvent voir trop souvent ce que les hommes voudraient cacher. Je puis découvrir le dessein le plus funeste lors même qu’un sourire vient lui servir de voile, et un regard m’en apprend plus que les protestations et les serments n’en disent aux autres.

— Eh bien donc, dit Halbert, si tu peux lire dans le cœur humain, dis-moi, chère Marie, ce que tu aperçois dans le mien. Dis-moi ce que tu vois, ce que tu lis dans mon cœur, ne t’offense-t-il pas ? Dis seulement cela, et tu guideras ma conduite ; et maintenant et toujours tu seras le seul arbitre de mon honneur ou de ma honte ? »

Tandis que Halbert Glendinning parlait, le visage de Marie Avenel se couvrit d’une vive rougeur, à laquelle succéda bientôt une pâleur mortelle ; mais lorsqu’en achevant brusquement sa phrase, il lui prit la main, elle la retira doucement, et répondit : « Je ne puis lire dans le cœur, Halbert, et je ne voudrais rien connaître du vôtre, excepté ce qui est convenable pour tous deux. Je puis seulement juger par les signes, par les mots et par les actions qui semblent les moins importants, avec plus de justesse que ceux qui sont autour de moi ; comme vous le savez, mes yeux ont vu des objets que les autres ne pouvaient apercevoir.

— Qu’ils regardent donc celui qu’ils ne reverront jamais ! » s’écria le jeune homme, et il se précipita hors de la cour sans regarder en arrière.

Marie Avenel jeta un faible cri, et couvrit de ses mains son front et ses yeux ; elle était depuis une minute dans cette attitude, lorsqu’une voix se fit entendre derrière elle : « Vous êtes généreuse, ma très-clémente Discrétion, de cacher l’éclat de vos yeux devant ces rayons inférieurs qui commencent à dorer l’horizon vers l’orient. Certes, il se pourrait qu’à une telle rencontre Phébus, surpassé en splendeur, fît rétrograder son char, et dans sa honte oubliât d’éclairer l’univers. Croyez m’en, séduisante Discrétion… »

Mais comme sir Piercy Shafton (car le lecteur a pu le reconnaître à ces fleurs de rhétorique) essayait de prendre la main de Marie Avenel, pour donner sans doute plus de mouvement à sa harangue, elle la retira avec vivacité, et, le regardant d’un œil plein de terreur et d’anxiété, elle se précipita dans la tour.

Le chevalier s’arrêta, la suivit des yeux, et, d’un air où se peignait le mépris joint à une grande mortification : « Par ma chevalerie, s’écria-t-il, j’ai prodigué à cette rustique Phidelé un discours que les plus orgueilleuses beautés de la cour de Félicia (qu’il me soit permis d’appeler ainsi l’élysée d’où je suis banni !), auraient surnommé les matines de Cupidon. Cruel et inexorable destin que celui qui t’envoie ici, Piercy Shafton, pour dépenser ta courtoisie auprès des filles de campagne, et ta valeur en face d’un rustre de paysan ! Mais cette insulte ! cet affront ! Si le plus vil des plébéiens me l’avait fait, il devrait mourir de ma main. À cause de l’énormité de l’offense, l’inégalité de celui qui l’a faite devrait être oubliée. Je crois d’ailleurs que je trouverai ce rustre aussi disposé à distribuer des coups que des insolences. »

Sir Piercy Shafton, tout en conversant avec lui-même, hâtait ses pas vers le petit bosquet de bouleaux, désigné pour le lieu du rendez-vous. Il salua son adversaire d’une manière polie, et ajouta ce commentaire à son salut : « Je vous prie de remarquer que je vous ôte mon chapeau, quoique vous soyez d’un rang inférieur ; je le fais cependant sans déroger, parce que, vous ayant fait l’honneur de recevoir votre défi, au jugement des meilleurs disciples de Mars, je vous élève pour le moment à ma hauteur ; honneur que vous ne pourrez payer trop cher, même par la perte de votre vie, si telle était l’issue de ce duel.

— Pour cette condescendance, dit Halbert, je dois remercier l’aiguille que je vous ai présentée. »

Le chevalier changea de couleur, grinça les dents, et, plein de rage, s’écria : « Tirez votre épée.

— Non pas dans cet endroit, répondit le jeune homme ; onpourrait nous troubler, suivez-moi, et je vous mènerai dans un lieu où nous n’aurons pas à craindre les importuns. »

Il continua de suivre la vallée, ayant résolu que le lieu du combat serait l’entrée de Corrie-nan-Shian, parce que cet endroit hanté, disait-on, par les esprits, était peu fréquenté pour cette raison. Halbert croyait aussi que ce lieu devait influer sur sa destinée, et c’était pour cela principalement qu’il l’avait choisi pour le théâtre de sa victoire ou de sa mort.

Pendant quelque temps, ils marchèrent sans proférer une parole ; tels que de superbes ennemis qui ne veulent point combattre avec de vains discours, et qui n’ont rien d’amical à échanger. Cependant, le silence était pour sir Piercy Shafton ce qu’il y avait de plus insupportable, et d’ailleurs sa colère, quoique vive, était de courte durée. C’est pourquoi il lui vint à l’esprit qu’en tout amour et honneur pour son adversaire il ne voyait rien qui l’obligeât à garder pour long-temps une si pénible contrainte. Il se mit donc à louer Halbert de la promptitude avec laquelle il surmontait les obstacles et les embarras du chemin.

« Croyez-moi, digne vassal, dit-il, nous n’avons pas le pied, plus ferme et plus léger dans nos fêtes de cour, et si vous portiez, un haut de chausses de soie, et étiez formé au noble exercice de la danse, votre jambe ne ferait pas un petit effet dans un pavin ou une gaillarde. Je ne doute pas, ajouta-t-il, que vous n’ayez mis à profit quelque occasion de vous instruire dans l’art de l’escrime, qui, plus que la danse, convient à notre projet actuel.

— Je ne connais rien à l’escrime, dit Halbert, si ce n’est ce que m’en a appris le vieux berger Martin, et de temps à autre une leçon que m’a donnée Christie de Clint-Hill. Pour le reste, je me fie à ma bonne épée, à la force de mon bras et à mon courage.

— Parbleu ! j’en suis charmé, jeune Audace (je vous appellerai mon Audace, et vous me nommerez votre Condescendance, tant que nous en serons à ces termes d’une surprenante égalité) ; du fond du cœur, je suis charmé de votre ignorance ; car, nous autres disciples de Mars, nous proportionnons la punition de nos adversaires à la force et au danger qu’ils nous opposent ; et je ne vois pas pourquoi, n’étant qu’un novice, vous ne seriez pas suffisamment puni de votre outrecuidance et de votre orgueilleuse présomption, par la perte d’une oreille, d’un œil, ou même d’un doigt, accompagnée d’une blessure faite dans les chairs, proportionnée à votre erreur. Au lieu que si vous eussiez été capable de vous tenir avec plus de certitude sur la défensive, je ne vois rien que votre vie qui eût pu suffire à ma vengeance.

— De par Dieu et Notre-Dame ! » dit Halbert hors d’état de retenir plus long-temps sa colère, » tu es toi-même plus que présomptueux, toi qui parles avec une telle assurance de l’issue d’un combat qui n’est pas encore commencé. Es-tu un dieu pour disposer de mes membres et de ma vie ? ou es-tu un juge sur son siège, ordonnant à son aise et sans courir de risque ce qu’on doit faire de la tête et du tronc d’un coupable condamné à mort ?

— Non, non, ô toi, à qui j’ai permis de m’appeler ta Condescendance, et que je nomme moi-même mon Audace ! je ne suis ni un dieu pour prévoir l’issue d’un combat, ni un juge pour disposer selon mon caprice, et à l’abri de toute vengeance, du tronc et de la tête d’un criminel. Mais je sais assez bien manier l’épée, étant le premier disciple du premier maître de la première école d’escrime de notre royale Angleterre ; ledit maître n’étant rien moins que le très-noble et très-savant Vincentio Saviola, qui m’a appris la fermeté du pied, la vivacité de l’œil et la légèreté de la main ; qualités, ô ma très-rustique Audace, dont tu recueilleras le fruit aussitôt que nous aurons atteint le lieu destiné à notre combat. »

Ils étaient, en cet instant, parvenus dans la gorge du ravin où Halbert avait d’abord pensé s’arrêter ; mais lorsqu’il eut observé combien le terrain nivelé était étroit, il se dit qu’une extrême agilité pourrait seule remplacer son ignorance en escrime. Il ne trouva aucun lieu assez spacieux pour cela, jusqu’à ce qu’il eût atteint la fameuse fontaine. Sur ses bords et en face du grand rocher d’où elle jaillissait, était un amphithéâtre uni et couvert de gazon, qui paraissait étroit au milieu de l’immense hauteur des rocs escarpés qui l’entouraient de toutes parts, excepte du côté où coulait le ruisseau, mais assez large cependant pour le combat.

Lorsqu’ils furent parvenus dans cet endroit propice par sa position triste et solitaire à un combat à outrance, ils furent tous deux fort surpris de voir qu’au pied du roc était creusée une fosse d’une régularité singulière ; le gazon était placé sur l’un des côtés, et la terre jetée de l’autre en un tas. Une pioche et une bêche étaient déposées sur le bord de la fosse.

Sir Piercy Shafton lança sur Halbert Glendinning un regard où se peignait un sérieux qui ne lui était point habituel, et lui dit avec sévérité : » Est-ce une trahison ? jeune homme ; et aviez-vous dessein de m’attirer ici dans une emboscata, ou dans un guet-apens ?

— Non, de par le ciel ! répondit Halbert ; je n’ai parlé de notre projet à personne, et ne voudrais pas pour le trône d’Écosse avoir le moindre avantage contre un homme seul.

— Je te crois, mon Audace, » dit le chevalier, reprenant le ton affecté qui était chez lui une seconde nature ; « néanmoins cette fosse est taillée d’une manière curieuse, et c’est peut-être le chef-d’œuvre du faiseur du dernier lit de l’homme, ce qui veut dire le fossoyeur. C’est pourquoi remercions le hasard ou l’ami inconnu qui a ainsi pourvu l’un de nous des honneurs de la sépulture ; al " Ions, décidons vite qui sera assez heureux pour jouir dans cet endroit d’un sommeil paisible. »

Il dit et se dépouilla de son manteau et de son justaucorps, qu’il plia avec grand soin, et déposa sur une large pierre, tandis qu’Halbert Glendinning, non sans une certaine émotion, suivait son exemple. Le voisinage du séjour favori de la Dame Blanche lui inspira des soupçons concernant l’incident de la fosse. « C’est sans doute son ouvrage ! » se dit-il en lui-même : « l’esprit a prévu le fatal résultat du combat et a pourvu à ses suites. Je dois sortir de ce lieu homicide ou y demeurer à jamais ! »

Le pont était coupé derrière lui, et la chance de se tirer d’affaire honorablement sans être tué et sans tuer son adversaire, espoir qui soutient le cœur défaillant de beaucoup de duellistes, lui était désormais enlevée. Cependant, après avoir un peu réfléchi, l’horreur de sa situation lui rendit la fermeté et le courage en lui présentant la seule alternative de vaincre ou de mourir.

« Comme nous nous trouvons ici, dit sir Piercy Shafton, sans patrons ou témoins, vous ferez bien de passer vos mains sur ma poitrine et mes flancs ; j’en agirai de même à votre égard ; non pas que je suppose que vous vous serviez d’aucune armure cachée, mais pour suivre l’ancien et louable usage pratiqué en semblable occasion. »

Tandis que, pour satisfaire au caprice de son adversaire, Halbert Glendinning se conformait à cette cérémonie, sir Piercy Shafton ne manqua pas d’attirer son attention sur la qualité et la finesse de sa chemise qui était très-bien brodée. « Cette chemise, ô mon Audace ! dit-il, cette même chemise que je porte maintenant que je vais me battre avec un rustique Écossais tel que toi, je la portais quand mon sort envié me fit le chef du côté victorieux à cette merveilleuse partie de balle qui eut lieu entre Astrophel (notre incomparable Sidney) et le très-honorable et noble lord d’Oxford. Toutes les beautés de Félicia (c’est par ce nom que je distingue la cour bien-aimée d’Angleterre) étaient dans la galerie, agitant leurs mouchoirs à chaque tour de jeu, et encourageant les vainqueurs par leurs applaudissements. Après ce noble amusement, on nous donna un somptueux banquet, auquel il plut à la noble Uranie (l’incomparable comtesse de Pembroke) de me favoriser de son propre éventail pour rafraîchir mon visage animé de vives couleurs. Afin de reconnaître cette courtoisie, je m’écriai en imprimant à mes traits un sourire mélancolique : Ô très-divine Uranie ! reprenez ce trop fatal présent, qui n’est pas tel que le zéphir rafraîchissant, mais tel que le souffle embrasé du brûlant sirocco[158] qui donne une nouvelle ardeur à ce qui est déjà brûlant. À ces mots elle me regarda d’un air tant soit peu dédaigneux, dans lequel toutefois un courtisan plein d’expérience pouvait apercevoir une tendre approbation qui… »

Ici le chevalier fut interrompu par Halbert qui, après avoir écouté avec patience pendant quelques instants, s’aperçut que, loin de terminer ses discours, sir Piercy paraissait devenir de plus en plus prolixe dans ses réminiscences.

« Sir chevalier, dit le jeune homme, ceci n’a pas beaucoup de rapport avec notre affaire, et si vous n’avez rien à objecter, nous nous occuperons de ce qui nous amène ici. Vous auriez pu demeurer en Angleterre si vous vouliez perdre le temps en vaines paroles, car ici nous devons le passer à nous battre.

— Je vous demande pardon, très-rustique Audace, répondit sir Piercy ; vraiment, tout fuit de ma mémoire lorsque mon esprit se rappelle la divine cour de Félicia. Je suis de même qu’un saint ébloui lorsqu’il pense à une béatifique vision. Ah ! bienheureuse Féliciana ! délicate nourrice de la beauté ! demeure choisie par le sage, berceau de la noblesse, temple de la courtoisie, temple de la joyeuse chevalerie, ah ! cour céleste, ou plutôt céleste cour ! animée par les danses, bercée par l’harmonie, éveillée par les gais plaisirs et les bruyants tournois où s’étalent la soie et les riches tissus, et où les diamants et les pierreries étincellent sur le velours, sur le satin et sur le taffetas !

— L’aiguille, sir chevalier, l’aiguille, » s’écria Halbert Glendinning, qui, impatienté de l’interminable discours de sir Piercy, lui rappela le sujet de leur querelle, comme le meilleur moyen qui pût le forcer à se ressouvenir de ce qui les attirait dans ce lieu.

Et il pensa très-juste ; car sir Piercy Shafton ne l’entendit pas plus tôt prononcer ce mot, qu’il s’écria : « L’heure de ton trépas est sonnée ; prends ton épée ; via ![159] »

Les deux épées furent bientôt nues, et les adversaires commencèrent le combat. Halbert sentit à l’instant, comme il s’en était douté, que son savoir n’était pas comparable à celui de son adversaire. Sir Piercy Shafton, en se vantant d’être habile dans l’art de l’escrime, n’avait fait que prendre la part de mérite qui lui appartenait, et Glendinning vit bien que ce serait avec beaucoup de difficulté que sa vie et son honneur échapperaient à l’épée d’un homme qui savait ainsi la manier. Le chevalier anglais était passé maître dans tous les mystères du stoccafa, de l’imhrocata, du punto reverso, de l’incartata[160], et de tout ce que les maîtres d’armes italiens avaient introduit depuis peu dans leurs leçons. Mais Glendinning connaissait les principes de son art d’après l’usage des anciens Écossais, et il possédait les qualités essentielles, un caractère ferme et du sang-froid. D’abord voulant connaître la manière d’attaquer de son antagoniste, il se mit en défense, tenant le pied, l’œil et le corps dans un parfait accord, son épée courte et la pointe dirigée vers le visage de son adversaire, tellement que sir Piercy, ayant le dessein de commencer l’attaque, fut forcé de faire différentes passes et ne put mettre à profit son savoir à faire des feintes ; tandis qu’Halbert parait avec promptitude ces attaques soit en rompant, soit avec son épée. Les résultats furent qu’après deux ou trois essais vigoureux de la part de sir Piercy, qui furent parés et repoussés par l’adresse de son adversaire, il s’établit à son tour sur la défensive, craignant de donner trop d’avantage en répétant ses agressions. Mais Halbert Glendinning était trop prudent pour presser un adversaire dont la dextérité l’avait déjà plus d’une fois mis à deux doigts de sa perte, ce qu’il n’avait évité que par son coup-d’œil prompt et l’agilité de ses mouvements.

Lorsqu’ils eurent fait une feinte ou deux, ils suspendirent le combat, comme si la pointe de leurs épées l’eût ainsi voulu, et se regardèrent un moment l’un l’autre sans proférer une parole. Enfin Halbert Glendinning, qui ressentait peut-être en ce moment plus de crainte pour le sort de sa famille qu’avant d’avoir prouvé son courage et essayé la force de son adversaire, ne put s’empêcher de dire : « La cause de notre querelle, sir chevalier, est-elle assez grave pour qu’un de nos corps doive remplir cette fosse ? ou pouvons-nous sans déshonneur, nous étant mesurés, rengainer nos épées et nous quitter amis ?

— Vaillant et très-rustique Audace, dit le chevalier, vous ne pouviez interroger aucun homme qui fût plus capable que moi de répondre à votre question sur le code de l’honneur. Arrêtons-nous l’espace d’une venue, pour que je puisse vous donner mon avis là-dessus ; car il est certain que des hommes braves ne doivent pas courir à la mort comme des brutes ou de sauvages bêtes féroces, mais doivent se tuer l’un l’autre avec décence, fermeté et sang-froid. C’est pourquoi, si nous regardons tranquillement l’état où nous sommes, nous pourrons juger mieux si les trois Sœurs ont condamné l’un de nous à devenir aujourd’hui leur victime. Me comprends-tu ?

— J’ai entendu dire au père Eustache, » dit Halbert après s’être recueilli un moment, « qu’il y avait trois furies avec leur filet leurs ciseaux…

— Assez, assez ! » interrompit sir Piercy Shafton, qu’un nouvel accès de colère rendit écarlate ; « la trame de tes jours est filée ! »

À ces mots, il attaqua avec la plus grande animosité le jeune Écossais, qui n’eut que le temps de reprendre son attitude défensive. Mais l’horrible fureur de l’assaillant trompa son attente, comme il arrive souvent ; il poussa une botte désespérée que Halbert Glendinning évita, et avant que le chevalier fût redevenu maître de son épée, il riposta par une ferme stoccata, qui lui perça le corps d’outre en outre. Sir Piercy Shafton tomba baigné dans son sang.


CHAPITRE XXII.


mort de shafton.


Oui, la vie t’a quitté. Chaque pensée, chaque pétillante passion, chaque énergique affection, le sentiment du mal extérieur et du chagrin inférieur, ont abandonné à la fois ce pâle cadavre qui est devant moi ; et je suis cause que ce qui parlait, se mouvait, pensait, agissait, souffrait ainsi qu’un être vivant, n’est plus que la forme effrayante d’un peu d’argile ensanglantée, qui sera bientôt la vile pâture des vers.
Ancienne comédie.


Je crois qu’il est peu de duellistes heureux (si l’on peut donner le titre d’heureux à une supériorité si fatale) qui aient vu leur mortel ennemi à leurs pieds étendu sur la terre, sans désirer de racheter de leur propre sang le sang qu’ils venaient de répandre. Cette indifférence était encore plus loin du cœur de Halbert Glendinning, qui, n’étant pas habitué à la vue du sang humain, fut non seulement accablé de chagrin, mais frappé de terreur lorsqu’il vit sir Piercy Shafton gisant devant lui sur le gazon, et vomissant le sang comme s’il était chassé par une pompe aspirante. Il jeta son épée toute sanglante, et se hâta de s’agenouiller pour soutenir sa victime, essayant en même-temps, mais en vain, d’étancher le sang de sa blessure, qui semblait couler plus intérieurement qu’à l’extérieur.

L’infortuné chevalier parlait par intervalle, lorsque ses douleurs le lui permettaient ; et ses paroles, à peine intelligibles avaient encore l’empreinte de ce caractère affecté, mais non sans générosité.

« Très-rustique jeune homme, dit-il, ta fortune a été plus forte que la science de la chevalerie, et l’Audace a renversé la condescendance, de même que l’épervier a parfois poursuivi et vaincu le noble faucon. Fuis et sauve-toi ! Prends ma bourse, elle est dans la poche de mon haut-de-chausses de soie de couleur incarnat, et elle mérite d’être acceptée par un paysan. Aie soin que mes malles et mes habits soient envoyés au monastère de Sainte-Marie. » En cet instant sa voix s’affaiblit, et son esprit et sa mémoire semblèrent sur le point de l’abandonner. « Je donne, continua-t-il, mon justaucorps de velours, avec les culottes pareilles… pour… oh !… le bien de mon âme.

— Reprenez courage, sir chevalier, » dit Halbert, que la pitié et le remords avaient presque mis hors de lui ; « j’espère qu’avant peu vous serez bien portant. Oh ! que n’avons-nous un chirurgien !

— Y en eût-il vingt, ô très-généreuse Audace, ce qui serait un très-beau spectacle, je ne pourrais survivre ; ma vie est à son dernier période. Salue de ma part la rustique nymphe que j’appelais ma Discrétion. Ô Claridiania ! véritable impératrice de ce cœur saignant, qui maintenant éprouve la plus grande tristesse ! Place-moi tout de mon long sur la terre, très-rustique vainqueur, né pour éteindre la lumière brûlante de la très-heureuse cour de Féliciana. Ô saints et anges ! dames et chevaliers ! masques et théâtres ! gentilles devises ! joyaux et broderies ! amour, honneur et beauté !… » Tandis que, murmurant ces derniers mots, qui lui échappaient comme par mégarde, il se rappelait sans doute la gloire de la cour d’Angleterre, le galant sir Piercy Shafton raidit ses membres, poussa un profond soupir, ferma les yeux, et demeura sans mouvement.

Le vainqueur, dans son désespoir, s’arracha les cheveux en regardant la pâle figure de sa victime ; la vie, pensait-il, ne l’a pas entièrement abandonné : mais sans d’autre secours que le sien, il ne voyait pas comment il pourrait la lui conserver.

« Pourquoi, » s’écria-t-il dans son vain repentir, « pourquoi l’ai-je forcé à ce funeste combat ? Que Dieu n’a-t-il permis que j’endurasse les injures les plus offensantes, plutôt que d’être le sanglant instrument de cette action épouvantable ! Deux fois maudit cet endroit de fâcheux augure, que j’ai choisi pour le lieu du combat, quoique je susse qu’il est hanté par une sorcière ou par un démon ! Dans tout autre lieu que celui-ci, j’aurais pu avoir du secours, ou en élevant la voix pour en appeler, ou en courant pour en aller chercher. Mais ici, on ne peut guérir personne, et personne ne peut entendre mes cris, excepté le méchant esprit qui m’a conseillé cette horrible conduite. Ce n’est point son heure : quoi qu’il en soit, j’essaierai le charme, et s’il peut m’envoyer du secours, il le fera ou apprendra à quelle extrémité peut se porter un homme désespéré, même envers ceux de l’autre monde. »

Il ôta de son pied son soulier couvert de sang, et répéta la formule d’évocation que le lecteur connaît déjà ; mais il n’obtint aucune réponse, et ne vit aucune apparition. Le jeune homme, avec l’impatience que lui donnait son désespoir et la hardiesse téméraire qui était la base de son caractère, s’écria : « Fée, sorcière, démon, es-tu sourd lorsque je demande du secours, et prêt seulement lorsqu’il s’agit de vengeance ? Parais et réponds-moi, ou je comblerai la fontaine, j’arracherai ton buisson de houx, et laisserai ce lieu aussi désert et aussi dépouillé que je le suis de consolation et d’assistance. » Cette invocation pleine de fureur et de délire fut soudain interrompue par un son éloigné, ressemblant à un cri sortant de la gorge du ravin. « Grâces soient rendues à sainte Marie ! » dit le jeune homme se hâtant de remettre sa bottine, « j’entends la voix de quelque homme, qui pourra m’aider de ses conseils, et me prêter son secours dans cette affreuse extrémité. »

Halbert Glendinning, ayant remis sa bottine, poussa des cris par intervalle pour répondre à ceux qu’il avait entendus, et courut avec la vitesse d’un daim poursuivi, dans les sentiers pierreux, comme si le paradis eût été devant lui, l’enfer et les furies derrière, et comme si son éternelle misère ou son éternelle félicité eût dépendu de sa promptitude. Dans un espace de temps, qui eût été extrêmement court pour tout autre que pour un montagnard écossais, ému par un intérêt profond et passionné, le jeune homme atteignit l’entrée du ravin où le ruisseau, qui sortait de Corrie-nan-Shian, se déchargeait, et s’unissait aux eaux de la petite rivière de Glendearg.

Là, il s’arrêta et regarda de côté et d’autre dans la vallée, sans apercevoir une seule forme humaine ; le cœur lui manqua. Mais les sinuosités du vallon pouvaient empêcher qu’il ne découvrît la personne dont la voix s’était fait entendre ; cependant elle ne devait pas être éloignée, quoiqu’il ne pût la voir. Les branches d’un vieux chêne qui s’élevait, appuyé contre un rocher escarpé, offrirent à son esprit hardi un moyen d’arriver à ce lieu d’observation, quoique beaucoup d’hommes eussent tressailli à l’idée d’une semblable entreprise. S’élançant de terre, l’actif jeune homme saisit la branche la plus basse, grimpa dans l’arbre ; et en une minute il atteignit le haut du rocher d’où il put découvrir un homme descendant la vallée. Ce n’était point un berger, ce n’était point un chasseur, et cependant peu d’autres traversaient le désert, surtout en venant du nord ; car nos lecteurs doivent se ressouvenir que le ruisseau, sortait d’un vaste et dangereux marais qui suivait cette direction.

Mais Halbert Glendinning ne s’arrêta pas à considérer quel pouvait être le voyageur, ou le terme de sa route. C’était assez pour lui qu’il pût voir dans ce moment un être dont il pourrait recevoir des avis et du secours. Il descendit de la sommité du rocher, s’élançant sur les branches du chêne les plus avancées et qui s’agitaient dans le vague de l’air, parvint au pied de l’arbre dans une fente ou brèche du roc, et s’accrochant au rameau le plus voisin du sol, il se laissa glisser sur la terre, et telle était l’athlétique élasticité de ses nerfs pleins de jeunesse, qu’il tomba avec autant de légèreté et avec aussi peu de mal que le faucon qui s’abaisse en tournoyant.

Reprendre sa course avec la rapidité de l’éclair à travers la vallée fut pour lui l’affaire d’un moment ; et, comme il tournait successivement les angles des bords sinueux de la vallée sans rencontrer ce qu’il cherchait, il commençait à craindre que la figure qu’il avait vue à une certaine distance ne se fût évanouie dans l’air, et ne fût qu’une illusion enfantée par son imagination ou par les esprits dont on croyait cette vallée la demeure.

Mais, à sa grande joie, comme il tournait un sombre et immense rocher, il vit droit devant lui et à très-peu de distance une personne dont l’habit, quoiqu’il ne jetât qu’un coup d’œil, lui parut être celui d’un pèlerin.

C’était un vieillard avec une longue barbe, et qui portait sur sa tête un chapeau dont les larges bords étaient rabattus. Une tunique de serge noire, analogue au vêtement appelé communément manteau de hussard, lui couvrait les bras de sa partie supérieure, tandis que la partie inférieure descendait presque jusqu’à terre. Un bissac, une gourde, pendaient de son épaule, et pour compléter son équipage il tenait à la main un gros bâton ; sa marche était pesante comme celle d’une personne accablée par la fatigue d’un pénible voyage.

« Que la paix soit avec vous, bon père ! dit le jeune homme, Dieu et Notre-Dame vous ont envoyé pour me prêter votre assistance.

— Et en quoi, mon fils, une si frêle créature que moi peut-elle vous servir ? » répondit le vieillard étonné d’être accosté par un si beau jeune homme dont les traits étaient décomposés par l’anxiété, la figure enflammée par le mouvement qu’il venait de se donner, les mains et plusieurs parties de son vêtement tachées de sang.

« Un homme frappé mortellement est gisant dans la vallée, près d’ici. Venez avec moi, venez avec moi ! Vous n’êtes plus jeune, vous avez de l’expérience, vous jouissez au moins de tous vos sens, je suis presque abandonné des miens.

— Un homme blessé à mort est ici dans ce lieu désert ? s’écria l’étranger.

— Ne vous arrêtez pas à me questionner, mon père, répondit le jeune homme, mais venez promptement à son secours. Suivez-moi, suivez-moi, sans perdre un seul moment.

— Mais, mon fils, répliqua le vieillard, nous ne devons pas suivre si légèrement les guides qui se présentent d’une manière si inattendue au milieu d’un horrible désert. Avant de te suivre, je dois apprendre de toi ton nom, ton projet et la cause…

— Je n’ai pas le temps d’expliquer tout cela, dit Halbert ; je te dis seulement qu’il est question de la vie d’un homme et tu dois m’aider à le secourir ou je t’entraînerai de vive force !

— Tu n’auras pas besoin de cela, dit le voyageur ; si c’est vraiment comme tu l’annonces, je te suivrai de bon cœur d’autant plus que je ne suis pas tout à fait ignorant dans l’art de la médecine, et que je porte dans ma valise ce qui pourra être nécessaire à ton ami. Cependant marche plus lentement, je t’en prie, car déjà je suis harassé de fatigue. »

Avec l’impatience comprimée d’un superbe coursier forcé par son cavalier de marcher au pas sur le grand chemin, Halbert accompagna le voyageur, accablé d’une inquiétude qu’il s’efforçait de cacher afin de ne pas effrayer son compagnon qui évidemment craignait de se fier à lui. Lorsqu’ils furent parvenus au lieu où ils devaient se détourner de la large vallée pour entrer dans le Corrie, le voyageur fit une pause, comme s’il n’eût pas voulu quitter la grande route. « Jeune homme, dit-il, si tu as de mauvaises intentions contre ces cheveux gris, ta cruauté gagnera peu de chose, je n’ai point de vains trésors qui puissent tenter le voleur ou l’assassin.

— Et moi, dit le jeune homme, je ne suis ni l’un ni l’autre, et cependant, Dieu du ciel ! je puis être un homicide, à moins que votre aide ne vienne assez à temps pour sauver ce pauvre blessé.

— Est-ce vraiment ainsi ? dit le voyageur ; et les passions humaines troublent-elles le sein de la nature même dans sa plus profonde solitude ? Mais pourquoi m’étonnerais-je qu’où les ténèbres habitent, les œuvres ténébreuses pussent abonder ? On connaît l’arbre à son fruit. Guide-moi, malheureux jeune homme, je te suivrai ! »

Et avec une meilleure volonté qu’il n’en avait montré jusqu’alors, l’étranger fit tous ses efforts, et semblait oublier sa propre fatigue pour suivre le pas de son guide impatient.

Quelle fut la surprise d’Halbert Glendinning lorsqu’il fut arrivé dans l’endroit fatal, de ne pas trouver la moindre trace du corps de sir Piercy Shafton ? La place du combat était bien reconnaissable. Le manteau du chevalier avait disparu aussi bien que son cadavre, mais le justaucorps était là, et le gazon sur lequel le blessé avait été couché était teint de plusieurs sombres taches d’un sang cramoisi.

Comme il regardait autour de lui avec terreur et étonnement les yeux d’Halbert tombèrent sur la fosse qui avait été creusée pour la sépulture et qui, quelques instants auparavant semblait attendre pour une victime. Elle n’était plus ouverte et elle paraissait avoir reçu l’hôte attendu ; car la terre formait une espèce de monticule, et le gazon était replacé avec tout le soin que met en pareil cas un habile fossoyeur. Halbert demeura glacé d’effroi. Son esprit était sans cesse frappé de l’idée que la petite élévation de terre qu’il voyait devant lui renfermait un être qui tout récemment se mouvait et jouissait de la vie, et que sur une futile provocation il l’avait rendu aussi froid et aussi inanimé que le gazon qui le recouvrait. La main qui avait creusé la tombe avait complété son ouvrage : et quelle autre main pouvait-ce être que celle de l’être mystérieux et d’une nature douteuse que sa témérité avait évoqué, et qu’il avait presque identifié avec sa destinée ?

Comme il demeurait en silence, se tordant les mains, levant les yeux au ciel, et se repentant amèrement de sa hardiesse, il fut réveillé par la voix de l’étranger, qui avait conçu de nouveaux soupçons sur son guide en trouvant le lieu de la scène si différent de ce dont lui avait parlé Halbert en le conduisant. « Jeune homme, dit-il, as-tu accoutumé ta langue à la fausseté, pour retrancher seulement quelques jours de la vie d’un homme que la nature aurait bientôt rappelé dans son sein sans avoir besoin d’un crime de ta part pour hâter son départ ?

— Au nom du ciel !… au nom de Notre-Dame ! s’écria Halbert…

— Ne jure point ! » dit l’étranger l’interrompant, » ni par le ciel, parce qu’il est le trône de Dieu, ni par la terre, parce qu’elle est son marchepied, ni par les êtres qu’il a créés, parce qu’ils sont faits de poussière et d’argile ainsi que nous. Que ton oui soit oui, et que ton non soit non : dis-moi, en un mot, pourquoi et à quel dessein tu as forgé une telle histoire, afin d’écarter de sa route un voyageur fatigué.

— Comme je suis chrétien, dit Glendinning, je l’ai laissé ici blessé à mort, et maintenant je ne sais où il est, et je pense que la tombe que tu vois renferme ses dépouilles mortelles !

— Et qui est celui au sort duquel tu portes tant d’intérêt ? dit l’étranger ; comment se fait-il que cet homme blessé ait été enlevé et enterré dans ce lieu solitaire ?

— Son nom, » dit Halbert après un moment de silence, « est sir Piercy Shafton. Ici, en ce même lieu, je l’ai laissé baigné dans son sang ; et je ne sais pas plus que toi quelle puissance l’en a fait disparaître.

— Piercy Shafton ! s’écria l’étranger, sir Piercy Shafton de Wilverton, qu’on dit être parent du grand Piercy de Northumberland ? Si tu l’as tué et que tu retournes dans les dépendances de l’orgueilleux abbé, il livrera ton cou à la corde. Il est bien connu, ce Piercy Shafton, c’est le vil instrument dont se sont servis des hommes plus habiles ; c’était un cerveau brûlé, un champion du pape, employé comme un enfant perdu par des têtes d’une plus profonde politique, et dont la volonté était plus propre à nuire que sa valeur n’était bonne à combattre le danger. Viens avec moi, jeune homme, et évite les fâcheuses conséquences que cette action attirera sur toi. Guide-moi vers le château d’Avenel, et tu trouveras pour récompense protection et sûreté. »

Halbert s’arrêta de nouveau et recueillit à la hâte ses esprits. Il semblait que la vengeance avec laquelle l’abbé devait poursuivre le meurtrier de Shafton, son ami et en quelque sorte son hôte, devait être cruelle ; et cependant, parmi le grand nombre d’observations qu’il avait faites avant leur duel, il avait oublié de réfléchir à la conduite qu’il avait à tenir en cas que sir Piercy Shafton tombât sous ses coups. S’il retournait à Glendearg, il était persuadé que, sur toute sa famille et même sur Marie Avenel, il attirerait le ressentiment de l’abbé et de la communauté ; au lieu que s’il fuyait, il se pouvait qu’il fût seul regardé comme l’auteur de cette coupable action, et que l’indignation des moines ne vînt point fondre sur la tour paternelle. Halbert, se rappelant aussi l’amitié que témoignait tout le monastère aux habitants de la tour, et particulièrement l’affection du sous-prieur pour Édouard, s’imagina facilement que lorsqu’il serait éloigné de Glendearg, en avouant son crime à ce digne ecclésiastique, il pourrait assurer une puissante protection à sa famille. Ces pensées se présentèrent rapidement à son esprit, et sa fuite fut résolue. La société de l’étranger et sa sauvegarde offerte vinrent à l’appui de son dessein ; mais il ne savait comment concilier l’invitation que le vieillard lui faisait de le conduire au château d’Avenel avec les relations de Julien, qui se trouvait alors possesseur illégitime de ce domaine. « Bon père, dit-il, je crains que vous ne vous mépreniez sur l’homme chez lequel vous voulez me donner un refuge. Avenel reçut Piercy Shafton en Écosse, et son lieutenant Christie de Clint-Hill l’amena lui-même à Glendearg.

— Je suis instruit de tout cela, dit le vieillard. Cependant si tu veux te fier à moi, avec autant de confiance que j’en ai mis à ton égard, tu recevras de Julien Avenel un accueil favorable, ou du moins tu seras certain d’y être en sûreté.

— Mon père, répliqua Halbert, quoique je puisse mal concilier ce que tu dis avec ce que Julien Avenel a fait, cependant comme je ne mets que peu d’importance au salut d’une créature aussi indigne que je le suis, et comme tes paroles semblent celles de la vérité et de l’honneur, et enfin comme tu m’as suivi avec tant de sécurité, je te rendrai la pareille, et t’accompagnerai au château d’Avenel par une route que toi-même ne pourrais jamais découvrir. » Il se mit en marche, et le vieillard le suivit pendant

quelque temps sans proférer une parole.
CHAPITRE XXIII.


le vieillard.


C’est lorsque la blessure est engourdie par le froid que le guerrier sent la première douleur ; c’est lorsque la chaleur et la fièvre brûlante de l’âme sont éteintes que le pécheur sent l’aiguillon du remords.
Ancienne comédie.


Les remords qui déchiraient le cœur d’Halbert Glendinning en cette pénible occasion étaient plus violents qu’il n’appartenait à un temps et à un pays où la vie humaine était comptée pour rien. Sa douleur était encore loin sans doute de la douleur d’un esprit dirigé par de meilleurs principes de religion, et plus strictement soumis ans lois sociales ; mais cependant elle était profonde et vraie, et égalait, dans le cœur d’Halbert, même le regret d’abandonner Marie et la tour de ses aïeux.

Le vieux voyageur marcha près de lui pendant quelque temps en silence, puis il lui adressa ces mots : « Mon fils, on dit qu’il faut que le chagrin s’exhale en paroles ou qu’il tue. Pourquoi es-tu si abattu ? Conte-moi ta malheureuse histoire, et peut-être ma tête grise pourra-t-elle te donner de bons conseils qui seront utiles à ta jeunesse.

— Hélas ! dit Halbert Glendinning, pouvez-vous vous étonner de mon accablement ? Maintenant je fuis le toit paternel, ma mère, mes amis ; et le sang d’un homme qui ne m’a offensé que par de vaines paroles, que j’ai vengées d’une manière si affreuse, retombe à cette heure sur ma tête : je sens mon cœur qui me crie que je suis coupable ; il serait plus dur qu’un rocher s’il n’était douloureusement affecté à la seule pensée que j’ai tué un homme sans lui donner le temps de se confesser !

— Arrête, mon fils, dit le voyageur, que tu aies brisé l’image de Dieu dans la personne de ton prochain, que tu aies rendu la poussière à la poussière, dans un instant de colère ou d’orgueil, c’est sans doute un péché bien grand ; que tu aies rendu plus court l’espace de temps que Dieu lui avait accordé pour son repentir, cela le rend encore plus affreux ; mais pour tout ceci il y a un baume dans Galaad.

— Je ne vous entends pas, mon père, » dit Halbert, frappé du ton solennel que prenait son compagnon.

Le vieillard poursuivit : « Tu as tué ton ennemi, c’est une action horrible. Tu l’as tué peut-être plein de péchés, c’est un crime épouvantable. Agis cependant par mes conseils, et, si tu l’as envoyé dans le noir empire du démon, fais tes efforts pour empêcher qu’un autre sujet encore n’aille peupler ce royaume.

— Je vous comprends, mon père, dit Halbert ; vous voudriez que j’expiasse ma cruauté en rachetant moi-même l’âme de ma victime ; mais comment cela se pourrait-il ? Je n’ai point d’argent pour faire dire des messes : j’irais avec bien de la joie nu-pieds à la Terre-Sainte pour délivrer son esprit du purgatoire ; seulement…

— Mon fils, » dit le vieillard en l’interrompant, « le pécheur pour la rédemption duquel je te supplie de travailler n’est pas le mort, mais le vivant. C’est pour ton âme que je te conjure de prier, et non pour celle de ton ennemi, qui a déjà reçu sa condamnation d’un juge aussi miséricordieux que juste ; et si tu transformais en ducats ce rocher, et que chacun de ces ducats servît à acheter une messe, cela ne servirait de rien à cette âme qui a abandonné son corps : l’arbre doit mourir où il est tombé ; mais le rejeton qui porte en lui la vigueur et le suc de la vie, peut recevoir l’inclinaison qu’on se propose de lui faire prendre.

— Es-tu prêtre ? mon père, dit le jeune homme, ou qui t’a donné le droit de parler de si hautes matières ?

— Le maître de toutes choses, répondit le voyageur, qui m’a enrôlé sous sa bannière. »

Le savoir d’Halbert sur les matières religieuses n’avait pas plus d’extension que celle que lui avaient donnée le catéchisme de l’archevêque de Saint-André et la brochure ayant pour titre : la Foi de deux sous, qui, tous les deux, par l’adresse des moines de Sainte-Marie, étaient en circulation et fortement recommandés ; cependant, quoiqu’il fût un théologien très-ordinaire et très-superficiel, il commença à soupçonner qu’il était dans la compagnie d’un de ces évangéliseurs hérétiques, qui cherchaient alors à ébranler les fondements de l’ancienne religion de ses pères. Élevé, ainsi qu’on peut le présumer, dans une sainte horreur de ces formidables sectaires, les premiers sentiments du jeune homme furent ceux d’un loyal et fidèle disciple de l’Église. « Vieillard, dit-il, si tu étais capable de soutenir avec ton bras ce que ta langue a prononcé contre notre sainte mère l’Église, nous essaierions dans ce lieu même laquelle de nos deux croyances a le meilleur champion.

— Eh bien ! dit l’étranger, si tu es un fidèle soldat de Rome, tu n’effectueras pas ton projet, parce que tu as l’avantage de la jeunesse et la force de ton côté. Écoute-moi, mon fils : je t’ai montré comment tu pouvais faire ta paix avec le ciel, et tu as repoussé mon offre. Je veux maintenant t’indiquer comment tu pourras faire la paix avec les puissants de ce monde. Sépare cette tête grise de ce corps débile qui lui sert de soutien, porte-la devant le trône de l’orgueilleux abbé Boniface, et lorsque tu verras sa colères s’élever au plus haut point en lui annonçant le meurtre que tu as commis sur la personne de Piercy Shafton, mets à ses pieds la tête de Henry Warden, et tu seras loué, bien loin d’être puni. »

Halbert Glendinning recula d’étonnement. « Quoi ! vous êtes ce Henri Warden si fameux par son hérésie, et auquel la renommée a donné un si grand éclat que le nom de Knox est à peine prononcé par ceux de ta secte. Si tu es Warden, comment oses-tu approcher de l’abbaye de Sainte-Marie ?

— Je suis Henri Warden, rien n’est plus sûr, dit le vieillard, et très-peu digne d’être nommé à côté de Knox, mais cependant prêt à courir pour le service de mon maître tous les dangers auxquels il voudra m’appeler.

— Comprends-moi donc, dit Halbert ; je n’aurais pas le cœur de te tuer ; te faire prisonnier serait également rendre ma tête responsable de ton sang ; te laisser dans ces lieux déserts et sans guide ne serait guère mieux agir. Je te conduirai, ainsi que je te l’ai promis, au château d’Avenel, où tu seras en sûreté ; mais, tandis que nous marcherons, ne profère pas un mot contre les doctrines de la sainte Église, dont je ne suis pas digne, quoique je sois un de ses membres aussi zélé qu’ignorant. Mais lorsque tu seras arrivé, aie bien soin de ne pas commettre d’indiscrétion. Ta tête est mise à un bien haut prix, et Julien Avenel aime la vue des pièces d’or à la toque[161].

— Tu ne veux pas dire pourtant que, par un vil intérêt, il vendrait le sang de son hôte ?

— Non ; si tu arrives comme un étranger invité, et comptant sur sa bonne foi, quelque méchant que puisse être Julien, il n’oserait violer les droits de l’hospitalité ; car, quoique nous tenions peu aux autres liens, ceux-là sont respectés parmi nous jusqu’à l’idolâtrie, et ses plus proches parents penseraient qu’ils devraient eux-mêmes répandre son sang pour faire disparaître la tache dont une telle trahison souillerait leur nom et leurs descendants. Mais si tu y vas sans une permission de sa part et sans l’assurance de ta sûreté, je t’avoue que tu cours un grand risque.

— Je suis sous la garde de Dieu, répondit l’apôtre protestant ; c’est à sa demande que je traverse ces déserts au milieu des dangers de toutes les espèces. Tant que je serai utile au service de mon maître, ils ne pourront rien faire contre moi ; et lorsque, semblable au figuier stérile, je ne pourrai plus produire de fruits, que m’importera quand et par qui ma racine sera coupée ?

— Votre courage et votre dévotion, dit Glendinning, mériteraient de servir une plus digne cause.

— Il ne s’en peut trouver de plus digne, répondit Warden ; la mienne est la meilleure. »

Ils poursuivirent leur chemin en silence, Halbert Glendinning suivant avec soin les sinuosités de la route à travers les marais et les montagnes qui séparaient l’abbaye de la baronnie d’Avenel. Quelquefois il était obligé de s’arrêter pour aider son compagnon à passer les sombres lacunes des mouvantes fondrières nommées dans le dialecte écossais hags, dont la partie la plus desséchée du marais était remplie.

— Courage, vieillard ! » dit Halbert, s’apercevant que son compagnon était accablé de fatigue ; « nous parviendrons bientôt sur la terre ferme, et cependant, quoique ce gazon soit très-mobile, j’ai vu le joyeux fauconnier le traverser avec autant de légèreté que le daim quand il est en fuite devant les chiens.

— En vérité, mon fils, répondit Warden ; car je veux encore vous nommer ainsi, quoique vous ne m’appeliez plus votre père ; telle la jeunesse étourdie poursuit ses plaisirs sans prendre garde au bourbier ni au danger de la voie qu’elle parcourt.

— Je t’ai déjà dit, » répondit froidement Halbert Glendinning, « que je ne veux rien écouter de toi qui sente ta doctrine.

— Mais, mon fils, reprit Warden, ton père spirituel lui-même ne voudrait pas sûrement contester la vérité de ce que je viens de dire pour ton édification. »

Glendinning reprit fièrement : « J’ignore ce qu’il ferait ; mais je sais que c’est la coutume de votre confrérie d’amorcer votre hameçon avec de belles paroles, et de vous montrer des anges de lumière, pour étendre ensuite avec plus de facilité le royaume des ténèbres.

— Puisse Dieu, répliqua le prédicateur, pardonner à ceux qui ont ainsi méconnu ses serviteurs. Je ne t’offenserai pas, mon fils, en te pressant d’arguments hors de saison ; tu dis seulement ce que l’on t’a appris. Cependant je me flatte qu’un aussi bon jeune homme que toi sera sauvé comme un tison peut être tiré du brasier. »

Tandis qu’il parlait ainsi, ils atteignirent l’extrémité du marais ; leur chemin était tracé devant eux sur le penchant du coteau. La pelouse était verte, et semblait, dans l’éloignement, border de sa ligne étroite et verdoyante la sombre bruyère qu’elle coupait, quoique cette différence ne fût point aussi grande à l’époque de l’année où nos voyageurs y cheminaient. Le vieillard poursuivit sa marche avec une nouvelle facilité : et ne voulant pas éveiller de nouveau le zèle jaloux de son jeune compagnon touchant la foi romaine, il discourut sur d’autres sujets. Le ton de sa conversation était toujours grave, moral et instructif. Il avait fait de nombreux voyages et était très-versé dans les langues et les mœurs des autres pays, dont Halbert Glendinning désirait ardemment s’instruire, redoutant d’être forcé de quitter l’Écosse pour le crime qu’il avait commis. Peu à peu il fut plus attiré par les charmes de la conversation de l’étranger qu’il n’avait été repoussé par la crainte de son caractère dangereux d’hérétique, et Halbert le nomma « mon père » plus d’une fois avant que les tours du château d’Avenel vinssent frapper ses regards.

La position de cette ancienne forteresse était singulière ; elle était placée sur une petite île hérissée de rochers, dans un lac des montagnes, ou tarn, comme on appelle une semblable pièce d’eau dans le West-Moreland. Le lac pouvait avoir environ un mille de circonférence ; il était entouré de rochers d’une prodigieuse hauteur, arides et couverts de bruyères ; de vieux arbres et d’épaisses broussailles remplissaient les ravins qui séparaient ces rochers les uns des autres. Ce qui surprenait le plus en cet endroit c’était de trouver une pièce d’eau placée dans un lieu montueux et escarpé. Le paysage que l’on découvrait à l’entour pouvait être plutôt appelé sauvage que romantique ou sublime ; cependant son aspect n’était pas dépourvu de charmes. Par un soleil brûlant d’été, le clair azur du lac calme et profond rafraîchissait la vue et inspirait à l’âme un sentiment délicieux qui portait à la rêverie. En hiver, lorsque la neige couvre les montagnes, leur masse éblouissante semblait s’élever au-delà de sa hauteur accoutumée, tandis que le lac qui s’étendait au-dessous couvrait leur pied d’une nappe de glace, et paraissait comme la surface d’un vaste miroir brisé autour de l’île sombre et rocailleuse et des murs rembrunis du château dont elle était couronnée.

Comme le château occupait, ainsi que ses bâtiments principaux et ses murailles extérieures, tous les points saillants du roc qui lui servaient de fondation, il semblait entouré d’une ceinture d’eau comme le nid d’un cygne sauvage, excepté par un côté, où un chemin étroit réunissait l’île à la rive opposée ; mais il était plus vaste en apparence qu’il ne l’était en effet ; et des bâtiments qu’il contenait, plusieurs étaient tombés en ruine et devenus inhabitables. À l’époque de la splendeur de la famille d’Avenel, ils avaient été occupés par une garnison considérable de partisans et d’hommes dévoués ; mais ils étaient maintenant presque déserts ; et Julien Avenel aurait probablement établi sa demeure dans un lieu plus convenable à sa médiocre fortune, s’il n’eût considéré la grande sécurité que la situation du vieux château apportait à un homme dont la manière de vivre était si précaire et si périlleuse. Sous ce rapport, il n’était pas possible de mieux choisir, car on pouvait rendre le lieu presque inaccessible, selon la volonté de ses habitants. La distance la plus proche entre la rive et l’île n’était pas de plus de cent verges ; mais la chaussée qui les joignait était extrêmement étroite et entièrement divisée par deux tranchées, l’une à mi-chemin entre l’île et le rivage, et l’autre proche de la porte extérieure du château. Elles formaient un obstacle formidable et qui défiait toute entreprise hostile. Chacune de ses tranchées était défendue par un pont-levis, dont celui qui se trouvait le plus près du château était régulièrement levé, même pendant le jour ; tous les deux l’étaient pendant la nuit.

La situation de Julien Avenel, qui était engagé dans un grand nombre de querelles et d’entreprises obscures et mystérieuses, dont le foyer était incessamment allumé sur la frontière, demandait toutes ces précautions. En politique sa conduite ambiguë et douteuse avait augmenté ses périls ; car, comme il caressait l’un après l’autre les partis divisés dans le sein de l’État, et se rangeait à l’occasion du côté de celui qui servait le mieux ses projets, on pouvait dire de lui qu’il n’avait ni alliés ni protecteurs absolument dévoués, ni ennemis évidents. Sa vie n’était qu’un tissu d’aventures et de dangers ; et tandis que, pour servir ses intérêts particuliers, il avait recours à tous les détours qu’il pensait nécessaires pour parvenir à ses fins, souvent il courait trop vite après sa proie, et manquait ce dont il se serait rendu maître en observant une marche plus directe.


CHAPITRE XXIV.


visite au château d’avenel.


Je marcherai sur la pointe du pied ; j’armerai mon œil de prudence, mon cœur de courage, et ma main de mon épée, comme celui qui se hasarde dans l’antre d’un lion.
Ancienne comédie.


Lorsque, en sortant de la gorge du défilé qui aboutissait au bord du lac, les voyageurs aperçurent l’ancien château d’Avenel, le voyageur s’arrêta, et s’appuyant sur son bâton de pèlerin, regarda avec beaucoup d’attention la scène qui se déployait devant lui. Ainsi que nous l’avons déjà dit, plusieurs parties du château tombaient en ruines, et même à cette distance on s’en apercevait par le profil crevassé, irrégulier et rompu des murs et des tours ; dans d’autres parties il paraissait mieux conservé, et une colonne de fumée noirâtre qui sortait des cheminées du donjon, et déployait sa sombre bannière dans le ciel azuré, indiquait qu’il avait des habitants. Mais aucun champ, aucune prairie ne montrait sur les bords du lac cette attention prévoyante pour l’agrément et la subsistance, qui ordinairement se trouvent près du séjour des grands et même des barons d’un rang inférieur. Aucune chaumière avec sa pièce de terre, son petit clos et son jardin entouré d’une rangée de sombres sycomores ne frappait les yeux du voyageur ; on ne voyait dans la vallée ni une église avec son clocher rustique, ni sur les montagnes des troupeaux de moutons, ni des bestiaux dans la prairie ; rien enfin qui indiquât la moindre trace des arts, de la paix et de l’industrie, ne s’offrait à la vue dans ces lieux. Il était évident que les habitants, nombreux ou non, devaient être considérés comme faisant partie de la garnison du château, vivant dans ses remparts, et par des moyens qui n’étaient rien moins que pacifiques.

Probablement le vieillard était persuadé de cette vérité, car il se dit à lui-même en regardant le château : Lapis offensionis et petra scandali[162] ; et se tournant vers Halbert Glendinning, il ajouta : « Nous pouvons dire de ce fort ce que le roi Jacques a dit en parlant d’un autre château de cette province : » Celui qui l’éleva était un bandit au fond de l’âme. »

— Mais il n’en fut pas ainsi, répondit Glendinning ; ce château a été bâti par les anciens seigneurs d’Avenel, hommes qui étaient autant aimés en temps de paix que respectés en temps de guerre. Ils étaient les défenseurs des frontières contre l’étranger, et les protecteurs des habitants contre l’oppression domestique. L’usurpateur actuel de leur héritage ne leur ressemble pas plus que le hibou ne ressemble au faucon, quoique tous deux aient leur nid dans le même roc.

— Ce Julien Avenel a une bien petite place dans l’estime et dans l’amitié de ses voisins, dit Warden.

— Il en a si peu, répondit Halbert, qu’excepté ses soldats et les jacks avec lesquels il est associé et dont il peut disposer, je ne connais pas un homme qui voulût vivre auprès de lui. Il a été plus d’une fois proscrit en Angleterre et en Écosse, ses terres ont été confisquées et sa tête mise à prix. Mais dans ces temps de discorde, un homme aussi téméraire que Julien Avenel rencontre toujours quelques amis qui veulent bien le protéger contre les peines prononcées par la loi, à condition qu’il leur prêtera secrètement son aide.

— Vous me faites le portrait d’un homme bien dangereux, répliqua Warden.

— Vous pouvez en faire l’expérience, répliqua le jeune homme, si vous n’agissez pas avec plus de précaution, quoique peut-être il ait abandonné la communion de l’Église pour s’égarer dans le sentier de l’hérésie.

— Ce que votre aveuglement nomme le sentier de l’hérésie, répondit le réformateur, est le chemin droit et étroit dans lequel on marche sans se détourner vers les richesses et vers le gouffre des passions de ce monde. Plaise à Dieu que cet homme ne soit mu par nul autre esprit plus pernicieux que celui qui m’inspira, tout impuissant que je suis, le désir d’étendre le royaume du ciel ! Ce baron d’Avenel m’est personnellement inconnu ; il n’est pas de notre congrégation ni de notre conseil ; cependant je lui porte des recommandations pour ma sûreté, de la part des personnes qu’il doit craindre s’il ne les respecte pas ; et plein de cette assurance, je m’aventure à aller auprès de lui. Je suis maintenant suffisamment rafraîchi par cet instant de repos.

— Recevez donc un avis pour votre sûreté, dit Halbert, et croyez qu’il est fondé sur l’expérience du pays et de ses habitants : si vous pouvez trouver un asile plus sûr, n’allez pas au château d’Avenel ; si vous voulez risquer d’y aller, tâchez, s’il est possible, que Julien vous donne un sauf-conduit, faites-le jurer par la Croix-Noire, et surtout observez s’il mange à la même table que vous, ou s’il vous engage à boire, car s’il ne vous donne pas ces signes de bienveillance, ses arrière-pensées vous seront funestes.

— Hélas ! dit le prédicateur, je n’ai pas de meilleur refuge sur terre que ces terribles tours, et j’y vais me fiant à un aide, à une puissance qui n’est point de ce monde. Mais toi, bon jeune homme, tu n’as pas besoin de te hasarder dans cet autre terrible.

— Moi, répondit Halbert, je ne serai point en danger. Je suis connu de Clint-Hill, le chef des jacks de ce Julien Avenel ; et ce qui est encore une meilleure protection, c’est que je n’ai rien qui puisse provoquer la méchanceté ou l’avidité. »

Le pas d’un cheval qui galopait sur le bord du lac se fit entendre derrière eux, ils se retournèrent et virent un cavalier, dont la tête était couverte d’un casque de fer, et le bras armé d’une longue lance dont la pointe brillait aux rayons du soleil couchant ; il piqua son cheval vers eux.

Halbert Glendinning reconnut aussitôt Christie de Clint-Hill, et avertit son compagnon que c’était le lieutenant de Julien Avenel qui approchait.

« Ah ! jeune homme, dit Christie à Halbert, comme il venait au devant d’eux, tu as rempli mon espérance, je ne me suis pas trompé ; tu viens chercher du service auprès de mon noble maître, n’est-ce pas ? Tu trouveras en moi un bon et sincère ami ; et avant que la Saint-Barnabé arrive, tu connaîtras tous les détours entre Milburn-Plain et Nelherby, comme si tu étais né avec une jack de fer sur le dos et une lance dans la main. Quel vieux coquin as-tu là avec toi ? Il n’est pas de la communauté de Sainte-Marie, au moins il ne porte pas la marque de ce noir bétail.

— C’est un voyageur, dit Halbert, qui dit avoir affaire à Julien Avenel. Pour moi, j’ai en tête d’aller à Édimbourg pour voir la cour et la reine, et lorsque je reviendrai ici, nous parlerons de ta proposition. En attendant, comme tu m’as souvent invité à venir au château, je te prie de m’accorder l’hospitalité pendant cette nuit et pour moi et pour mon compagnon.

— Pour toi, sois le bienvenu, mon jeune camarade ; mais nous ne recevons point de pèlerins, ni rien qui leur ressemble.

— Permets-moi de te dire, interrompit Warden, que j’ai pour ton maître des lettres de recommandation d’un ami dévoué à qui il rendrait volontiers un plus grand service que celui de m’accorder une protection de peu de durée. Je ne suis point pèlerin, je dédaigne ce nom aussi bien que toutes les pratiques superstitieuses. »

Il offrit ses lettres au cavalier, qui secoua la tête.

« Ceci, dit-il, est bon pour mon maître, et ce sera fort bien s’il peut les lire lui-même ; pour moi mon épée et ma lance sont mes livres et mon psautier, et je n’ai point changé depuis l’âge de douze ans. Mais je vous mènerai au château, et le baron d’Avenel verra ce qu’il devra faire touchant votre message. »

Durant ce temps ils avaient gagné la chaussée sur laquelle Christie s’avançait au trot : il fit connaître sa présence aux gardes de l’intérieur par un coup de sifflet aigu et tout particulier. À ce signal le dernier pont-levis fut baissé, le cavalier le traversa, et disparut sous le sombre portique qui était devant lui.

Glendinning et son compagnon s’avancèrent plus lentement le long de la chaussée rocailleuse, et s’arrêtèrent enfin sous la même porte, sur laquelle étaient sculptées les armes de la famille d’Avenel en pierre d’un rouge foncé. Elles représentaient une espèce de fantôme voilé qui occupait tout le champ[163]. On ignore la cause qui leur fit choisir une si singulière devise ; mais on croyait généralement que cette figure était celle de l’être connu sous le nom de la Dame Blanche d’Avenel. La vue de cet écusson, qui avait éprouvé le ravage des années, réveilla dans l’esprit d’Halbert la pensée de l’étrange circonstance qui avait uni son sort à celui de Marie Avenel, et l’avait soumis lui-même au pouvoir d’un être surnaturel qui était attaché à cette antique maison. Il avait déjà vu cette image sur le cachet de Walter Avenel, qui, avec d’autres bijoux, avait été sauvé du pillage et apporté à Glendearg lorsque la mère de Marie fut forcée de fuir de sa demeure.

« Vous soupirez, mon fils, » dit le vieillard observant le changement qui se peignait sur la figure de son jeune compagnon ; mais se méprenant sur la cause, il ajouta : « Si vous craignez d’entrer, il est encore temps de retourner sur vos pas.

— Non, cela ne se peut plus, » dit Christie de Clint-Hill, qui sortait au même instant de la porte latérale de la voûte. « Regardez, et choisissez : voulez-vous traverser l’eau comme un canard sauvage, ou voler dans les airs comme un pluvier ? »

Ils regardèrent, et virent que le pont-levis qu’ils venaient de passer était levé : se tenant comme une muraille entre le soleil couchant et le portail du château, il rembrunissait l’obscurité de la voûte sous laquelle ils se trouvaient. Christie se mit à rire et les pria de le suivre, disant à voix basse à l’oreille d’Halbert, comme s’il voulait l’encourager : « Réponds hardiment et sans hésiter à tout ce que te demandera le baron, ne t’arrête jamais pour chercher tes mots, et surtout ne lui laisse apercevoir aucune crainte. On peint le diable plus noir qu’il n’est. »

Tout en parlant ainsi il les introduisit dans une vaste salle pavée de larges pierres, à l’extrémité de laquelle brillait un grand feu de bois. Une longue table de chêne, qui, selon la coutume, occupait le milieu de l’appartement, était couverte des préparatifs grossiers du repas destiné au baron et aux gens principaux de sa maison ; cinq ou six de ces hommes à l’air farouche et à la taille athlétique se promenaient en long et en large à l’autre bout de cette salle, qui résonnait du bruit que faisaient leurs grandes bottes et leurs épées traînant sur le carreau. Des cottes de mailles ou de buffle formaient la plus grande partie de leur habillement, et des casques, de fer, ou des chapeaux à larges bords, rabattus avec des plumes retombant par derrière à la façon espagnole, étaient leur parure.

Le baron d’Avenel avait une de ces hautes et martiales statures que Salvator Rosa se plaît à représenter. Il avait un manteau qui jadis avait été magnifiquement brodé, mais qui, porté depuis longtemps et toujours exposé aux injures de l’air, avait perdu l’éclat de sa couleur. Ce manteau, jeté négligemment sur sa haute taille, couvrait en partie un doublet de buffle, et laissait parfois apercevoir une chemise de mailles de fer, nommé secret, dont il se revêtait au lieu d’une armure plus ostensible pour se mettre en garde contre toute tentative d’assassinat. Une ceinture de cuir soutenait, d’un côté, une large et pesante épée, et de l’autre, le beau poignard qui avait appartenu à sir Piercy Shafton, et dont les ornements et la dorure étaient déjà fort effacés soit par le rude usage qu’on en avait fait, soit par le peu de soin qu’on en avait pris.

Malgré la rudesse de son aspect, les manières et le maintien de Julien Avenel avaient plus de dignité que ceux des gens qui l’entouraient. Il pouvait avoir cinquante ans et même davantage, car ses cheveux noirs étaient entremêlés de cheveux gris ; mais son âge n’avait éteint ni le feu de son œil ni l’impétuosité de son caractère. Son visage avait été beau, car la beauté était un des attributs de sa famille ; mais ses traits étaient altérés par la fatigue, par le hâle, et l’habitude des passions violentes avait durci l’expression de ses traits.

Il semblait plongé dans un abîme de sombres réflexions, et à une certaine distance de ses subordonnés, il arpentait à grands pas le haut de la salle, s’arrêtait de temps à autre pour prodiguer ses caresses et donner quelque nourriture à un faucon femelle qu’il tenait au poing, attaché avec ses jesses ou courroies. Cet oiseau ne paraissait pas insensible à de telles attentions, car il y répondait en agitant ses plumes et en becquetant avec complaisance la main de son maître. Alors, par intervalle, le baron souriait, mais c’était pour retomber un instant après dans la rêverie la plus noire. Il ne daignait pas même jeter les yeux sur un objet que tout autre homme n’eût pu s’empêcher d’honorer d’un regard d’admiration.

C’était une femme d’une beauté remarquable, moins richement qu’élégamment vêtue, assise sur un siège bas près de la vaste cheminée. La chaîne, les bracelets d’or dont son col et ses bras étaient ornés, sa robe verte et brillante qui s’étendait sur le plancher, sa ceinture brodée en argent où s’accrochait une chaîne de même métal qui laissait pendre un trousseau de clefs, l’orgueil et l’ornement d’une maîtresse de maison, son couvre-chef de soie jaune (en écossais curch), posé avec grâce sur sa tête, et qui ne faisait que cacher une partie des boucles noires de son abondante chevelure ; tout, jusqu’à la circonstance si délicatement exprimée dans la vieille ballade : « que la ceinture était trop courte, et que la robe n’était plus assez large ; » tout enfin annonçait en elle l’épouse du baron. Mais le modeste siège sur lequel elle était assise, l’expression de profonde mélancolie peinte sur son visage, et qui se changeait en un timide sourire chaque fois que la moindre espérance lui était offerte de rencontrer un regard de Julien Avenel ; un œil abattu par la douleur, cette larme prête à s’en échapper qui succédait à son sourire contraint lorsqu’elle se voyait entièrement dédaignée ; ce n’étaient point là les attributs d’une épouse, ou bien c’était une épouse dans l’abandon.

Julien Avenel, comme nous l’avons déjà dit, continuait à se promener à grands pas dans la salle, sans laisser tomber sur elle un de ces regards muets que la tendresse ou la courtoisie donne aux femmes. Il paraissait totalement ignorer sa présence et celle de ses gens, et il ne sortait de sa sombre rêverie que lorsqu’il donnait ses soins à son faucon. La dame cependant semblait attendre et guetter le moment d’adresser la parole au baron, et chercher quelque chose d’énigmatique dans les expressions dont il faisait usage en parlant à l’oiseau.

Nos deux voyageurs eurent tout le temps de faire ces remarques ; car ils ne furent pas plus tôt entrés dans l’appartement que leur introducteur Christie de Clint-Hill, après avoir échangé un coup d’œil significatif d’un bout de la salle à l’autre avec les gardes et les vassaux, fit signe à Halbert Glendinning et à son compagnon de se tenir debout et silencieux près de la porte, tandis que lui s’avança jusqu’à la table et se plaça dans une situation propre à attirer les regards du baron, quand celui-ci serait disposé à jeter les yeux autour de lui, n’osant pas prendre sur lui de troubler son maître dans sa rêverie. L’œil de cet homme, naturellement hardi et effronté, n’était plus le même en présence de son maître ; il ressemblait à l’œil morne et abaissé d’un dogue mutin que son maître rebute, ou qu’un autre chien de son espèce, supérieur en force, oblige à se soumettre.

Malgré sa singulière position, et malgré les sensations pénibles qu’elle faisait naître en lui, Halbert ne put se défendre d’un sentiment d’intérêt, d’un mouvement de curiosité envers la dame si peu regardée et si négligée, qui était assise près de la cheminée ; il remarquait avec quelle timide et quelle tendre sollicitude elle était aux aguets des moindres mots que Julien laissait échapper quand il parlait à l’oiseau, et l’expression de ses regards qu’elle levait à peine sur le baron, toute prête à les détourner si elle pensait seulement qu’il s’en aperçût.

Durant ce temps, Julien Avenel jouait par intervalle avec son favori emplumé, tantôt lui donnant, tantôt lui retirant les morceaux dont il le nourrissait, prenant plaisir à tromper et à satisfaire tour à tour l’avidité de son faucon. « Eh quoi, encore, vilain oiseau ! tu n’en aurais jamais de trop ; qu’on te donne un morceau, tu veux tout avoir. Oui, fais la coquette avec tes plumes, rengorge-toi ; penses-tu que je ne te connaisse pas ? crois-tu que je ne voie pas que tous ces gonflements de plumes, tous ces battements d’ailes ne sont point pour ton maître, mais bien pour essayer si tu tireras quelque chose de lui, gourmande que tu es. Bien, c’est cela ; allons, prends encore. Es-tu contente ? Petit cadeau va loin avec toi et avec tout ton sexe. »

Il cessa de regarder le faucon et se mit de nouveau à arpenter la salle ; puis prenant sur un plateau un second morceau de la viande découpée pour cet usage, il se remit à tenter et agacer l’oiseau en le lui présentant et le retirant aussitôt ; il réveilla ainsi le naturel carnassier et sauvage de son hôte emplumé. « Ah, ah ! tu fais la méchante, tu te débats, tu me donnes des coups de bec, tu as recours à tes serres[164]. Là, là tu voudrais prendre ta volée, sans doute ? mais la courroie est passée dans tes pattes, petite mutine ? tu ne peux remuer ni voler sans que je le veuille ; cessez ce jeu, petite folle, ou l’un de ces jours je vous tordrai le cou. Allons, prends cela, régale-toi : holà, Jenkin ! » Un homme de sa suite se présenta. « Tenez, prenez-moi cette petite méchante, et portez-la au perchoir ; j’en suis las. Prenez garde à son vol ; ayez bien soin de la baigner ; demain nous verrons comme elle volera. Comment, Christie, sitôt de retour ? »

Christie s’avança vers son maître, et lui rendit un compte exact de son voyage, de la même manière qu’un officier de police fait son rapport au magistrat, autant par des signes que par la voix.

— Noble sir, dit ce digne satellite, ce laird de… » Il ne nomma pas le lieu, mais étendit l’index dans la direction du sud-ouest, « ne pourra vous accompagner le jour qu’il avait fixé, parce que le lord commandant l’a menacé de… »

Ici encore une pause que l’orateur rendit assez compréhensible, en serrant son cou avec les doigts de la main gauche, et en le penchant un peu de côté.

« Le lâche ! le misérable ! s’écria Julien : par le ciel ! le monde entier est tombé au dernier degré d’avilissement ; il n’y a plus sur terre un seul homme de cœur ; vous ne vous arrêteriez ni jour ni nuit, que vous ne verriez pas sur votre chemin un seul panache flotter, un seul cheval caracoler. L’ardeur guerrière de nos ancêtres est éteinte au fond de nos âmes, les brutes même sont dégénérées ; le bétail que nous enlevons au risque de notre vie, est entièrement corrompu ; nos faucons ne sont plus que des riflers[165] ; nos chiens de chasse ne sont plus que des tournebroches et des roquets ; nos hommes sont des femmes, et nos femmes sont… »

Pour la première fois il porta les yeux sur la dame, et s’arrêta court au milieu de sa phrase ; mais le regard de mépris qu’il laissa tomber sur elle sut bien remplir cette lacune, et sembla dire : « Nos femmes sont comme celle-ci. »

Quoiqu’il en soit, il ne finit pas la phrase, et la dame si désireuse d’attirer son attention de quelque manière que ce fût, se leva et vint au-devant de lui, mais avec une crainte qu’une gaieté affectée déguisait mal. « Eh bien, quoi, nos femmes ? Julien, que vouliez-vous dire des femmes ?

— Rien, répondit Julien Avenel, rien du tout, si ce n’est qu’elles sont comme toi, Catherine, des créatures à cœur tendre. » La dame devint toute rouge, et retourna vers son siège. « Et quels sont ces étrangers que tu as amenés avec toi, Christie, et qui se tiennent là-bas comme des statues de pierre ?

— Le plus grand, dit Christie, est, si vous voulez le permettre, un jeune homme appelé Halbert Glendinning, le fils aîné de la vieille de Glendearg.

— Quelle affaire le conduit ici ? dit le baron : apporte-t-il un message de Marie Avenel ?

— Je ne le pense pas, dit Christie ; ce jeune homme court le pays. La vie errante a toujours été de son goût, car je le connais depuis l’âge où il n’était pas plus haut que mon épée.

— A-t-il quelques talents, dit le baron ?

— Il en a de toutes sortes, répondit son compagnon : il peut abattre un daim, chasser un chevreuil, diriger l’essor d’un faucon, conduire une meute de chiens ; du plus loin possible il atteint un but de la largeur d’un cheveu ; il manie une lance et une épée presque aussi bien que moi-même ; il monte un cheval avec autant de hardiesse que de grâce. Je ne pense pas qu’il lui faille rien de plus pour en faire un brave compagnon.

— Et quel est ce vieil avare qui se tient près de lui ? reprit le baron.

— Quelque vieux prêtre, j’imagine ; il dit être chargé de lettres pour vous.

— Dis-leur d’approcher, » reprit le baron. À peine se furent-ils avancés que, frappé de la beauté et de la taille athlétique d’Halbert Glendinning, il lui parla ainsi : « On m’a dit, jeune gaillard, que vous courez le monde pour chercher fortune ; si vous voulez entrer au service de Julien Avenel vous la trouverez sans aller plus loin.

— Comme il vous plaira[166], répliqua Glendinning ; mais j’ai quelques motifs pour quitter ce pays, et je pars pour Édimbourg.

— Qu’est-ce à dire ? Je suis sûr que tu as tué quelque daim appartenant au roi, ou éclairci les prairies de Sainte-Marie d’une petite portion de leurs bestiaux, ou encore que tu as fait au clair de lune un saut par-dessus la frontière.

— Non, monsieur, répliqua Halbert, mon cas est tout à fait différent.

— Alors je parie que, dans une querelle à l’occasion d’une belle, tu auras transpercé quelque rustaud ; tu es un luron à ne pas rester en arrière pour venger une aussi juste cause. »

Indigné jusqu’au fond de l’âme de ce ton et de ces manières, Halbert Glendinning garda le silence pendant qu’une pensée agitait son cœur : il songeait à ce qu’eût dit Julien Avenel, s’il eût seulement su que la querelle dont il parlait avec tant de légèreté avait eu pour motif la fille de son propre frère.

« Mais quelles que soient les raisons qui te forcent à prendre la fuite, » dit Julien continuant de parler, « peux-tu penser que la loi et ses émissaires te poursuivent jusque dans cet asile, et portent la main sur toi, quand tu es sous les étendards d’Avenel ? contemple la profondeur de ce lac, l’épaisseur et la force de ces murailles, la longueur de cette chaussée, regarde les hommes qui m’entourent, et juge s’il en est un seul qui te paraisse capable de laisser porter la main sur un de leurs compagnons. Crois-tu que moi-même, leur chef et leur maître, j’abandonne jamais un fidèle serviteur, que sa cause soit bonne ou mauvaise. Je te réponds que dès le moment où tu porteras mes couleurs sur ta toque, la justice fera avec toi une trêve d’une éternelle durée ; et tu pourras passer sous le nez du commandant, comme devant une vieille femme du marché, et jamais aucun des roquets qui l’accompagnent n’osera aboyer après toi.

— Je vous remercie de vos offres, noble sir, répliqua Halbert, mais je dois vous assurer une fois pour toutes que je ne puis les accepter, les circonstances m’appellent autre part.

— Tu es pour ton malheur un fou bien entêté, » dit Julien en lui tournant le dos ; et, faisant signe à Christie d’approcher, il lui souffla à l’oreille : « Ce jeune drôle promet, Christie ; nous avons besoin d’hommes ainsi bâtis et nerveux comme celui-là. Tous ceux que tu m’as amenés dernièrement sont le rebut du genre humain, misérables, dignes à peine de la flèche qui les tue : ce jeune homme est membré comme saint-George. Ne lui épargne ni le vin, ni la bonne chère. Que nos belles, comme les araignées, tendent leurs toiles flottantes autour de lui : tu me comprends. » Christie répondit par un signe expressif d’intelligence, et se retira respectueusement à une certaine distance de son maître.

« Et toi, bon homme, cours-tu le monde pour faire fortune ? » dit le baron se tournant vois le vieux voyageur ; il me paraît que tu ne l’as pas encore rencontrée sur ton chemin ?

— Comme il vous plaira, répliqua Warden ; peut-être serais-je plus à plaindre que je ne le suis à cette heure, si j’avais en effet rencontré cette fortune que, comme tant d’autres, j’ai cherchée dans mes jeunes ans.

— Ah ! mon ami, veuille bien me comprendre, dit le baron : si tu es satisfait de la robe de serge et de ton long bâton, je suis également content de te voir, selon tes désirs, livré à la pauvreté et au mépris ; en cela, je ne suis animé que par l’intérêt que je porte à ta santé et au salut de ton âme. Tout ce que je désire savoir de toi, c’est le motif qui t’amène dans mon château, où viennent nicher peu de corbeaux de ton espèce. Tu es, je pense, quelque moine, rebut d’un couvent supprimé, expiant dans ses vieux jours la paresse luxurieuse de sa jeunesse. Ou peut-être es-tu quelque pèlerin portant dans ta besace le paquet des contes de Saint-Jean de Compostelle, ou de Notre-Dame de Lorette ; ou bien peut-être encore quelque marchand d’indulgences, vendant les reliques de Rome, remettant les péchés à un sou la douzaine avec un par-dessus le marché. Oui, oui, je devine pourquoi je te trouve dans la société de ce jeune homme ; c’est, à n’en pas douter, parce que ses vigoureuses épaules endossent les courroies de la besace, et allègent les tiennes courbées sous la paresse et les ans. Mais par la messe ! je déjouerai ton artifice ; oui, j’en jure par le soleil et la lune, je ne souffrirai pas qu’un si honnête jeune homme soit assez dupe de courir le pays avec un vieux coquin, comme le firent Simmie et son frère[167]. « Allons, hors d’ici ! » ajouta-t-il, se relevant avec fureur, et parlant avec tant de précipitation qu’il ne laissait point jour à la moindre réponse, déterminé sans doute à terrifier et à faire fuir ainsi son vieil hôte ; « encore une fois hors d’ici, toi, ton habit rapetassé, ta valise et tes coquilles, ou par le nom des Avenel, je lâche ma meute sur toi. »

Warden attendit avec la plus grande patience que Julien Avenel, étonné que les menaces et la violence de cette apostrophe ne fissent aucune impression, s’arrêtât comme frappé de stupeur, et dît d’un ton moins impérieux : « Pourquoi, malencontreux personnage, ne me réponds-tu pas ?

— Quand vous aurez achevé de parler, dit Warden avec la même tranquillité, j’aurai le temps de vous répondre.

— Au nom du diable ! réponds, vieux ladre : mais fais attention, ne va pas mendier ici ; quand ce ne serait que des pelures de fromage, le rebut des rats, fut-ce un morceau qu’auraient refusé mes chiens, fût-ce une pincée de farine, fût-ce la dix-neuvième partie d’un groat[168], je ne le donnerais pas à un chien de ta robe.

— Il se pourrait, répondit Warden, que vous en voulussiez moins à mon habit si vous saviez qui il couvre. Je ne suis ni moine ni mendiant ; et je serais charmé d’entendre de votre bouche votre propre témoignage contre ces vils trafiquants de l’Église de Dieu, contre ces usurpateurs de tous droits sur le bercail de la chrétienté, si cependant cela était permis à la charité évangélique.

— Eh bien ; vieux, qui ou quoi es-tu ? réponds ; tu viens sur nos frontières, et tu n’es ni gueux, ni moine, ni soldat ?

— Je suis un humble interprète de la sainte parole de Dieu ; cette lettre d’un haut personnage vous expliquera pourquoi je suis ici en ce moment. »

Il remit la lettre au baron, qui en considéra le cachet avec surprise, et parut de plus en plus étonné à mesure que ses regards la parcouraient ; les reportant ensuite sur l’étranger et le regardant fixement, il lui dit d’un ton menaçant : « Je pense bien que tu n’oses ni me trahir, ni te jouer de moi ?

— Un homme tel que moi ne trompe pas un autre homme. »

Julien Avenel, la lettre en main, s’en alla dans l’embrasure d’une croisée pour la lire, ou du moins tenter de la lire, levant parfois les yeux sur l’étranger dont il la tenait, comme pour tâcher d’en saisir le contenu sur le front du messager lui-même. Enfin, Julien appela la dame. « Catherine, dit-il, allons, dérange-toi un peu, et va me chercher tout de suite la lettre que dernièrement je t’ai recommandé de serrer dans ta cassette, ne connaissant pas chez moi d’endroit plus sûr. »

Catherine obéit avec la promptitude d’une personne qui se plaît à rendre service ; et comme elle marchait, cet état, qui demande une robe plus large et une ceinture plus longue, et qui doit entourer une femme d’un redoublement de prévenances et de soins, était plus visible qu’auparavant. Elle revint aussitôt avec la lettre que Julien prit d’un air froid en disant : « Merci, la belle ; c’est bien, tu es un secrétaire soigneux. »

Il lut et relut encore ce second papier, et en lisant il attachait toujours de temps en temps un regard curieux et observateur sur Henri Warden. Quoique le prédicateur se trouvât dans un lieu dangereux et en face d’un homme redouté, il supporta cet examen prolongé avec la contenance la plus ferme et la plus calme, se tenant sous l’œil d’aigle ou plutôt de vautour du baron, comme devant un pacifique paysan. Enfin, Julien Avenel plia les deux papiers et les mit dans la poche de son manteau ; son front devint moins sombre, et il s’avança vers sa compagne : « Catherine, dit-il, j’étais injuste envers ce bon homme, lorsque je le prenais pour un des émissaires du pape. C’est un prédicateur, Catherine, un prédicateur de la… de la nouvelle doctrine des seigneurs de la congrégation.

— La doctrine des saintes Écritures, reprit Henri Warden, purifiée de tout faux alliage de la part des hommes.

— Que dis-tu ? demanda Julien Avenel ; c’est bien, c’est bien, appelle-la comme il le plaît ; ce qui m’arrange, c’est qu’elle donne la chasse à tous ces sots rêves de saints, d’anges, de démons, et qu’elle désarçonne toute cette cohue de moines qui depuis si long-temps était à cheval sur nous, et nous déchirait si horriblement les côtes de leurs éperons. Plus de messes, plus de frais, plus de dons pour les morts, plus de dîmes, plus d’offrandes, de tributs levés sur le pauvre peuple, plus de prières ni de psaumes, qui ne font des hommes que des lâches, plus de baptêmes, plus de pénitences, plus de confessions et surtout plus de mariages.

— Comme il vous plaira, dit Henri Warden ; c’est contre les doctrines de l’Église, corrompues par les hommes, mais non contre ses doctrines fondamentales, que nous nous sommes élevés. Nous voulons épurer ses dogmes, mais non les abolir.

— Fais silence, je t’en prie, mon vieux ; nous qui sommes des laïques, nous nous embarrassons fort peu de ce que vous édifiez, pourvu que vous renversiez ce qui est sur notre chemin. C’est là ce qui nous convient, nous autres habitants des frontières ; car c’est notre profession de mettre le monde sens dessus dessous, et nous ne sommes jamais plus heureux que quand le plus bas devient le plus haut. »

Warden voulait répliquer, mais le baron ne lui en donna pas le temps ; frappant la table du manche de son poignard, il se mit à crier : « Holà ! coquins, apportez vite le souper ; ne vous apercevez-vous pas que ce saint homme tombe de besoin ? Ignorez-vous que prêtre ou prédicateur n’a jamais fait moins de ses cinq repas par jour ?

Aussitôt les serviteurs se hâtèrent à l’envi, et servirent à l’instant plusieurs vastes plats chargés d’énormes pièces de bœuf bouilli ou rôti, mais sans nul autre apprêt, sans légumes et presque sans pain, si ce n’est quelques gâteaux d’avoine dans des corbeilles placées à l’extrémité de la table. Julien Avenel en fit des excuses à Warden.

« Vous nous avez été recommandé, monsieur le prédicateur, puisque c’est votre qualité, par un personnage que nous honorons hautement.

— Je suis assuré, dit Warden, que le très-noble lord…

— Silence ! dit Avenel ; à quoi bon désigner les personnes par leur nom, si nous nous comprenons l’un et l’autre. Je vous dirai seulement que ce personnage nous a prié de veiller à votre sûreté, de vous donner autant d’agrément que possible. Pour ce qui est de votre sûreté, il vous suffit de regarder ces murailles et l’eau qui les entoure. Quant à l’agrément, nous n’avons point de blé chez nous, et il nous est moins facile d’amener ici les sacs de farine du Sud que les bœufs, les premiers n’ayant point de jambes pour marcher. Mais, quoiqu’il en soit, vous aurez à votre service un broc de vin et du meilleur, et vous serez assis entre Catherine et moi, au haut bout de la table. Pour toi, Christie, charge-toi de notre jeune gaillard, et veille à ce qu’on nous apporte du vin et du bon. »

Le baron, selon sa coutume, se plaça au haut bout de la table ; Catherine s’assit auprès de lui ; entre eux deux était un siège, place d’honneur réservée à leur respectable hôte. Mais malgré la fatigue et la faim auxquelles il était près de succomber, Henri Warden

resta toujours debout.
CHAPITRE XXV.


l’évasion.


Quand une femme aimable se laisse séduire et reconnaît trop tard que les hommes l’ont trahie,. . . . . . . . . .
Goldsmith.


Julien Avenel ne vit pas sans surprise la conduite du vénérable étranger. « Malédiction sur moi, dit-il, ces nouveaux réformateurs, ces religionnaires ont, je le parie, leurs jours de jeûne. Les anciens avaient coutume de répandre ces bénédictions uniquement sur nous autres laïques.

— Nous ne reconnaissons pas de semblables règles, dit le prédicateur. Notre croyance ne consiste pas à user ou à s’abstenir de certaines viandes dans certains jours, et quand nous jeûnons, ce sont nos cœurs que nous mortifions, et nous les lacérons au lieu de notre robe.

— Tant mieux, tant mieux pour vous, et tant pis pour Tom le tailleur ! Allons, assieds-toi ; et si tu veux nous donner un échantillon de ton office, explique-nous ton grimoire.

— Sir baron, dit le prédicateur, je suis dans un pays étranger, où ni mon office, ni ma doctrine, ne sont connus, et où au contraire l’un et l’autre semblent bien peu compris. Mon devoir est de faire respecter ma personne, tout humble qu’elle soit, et la dignité de mon maître, comme aussi de ne pas lâcher la bride au péché, en l’autorisant de ma présence.

— Holà, halte-là ! dit le baron ; tu es envoyé ici pour ta sûreté, et non, je pense, pour me sermonner et me prêcher. Eh bien, sir prédicateur ! que voulez-vous ? Rappelez-vous que vous parlez à qui la patience est courte, et à qui aime à mener courte vie et à boire long-temps.

— Alors, en un mot, dit Henri Warden ; cette dame…

— Comment, » dit le baron tressaillant de colère, « qu’as-tu à dire sur cette dame ?

— Est-ce la dame de la maison ? » dit le prédicateur, après un silence d’un moment, pendant lequel il semblait chercher l’expression propre. « En un mot, est-ce ta femme ? »

L’infortunée jeune dame porta ses deux mains à son visage, comme pour se cacher ; mais la rougeur subite qui couvrit son front et son cou, indiqua suffisamment que ses joues étaient rouges comme du feu, et les larmes qui ruisselaient à travers ses doigts effilés témoignaient sa douleur en même temps que son embarras.

« Maintenant, par les cendres de mon père, » dit le baron en se levant, et d’un coup de pied poussant loin de lui son escabelle avec une telle violence, qu’elle alla frapper la muraille opposée de l’appartement… puis, s’arrêtant tout à coup et se contraignant, il murmura entre les dents : « Qu’ai-je besoin de me troubler ainsi pour la demande d’un fou ! » Alors, reprenant son siège, il répondit froidement et avec un ton de mépris : « Non, sir prêtre ou sir prédicateur, comme vous voudrez, Catherine n’est point ma femme. Cesse tes grimaces, folle que tu es. Elle n’est pas mon épouse, mais nos deux mains sont unies, et c’est assez pour en faire une femme digne de respect.

— Vos mains sont unies ? répéta Warden.

— Il paraît que tu ne connais pas cette coutume, saint homme, » dit Avenel sur le même ton d’ironie ; « eh bien ! je vais te l’apprendre. Nous autres hommes des frontières, nous sommes plus sages que vous autres qui vivez dans l’intérieur des comtés de Fife et de Lothian. Nous ne nous jetons pas en aveugles dans le précipice ; nous ne nous mettons pas les fers aux mains avant de savoir si nous pourrons les porter ; nous prenons nos femmes comme nos chevaux, à l’essai. Lorsque nos mains sont unies (c’est l’expression dont nous nous servons), nous sommes mari et femme pour un an et un jour. Ce temps expiré, chacun des deux peut contracter un autre lien, ou, s’il le veut, peut appeler un prêtre qui les unisse pour la vie : voilà ce que nous appelons l’union des mains.

— Alors donc, dit le prédicateur, je vous dirai, noble baron, par intérêt pour le salut de votre âme, que c’est une coutume licencieuse, fille de la corruption et de l’ignorance, et qui peut devenir, si vous y persistez, dangereuse et même damnable. Elle vous unit à un être fragile et faible tant qu’il est l’objet de votre passion, et vous dégage de vos liens quand cet être a le plus besoin de protection et de pitié ; elle donne tout à la brutalité des sens et rien aux sentiments généreux. Oui, je vous le dirai, celui qui peut briser de semblables nœuds, et abandonner une femme malheureuse, qui, peut-être, l’a rendu père, est au-dessous des oiseaux de proie ; car le couple reste uni chez ces animaux, jusqu’à ce que leurs petits aient vu croître leurs ailes. Mais surtout cette coutume est contraire au christianisme, qui a donné la femme à l’homme pour être la compagne de ses travaux, son amie dans ses afflictions, son soutien dans les périls, et l’adoucissement de tous ses maux sur la terre, et non pour être le jouet de ses heures d’oisiveté, ou une fleur qu’il arrache, et qu’il peut rejeter loin de lui, selon son bon plaisir.

— Oh ! de par tous les saints, dit le baron, ne voilà-t-il pas une homélie bien éloquente, bien conçue, et prononcée devant un auditoire bien choisi ! Écoutez, sir évangéliseur ! pensez-vous avoir affaire à un fou ? ne sais-je pas que votre secte ne doit son accroissement qu’à l’obstiné[169] Henri Tudor, auquel vous avez prêté aide quand il voulut changer sa Catherine ; et je ne pourrais pas avec la mienne user de la même liberté chrétienne ? Allons, allons, bon homme, bénis le repas, et ne te mêle point des affaires des autres : tu n’as pas trouvé ta dupe dans Julien Avenel.

— Il s’est dupé et trompé lui-même, dit le prédicateur. Quand même il aurait la volonté de rendre aujourd’hui à son infortunée compagne la justice imparfaite qui est en son pouvoir, lui serait-il possible maintenant d’élever l’objet de sa passion au rang des femmes pures et sans tache ? Peut-il ôter à son enfant la marque indélébile que lui imprime la faute de la mère ? Il peut, à la vérité, donner à tous les deux le titre et les droits de femme et de fils légitimes, mais dans l’opinion publique leurs noms seront entachés d’une souillure que ne pourront faire disparaître entièrement ses tardifs efforts. Rendez-leur cependant, baron d’Avenel, cette dernière justice. Commandez-moi de vous unir à jamais ; dites-moi que vous voulez célébrer le jour de votre alliance, non par des fêtes et des banquets, mais par de justes repentirs sur vos fautes passées, mais par la ferme résolution de commencer une vie nouvelle et meilleure. Bénie soit alors la cause qui m’a amené dans votre château, bien que ce soit le malheur, puisque je ne sais pas plus où s’arrêtera ma course, que la feuille roulée par le vent du nord. »

La figure simple et même commune du zélé prédicateur s’était ennoblie par le feu de son enthousiasme, et avait pris un tel air de dignité, que le fier baron, tout habitué qu’il était à ne connaître aucun frein, à mépriser et à tourner en ridicule la religion ainsi que la morale, sentit, pour la première fois peut-être de sa vie, qu’il était sous l’empire d’un esprit supérieur au sien. Il resta silencieux ; son âme semblait un moment suspendue entre la colère et la honte, et il était immobile, comme accablé par le poids des reproches sévères dont une bouche hardie venait de le foudroyer.

L’infortunée jeune dame, concevant quelque espérance du silence et de l’apparente indécision de son tyran, oublia un instant ses craintes et sa confusion, et conçut l’espoir qu’Avenel se laisserait fléchir. Attachant sur lui des regards inquiets et suppliants, elle s’avança pas à pas et graduellement vers le siège où il était assis, et quand enfin elle fut auprès, posant sa main tremblante sur le manteau du baron, elle se hasarda à lui adresser ces paroles : « Ô noble Julien, écoutez cet excellent homme. »

Le moment d’une telle interpellation était mal choisi, et ces mots produisirent sur cet esprit fier et indomptable l’effet opposé à ce qu’elle en désirait.

Julien Avenel se leva en fureur, en s’écriant : « Quoi ! folle et bavarde que tu es, t’entends-tu avec ce vagabond ; que tu vois me braver dans mon propre château ? Allons, retire-toi, et promptement, et sache que je suis à l’épreuve de la ruse aussi bien mâle que femelle. »

La pauvre Catherine tressaillit et recula en arrière, altérée par cette voix de tonnerre ; éblouie par ces yeux de démon, elle devint pâle comme la mort, et trouvant à peine la force d’obéir aux ordres de son tyran, elle fit en chancelant, quelques pas vers la porte. Ses jambes trompèrent sa bonne volonté, et elle fit sur les dalles une chute qui, dans l’état où elle se trouvait, pouvait lui devenir fatale. Le sang lui jaillit de la figure.

Halbert Glendinning s’indigna soudain à la vue d’une action aussi brutale ; poussant un cri d’imprécation, il s’élança de son siège, la main sur son épée, dans la ferme intention de la passer au travers du corps de cet impitoyable scélérat. Mais Christie de Clint-Hill qui le guettait le prit à bras le corps et empêcha l’exécution de son dessein.

Cet acte si dangereux de violence fut réprimé en un instant, il ne fut point aperçu d’Avenel lui-même, qui fâché de son emportement, relevait entre ses bras sa Catherine évanouie, et s’efforçait de lui prodiguer ses soins, et de la calmer à sa façon.

« Allons, petite folle, allons, mignonne, calme-toi, calme-toi, je t’en prie, disait-il ; allons, Catherine, quoique je ne veuille pas prêter l’oreille aux exhortations de ce vieux rabâcheur de sermons, je ne dis pas ce qui pourrait advenir si tu me donnes un beau et gros garçon ; la, la, sèche ces larmes, appelle tes femmes. Holà ! où sont donc ces princesses ? Christie, Rowley, Hutcheon, amenez-les donc ici par les cheveux. »

Une demi douzaine de femmes effrayées, d’un aspect sauvage, se précipitèrent à l’instant dans la salle, et emportèrent celle qui était leur maîtresse ou peut-être seulement leur compagne. Elle ne donnait aucun signe de vie que par de faibles gémissements, et la manière dont elle retenait une main sur son flanc. Cette infortunée ne fut pas plutôt hors de l’appartement, que le baron, s’approchant de la table, remplit une coupe de vin qu’il avala d’un trait, puis s’efforçant de mettre sa colère comme à la chaîne, il se tourna vers le prédicateur, qui au dénoûment de cette scène était resté pétrifié d’horreur et lui dit : « Vous nous avez traités avec trop de sévérité, sir prédicateur ; mais d’après les recommandations dont vous êtes porteur, je ne doute pas de la bonté de vos intentions. Songez que nous sommes des gens plus sauvages que les habitants des comtés de Fife et de Lothian. Apprenez de moi qu’il ne faut pas user d’éperons avec un cheval indompté, et, qu’il ne faut pas enfoncer trop avant le soc de la charrue dans une terre nouvelle. Prêchez-nous la liberté spirituelle, et nous vous écouterons ; mais vous ne réussirez nullement en nous prêchant l’esclavage spirituel. Allons, asseyez-vous, faites-moi raison avec cette coupe de vin d’Espagne, et changeons de conversation.

— C’est justement de l’esclavage spirituel, » dit le prédicateur avec un ton de reproche non moins solennel qu’auparavant, que je suis venu pour vous délivrer. C’est d’un esclavage plus redoutable que les lourdes chaînes qui soient au monde ; c’est du joug funeste de vos passions.

— Assieds-toi ! » dit Avenel avec fureur, « assieds-toi, pendant qu’il en est temps encore ! ou… par les armes de mon père, par l’honneur de ma mère ! je…

— Pour cette fois, » dit Christie de Clint-Hill à l’oreille d’Halbert, « s’il refuse de s’asseoir, je ne donnerais pas un groat[170] de sa tête.

— Seigneur baron, dit Warden, vous croyez me vaincre par ces menaces. Mais entre ces deux choses : cacher la lumière que je dois répandre, ou perdre moi-même la lumière du jour, mon choix ne sera pas douteux. Je vous dirai comme le bienheureux Jean-Baptiste a dit à Hérode : « La loi ne vous a pas accordé cette femme. » Je vous le répéterais, quand les chaînes et la mort seraient devant mes yeux, comptant ma vie pour rien au prix du ministère auquel j’ai été appelé. »

Julien Avenel, outré de cette fermeté inflexible, jeta de sa main droite la coupe qu’il voulait vider à la santé de son hôte, et sa main gauche laissa échapper le faucon : l’oiseau vola à travers l’appartement en jetant des cris sauvages. Le baron mit la main sur son poignard ; mais changeant soudain de résolution, il s’écria : « Au donjon, ce gueux imprudent ! Que personne ne s’avise de m’adresser un mot en sa faveur. Prends garde au faucon, Christie ; sot que tu es, s’il s’échappe, j’enverrai après lui toute la maison… Allons, débarrassez-moi de ce rêveur hypocrite ; employez la violence, s’il le faut ! »

Il fut obéi sur l’un et l’autre point : Christie de Clint-Hill arrêta le faucon qui volait, lui remit les courroies aux pattes, et le tint ferme pendant que Henri Warden était traîné dehors par deux jackman, sans montrer la moindre apparence de terreur. Julien Avenel parcourait à grands pas la salle et gardait un sombre silence. Après un court espace de temps, il dépêcha l’un de ses hommes avec un message secret, qui probablement était relatif à la santé de l’infortunée Catherine, et dit à voix haute : « Ces effrontés et ces intrigants de prêtres… par le ciel ! ils sont faits pour nous rendre pires que nous ne sommes. »

La réponse qu’il reçut à son message sembla calmer sa mauvaise humeur ; il se mit à table, et commanda à sa suite de faire comme lui : tous s’assirent en silence et commencèrent à manger.

Pendant le repas, Christie s’efforçait, mais en vain, d’engager son jeune compagnon à prendre sa part du banquet, ou tout au moins à parler. Halbert Glendinning s’excusa sur sa lassitude, et déclara qu’il ne voulait goûter d’aucune boisson forte, si ce n’est de la bière de bruyère dont à cette époque on faisait ordinairement usage aux repas. Chaque tentative pour animer le banquet était infructueuse : tout à coup le baron, happant la table de sa main, comme impatient de ce long silence, cria d’une voix tonnante : « Qu’est-ce donc ? mes maîtres ; vous êtes des coureurs de frontières, et vous êtes muets, penchés sur vos plats comme une bande de moines et d’ermites. Si aucun de vous ne veut parler, que l’on chante. Toute viande mangée sans joie et sans chansons est d’une mauvaise digestion. Louis, » ajouta-t-il en s’adressant à un des plus jeunes de sa suite, « voyons ! toi qui est toujours prêt à chanter quand on ne t’en prie pas ! »

Le jeune homme regarda d’abord son maître, puis la voûte de la salle, puis vida une corne de bière ou de vin, qui était placée devant lui, et avec une voix forte, mais cependant harmonieuse, il entonna la chanson suivante, sur l’ancien air des Bonnets bleus, passez la frontière.

chant écossais.


En avant les gens d’Elsdale[171].
De nos montagnes vieux loups ;
Bonnets bleus de Liddesdale[172],
Ettrick de Teviotdale,
En bon ordre marchez tous :
L’Angleterre est devant vous !


Fameux dans notre vieille histoire,
Cent drapeaux flottent sur nos fronts :
Demain nous les rapporterons,
Parés d’une plus jeune gloire.

En avant, etc., etc.


Quittez tous le glen solitaire,
Sans rien craindre pour vos troupeaux :
Ils seront plus nombreux, plus beaux,
Quand vous aurez vu l’Angleterre,

En avant, etc., etc.

Ce chant, tout grossier qu’il était, avait un caractère belliqueux qui, dans toute autre circonstance, eût exalté l’âme d’Halbert ; mais, pour le moment, la chanson du ménestrel n’avait point fait d’effet sur lui. Il pria Christie de lui permettre de se retirer pour prendre du repos, prière à laquelle ce digne personnage, ne voyant pas le moyen de faire pour le moment une impression favorable sur l’humeur rebelle de son futur prosélyte, n’était point fâché d’obtempérer. Jamais sergent recruteur ne fut plus attentif à garder sa proie que ne l’était Christie de Clint-Hill. Il conduisit cependant Halbert Glendinning à une petite chambre qui avait vue sur le lac, et où était dressé un lit à roulettes : mais avant de le quitter, Christie eut grand soin de donner un coup d’œil sur les barreaux qui se croisaient à l’extérieur de la fenêtre, et quand il sortit il n’oublia pas de fermer la porte à double tour : circonstances qui firent penser au jeune Glendinning qu’il ne sortirait pas du château d’Avenel à sa volonté. Quoi qu’il en fût, il jugea plus prudent de ne faire aucune observation à Christie sur ces démonstrations alarmantes.

Aussitôt qu’il se trouva seul, il se recueillit, et repassa rapidement dans son esprit tous les événements de la journée : il fut fort étonné que sa destinée précaire, et même la mort de Piercy Shafton, frappassent moins son imagination que la conduite singulièrement hardie et déterminée de son compagnon Henri Warden. La Providence, qui poursuit ses desseins jusqu’à leur parfait accomplissement, avait suscité, pour la réforme en Écosse, une foule de prédicateurs qui avaient plus d’énergie et de chaleur que d’instruction ; forts seulement par leur âme, inébranlables dans leur croyance, dédaignant tout ce qui s’interposait entre eux et leur but principal, et prenant sans hésiter la route la plus difficile, lorsqu’elle était la plus courte. Le doux souffle de la brise peut balancer les branches du saule ; mais il faut l’impétuosité et les sifflements de la tempête pour remuer un peu les vastes rameaux de chêne : la méthode de ces prédicateurs devant un auditoire moins rude et dans un siècle moins grossier aurait été mal choisie ; mais elle avait un merveilleux succès chez le peuple sauvage auquel elle était adaptée.

Aussi Halbert Glendinning, qui avait repoussé les arguments du prédicateur, était néanmoins frappé de la fermeté de sa conduite dans la scène avec Julien Avenel. Il pouvait être inconvenant, et surtout imprudent, de choisir un tel endroit, et un semblable auditoire, pour faire des reproches sévères à un baron qui, par ses habitudes et sa position, était en possession d’un pouvoir indépendant. Cependant la conduite du prédicateur était pure, ferme, courageuse, basée sur les principes les plus respectables et sur la conviction la plus profonde. Glendinning, qui avait vu avec une véritable horreur la conduite d’Avenel, sentait s’augmenter l’intérêt qu’il portait déjà à l’estimable vieillard qui avait risqué sa vie pour ne point faire une concession au crime. Cette austérité de vertu lui semblait être en religion ce que la chevalerie exige d’un guerrier accompli, un sacrifice absolu de soi-même et de ses volontés, et une combinaison de toutes les facultés énergiques de l’esprit humain pour s’acquitter de la tâche que le devoir commande.

Halbert touchait à cette époque de la vie où le cœur s’ouvre aux émotions généreuses, et sait mieux les apprécier dans les autres, il sentait, quoiqu’il s’en rendît à peine raison, que le salut de cet homme, hérétique ou catholique, l’intéressait au plus haut degré. La curiosité se mêlait chez lui au sentiment ; tout le portait à admirer cette doctrine, et à connaître plus à fond une croyance qui portait ses ministres à renoncer à eux-mêmes, à se dévouer à la mort comme d’héroïques champions. À la vérité, ils prenaient exemple sur les saints et les martyrs des premiers âges qui avaient bravé pour la foi, des tourments horribles et la mort ; mais cet esprit d’enthousiasme s’était long-temps endormi dans les cœurs indolents et lâches de leurs successeurs, et leurs aventures, ainsi que celle des chevaliers errants, se lisaient aujourd’hui plutôt comme un sujet d’amusement que d’édification. Une nouvelle impulsion était nécessaire pour ranimer le zèle religieux, et cette impulsion s’opérait maintenant en faveur d’une religion épurée ; Halbert avait rencontré pour la première fois un des plus sincères et des plus dévoués apôtres de la réforme.

La pensée qu’il était lui-même prisonnier de ce tyran farouche ne diminuait nullement l’intérêt du jeune homme pour le sort de son compagnon d’infortune ; dès ce moment il résolut d’imiter son courage, et fit serment que jamais menaces ni tortures ne le forceraient à servir un pareil maître. La possibilité de s’évader s’offrit alors à son esprit, et, quoiqu’avec bien peu d’espérance, Glendinning se mit à examiner avec attention la fenêtre de sa chambre. Elle était située au premier étage, et pas assez loin du roc, sur lequel le château était bâti, pour qu’un homme hardi et adroit ne pût, sans beaucoup de difficulté, descendre sur une pointe du roc qui s’avançait sous la fenêtre, et de là s’élancer dans le lac qui était devant ses yeux, au bas du château, et dont les eaux, bleues et claires comme un miroir, réfléchissaient la paisible lumière de la pleine lune par une belle nuit d’été. « Si seulement j’avais un pied sur cette pointe, » se disait en lui-même Glendinning, « Julien Avenel et Christie m’auraient vu pour la dernière fois. »

La largeur de la fenêtre était assez favorable à son dessein, mais les barreaux de fer semblaient former un obstacle insurmontable. Pendant qu’Halbert Glendinning visitait la fenêtre avec une anxiété qui provenait de l’énergie de son caractère et de sa détermination de ne point céder aux circonstances, son oreille entendit quelques sons qui venaient d’en bas, et écoutant avec plus d’attention, il distingua la voix du prédicateur qui s’acquittait dans son cachot de ses actes de dévotion. Communiquer avec lui fut l’unique objet de sa pensée. Aussi bas qu’il le put, il se hasarda de l’appeler : on lui répondit… « Est-ce toi ? mon fils. » cette fois la voix du prisonnier était plus distincte que lorsqu’elle s’était fait d’abord entendre ; car Warden s’était approché de l’étroite ouverture qui servait de fenêtre à sa prison, ouverture pratiquée entre le muret le roc, de manière à recevoir à peine le jour. Ce soupirail[173] était placé précisément sous la fenêtre d’Halbert ; la distance permettait aux prisonniers de converser à voix basse. Halbert fit part à Warden de l’intention où il était de s’évader, et lui dit qu’il ne douterait pas de la réussite, sans l’obstacle des barreaux de fer scellés dans le mur de la croisée. « Par le saint nom de Dieu ! mon fils, fais l’essai de tes forces, » dit le prédicateur. Halbert lui obéit plus par désespoir que par la moindre certitude de réussir ; mais à son grand étonnement, et non sans un sentiment de terreur, il sentit le barreau céder à ses efforts, s’ébranler dans sa longueur, sortir du mur où il n’était pas scellé avec du plomb, et lui rester dans la main ; il dit aussitôt à voix basse mais aussi énergiquement que la prudence le permettait : « Par le ciel ! le barreau est dans ma main.

— Remercie le ciel ! mon fils, au lieu de jurer par lui, » répondit Warden de son donjon.

Avec un peu d’efforts Halbert Glendinning parvint à passer par l’ouverture qu’il venait de faire d’une manière si merveilleuse, et, se servant du ceinturon de son épée comme d’une corde, il se laissa glisser au long, et se trouva sur la pointe du roc sur lequel donnait la fenêtre du prédicateur. Mais il était impossible de s’y faire un passage, car elle n’était pas plus large qu’une meurtrière, et paraissait même n’avoir été ouverte que pour cet usage. « N’ai-je aucun moyen, mon père, de faciliter votre fuite ?

— Aucun, mon fils, répondit le prédicateur ; mais si vous voulez être mon sauveur, vous en avez le pouvoir.

— Je ferai tout au monde pour cela, et sur-le-champ, répondit le jeune homme.

— Vous allez donc vous charger d’une lettre que je vais écrire à l’instant ; j’ai dans ma valise tout ce qui est nécessaire, même pour me procurer de la lumière. Dirigez-vous en toute hâte vers Édimbourg ; sur votre route vous rencontrerez un corps de cavalerie allant au sud. Remettez cette lettre au chef, et rendez-lui un compte exact de l’état où vous m’avez laissé. Peut-être ce service tournera-t-il plus que vous ne pensez à votre avantage. »

Après une minute ou deux, une petite lumière brilla à travers la barbacane, et bientôt le prédicateur, à l’aide de son bâton, fit parvenir un billet à Glendinning.

« Dieu te bénisse, mon fils, dit le vieillard ; et qu’il achève l’œuvre merveilleuse qu’il a commencée !

— Ainsi soit-il ! » répondit Halbert avec solennité, et il se disposa à exécuter son dessein.

Il hésita un moment s’il essaierait de descendre sur le bord du lac ; l’escarpement du roc et l’obscurité de la nuit rendaient ce moyen trop dangereux. C’est pourquoi, tenant ses deux mains serrées au-dessus de sa tête, il se jeta hardiment du haut de ce précipice, tâchant de s’élancer assez en avant pour éviter les rescifs qui pouvaient border le lac ; il plongea à une si grande profondeur qu’il ne revint sur l’eau qu’une minute après. Halbert était familier avec cet exercice, et quoique embarrassé de son épée, il glissa sur l’eau comme un oiseau de mer, et traversa le lac dans la direction du nord. Lorsqu’il eut pris terre, il se retourna vers le château, et s’aperçut que l’alarme était donnée, car les lumières brillaient et passaient de fenêtre en fenêtre ; il entendit le pont-levis et les pas des chevaux sur la chaussée. Mais peu alarmé d’une telle poursuite dans l’obscurité, il tordit ses vêtements pour en exprimer l’eau, et s’enfonçant dans les bruyères, il dirigea sa course vers le nord-est, prenant pour

guide l’étoile polaire.
CHAPITRE XXVI.


la résurrection.


Qu’est-ce que ceci ? Quelle aventure embrouillée et inexplicable ! Avez-vous tous bu dans la coupe de Circé ? Si vous l’aviez enfermé, il ne serait pas ici ; s’il était fou, il ne discuterait pas avec autant de sang-froid.
Shakspeare, La comédie des Méprises.


Nous laisserons pour le moment Halbert Glendinning suivre les inspirations de son courage et s’abandonner à sa fortune, et nous retournerons à la tour de Glendearg, où pendant ce temps il se passait des événements dont il est à propos que le lecteur soit informé.

Il était midi, et les préparatifs du dîner marchaient à grands pas, grâce aux soins d’Elspeth et de Tibbie, et surtout grâce aux abondantes provisions qui étaient arrivées du monastère. L’activité de leurs langues n’en était point interrompue pour cela ; la conversation, loin de languir, s’entretenait avec une volubilité et une chaleur égales, tantôt sur le ton qui convient entre maîtresse et suivante, tantôt sur celui de la familiarité habituelle entre voisine et commère.

« Faites attention à ce hachis de viande, Tibbie, dit Elspeth, et tournez la broche ; vraiment, vous n’êtes propre à rien, mon enfant ; vos facéties sont tout au plus bonnes pour dénicher des merles. Eh bien ! Tibbie, n’est-ce pas un élégant personnage que ce ligueur, ce sir Piercy, arrivé ici tout récemment ? Et qui sait combien de temps il y restera ?

— Oui, vraiment, un élégant, un petit-maître, répondit la fidèle suivante ; mais ce nom n’a jamais valu rien de bon à notre belle Écosse. Allez, on a de ces gens-là plus qu’on n’en voudrait : leurs lances ont fait sur les frontières plus d’une veuve et d’un orphelin écossais. Depuis le temps du roi Malcolm, Hotspur et ses descendants sanguinaires nous ont serrés de près, comme dit Martin.

— Martin ferait mieux de renfermer dans sa bouche sa langue bruyante, dit Elspeth, et de ne médire d’aucun des habitants de Glendearg. D’ailleurs, ce sir Piercy Shafton est très-considéré des saints pères, et ils répareront amplement la gêne qu’il pourra nous causer, soit par quelque bonne parole, soit par quelque bienfait, je vous le garantis. C’est un grand seigneur que le révérend abbé.

— Et il aime bien à se reposer sur des sièges moelleux et doux, dit Tibbie ; j’ai vu un baron à baudrier s’asseoir sur un simple banc, sans se plaindre ; mais lui ! Au surplus, si vous êtes contente, dame Elspeth, je le suis aussi.

— Voici enfin Mysie Happer, dit Elspeth. Où avez-vous donc été ? mon enfant ; rien ne va bien sans vous, ne le savez-vous pas ?

— Je viens du bord de la rivière, répondit Mysie ; la jeune dame ne se sent pas bien, elle est restée sur son lit ; je suis allée toute seule me promener le long du ruisseau.

— Oui, pour voir, je gage, si les jeunes gens reviennent de la chasse, dit Elspeth ; c’est ainsi que font les jeunes filles, Tibbie ; elles nous laissent tout l’ouvrage à faire, et pendant ce temps elles vont s’amuser.

— Ne dites pas cela, dame Elspeth, » reprit la fille du moulin. À ces mots, elle retroussa ses manches, découvrit ses bras ronds et bien faits, et chercha d’un air de bonne humeur et d’empressement ce qu’elle pouvait faire pour se rendre utile : « Je croyais, je vous assure, reprit-elle, que vous ne seriez pas fâchée de savoir le moment de leur retour, afin de hâter les préparatifs du dîner.

— Eh bien ! avez-vous vu l’un ou l’autre ? demanda Elspeth.

— Pas la moindre trace, quoique je sois montée sur le sommet d’une colline ; et que la belle plume blanche du chevalier anglais pût se faire voir par-dessus les buissons.

— La plume blanche du chevalier ! s’écria dame Glendinning ; vous êtes une sotte, mon enfant, la tête de mon Halbert s’aperçoit de plus loin que la plume de votre chevalier, quelque blanche qu’elle soit, j’en réponds. »

Mysie ne fit aucune réponse, mais elle commença à pétrir la pâte d’un gâteau avec toute la promptitude possible, en disant que sir Piercy avait mangé de cette friandise, et en avait fait l’éloge. Afin de placer sur le feu le plat de fer où devait cuire son gâteau, elle déplaça une étuvée faite de la main de Tibbie, qui, en voyant cela, murmura entre ses dents : « C’est donc le bouillon de mon orpheline malade qui doit faire place aux friandises de l’élégant chevalier ? C’était un bon temps que celui de Wallace ou du bon roi Robert ; alors les mangeurs de puddings ne recevaient de nous que de bons horions. Mais patience, nous verrons comment tout ceci finira. »

Elspeth ne jugea pas à propos de paraître entendre les expressions de mécontentement de Tibbie ; mais elle en tint compte et les grava dans son esprit ; car elle considérait Tibbie comme une autorité en matières de guerre et de politique, à cause de l’expérience qu’elle avait dû acquérir pendant son séjour au château d’Avenel en qualité de femme de chambre, expérience qui lui donnait une espèce de supériorité sur les paisibles habitants de Sainte-Marie. Elle prit la parole cependant, mais seulement pour exprimer sa surprise de ce que les chasseurs n’étaient pas encore de retour,

— S’ils ne viennent pas bientôt, dit Tibbie, ils trouveront le rôti brûlé et réduit en charbon ; et voilà le pauvre Simm qui ne peut plus tourner la broche ; le pauvre enfant fond comme un glaçon dans de l’eau chaude. Va, mon enfant, va respirer l’air quelques instants, je tournerai la broche à ta place jusqu’à ce que tu reviennes.

— Monte jusqu’au haut de la tour, dit dame Glendinning, l’air y sera plus frais que partout ailleurs, et tu nous diras si notre Halbert et le chevalier descendent dans la vallée. »

L’enfant prolongea son absence assez long-temps pour que Tibbie Tacket se lassât complètement de sa générosité, qui la retenait très-près d’un grand feu ; il revint enfin, et annonça qu’il n’avait vu personne.

Cette circonstance n’avait rien d’extraordinaire quant à ce qui regardait Halbert Glendinning, qui, supportant facilement le besoin et la fatigue, demeurait fréquemment dehors jusqu’à l’heure du couvre-feu. Mais personne ne s’était imaginé que sir Piercy Shafton fût un chasseur aussi ardent, et l’idée qu’il pouvait préférer la chasse à son dîner était tout-à-fait incompatible avec l’opinion que les Écossais s’étaient formée sur le caractère des Anglais. L’heure ordinaire du dîner était déjà bien loin, et on en était encore à former des conjectures ; les habitants de la tour prirent à la hâte quelque nourriture, et remirent le reste de leurs préparatifs jusqu’au retour des chasseurs, qui maintenant ne devait guère avoir lieu que vers le soir, car il paraissait certain que les plaisirs de la chasse les avaient entraînés beaucoup plus loin qu’ils ne l’avaient voulu.

Vers quatre heures, on vit arriver, non les chasseurs, mais le sous-prieur, dont la visite n’était nullement attendue. La scène de la veille était restée gravée dans l’esprit du père Eustache, qui était un de ces hommes fins et pénétrants qui n’aiment pas à demeurer dans l’incertitude quand un mystère s’est présenté à leur observation. Son cœur s’intéressait à la famille de Glendearg, qu’il connaissait depuis long-temps ; et d’ailleurs la communauté avait intérêt à conserver la bonne intelligence entre sir Piercy Shafton et son jeune hôte ; tout ce qui pouvait attirer l’attention publique sur le chevalier ne pouvait manquer d’être préjudiciable au monastère, déjà menacé par le pouvoir. Il trouva toute la famille réunie, à l’exception de Marie Avenel, et il apprit qu’Halbert Glendinning et l’étranger étaient partis depuis le matin pour la chasse. Tout lui parut bien jusque-là ; ils n’étaient pas encore rentrés : mais les jeunes gens et les chasseurs surtout savent-ils se soumettre à des heures fixes ? Cette circonstance n’excita donc en lui aucune inquiétude.

Tandis qu’il causait avec Édouard Glendinning des études qu’il fallait faire encore, un cri, parti de l’appartement de Marie Avenel, vint les frapper de terreur ; toute la famille accourut à l’instant en tumulte. Ils la trouvèrent évanouie dans les bras du vieux Martin, qui s’accusait avec désespoir de l’avoir tuée ; en effet, elle ressemblait davantage, avec son visage pâle et ses yeux fermés, à un corps privé de vie qu’à un être encore vivant. La consternation s’empara de tout le monde : on l’enleva des bras de Martin. Édouard, avec tout l’empressement de la tendresse alarmée, la porta près de la fenêtre, afin qu’elle sentît la fraîcheur bienfaisante de l’air. Le sous-prieur, qui, comme beaucoup de prêtres, possédait quelques connaissances en médecine, se hâta de prescrire les remèdes les plus efficaces qui lui vinrent à l’esprit, tandis que les femmes effrayées se disputaient à qui les exécuterait le plus vite, et se nuisaient les unes aux autres dans leurs efforts pour se rendre utiles.

« Elle aura eu quelques visions terribles, dit dame Glendinning.

— C’est une crise nerveuse, comme sa mère d’heureuse mémoire en avait souvent, reprit Tibbie.

— C’est plutôt quelque mauvaise nouvelle qui l’aura surprise, » dit la fille du meunier, tandis qu’on employait alternativement et sans aucun effet des plumes brûlées, de l’eau froide, et tous les moyens que l’on met en usage pour rappeler à la vie une personne évanouie.

Enfin un nouveau spectateur, qui venait d’entrer sans avoir été aperçu, offrit son secours dans les termes suivants : « Qu’est-ce donc ? ma très-belle Discrétion ; quelle cause a fait refluer le courant vermeil de la vie vers la citadelle de votre cœur, abandonnant à la pâleur des traits autour desquels il devait être heureux et fier de serpenter ? Permettez-moi de m’approcher de vous avec cette essence souveraine distillée par les belles mains de la divine Uranie, et dont la puissance est telle qu’elle rappellerait l’âme fugitive, eût-elle déjà les ailes déployées. »

En parlant ainsi, sir Piercy Shafton mit un genou en terre, et présenta le plus gracieusement du monde aux narines de Marie Avenel une petite boîte d’argent d’un travail exquis, qui contenait une éponge trempée dans l’essence dont il faisait un si pompeux éloge. Oui, gentil lecteur, c’était sir Piercy Shafton lui-même, qui paraissait si à propos pour offrir ses bons offices. Excepté la pâleur extrême de son visage, et quelques parties de ses vêtements qui étaient tachés de sang, il n’avait rien d’extraordinaire, et il était exactement le même que la veille. Mais Marie Avenel n’eût pas plutôt ouvert les yeux et aperçu la figure de l’empressé courtisan, qu’elle s’écria d’une voix faible : « Arrêtez le meurtrier ! »

Tous ceux qui étaient présents restèrent saisis d’étonnement et d’horreur ; mais aucun ne fut plus surpris que l’euphuiste lui-même, qui se trouva accusé de meurtre d’une manière si étrange, par celle qu’il s’efforçait de secourir, et qui repoussait ses tentatives officieuses avec l’énergie de l’horreur.

« Qu’on s’empare de lui ! » s’écria-t-elle de nouveau ; « qu’on arrête le meurtrier !

— Par l’ordre de chevalerie que j’ai reçu, répondit sir Piercy, vos aimables facultés physiques et intellectuelles, sont, ô ma très-belle Discrétion, entièrement troublées par quelque étrange erreur, car, ou vos yeux ne reconnaissent pas que c’est Piercy Shafton, votre Affabilité dévouée, qui est maintenant devant vous, ou, si vos yeux le reconnaissent, votre esprit abusé se persuade qu’il s’est rendu coupable d’un délit ou d’un acte de violence, auquel sa main est tout-à-fait étrangère. Nul meurtre, ô ma trop dédaigneuse Discrétion, n’a été commis aujourd’hui, si ce n’est celui que vos regards irrités commettent en ce moment sur votre captif dévoué. »

Ici il fut interrompu par le sous-prieur qui, pendant tout ce temps, avait causé à l’écart avec Martin, et avait appris de lui les circonstances qui, communiquées sans précaution à Marie Avenel, l’avaient jetée dans l’état où on l’avait trouvée.

« Sir chevalier, » dit le sous-prieur d’un ton solennel, mais avec quelque hésitation, « d’après les choses que nous venons d’apprendre, il y a contre vous des apparences d’une nature si extraordinaire que, quelle que soit ma répugnance à exercer mon autorité sur l’hôte de notre respectable communauté, je suis contraint de vous demander quelques explications. Vous avez quitté cette tour ce matin de très-bonne heure, accompagné d’un jeune homme, Halbert Glendinning, le fils aîné de cette bonne dame, et vous revenez ici sans lui. Dans quel lieu et à quelle heure vous êtes-vous séparé de lui ? répondez. »

Le chevalier répondit, après un moment de silence : « Je m’étonne que Votre Révérence juge à propos de prendre un ton si grave pour me faire une question d’aussi peu d’importance. J’ai quitté Halbert Glendinning une heure ou deux après le lever du soleil.

— Dans quel endroit, je vous prie ? demanda le moine.

— Dans un ravin profond où l’on voit une fontaine au pied d’un rocher immense, un vrai Titan, fils de la terre, qui lève vers le ciel sa tête grisâtre, comme… »

— Épargnez-nous la comparaison, dit le sous-prieur ; nous connaissons ce lieu ; mais depuis ce moment on n’a point entendu parler du jeune homme, et c’est à vous que nous devons en demander compte.

— Mon fils ! mon fils ! s’écria dame Glendinning. Oui, mon père, forcez le traître à rendre compte de mon fils.

— Je jure, bonne femme, par le pain et l’eau qui sont les soutiens de notre vie…

— Jure plutôt par le vin et la bonne chère, qui sont le soutien, de ta vie, avide southron ! s’écria dame Glendinning ; toi qui te fais un dieu de ton ventre ; toi qui es venu pour manger ce que nous avons de meilleur, et qui oses attenter à la vie de ceux qui sauvent la tienne !

— Je te dis, femme, reprit Piercy Shafton, que je n’ai fait autre chose qu’une partie de chasse avec ton fils.

— Une chasse infernale qui lui a été funeste ! pauvre enfant ! reprit Tibbie ; et je l’ai prévu dès la première fois où j’ai aperçu ce faux groin du sud ; il ne peut résulter aucun bien de la chasse d’un Piercy, depuis l’époque de Chevy-Chase jusqu’à ce jour.

— Silence, femme, dit le sous-prieur, qu’on n’insulte pas ce chevalier anglais : jusqu’à présent nous n’avons encore que des raisons de le soupçonner, et il n’existe point de certitude.

— Nous lui extrairons le sang du cœur ! » reprit dame Glendinning, qui, secondée par la fidèle Tibbie, dirigea une attaque si subite sur le malheureux euphuiste, qu’elle aurait pu finir par quelque chose de sérieux, si le moine, aidé de Mysie Happer, ne fût intervenu, et ne l’eût protégé contre leur furie. Édouard, qui avait quitté l’appartement au moment où cette scène avait commencé, rentra l’épée à la main, et suivi de Martin et de Jasper armés tous deux, l’un d’un épieu de chasse, l’autre d’une arbalète.

« Gardez la porte, leur dit-il, et frappez-le, tuez-le sans miséricorde, s’il tente de s’échapper. De par le ciel ! s’il ose essayer de sortir, il est mort !

— Comment, Édouard, dit le sous-prieur, comment se peut-il que vous vous oubliiez au point de méditer un acte de violence envers un hôte, et en ma présence ! devant celui qui représente votre seigneur suzerain ? »

Édouard s’arrêta l’épée à la main : « Pardon, révérend père, lui dit-il, mais, dans cette affaire, la voix de la nature parle plus haut que la vôtre. Je dirige la pointe de mon épée contre cet homme orgueilleux ; je lui demande compte du sang de mon frère, du fils de mon père, et de l’héritier de notre nom ! S’il refuse de m’en rendre un compte fidèle, il n’échappera pas à ma vengeance, et il ne pourra refuser de me donner satisfaction. »

Sir Piercy, bien que fort embarrassé, ne montra cependant aucune crainte. « Rengaine ton épée, jeune homme ; il ne sera pas dit que Piercy Shafton se soit battu le même jour avec deux paysans.

— Vous l’entendez, mon père ! il avoue le fait, reprit Édouard.

— De la patience, mon fils, » reprit le sous-prieur s’efforçant de calmer un ressentiment qu’il ne pouvait au fond condamner. « De la patience, vous obtiendrez justice beaucoup mieux par mon intermédiaire que par votre emportement ; et vous, femmes, gardez le silence ; Tibbie, éloignez votre maîtresse et Marie Avenel. »

Tandis que Tibbie, secondée par les autres femmes de la maison, transportait la pauvre mère et Marie Avenel dans un autre appartement, et qu’Édouard, toujours l’épée à la main, se promenait en long et en large dans la chambre, comme pour ôter à sir Piercy Shafton toute possibilité de s’échapper, le sous-prieur insista de nouveau pour que le chevalier, qui paraissait dans un état singulier de perplexité, l’informât des particularités relatives à Halbert Glendinning. La situation du noble anglais devenait extrêmement embarrassante, car ce qu’il avait à révéler sur l’issue du combat était si révoltant pour son orgueil, qu’il ne pouvait se résoudre à entrer dans de tels détails ; et quant au sort actuel d’Halbert, il l’ignorait entièrement.

Pendant ce temps, le père Eustache le pressait vivement, et le priait d’observer qu’il se faisait le plus grand tort en refusant de rendre un compte exact de sa journée. « Vous ne pouvez nier, lui dit-il, que vous n’ayez fait hier une violente injure à cet infortuné jeune homme, et que votre emportement ne se soit calmé tout à coup si soudainement que nous en sommes restés stupéfaits. Vous lui avez proposé hier soir une partie de chasse pour aujourd’hui, vous êtes partis ensemble au point du jour. Vous vous êtes séparés, dites-vous, à la fontaine, près du rocher, une ou deux heures environ après le lever du soleil ; et il paraît qu’avant cette séparation vous avez eu une querelle ensemble.

— Je n’ai pas dit cela, répondit le cavalier. Voilà vraiment bien du bruit pour l’absence d’un serf, qui est allé rejoindre peut-être, si toutefois il est parti, la première bande de voleurs qu’il aura rencontrée. C’est à moi, à un chevalier de la race des Piercy que vous demandez compte d’un fugitif d’une aussi chétive importance ? Eh bien ! faites-moi connaître le prix que vous mettez à sa tête, et je la paierai au trésorier de votre couvent.

— Vous avouez donc que vous avez tué mon frère ? » dit Édouard intervenant de nouveau. « Eh bien ! je vous apprendrai le prix que nous autres Écossais nous attachons à la vie de nos amis.

— Paix ! Édouard, paix ! je vous en conjure, reprit le sous-prieur, je vous l’ordonne même. Et vous, sir chevalier, ayez, s’il vous plaît, une meilleure opinion de nous, et gardez-vous de croire que vous puissiez verser le sang écossais sans avoir à le payer autrement que comme du vin répandu dans une orgie. Ce jeune homme n’est point un serf ; vous savez fort bien que, dans votre pays, vous n’oseriez lever l’épée contre le dernier des sujets de l’Angleterre, sans vous exposer à rendre compte d’une telle action devant la justice. N’espérez pas qu’il en soit autrement ici, vous tomberiez dans l’erreur.

— Vous me feriez perdre patience, s’écria l’euphuiste, de même qu’un bœuf trop pressé de l’aiguillon devient furieux. Que puis-je vous dire d’un jeune vagabond qui m’a quitté deux heures après le lever du soleil ?

— Mais vous pouvez dire en quelles circonstances vous vous êtes séparés l’un de l’autre ?

— Au nom du diable ! quelles sont les circonstances que vous voulez que je vous explique ? car, bien que je proteste contre cette contrainte, comme indigne et injurieuse pour les lois de l’hospitalité, je voudrais de bon cœur mettre fin à cette discussion, si toutefois des paroles peuvent la terminer.

— Si les paroles ne le peuvent, répartit Édouard, mon bras saura y parvenir, et sur-le-champ.

— Paix ! jeune homme impatient ! s’écria le sous-prieur ; et vous, sir Piercy Shafton, apprenez-moi, je vous prie, pourquoi l’herbe est teinte de sang près de la fontaine de Corrie-nan-Shian, à l’endroit où vous vous êtes séparé d’Halbert Glendinning, comme vous l’avouez vous-même ? »

Déterminé à ne point avouer sa défaite, s’il lui était possible de l’éviter, le chevalier répondit avec hauteur qu’il croyait qu’il n’était nullement étonnant de trouver l’herbe teinte de sang dans un endroit où des chasseurs avaient tué un daim.

« Et avez-vous enterré votre gibier après l’avoir tué ? demanda le moine. Il faut que vous nous appreniez quel est celui que renferme ce tombeau, ce tombeau nouvellement creusé et dont les bords sont si vivement colorés de sang. Vous voyez que vous ne pouvez me tromper ; soyez donc sincère, et dites-nous le destin de ce malheureux jeune homme dont le corps est sans doute couché sous cette herbe sanglante.

— Si cela est, dit sir Piercy, il faut qu’il ait été enterré tout vivant ; car je vous jure, révérend père, que ce jeune paysan m’a quitté en parfaite santé. Ordonnez que l’on fouille ce tombeau ; et si l’on y trouve son corps, agissez à mon égard comme bon vous semblera.

— Il ne m’est pas permis de décider de votre destin, sir chevalier : ce droit appartient à notre père abbé et à son révérend chapitre ; mon devoir se borne à recueillir les informations qui sont le plus propres à éclairer leur sagesse.

— Si ce n’est pas trop de curiosité, révérend père, répartit le chevalier, je désirerais connaître celui dont le témoignage a attiré sur moi des soupçons aussi mal fondés.

— Cela est facile, répondit le sous-prieur ; je n’ai nulle intention de vous le cacher, si vous croyez qu’une telle indication puisse servir à votre défense. Marie Avenel, craignant que sous le masque de l’amitié vous ne cachassiez quelque intention perfide contre son frère de lait, chargea le vieux Martin Tacket de suivre vos pas, pour prévenir tout accident ; mais il paraît que votre amour pour le mal a devancé toutes précautions, car lorsque, guidé par la trace de vos pas sur l’herbe humide de rosée, il arriva à l’endroit où vous vous étiez arrêté, il ne trouva que des marques de sang et une fosse nouvellement recouverte ; et, après avoir long-temps et vainement cherché Halbert et vous, il vint apporter à celle qui l’avait envoyé ces tristes nouvelles.

— N’a-t-il pas vu mon pourpoint ? demanda sir Piercy, car lorsque je revins à moi, je me trouvai enveloppé de mon manteau, mais n’ayant plus mon vêtement de dessous, comme votre révérence peut le voir. »

En parlant ainsi, il entr’ouvrit son manteau, se laissant aller à l’inconséquence naturelle de son caractère, et oubliant qu’il montrait une chemise ensanglantée.

« Comment, homme cruel ! s’écria le moine à cette vue qui confirmait ses soupçons, persisteras-tu maintenant à nier ton crime, lorsque tu portes sur toi le sang que tu as versé ? Nieras-tu encore que ta main homicide ait ravi un fils à sa mère, à notre communauté un vassal, à la reine d’Écosse un sujet dévoué ? Que peux-tu attendre désormais ? Le moins que nous puissions faire, c’est de te rendre à l’Angleterre, comme indigne de notre protection.

— De par tous les saints ! » s’écria le chevalier poussé à la dernière extrémité, « si ce sang s’élève en témoignage contre moi, c’est un sang rebelle ; car, ce matin au lever du soleil, il coulait encore dans mes veines.

— Comment cela se pourrait-il, sir Piercy Shafton, reprit le moine, puisque je ne vois aucune blessure d’où il aurait pu couler ?

— C’est justement là qu’est le merveilleux de l’affaire, répondit le chevalier ; tenez, voyez. »

À ces mots, il défit le col de sa chemise, découvrit son sein, et montra la place où l’épée d’Halbert l’avait percé ; mais la blessure, cicatrisée, paraissait fermée depuis quelque temps déjà.

« Ceci épuise ma patience, sir chevalier, dit le sous-prieur ; vous ajoutez l’insulte à la violence. Me prenez-vous pour un enfant ou un idiot ? prétendez-vous me faire croire que le sang tout frais, dont votre chemise est tachée, a coulé d’une blessure fermée depuis des semaines ou peut-être depuis des mois ? Misérable railleur ! croyez-vous nous aveugler ainsi ? Je sais trop bien que ce sang est celui de votre victime, qui a succombé dans un combat à mort. »

Le chevalier, après un moment de réflexion, répondit : « Je serai sincère avec vous, mon père, et je vous ouvrirai mon âme ; mais ordonnez à ces gens de se tenir à une distance assez éloignée pour n’être point à portée de nous entendre ; alors seulement je vous dirai tout ce que je sais de cette mystérieuse affaire ; néanmoins ne vous étonnez pas, je vous prie, s’il vous arrive de ne point la comprendre parfaitement ; car moi-même, je l’avoue, je la trouve trop obscure pour mon esprit. »

Le père Eustache ordonna à Édouard et aux deux autres hommes de se retirer, en assurant le premier que son entretien avec le prisonnier serait court, et lui permettant de garder la porte de l’appartement, condescendance sans laquelle, peut-être, il aurait eu quelque difficulté à obtenir qu’il s’éloignât. Aussitôt qu’Édouard eut quitté la chambre, il envoya des exprès à une ou deux familles du voisinage, avec les fils desquelles lui et son frère étaient liés, afin de les informer qu’Halbert Glendinning avait été assassiné par un Anglais, et les sommer de se rendre sans délai à la tour de Glendearg. La vengeance, en pareil cas, était regardée comme un devoir si sacré, qu’il ne mettait nullement en doute qu’ils ne vinssent à l’instant, accompagnés de forces suffisantes pour assurer la détention du prisonnier. Il ferma alors les portes de la tour, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur ; et, après avoir pris ces précautions, il alla offrir ses consolations à sa famille, verser des larmes avec elle, et lui jurer qu’il tirerait vengeance du meurtre

de son frère.
CHAPITRE XXVII.


détention de sir percy.


De par Notre-Dame ! sheriff, le compte est difficile à établir. Faut-il que moi, qui possède tous les titres de la naissance et de la baronnie, je me voie détenu par la disparition accidentelle d’un misérable forestier qui ne possède au monde que la boucle en cuivre de la ceinture où il suspend son couteau.
Ancienne comédie.


Tandis qu’Édouard faisait tous les préparatifs nécessaires pour assurer la punition de l’assassin présumé de son frère, avec une soif de vengeance qui, jusqu’à présent, n’avait pas paru être dans son caractère, sir Piercy Shafton faisait au sous-prieur les communications qu’il lui convenait de faire. Celui-ci l’écoutait avec une grande attention, car le récit du chevalier n’était pas des plus clairs, d’autant que son amour-propre lui faisait taire ou changer les détails qui auraient pu le rendre plus intelligible.

« Vous saurez, dit-il, révérend père, que ce jeune rustre ayant trouvé à propos de m’insulter grièvement, en présence de votre vénérable supérieur, de vous-même, et d’autres personnages respectables, entre autres de la demoiselle Marie Avenel, que j’appelle ma Discrétion, en tout bien et en tout honneur ; cette injure que je trouvai encore plus insupportable, attendu le temps et le lieu, avait porté mon ressentiment tellement au-delà des bornes de la prudence, que je résolus de lui accorder les privilèges d’un égal, et de lui faire l’honneur de me battre avec lui.

— Mais, sir chevalier, dit le sous-prieur, vous laissez de côté deux points : premièrement, pourquoi le gage qu’il vous offrit vous offensa-t-il aussi vivement ; et ensuite, comment ce jeune homme, que vous rencontriez tout au plus pour la seconde fois, pouvait-il connaître assez votre histoire pour vous avoir ému aussi profondément ?

— Votre première question, très-révérend père, » reprit le chevalier en rougissant, « nous la laisserons de côté, s’il vous plaît, attendu qu’elle n’est pas essentielle dans cette affaire ; pour ce qui est de la seconde, je vous proteste que je sais aussi peu que vous d’où lui vient cette connaissance, et que je suis très-près de croire qu’il a des rapports avec Satan. C’est ce dont nous pourrons reparler tout à l’heure. Or donc, révérend père, dans la soirée, je ne manquai pas de voiler mon dessein par un air tranquille, ainsi qu’il est d’usage parmi nous autres guerriers, qui ne laissons pas flotter sur notre physionomie les couleurs de la défiance, avant que notre main soit armée pour le combat. J’amusai la belle Discrétion par quelques canzonnette et autres bagatelles, qui ne pouvaient que ravir ses oreilles inexpérimentées. Je me levai le lendemain et je rencontrai mon antagoniste, qui, à dire vrai, s’est conduit aussi bravement que je pouvais le désirer de la part d’un villagio peu exercé. Quand nous en fûmes au combat, mon révérend père, je fis l’épreuve de son acier, en lui portant une demi-douzaine de bottes bien appliquées, dont la moindre aurait pu lui percer le corps ; mais je ne pouvais me décider à user d’un avantage aussi fatal, et ma juste indignation cédant à mon indulgence, je cherchais seulement à lui faire quelque blessure légère. Toutefois, mon révérend père, tandis que je m’abandonnais à ma clémence, il était, je crois, inspiré par le diable, et il me fit une nouvelle injure du même genre que la première. Alors, dans mon empressement à le punir, je lui portai un estramazone[174], et mon pied glissa au même moment, non par un défaut d’escrime de mon côté, ni par une supériorité d’adresse du sien, mais parce que le diable s’en mêlait, comme je vous l’ai dit, et que le gazon était glissant. Avant que je pusse reprendre ma position, je rencontrai son épée, qu’il avait avancée sur ma personne sans défense, et il me sembla que j’étais percé d’outre en outre. Alors le jeune homme, épouvanté de son succès peu mérité, prit la fuite et me laissa sans connaissance, par suite de la perte de sang. Quand je revins à moi, comme si je m’éveillais d’un profond sommeil, je me trouvai enveloppé dans mon manteau et couché au pied d’un des bouleaux qui sont groupés ici près. J’examine mes membres, et je ne ressens pas de douleur, mais beaucoup de faiblesse. Je porte ma main sur ma blessure, elle est guérie et fermée, ainsi que vous le voyez ; je me lève, je viens ici, voilà l’histoire de toute ma journée.

— Je répondrai à un récit aussi étrange, dit le moine, qu’il est à peine possible que sir Piercy Shafton puisse croire que j’y ajouterai foi. Voici une querelle dont vous cachez la cause ; une blessure reçue le matin, dont il ne reste aucune trace récente le soir ; une fosse comblée, dans laquelle on n’a pas déposé de corps ; le vaincu vivant et bien portant, et le vainqueur parti on ne sait où. Les faits, sir chevalier, ne sont pas assez liés pour que je puisse les regarder comme paroles d’évangile.

— Révérend père, reprit sir Piercy Shafton, il faut d’abord que je vous prie de ne pas perdre de vue que, si je vous donne une explication plausible et recevable d’un fait dont je vous ai assuré la véracité, je ne le fais que par respect pour votre ordre et votre habit, et je vous proteste qu’envers tout autre qu’un ecclésiastique, une dame, ou mon prince, je ne daignerais pas expliquer ce que j’ai une fois attesté, sans en offrir la preuve à la pointe de mon épée. Après cet avis, il reste à ajouter que j’engage ici mon honneur de gentilhomme et ma foi de chrétien catholique romain : ce que j’ai rapporté est arrivé ainsi et non pas autrement.

— Voilà une assertion bien prononcée, sir chevalier, reprit le sous-prieur ; mais songez que ce n’est qu’une assertion, et qu’il n’y a pas de loi ni d’usage qui nous oblige à croire des choses si opposées à la raison. Je vous prierai maintenant de me dire si la fosse qu’on a vue au lieu de votre rendez-vous était ouverte ou fermée quand vous commençâtes le combat.

— Révérend père, dit le chevalier, je ne vous cacherai rien, je vous dévoilerai tous les secrets de mon âme, ainsi que la source pure révèle le moindre sable qui couvre le fond de son miroir de cristal, et ainsi…

— Expliquez-vous clairement, pour l’amour du ciel, dit le moine ; ces phrases fleuries n’appartiennent pas à des affaires aussi importantes. La fosse était-elle ouverte quand le combat commença ?

— Elle l’était, reprit le chevalier, je l’avoue aussi franchement que celui…

— Je vous en prie, beau chevalier, cessez vos similitudes et écoutez-moi. Hier soir on n’a vu aucune trace d’une fosse dans cet endroit, car le vieux Martin s’est trouvé par hasard obligé de passer par là pour chercher un mouton égaré. D’après votre aveu, à la pointe du jour on avait creusé une fosse et vous vous étiez battu. On ne voit reparaître qu’un des combattants, il est ensanglanté et ne paraît pas avoir reçu de blessure. » Ici le chevalier fit un geste d’impatience.

« Mon fils, écoutez-moi encore un moment. La fosse est comblée et recouverte de gazon : que devons-nous croire, sinon qu’elle contient le corps du combattant qui a disparu ?

— De par le ciel ! c’est impossible, à moins que le jeune homme ne se soit tué et enterré lui-même, afin de me faire accuser comme assassin.

— On visitera la fosse demain à la pointe du jour, et je veux assister moi-même à cette opération.

— Je proteste d’avance contre ce témoignage, et j’insiste pour que le contenu du tombeau, quel qu’il soit, ne porte aucun préjudice à ma défense ; car j’ai été si tourmenté par des déceptions diaboliques dans cette affaire, que je ne serais point étonné que le diable prît la forme de ce jeune rustre pour me causer de nouvelles vexations. Je vous proteste, digne père, que je suis persuadé qu’il y a de la sorcellerie dans tout ce qui m’est arrivé. Depuis que je suis entré dans ces terres du Nord, qui à la vérité abondent, dit-on, en choses surnaturelles, moi, qui étais craint et respecté par la fleur des galants de la cour de Félicia, j’ai été bravé et insulté par un lourdeau de paysan. Moi, que Vincentio Saviola considérait comme le plus leste et le plus agile de ses disciples, j’ai été, en propres termes, vaincu par un vacher qui ne connaît pas plus d’escrime qu’il n’en faut pour se battre dans une fête de village. Il me semble que je reçois un violent coup d’épée au travers du corps, et je m’évanouis sur le lieu ; et en recouvrant ma connaissance je me trouve sans blessure, et il ne manque rien à mes vêtements que mon pourpoint brun doublé de satin, que, par parenthèse, je vous prierai de faire chercher, attendu que le diable qui m’a transporté pourrait bien l’avoir laissé choir dans son passage sur quelque arbre ou quelque buisson ; et c’est un vêtement du meilleur choix que j’ai mis pour la première fois à la parade de la reine, dans Southwark[175].

— Sir chevalier, vous vous éloignez encore du sujet. Je vous interroge sur ce qui concerne la vie d’un de vos semblables et peut-être la vôtre aussi, et vous me répondez par l’histoire d’un vieux pourpoint.

— Vieux ! s’écria le chevalier ; de par tous les dieux et tous les saints, s’il y a un galant à la cour d’Angleterre dont le soin soit plus fantasque, et la fantaisie plus soigneuse, qui ait une délicatesse plus gracieuse, et une grâce plus délicate, quand il s’agit des changements fréquents des vêtements précieux qui conviennent à celui qui peut passer pour la fleur des courtisans, je vous permets de me traiter d’esclave et de menteur. »

Le moine pensa qu’il avait déjà bien d’autres raisons pour se défier de la véracité de l’euphuiste dans son histoire merveilleuse ; néanmoins l’étrange aventure qu’il avait eue lui-même, ainsi que celle du frère Philippe, se présentait à sa pensée et l’empêchait d’en venir à une décision. Il se contenta donc de remarquer que ces événements étaient fort extraordinaires, et demanda à sir Piercy Shafton s’il avait quelque autre motif pour se croire choisi particulièrement comme un but de sorcellerie.

« Révérend sous-prieur, dit l’euphuiste, la circonstance la plus étrange est celle qu’il me reste encore à vous dire ; car elle seule, quand même je n’aurais pas été bravé dans une dispute, vaincu dans un combat, blessé et guéri dans l’espace de quelques heures, me ferait croire, sans avoir besoin d’autre preuve, que je suis le but de quelque maléfice. Ce n’est pas à Votre Révérence qu’il convient de faire entendre des récits d’amour et de galanterie, et sir Piercy Shafton n’est pas homme à raconter à qui que ce soit ses succès auprès des belles de la cour ; ma réputation de discrétion est telle sur ce point qu’une dame, qui n’est pas la constellation la moins brillante de cet hémisphère d’honneur, de plaisir et de beauté, m’avait surnommé sa Taciturnité. Néanmoins, il faut dire la vérité : je l’avoue, et c’était l’opinion générale de la cour admise dans les camps et répétée par les échos de la ville et de tout le pays, que, pour l’agrément du maintien, la tendre délicatesse du regard, l’adoption et l’application d’une mode, les discours sérieux ou enjoués, la solennité d’un adieu et la grâce d’une sortie, Piercy Shafton était cité comme l’homme unique du jour. Il était si bien accueilli parmi l’élite des beautés, qu’aucun des courtisans à vêtements de soie, admis dans la salle royale de réception, et aucun des champions emplumés de la lice, n’approchaient de lui dans les bonnes grâces des dames ; car il était le point de mire des plus jeunes, des plus belles et des plus spirituelles. Néanmoins, révérend père, ayant trouvé sur ce terrain inculte quelque chose qui, par le sang et la naissance, pouvait mériter le nom de dame, et désirant exercer mon humeur galante et prouver ma dévotion pour le sexe en général, j’avais décoché quelques flèches de compliment à Marie Avenel ; je lui avais donné le titre de ma Discrétion, en y ajoutant d’autres courtoisies pleines de grâce et d’imagination. J’y étais porté plutôt par ma bonté que par son mérite, ou peut-être faisais-je comme le joyeux chasseur qui, pour ne pas rester en repos, tire sur les corbeaux et les pies, faute de meilleur gibier…

— Marie Avenel vous sait bon gré de votre attention, reprit le moine ; mais à quoi nous mène ce détail de galanterie passée et présente ?

— Maudite soit la conclusion, reprit le chevalier : c’est qu’il faut que cette belle que j’appelle ma Discrétion soit ensorcelée, ou je le suis moi-même ; car au lieu de me recevoir par un salut de satisfaction, de répondre à mon regard par un demi-sourire, d’accompagner mon départ d’un léger soupir (et je vous proteste que cet honneur a été accordé plus d’une fois à mes services par les plus nobles danseuses et les plus fières beautés de Félicia), elle a toujours été aussi froide, aussi peu attentive envers moi, que si j’eusse été quelque rustique habitant de ces froides montagnes. Bien plus, ce jour même, tandis que j’étais agenouillé à ses pieds pour lui offrir ces services qui sont la quintessence de l’esprit le plus pur que distillent les plus belles mains de la cour de Félicia, elle me repoussa loin d’elle, et ses regards exprimaient la répugnance ; il me semble même qu’elle a allongé son pied comme si elle eût voulu me chasser loin d’elle. Ces faits, révérend père, sont étranges, de mauvais augure, et surnaturels ; ils sont les symptômes du sortilège et de l’enchantement le plus complet. Maintenant que j’ai fait à Votre Révérence le récit simple et exact de tout ce que je sais à ce sujet, je laisse à votre sagesse de résoudre le problème ; quant à moi, j’ai intention de partir demain à la pointe du jour pour me rendre à Édimbourg.

— Je regrette d’être obligé de m’opposer à vos desseins, sir chevalier, dit le moine ; mais cela n’est pas possible.

— Comment, révérend père ? » dit le chevalier avec la plus grande surprise : « si vous voulez parler de mon départ, vous saurez qu’il faut qu’il soit possible, car je l’ai résolu.

— Sir chevalier, reprit le sous-prieur, je suis contraint de vous répéter que cela est impossible avant que nous connaissions le bon plaisir de l’abbé de Sainte-Marie sur ce point.

— Mon révérend, » dit le chevalier en prenant un air de grande dignité, « j’offre mes remercîments et mes hommages à votre abbé ; mais, quant à ce point, je n’ai rien à démêler avec son bon plaisir, car je n’ai intention de consulter que le mien.

— Pardonnez-moi, dit le sous-prieur, la voix de l’abbé est toute puissante dans cette affaire. »

Le rouge commençait à monter au visage de sir Piercy Shafton. « Je suis étonné, s’écria-t-il, d’entendre Votre Révérence parler ainsi : quoi ! pour la mort supposée de cet obscur et grossier chicaneur, oseriez-vous attenter à la liberté d’un membre de la famille Piercy ?

— Sir chevalier, » reprit le sous-prieur avec politesse, « votre haut lignage et votre colère ne vous serviront à rien dans une pareille aventure ; il ne sera pas dit que vous serez venu chercher un asile parmi nous pour répandre ensuite notre sang comme si c’était de l’eau.

— Je vous dis, comme je l’ai dit déjà plus d’une fois, qu’il n’y a pas eu de sang répandu sauf le mien.

— C’est ce qu’il faudra prouver ; nous qui faisons partie de la communauté de Sainte-Marie de Kennaquhair, nous n’avons pas pour habitude de recevoir des contes de fées en échange de la vie de nos vassaux.

— Nous qui faisons partie de la maison de Piercy, répondit Shafton, nous ne connaissons ni menace ni contrainte. Je vous dis que je pars demain, arrive que pourra.

— Et moi, » reprit le sous-prieur, du même ton déterminé, « je vous dis que je ferai manquer votre voyage, arrive que voudra.

— Qui osera s’opposer à mon passage, dit le chevalier, si je m’en ouvre un de vive force ?

— Vous ferez sagement de réfléchir avant d’en venir à un tel essai, » dit froidement le moine ; « il y a assez d’hommes dans les domaines de Sainte-Marie prêts à revendiquer ses droits contre tous ceux qui voudraient les enfreindre.

— Mon cousin de Northumberland saura tirer vengeance de cette conduite envers un parent bien aimé et qui lui tient de si près.

— Le seigneur abbé saura protéger les droits de son territoire avec ses armes spirituelles et temporelles. D’ailleurs réfléchissez : si nous vous envoyons demain à votre parent à Alnwick, il n’osera pas se dispenser de vous remettre comme prisonnier à la reine d’Angleterre. N’oubliez pas, sir chevalier, que vous êtes sur un chemin glissant, et contentez-vous de rester prisonnier jusqu’à ce que l’abbé ait décidé l’affaire : il ne manque pas d’hommes armés pour réprimer vos tentatives d’évasion ; patientez et résignez-vous à une soumission nécessaire. »

En parlant ainsi, le sous-prieur frappa dans ses mains et appela à haute voix. Édouard entra, accompagné de deux jeunes gens bien armés qui s’étaient déjà joints à lui.

« Édouard, dit le père Eustache, vous donnerez ici au chevalier anglais ses aliments et toutes les choses nécessaires pour passer la nuit ; vous le traiterez avec les mêmes égards que si rien ne s’était passé entre vous. Mais vous placerez une garde suffisante, et vous aurez l’œil à ce qu’il ne s’évade pas. S’il cherchait à employer la force, résistez, au péril de sa vie ; mais en tout autre cas, je vous rends responsable du moindre cheveu de sa tête.

— Pour que j’obéisse à vos ordres, mon révérend père, reprit Édouard Glendinning, il ne faut pas que je me trouve en sa présence, car j’aurais honte de troubler la paix de Sainte-Marie ; mais je n’aurais pas moins de honte de laisser sans vengeance la mort de mon frère. »

En parlant ainsi, ses lèvres devinrent livides et le sang se retira de ses joues. Il s’apprêtait à sortir de l’appartement, quand le sous-prieur le rappela, et lui dit d’un ton solennel : « Édouard, je vous connais depuis votre enfance, et j’ai fait pour vous tout ce qu’il m’était possible de faire ; je ne parle pas de ce que vous me devez comme représentant de votre supérieur spirituel ; je ne dis rien des devoirs du vassal envers le sous-prieur : mais le père Eustache s’adresse à son élève ; il espère qu’Édouard Glendinning ne voudra pas, par un acte de violence (quelque justification que lui présente son propre jugement), manquer au respect qu’il doit à la justice publique, ni à celui que j’ai particulièrement le droit d’attendre de lui.

— Ne craignez rien, mon révérend père (car je vous dois ce nom à plusieurs titres) ; ne craignez pas que j’oublie le respect que je dois à cette vénérable communauté qui nous protège depuis si long-temps, encore moins que je manque jamais au respect que j’ai pour vous personnellement ; mais ce ne sera pas en vain que le sang de mon frère criera vengeance. Votre Révérence connaît les usages de nos frontières.

La vengeance m’appartient, dit le Seigneur, et je m’en acquitterai. Cette coutume païenne de combats à mort, qui se propage dans le pays, qui fait que chaque homme venge de sa propre main la mort d’un ami ou d’un parent, cette coutume arrose nos vallons de sang écossais ; on n’en finirait pas s’il fallait rapporter les résultats funestes de ces dissensions particulières. Sur la frontière de l’est, les Hommes combattent contre les Swintons et les Cockburns ; dans les marches du midi, les Scotts et les Kerrs ont répandu le sang de plus de braves guerriers en querelles domestiques qu’il n’en aurait coulé dans une rencontre de l’Écosse avec l’Angleterre. Sur les frontières de l’ouest, les Johnstones sont en guerre avec les Maxwells ; les Jardines sont en guerre avec les Bells ; ils entraînent avec eux la fleur du pays, au lieu de servir de rempart contre l’Angleterre ; ils s’épuisent en des combats particuliers qui ne font que diminuer les forces du pays déjà si affaibli par les divisions politiques et religieuses. Ne souffrez pas, mon cher fils, que ce préjugé sanguinaire vous maîtrise. Je ne puis exiger de vous que vous envisagiez cet affreux malheur comme si le sang versé n’appartenait point à votre famille : hélas ! je sais que c’est impossible ; mais j’exige de vous que, pour l’amour de la victime présumée, car tout n’est encore que présomption, vous entendiez les preuves d’après lesquelles on doit juger l’accusé. Il m’a parlé ; et j’avoue que son histoire m’a paru si extraordinaire que je n’aurais pas hésité à la rejeter entièrement, si une aventure qui m’est arrivée dans cette même vallée… je vous la ferai connaître plus tard… qu’il suffise pour l’instant de dire que, d’après ce qui m’est arrivé à moi-même, je crois que le récit merveilleux de sir Piercy Shafton n’est pas tout-à-fait impossible.

— Mon père, » dit Édouard Glendinning, quand son précepteur eut cessé de parler sans expliquer davantage les raisons qui lui faisaient ajouter foi au récit de sir Piercy Shafton ; « mon père, vous savez que je saisis plutôt le livre que l’épée, et que je ne possédais point cet esprit hardi et entreprenant qui distinguait… » Ici la voix lui manqua, et il s’arrêta un instant ; puis il continua d’un ton rapide et résolu : « Je veux dire qu’il me manquait cette promptitude de caractère et d’action que possédait Halbert ; mais Halbert n’est plus, et je suis son représentant et celui de mon père, son successeur dans tous ses droits (en disant ces mots ses yeux étincelaient), et il est de mon devoir de les soutenir et de les défendre, ainsi qu’il l’aurait fait lui-même. Aussi, je deviens un autre homme, mon courage s’élève à la hauteur de mes droits et de mes prétentions ; oui, mon révérend père, je vous le dis avec respect, mais avec fermeté, si le sang de mon frère a été versé par cet homme, cet homme l’expiera. Halbert ne dormira pas oublié dans son tombeau solitaire, comme si d’esprit de mon père s’était éteint avec lui ; nous avons été pétris de la même chair, et tant qu’il ne sera pas vengé, je ne connaîtrai pas le repos. Ma pauvreté et mon rang obscur ne protégeront pas le puissant meurtrier. Mon caractère calme et mes études paisibles ne seront pas pour lui une protection ; les obligations même que j’ai contractées envers vous, révérend père, ne pourront le sauver. J’attends avec patience le jugement de l’abbé et du chapitre sur l’assassinat de leur fidèle vassal. S’ils font justice à la mémoire de mon frère, tout est bien ; mais écoutez-moi, mon père : s’ils y manquent, je possède un cœur et un bras qui, quoique je n’aime pas de semblables extrémités, sauront rectifier cette erreur. Celui qui succède à son frère doit venger sa mort. »

Le moine vit avec surprise qu’Édouard, malgré sa modestie, son humilité et sa soumission, car tels étaient les traits principaux, de son caractère, conservait les principes farouches de sa race ; ses yeux étincelaient, tout son corps était agité, et la violence de son désir de vengeance le poussait à une exaltation qui ressemblait à l’impatience de la joie.

— Que Dieu nous soit en aide ! dit le père Eustache, car nous sommes de si frêles créatures que nous ne pouvons pas nous-mêmes résister à la tentation. Édouard, je compte sur votre parole, que vous ne ferez rien précipitamment.

— Non, certainement, dit Édouard ; je vous le promets, mon excellent père ; mais le sang de mon frère !!! les larmes de ma mère, et… et…. et celles de Marie Avenel, ne couleront pas en vain. Si ce Piercy Shafton a tué mon frère, il mourra, quand même le sang de la maison entière des Piercy coulerait dans ses veines. »

Le ton d’Édouard Glendinning annonçait une résolution inébranlable ; le sous-prieur soupira, et pour le moment, cédant aux circonstances, il se contenta de la promesse de son élève. Il ordonna qu’on plaçât des lumières dans la chambre au-dessous, et il s’y promena long-temps en silence.

Mille idées différentes, mille sentiments opposés se combattaient dans son âme. Il avait bien des doutes sur le rapport du chevalier au sujet du duel et de ce qui l’avait suivi ; cependant les aventures surnaturelles qui étaient survenues à lui-même et au sacristain, dans cette même vallée, l’empêchaient d’être absolument incrédule sur la blessure et la guérison merveilleuse de sir Piercy Shafton, et ne lui permettaient pas de traiter d’impossible ce qui était tout à fait improbable. Il ne savait plus comment s’y prendre pour retenir le ressentiment fraternel d’Édouard, et il se trouvait à peu près dans la même position qu’un gardien de bêtes féroces, qui, ayant apprivoisé un jeune lion ou un tigre qu’il a pris à la mamelle, maîtrise l’animal jusqu’au moment où celui-ci, ayant pris toute sa croissance, saisit la première occasion pour faire voir ses défenses et ses griffes, hérisse sa crinière, reprend sa nature sauvage, et jette dans l’épouvante le maître qui l’a nourri.

Comment apaiser un courroux que l’exemple universel des temps rendait indomptable ? c’eût été pour le père Eustache une cause d’inquiétude bien suffisante ; mais il avait encore à considérer la situation de sa communauté ; elle se déshonorait en laissant sans vengeance la mort d’un de ses vassaux ; cette seule circonstance pouvait fournir le prétexte d’une révolte chez les partisans incertains. D’un autre côté, c’était exposer le monastère à un danger imminent que de sévir contre un sujet anglais de haute naissance, allié à la maison de Northumberland et à d’autres familles du Nord du premier rang. Ces familles avaient le pouvoir et ne manqueraient pas l’occasion de faire retomber sur le patrimoine de Sainte-Marie de Kennaquhair cet acte de justice violente.

Dans l’un et l’autre cas, le sous-prieur savait que, dès qu’il y aurait une cause de guerre, d’insurrection ou d’incursion, on n’examinerait plus le fait par la raison ni par les preuves, et il gémit lorsqu’en balançant les diverses chances de cette affaire, il s’aperçut qu’il n’avait que le choix des difficultés. Il était moine, mais il sentait aussi comme homme, et il était indigné en songeant à l’assassinat du jeune Glendinning par un homme habile dans la pratique des armes, à laquelle le vassal du monastère devait être tout à fait étranger. Il se demandait ensuite sous quel point de vue ceux qui gouvernaient actuellement la cour orageuse d’Écosse regarderaient cette action et sa vengeance. Attachés comme ils l’étaient à l’église réformée, et alliés par la foi et l’intérêt commun à la reine Élisabeth, c’était encore un sujet de grandes craintes. Le sous-prieur savait combien ils convoitaient les revenus de l’Église, et ils ne manqueraient pas de saisir ce prétexte pour s’emparer des domaines de Sainte-Marie, si on ne vengeait pas la mort d’un indigène écossais tué par un Anglais catholique et rebelle à la reine.

D’une autre part, livrer à l’Angleterre, ou, ce qui revenait au même, à l’administration écossaise, un chevalier anglais attaché aux Piercy par l’intrigue politique et par les liens du sang, un fidèle catholique qui avait cherché un refuge à l’abbaye de Sainte-Marie, c’était selon le sous-prieur, une action indigne et qui méritait la malédiction du ciel. D’ailleurs elle n’était pas sans danger temporel. Si le gouvernement d’Écosse était maintenant dans les mains du parti protestant, la reine était toujours catholique : et qui pouvait savoir dans combien de temps, au milieu des changements subits qui agitaient le pays, elle pouvait se trouver à la tête de ses affaires et protéger sa religion ? Enfin, si la cour et la reine d’Angleterre étaient protestants zélés, les comtés du Nord, dont l’amitié ou l’inimitié était importante pour la communauté de Sainte-Marie, contenaient beaucoup de catholiques, dont les principaux étaient certainement disposés à venger toute mesure sévère prise à l’égard de sir Piercy.

De toutes parts, le sous-prieur voyait les plus grands risques d’encourir le blâme, les incursions ou la confiscation. Le seul moyen était de rester au gouvernail, en pilote résolu de veiller à tous les événements, et de faire de son mieux pour éviter les écueils, abandonnant le reste au ciel et à sa patrone.

Quand il sortit de l’appartement, le chevalier le fit rappeler pour lui dire que puisqu’il devait passer la nuit dans cette chambre, il désirait qu’on lui apportât ses malles, afin de changer quelque chose à son costume.

« Oui, oui, » murmura le moine en descendant l’escalier tournant, « portez-lui ses fadaises en toute hâte. Hélas ! faut-il que l’homme, qui a tant de buts utiles et nobles à atteindre, s’amuse avec un colletin lacé et un bonnet à sonnettes. Maintenant, allons remplir une tâche bien triste, et consoler celle qui est inconsolable, une mère qui pleure son premier-né. »

Après avoir frappé un petit coup, il s’avança dans l’appartement des femmes. Il trouva Marie Avenel très-malade et couchée ; la dame Glendinning et Tibbie s’abandonnaient à leur douleur auprès d’un feu à moitié éteint et à la lueur d’une petite lampe de fer. La pauvre Elspeth avait jeté son tablier sur sa tête ; elle sanglotait amèrement et pleurait « son beau, son brave Halbert, le portrait vivant de son cher Simon Glendinning, la consolation de son veuvage et le soutien de sa vieillesse. »

La fidèle Tibbie répétait ces plaintes d’une manière plus bruyante, et elle faisait de vives menaces de vengeance sur sir Piercy Shafton, « tant qu’il resterait en Écosse un homme qui pût manier le poignard et une femme qui pût filer une corde. »

La présence du sous-prieur imposa silence à ces clameurs. Il s’assit près de l’infortunée mère, et tenta, en lui adressant tout ce que la religion et la raison lui suggéraient, d’adoucir l’amertume de sa douleur, mais c’était en vain. Il est vrai qu’elle l’écouta avec quelque intérêt quand il engagea sa parole d’user de son crédit auprès de l’abbé pour que la famille, qui avait perdu son aîné par la main d’un hôte reçu d’après ses ordres, jouît dorénavant d’une protection particulière ; enfin, que le fief qui appartenait à Simon Glendinning serait accordé à Édouard, en y ajoutant de nouveaux privilèges et des terres plus considérables.

Mais les sanglots de la mère ne cessèrent que pendant un instant ; elle se reprocha de tourner ses pensées vers les biens de ce monde, tandis que le pauvre Halbert avait quitté cette vie terrestre. Le sous-prieur ne fut pas plus heureux quand il promit que « le corps d’Halbert serait porté en terre sainte, et que les prières de l’Église assureraient le repos de son âme. » La douleur devait suivre son cours naturel, et la voix du consolateur faisait d’inutiles efforts.


CHAPITRE XXVIII.


la fuite.


Il est libre, je me suis hasardée pour lui… Si la loi me saisit et me condamne, les jeunes filles, les vierges sensibles pleureront sur ma tombe, et diront que je suis noblement morte de la mort des martyrs.
Les deux nobles Parents.


Quand le sous-prieur de Sainte-Marie sortit du spence qui renfermait sir Piercy Shafton, après avoir fait préparer ce qui était nécessaire pour la nuit dans cette chambre où le chevalier devait être plus aisément gardé, il laissa derrière lui plus d’une personne dans l’embarras. Auprès de cet appartement, et y communiquant, se trouvait une petite aile de bâtiment. Elle contenait une chambre à coucher qui était, dans les temps ordinaires, celle de Marie Avenel ; mais la grande quantité de monde arrivé la veille au soir avait fait changer cette disposition, et Mysie Happer occupait cette chambre ; car alors, comme aujourd’hui encore, une habitation écossaise était toujours trop bornée pour l’hospitalité du propriétaire, et il fallait souvent opérer bien des mutations pour accommoder tous les convives.

La triste nouvelle de la mort de Halbert Glendinning avait dérangé tous les préparatifs et jeté tout en confusion. Marie Avenel, qui réclamait de prompts secours, avait été transportée dans l’appartement habituel d’Halbert et de son frère, parce que celui-ci se proposait de passer la nuit à veiller le prisonnier. On avait tout-à-fait oublié la pauvre Mysie, et naturellement elle s’était retirée dans son petit appartement, ignorant que le lieu qu’il fallait traverser pour en sortir allait être, pour cette nuit, la chambre à coucher de sir Piercy Shafton. Les mesures qu’on avait prises avaient été si précipitées qu’elle ne savait point qu’il y fût détenu, et elle ne commença à soupçonner la vérité qu’en s’apercevant que les autres femmes avaient été conduites dehors par l’ordre du sous-prieur ; voyant qu’elle avait manqué l’occasion de se retirer avec elles, la timidité, et le respect qu’elle avait pour les moines, l’empêchèrent de sortir et de se présenter devant le père Eustache pendant qu’il était en conférence avec l’Anglais ; il ne restait donc d’autre moyen que d’attendre qu’ils eussent fini ; et comme la porte était mince et ne fermait pas très-bien, elle entendait ce qui se passait entre eux.

Il en résulta qu’elle se trouva initiée à tous les détails de cette conférence ; elle vit aussi par la fenêtre de sa petite retraite que plusieurs des jeunes gens qu’Édouard avait demandés arrivaient à la tour. Elle conçut alors l’idée que la vie de sir Piercy Shafton était en grand danger.

Une femme est naturellement compatissante, et elle le devient peut-être davantage quand la jeunesse et la beauté sont le partage de celui qu’elle plaint. La tournure agréable, la mise élégante et les manières polies de sir Piercy Shafton, qui n’avaient fait aucune impression sur l’esprit grave et le caractère élevé de Marie Avenel, avaient tout-à-fait ébloui la pauvre fille du meunier. Le chevalier s’en était aperçu, et flatté de voir que quoiqu’un savait apprécier son mérite, il avait accordé à Mysie une plus grande part de courtoisie que celle qui revenait de droit au rang de la jeune personne. Ces soins ne furent pas perdus ; on les reçut avec la vénération que méritait une si grande condescendance, et ce souvenir, joint à beaucoup de sensibilité naturelle et aux craintes que pouvait inspirer le sort du chevalier, émut profondément le cœur de la jolie meunière.

« Certainement c’est très-mal d’avoir tué Halbert Glendinning, » se disait-elle à elle-même ; « mais enfin sir Piercy était né gentilhomme et militaire, et son extérieur était si doux et si poli, qu’elle était sûre qu’il fallait que ce fût par la faute du jeune Glendinning ; car tout le monde savait bien que les deux Glendinning étaient si épris de Marie Avenel qu’ils ne faisaient pas attention à une seule fille de Sainte-Marie, comme s’ils eussent été d’un autre rang ! Ensuite les vêtements d’Halbert étaient aussi grossiers que ses manières étaient brusques ; et ce pauvre jeune homme (qui était vêtu comme un prince) se voyait banni de son pays, entraîné dans une querelle par un chicaneur incivil, puis persécuté et peut-être mis à mort par les alliés et les amis de la victime !

Mysie pleura amèrement à cette idée, puis son cœur se révolta contre tant de cruauté envers un étranger sans défense, qui était vêtu avec tant de goût et s’exprimait avec tant de grâce ; et elle commença à chercher si elle ne pourrait pas lui rendre service.

Le cours de ses idées était tout-à-fait changé ; elle ne songeait auparavant qu’au moyen de s’échapper de son appartement ; maintenant elle en venait à croire que le ciel l’avait envoyée là pour pourvoir au salut de l’étranger persécuté. Elle était simple et affectueuse, mais d’un caractère vif et entreprenant. Elle possédait une force corporelle et un courage plus qu’ordinaires, quoique ses sentiments pussent se laisser égarer par les riches vêtements et les belles paroles avec autant d’ardeur qu’aurait pu le désirer un élégant accompli. « Je le sauverai, se dit-elle, c’est la première chose à décider, et alors je voudrais bien savoir ce qu’il dira à la pauvre fille du meunier, qui aura fait pour lui ce que toutes les belles dames de Londres et de Holy-Rood n’auraient pas le courage d’entreprendre. »

La prudence commençait à faire entendre sa voix, pendant qu’elle se livrait à des projets, et lui disait que plus la reconnaissance de sir Piercy Shafton serait vive, plus elle serait dangereuse pour sa bienfaitrice. Hélas ! pauvre prudence, tu pourrais dire avec notre moraliste moderne :


« Je prêche toujours, mais en vain. »

Tandis que tu versais tes conseils dans le sein de la jeune meunière, elle jeta les yeux sur un petit miroir auprès duquel elle avait posé la petite lampe, et elle y vit une figure et des yeux toujours pleins de gentillesse et de vivacité, mais ennoblis en ce moment par l’expression énergique d’une âme qui ose concevoir et exécuter un projet plein d’une généreuse audace.

« Se pourrait-il que ces traits et ces yeux, avec le service que je vais rendre à sir Piercy Shafton, ne pussent rien pour rapprocher la distance de rang qui existe entre nous ? »

Telle était la question que la vanité féminine posait à l’imagination ; mais celle-ci n’osa y répondre affirmativement. Il fallut adopter une conclusion moyenne. « Secourons d’abord ce brave jeune homme et fions-nous à la fortune pour le reste. » Aussi, bannissant de son esprit tout ce qui pouvait la concerner, la jeune fille généreuse, bien que téméraire, tourna ses pensées vers les moyens d’exécuter son entreprise.

Les obstacles qui s’y opposaient n’étaient pas faciles à surmonter. La vengeance des hommes de ce pays dans les cas de défi à mort, c’est-à-dire lors d’une querelle causée par la mort d’un parent, était un des traits les plus remarquables de leur caractère. Édouard, qui était très-doux en toute autre circonstance, avait aimé si tendrement son frère, qu’on pouvait s’attendre qu’il signalerait son ressentiment tout autant que le permettaient les usages de la contrée. Il fallait traverser la porte intérieure de l’appartement, la grille extérieure de la tour et la porte pour que le prisonnier fut en liberté ; puis il fallait trouver un guide et se procurer les moyens d’aller plus loin, sans quoi l’évasion était inutile. Mais quand la volonté d’une femme est fixée, il est rare que son esprit soit arrêté par des obstacles, quels qu’ils soient.

Il n’y avait pas long-temps que le sous-prieur avait quitté l’appartement, que déjà Mysie avait imaginé un plan hardi certainement, mais qui pouvait réussir s’il était bien conduit. Mais il fallait qu’elle attendît assez tard pour que les habitants de la tour fussent livrés au repos, excepté ceux qui gardaient le chevalier. Elle employa cet intervalle à épier les mouvements de celui en faveur duquel elle se hasardait si généreusement.

Elle l’écouta se promener dans la chambre ; il songeait sans doute à l’embarras de sa position. Bientôt elle entendit qu’il fouillait dans ses malles que le sous-prieur avait fait transporter dans son appartement. Il cherchait probablement à se distraire de ses réflexions mélancoliques en mettant ses effets en ordre. Enfin il marcha de nouveau, et il paraissait que son esprit s’était un peu calmé à la vue de sa garde-robe, car au premier tour de chambre qu’il fit, il récita à moitié un sonnet, à un second il siffla une gaillarde, et au troisième il fredonna une sarabande ; à la fin elle crut être certaine qu’il se jetait sur le lit qu’on lui avait préparé, toutefois après avoir murmuré rapidement ses prières. Puis elle cessa de l’entendre, et elle en conclut qu’il dormait d’un profond sommeil.

Elle employa les moments qui lui restaient à considérer son entreprise sous divers aspects, et toute dangereuse qu’elle était, la revue sérieuse qu’elle fit de ses différents obstacles la mit à même de trouver à les lever. L’amour et une généreuse compassion, qui donnent séparément une impulsion si forte et si persévérante au cœur d’une femme, se trouvaient réunis en elle et la rendaient prête à défier tous les hasards.

Il était une heure après minuit. Tout dormait profondément dans la tour, hors ceux qui étaient chargés de la garde du prisonnier anglais, ou, si le chagrin et la souffrance éloignaient le sommeil des yeux de la dame Glendinning et de sa fille adoptive, elles étaient trop accablées par leur douleur pour faire attention au bruit extérieur. Il y avait dans la chambre de quoi se procurer de la lumière, et la fille du meunier eut bientôt arrangé une petite lampe. D’un pas tremblant et le cœur agité elle alla ouvrir la porte qui la séparait du chevalier anglais, et recula, presque effrayée de son projet, quand elle se trouva dans la même chambre que le prisonnier endormi. Elle n’osait prendre sur elle de le regarder, entouré de son manteau et étendu sur le lit de camp ; elle détourna les yeux et tira le manteau tout juste assez fort pour l’éveiller. Il ne fit un mouvement que lorsqu’elle eut répété cet appel une seconde et une troisième fois. Alors, ouvrant les yeux, il parut prêt à faire une exclamation de surprise.

La timidité de Mysie céda à la crainte, elle plaça son doigt sur ses lèvres, afin de l’inviter au silence, puis lui montra la porte pour lui rappeler qu’on le gardait.

Sir Piercy Shafton, rassuré, se mit sur son séant ; il contemplait avec surprise la figure gracieuse de la jeune femme qui était devant lui, sa taille bien formée, ses cheveux flottants, et la finesse de ses traits qu’on ne distinguait que faiblement, mais à leur avantage, à la faible lueur de la lampe qu’elle tenait à la main : l’imagination romanesque du jeune chevalier eut trouvé facilement quelque compliment convenable à la circonstance, mais Mysie ne lui en laissa pas le temps.

« Je viens, dit-elle, sauver votre vie qui est en grand danger : si vous me répondez, parlez le plus bas qu’il vous sera possible, car il y a des sentinelles armées à votre porte.

— Ô la plus belle des meunières ! » dit sir Piercy debout sur son lit, « ne craignez rien pour ma sûreté ; croyez-moi, car cela est très-vrai, je n’ai pas versé le liquide rouge que ces villageois appellent leur sang, et qui coule de génération en génération dans les veines de leurs parents grossiers ; ainsi je n’ai rien à redouter de l’issue de cette affaire. Mille grâces te soient rendues, ô beauté adorable, je t’offre tous les remercîments que ta courtoisie a droit d’attendre.

— Non, sir chevalier, » reprit la jeune fille d’une voix basse et tremblante, « je ne mérite aucun remercîment. Si vous ne suivez pas mes conseils, Édouard Glendinning a fait venir Dan du Howlet-Hirst et le jeune Adie d’Aikenshaw, et ils ont amené avec eux trois autres hommes armés d’arcs, de cottes de mailles et de javelines ; je les ai entendus se dire entre eux dans la cour qu’ils vengeraient la mort de leur parent, quand même le capuchon du moine en devrait souffrir, et les vassaux sont si indisciplinés maintenant que l’abbé lui-même n’ose pas les gouverner, dans la crainte qu’ils ne se fassent hérétiques pour ne pas payer les droits féodaux.

— Par ma foi, dit sir Piercy Shafton, il pourrait bien se faire que la tentation fût grande et que les moines se délivrassent de cet embarras en m’envoyant sur les frontières auprès de sir John Foster ou de lord Hunsdon, les gardiens anglais ; ils feraient par ce moyen la paix avec les vassaux et l’Angleterre. Belle Molinara, pour cette fois je marcherai sous tes ordres, et si tu trouves moyen de me faire sortir de ce vil bourbier, je célébrerai si bien ta beauté et ton esprit, que la Fornarina de Raphaël d’Urbino ou d’Urbin ne sera qu’une bohémienne auprès de ma Molinara.

— Je vous prie de garder le silence, dit la fille du meunier, car si votre voix trahit votre réveil, mon stratagème échoue totalement ; c’est déjà par un effet de la miséricorde du ciel et de Notre-Dame si nous ne sommes pas entendus et découverts.

— Je serai silencieux comme la nuit obscure, reprit le chevalier ; mais encore un mot : si ce plan te fait courir quelque danger, belle et non moins obligeante demoiselle, il serait indigne de moi d’accepter ton secours généreux.

— Ne pensez pas à moi, » dit précipitamment Mysie, « je n’ai rien à craindre, je songerai à moi quand je vous verrai une fois hors de celle demeure dangereuse. Si vous désirez prendre une partie de vos vêtements, ne perdez pas de temps. »

Le chevalier en perdit cependant, car il ne pouvait décider ce qu’il abandonnerait de sa garde-robe, dont chaque article lui était si cher par le souvenir des fêtes où il l’avait porté pour la première fois. Mysie le laissa seul pendant quelque temps, car elle avait aussi des préparatifs à faire pour sa fuite. Mais quand elle revint dans la chambre, portant un petit paquet dans sa main, elle le trouva encore indécis ; elle lui dit sans détour que s’il ne voulait pas marcher incontinent, il fallait tout abandonner. Ceci détermina le chevalier : il mit promptement quelques hardes dans une valise, jeta sur ses malles un regard de douleur muette, et suivit son aimable guide.

Elle alla vers la porte de l’appartement, et faisant signe au chevalier de se serrer derrière elle, puis ayant éteint sa lampe, elle frappa un ou deux coups à la porte. Édouard répondit en demandant : « Qui est-ce qui frappait et ce qu’on désirait. »

— Parlez bas, dit Mysie, ou vous éveillerez le chevalier anglais ; c’est moi, Mysie Happer, qui frappe ; je désire sortir, vous m’avez enfermée, et j’ai été obligée d’attendre que le chevalier fût endormi.

— Enfermée ! reprit Édouard avec surprise.

« Oui, reprit la fille du meunier, vous m’avez enfermée dans cet appartement ; j’étais dans la chambre à coucher de Marie Avenel.

— Et ne pouvez-vous y rester jusqu’au matin ? puisque vous y êtes.

— Quoi ! reprit Mysie, » d’un ton de délicatesse offensée, croyez-vous que je veuille rester ici, dès que je puis sortir sans être vue ? Je ne voudrais pas pour tout le territoire de Sainte-Marie rester une minute de plus dans le voisinage de la chambre d’un homme. Pour qui me prenez-vous ? je vous assure que la fille de mon père a de trop bons principes pour mettre son honneur en péril.

— Sortez donc, et rendez-vous en silence à votre chambre, dit Édouard. »

À ces mots, il tira le verrou. L’escalier était tout à fait obscur ainsi que Mysie s’en était assurée. Dès qu’elle fut dehors, elle saisit le bras d’Édouard comme pour se soutenir, se mettant de la sorte entre lui et sir Piercy, qui était serré contre elle ; ainsi caché, l’Anglais se glissa en silence, et sur la pointe de ses pieds nus. Pendant ce temps, la jeune fille disait à Édouard qu’il lui faudrait une lumière.

« Je ne puis vous en procurer, lui dit-il, car je ne saurais quitter mon poste ; mais il y a du feu en bas.

— J’y resterai jusqu’au jour, » dit la jeune meunière, et descendant rapidement, elle entendit Édouard qui barrait et verrouillait la porte de la chambre vide avec une précaution fort inutile.

Elle retrouva son protégé, qui l’attendait au bas de l’escalier pour prendre ses avis. Elle lui recommanda de garder le silence le plus absolu, ce que, pour la première fois de sa vie, il fit volontiers ; et il la suivit, avec autant de précaution que s’il eût marché sur de la glace brisée, vers un lieu sombre où l’on renfermait le bois. Là, elle le fit cacher derrière les fagots. Elle ralluma sa lampe au feu de la cuisine, et prit sa quenouille et son fuseau pour paraître occupée, dans le cas où quelqu’un viendrait à rentrer. De temps à autre, elle se levait et courait sur la pointe du pied, regardait par la croisée si elle voyait paraître le jour. Enfin, à sa grande joie, elle le vit poindre au-dessus des nuages gris de l’est. Joignant ses mains, elle remercia Notre-Dame, la pria de la secourir dans la suite de son entreprise. Elle n’avait pas encore achevé sa prière, qu’elle frémit en sentant le bras d’un homme tomber sur ses épaules, tandis qu’une voix brusque s’écriait à ses oreilles : « Quoi, laborieuse Mysie du moulin, si tôt en prière ! Bénédiction sur ces beaux yeux qui s’ouvrent de si bonne heure ! il me faut un baiser pour l’amour d’une si belle matinée. »

Dan du Howlet-Hirst, car c’était le galant qui faisait ces compliments à Mysie, accompagna les mots de l’action même ; et l’action fut accueillie, comme toutes ces galanteries rustiques, par un soufflet que Dan reçut comme un beau gentilhomme reçoit un coup d’éventail, mais que la main énergique de Mysie appliqua si bien qu’il aurait étonné un galant moins robuste.

« Comment ! sir Coxcomb[176], dit-elle, et vous quittez la garde du chevalier anglais pour venir interrompre les gens tranquilles par vos lourdes galanteries.

— En vérité, gentille Mysie, dit le rustre, vous vous trompez, car je n’ai pas encore relevé Édouard de son poste, et si je n’avais pas honte de l’y laisser si long-temps, je voudrais rester auprès de vous deux heures encore.

— Oh ! vous ne manquuez pas d’heures pour voir tout le monde ; mais pour l’instant vous feriez bien de songer à la douleur de la famille, et d’envoyer Édouard se reposer, car il a veillé toute la nuit.

— Il me faut un autre baiser auparavant, dit Dan Howlet-Hirst. » Mais Mysie était sur ses gardes, et peut-être songeait au voisinage du bûcher ; elle sut si bien résister que le galant, maudissant la mauvaise humeur de la nymphe avec une phrase peu pastorale, monta promptement l’escalier pour aller relever son camarade. Elle courut à la porte, et entendit la nouvelle sentinelle tenir une courte conversation avec Édouard ; puis ce dernier se retira.

Mysie laissa la nouvelle sentinelle se promener pendant quelque temps, jusqu’à ce que le jour fût venu tout à fait. Alors, présumant qu’il avait oublié son refus, elle se présenta devant lui, et demanda les clefs de la tour extérieure et de la cour.

— Et pourquoi faire ? demanda le gardien.

— Pour traire les vaches et les conduire au pâturage, dit Mysie ; vous ne voudriez pas que les pauvres bêtes demeurassent toute la journée dans la vacherie ; et la famille est si affligée, qu’il n’y a que moi et la vachère capables d’y songer ce matin.

— Et où est la vachère ?

— Elle est restée avec moi dans la cuisine, afin d’être prête si ces bonnes gens avaient besoin de quelque secours.

— Voilà les clefs, Mysie la révêche, dit la sentinelle.

— Grand merci, Dan-bon-à-rien, » reprit la meunière ; et elle descendit avec rapidité pour se rendre au bûcher. Là, vêtir le chevalier anglais d’un jupon et d’une robe courte fut l’affaire d’un instant. Elle ouvrit les portes de la tour, et se rendit vers la vacherie, qui était située dans un coin de la cour.

Piercy Shafton voulait lui représenter que c’était se retarder. « Belle et généreuse Molinara, dit-il, ne ferions-nous pas mieux, d’ouvrir la porte extérieure, et de fuir promptement comme une troupe de mouettes qui se réfugie dans les rochers quand les vagues sont hautes.

— Il nous faut faire sortir les vaches auparavant, dit Mysie, car ce serait péché que de laisser dépérir le bétail de la pauvre veuve, aussi bien pour son intérêt que pour celui des animaux, et je suis d’avis que personne ne va quitter la tour, afin de nous poursuivre. D’ailleurs il vous faut votre cheval, car vous aurez besoin de bonnes jambes avant la fin de tout ceci. »

En même temps elle ferma à double tour les portes de la tour. Elle entra dans la vacherie ; et après avoir donné au chevalier son cheval à conduire, elle chassa le bétail devant elle dans la cour, comptant venir reprendre son propre palefroi ; mais le bruit qu’elle avait fait en fermant les portes avait attiré l’attention d’Édouard, qui courut aussitôt à une meurtrière pour demander ce qui se passait.

Mysie répondit avec empressement qu’elle faisait sortir les vaches, qui dépériraient si on ne les soignait pas.

« Je te remercie, aimable fille, dit Édouard ; et qui est cette demoiselle qui t’accompagne ? »

Mysie se disposait à répondre, quand sir Piercy Shafton, qui désirait sûrement contribuer à sa délivrance par son adresse, s’écria : « Je suis, ô jeune homme bucolique, je suis celle à qui est confié le soin des mères laitières du troupeau.

— Enfer et ténèbres ! » s’écria Édouard transporté de fureur et de surprise, « c’est Piercy Shafton ! Trahison, trahison ! holà ! Dan ; Jasper, Martin, le scélérat s’échappe !

— À cheval ! à cheval ! » s’écria Mysie ; et en un clin d’œil elle fut en croupe derrière le chevalier qui était déjà en selle.

Édouard saisit une arbalète, et lança un trait qui siffla si près des oreilles de Mysie, qu’elle cria à son compagnon : « En avant, en avant ! une autre ne nous manquerait pas. Si Halbert eût lancé cette flèche, nous serions morts maintenant. »

Le chevalier pressa les flancs de son cheval, qui partit au galop en passant à côté des vaches, et descendit la colline sur laquelle était située la tour. Ensuite, prenant la route qui conduisait dans la vallée, le noble animal, sans s’inquiéter de son double fardeau, conduisit bientôt Shafton et Mysie loin du tumulte et de l’alarme que leur fuite causait à la tour de Glendearg.

C’est ainsi que, par une bizarrerie étrange, deux hommes fuyaient de différents côtés, chacun d’eux accusé du meurtre

de l’autre.
CHAPITRE XXIX.


le page.


Certes il ne sera pas assez cruel pour m’abandonner ici : s’il le fait, les jeunes filles ne se confieront plus si facilement à des hommes.
Les deux nobles Parents.


Le chevalier continua de pousser vivement son cheval, en tant que la route le permettait, jusqu’à ce qu’ils eussent quitté la vallée de Glendearg pour entrer dans celle de la Tweed ; bientôt ils aperçurent les eaux cristallines de cette belle rivière. On voyait sur la rive opposée les murs grisâtres du monastère de Sainte-Marie, dont les tours et le pinacle n’étaient pas encore bien éclairés par les rayons du soleil levant, à cause des hautes montagnes qui entourent l’édifice vers le sud.

Le chevalier tourna à gauche et suivit la route le long de la rivière, jusqu’au moment où ils arrivèrent à l’espèce d’écluse où le frère Philippe avait terminé son excursion aquatique.

Sir Piercy Shafton, dont le cerveau pouvait rarement suivre plus d’une idée à la fois, avait jusqu’à présent poursuivi sa route sans penser où il allait ; mais la vue du monastère lui rappela qu’il était encore sur un terrain dangereux, et qu’il fallait pourvoir à sa sûreté, en déterminant le lieu de son refuge. La situation de sa libératrice s’offrit aussi à sa pensée, car il n’était ni égoïste ni ingrat. Il écouta, et s’aperçut que la fille du meunier sanglotait et pleurait sur son épaule.

« Qu’as-tu, dit-il, ma généreuse Molinara ? y a-t-il quelque chose que Piercy Shafton puisse faire pour te remercier de sa délivrance ? »

Mysie indiqua avec son doigt l’autre côté de la rivière, mais n’osa pas tourner sa tête de ce côté. « Parlez clairement, généreuse damoiselle, » dit le chevalier qui, pour cette fois, était aussi embarrassé que sa propre élégance embarrassait journellement les autres ; « parlez clairement, car je vous jure que je ne comprends rien à l’extension de ce joli doigt.

— Là-bas est la maison de mon père, » dit Mysie d’une voix interrompue par les sanglots.

— Et je t’emportais loin de ton habitation comme un chevalier discourtois ! » s’écria Shafton se méprenant sur le sujet de sa douleur ; « maudite soit l’heure où Piercy Shafton, ne pensant qu’à sa propre sûreté, oublia celle d’une femme, et, ce qui est encore plus odieux, de sa généreuse libératrice. Descends donc, ô charmante Molinara, à moins que tu ne préfères que je te conduise à cheval à la maison de ton père molinarien ; car si tu dis un seul mot, je suis prêt à t’obéir malgré tous les dangers auxquels pourrait m’exposer la vengeance des moines ou du meunier. »

Mysie étouffa ses sanglots et annonça avec émotion qu’elle allait descendre, et que seule elle voulait en courir le risque. Sir Piercy Shafton était un écuyer trop dévoué aux belles pour négliger aucune attention, et d’ailleurs la meunière y avait quelques droits. Il descendit aussitôt de cheval, et reçut dans ses bras la pauvre fille qui pleurait toujours amèrement. Quand il l’eut posée à terre, elle pouvait à peine se soutenir, ou du moins elle le tenait toujours serré, comme si elle n’eût pas songé de qui elle invoquait le secours. Il la conduisit sous un bouleau qui croissait sur la pelouse, bordant une route sinueuse, et l’y plaçant, il l’exhorta à se calmer. Un sentiment vif et naturel surmonta son affectation habituelle, et il lui dit : « Croyez-moi, généreuse fille, Piercy Shafton aurait cru acheter trop cher le service que vous lui avez rendu, s’il eût pu prévoir les larmes qu’il vous coûterait. Apprenez-moi la cause de votre chagrin, et si je puis y remédier, croyez que les droits que vous avez acquis sur moi me font considérer vos ordres comme plus sacrés que ceux d’une impératrice. Parlez donc, belle Molinara, et commandez à celui que la fortune a rendu votre débiteur et votre champion.

— Fuyez, sauvez-vous, » dit Mysie recueillant toutes ses forces pour prononcer ces mots.

« Au moins, dit le chevalier, permettez-moi de vous laisser quelque gage de mon souvenir. » Mysie lui aurait répondu que c’était inutile, et elle aurait dit vrai ; mais les pleurs l’empêchaient de parler.

« Piercy Shafton n’est pas riche, reprit-il, mais cette chaîne vous prouve qu’il n’est pas un ingrat. »

Il détacha de son cou la superbe chaîne et le médaillon dont nous avons déjà parlé, et les plaça dans la main de la pauvre fille, qui ne parut ni les recevoir ni les rejeter ; car, tout occupée d’autres sentiments, elle ne voyait point ce qu’il faisait.

« Nous nous reverrons, dit sir Piercy Shafton, au moins je l’espère. Ne pleurez plus, belle Molinara, et aimez-moi toujours. »

Cette prière n’était qu’une phrase d’usage : mais elle avait un sens plus profond pour la pauvre Mysie. Elle sécha ses larmes, et quand le chevalier se pencha avec une courtoisie chevaleresque pour lui donner le baiser d’adieu, elle se leva humblement pour recevoir cet honneur dans une attitude de déférence, et reçut le baiser avec modestie et reconnaissance. Sir Piercy Shafton sauta sur son cheval et s’éloigna. Mais la curiosité ou peut-être un sentiment plus vif lui fit retourner la tête, et il aperçut la fille du meunier debout immobile au lieu où il l’avait quittée, les yeux fixés sur lui et la chaîne restée suspendue à sa main.

Ce fut à cet instant qu’un trait de lumière vint l’éclairer sur l’état réel des affections de Mysie et du motif qui l’avait fait agir. Les galants de ce siècle étaient désintéressés, pleins de noblesse et d’élévation d’âme, même dans leur galanterie ; ils étaient étrangers à ces dégradantes poursuites qu’on peut appeler de lâches amours. Ils ne faisaient pas la chasse aux humbles vierges du vallon, et n’avilissaient pas leur rang en privant l’innocence rustique de paix et de vertu. Il s’ensuivait donc que, comme ils n’ambitionnaient pas de triomphes dans cette classe, ils n’y faisaient aucune attention, et souvent même ils ne s’en doutaient pas quand par hasard il en était ainsi. Le compagnon d’Astrophel, la fleur des tournois de la cour de Félicia, ne s’inquiétait pas plus si ses grâces et ses manières aimables pouvaient lui valoir l’amour de Mysie Happer, qu’une beauté à la mode ne s’inquiète dans sa loge de la blessure que ses charmes peuvent faire au cœur d’un clerc d’avoué qui se trouve au parterre. Il est probable que dans tout autre cas l’orgueil du rang et de la distinction aurait prononcé comme l’humble admiratrice la sentence que le petit maître Fiedling avait lancée contre tout le beau sexe : « Qu’elles admirent et qu’elles meurent. » Mais les obligations qu’il avait contractées envers la tendre meunière s’opposaient à la possibilité de traiter l’affaire si cavalièrement, et Piercy, fort embarrassé, quoique passablement flatté, retourna sur ses pas pour voir ce qu’il pourrait faire dans l’intérêt de la jeune fille.

La modestie naturelle de la pauvre Mysie ne put l’empêcher de donner des signes de joie quand elle vit revenir sir Piercy Shafton. Elle fut trahie par son œil brillant et les caresses qu’elle fit timidement au cheval qui ramenait le cavalier bien-aimé. « Que puis-je faire de plus pour vous, aimable Molinara, » dit sir Piercy Shafton, hésitant lui-même et rougissant ; car il faut le dire à l’honneur du siècle de la reine Élisabeth, ses courtisans portaient plus de fer sur leur poitrine que d’airain sur leur front, et même au milieu de leur vanité, ils conservaient toujours l’esprit de chevalerie par lequel se distinguait l’aimable chevalier de Chaucher,

« Qui, dans sa démarche modeste,

Affectait d’une vierge et le port et le geste. »

Mysie rougit et tint ses yeux fixés vers la terre, et sir Piercy continua avec le même embarras : « Craignez-vous de retourner chez vous, belle Molinara ? voulez-vous que je vous accompagne ?

— Hélas ! » dit Mysie en levant les yeux tandis que ses joues, de rouges qu’elles étaient, devinrent pâles comme la mort, « je n’ai plus d’asile.

— Comment, plus d’asile ! s’écria Shafton ; ma généreuse Molinara dit-elle qu’elle n’a plus d’asile, quand voilà la maison de son père, et qu’elle n’en est séparée que par un ruisseau argenté ?

— Hélas ! reprit la jeune meunière, je n’ai plus de père ni d’asile. Mon père est un serviteur dévoué de l’abbaye ; j’ai offensé l’abbé ; et si je retourne chez mon père, il me tuera.

— Qu’il se garde bien de porter la main sur vous, de par le ciel ! dit sir Piercy ; je vous jure sur mon honneur et ma chevalerie que les troupes de mon cousin de Northumberland raseraient le monastère si bien qu’un cheval ne trébucherait pas sur les ruines, s’il osait toucher un seul cheveu de votre tête. Calmez-vous donc, chère Mysinda, et sachez que vous avez obligé celui qui veut et qui peut venger la moindre injure qu’on voudrait vous faire. »

À ces mots il descendit de cheval, et, dans la vivacité de sa harangue, il saisit la main que lui abandonna volontiers Mysie ou Mysinda, ainsi qu’il venait de la nommer. Il attacha ses regards d’abord sur deux grands yeux noirs qui le contemplaient, et dont on ne pouvait méconnaître l’expression, quoiqu’elle fût adoucie par une modestie virginale ; puis sur des joues auxquelles un sentiment d’espérance avait rendu leur couleur naturelle ; enfin, sur des lèvres qui, semblables au bouton de rose, étaient entr’ouvertes par le bonheur, et laissaient apercevoir une rangée de dents aussi blanches que des perles. Ce tableau était dangereux à contempler, et sir Piercy Shafton, après avoir répété l’offre, de moins en moins pressante, de conduire la belle Mysinda chez son père, finit par la prier de le suivre, « au moins, ajouta-t-il, jusqu’à ce que je puisse vous conduire en lieu convenable. »

Mysie Happer ne fit pas de réponse ; mais, rougissant de joie et de pudeur, donna en silence son consentement, en attachant son paquet et se préparant à monter en croupe. « Et que désirez-vous que je fasse de ceci ? » dit-elle en lui présentant la chaîne, comme si elle se fût aperçue pour la première fois qu’elle la tenait dans sa main.

« Gardez-la, belle Mysinda, pour l’amour de moi, dit le chevalier.

— Non pas monsieur, » répondit-elle gravement ; les jeunes filles de mon pays n’acceptent pas de semblables dons de leur supérieurs, et je n’ai pas besoin d’un souvenir pour me rappeler la matinée de ce jour. »

Le chevalier la supplia avec politesse de garder ce présent ; mais Mysie était décidée sur ce point : elle sentait peut-être qu’en acceptant une récompense, c’était en faire un service mercenaire ; elle promit seulement de cacher la chaîne, de crainte que ce bijou ne fît découvrir celui à qui il appartenait, jusqu’à ce que sir Piercy fût en lieu de sûreté.

Tous deux remontèrent à cheval, et se remirent en route pour continuer un voyage dont Mysie, aussi hardie et expérimentée sur ce point qu’elle était simple et susceptible dans d’autres, dirigea en quelque sorte l’itinéraire, ayant seulement demandé la direction générale, et reçu pour réponse que sir Piercy Shafton désirait aller à Édimbourg, où il espérait trouver des amis et des protecteurs. Après cette information, Mysie profita de la connaissance qu’elle avait du pays pour sortir aussi vite que possible du territoire de l’abbaye ; bientôt ils se trouvèrent dans les domaines d’un baron laïque, qu’on supposait attaché aux doctrines des réformés, et sur les terres duquel, au moins, Mysie présumait que ceux qui les poursuivraient n’oseraient hasarder aucun acte de violence. À la vérité, elle ne craignait pas beaucoup qu’on les poursuivît ; elle pensait, avec quelque raison, que les habitants de Glendearg auraient de la peine à surmonter les obstacles des verrous et des barrières sous lesquels elle les avait soigneusement enfermés avant de prendre la fuite.

Ils continuèrent donc leur route avec une sécurité raisonnable. Sir Piercy Shafton trouva le moyen de faire passer le temps par ses hyperboles et en racontant de longues anecdotes de la cour de Féliciana ; Mysie prêtait une oreille attentive aux récits de son compagnon de voyage, quoiqu’elle ne comprît pas un mot sur trois. Elle l’écoutait néanmoins et l’admirait sur parole, comme plus d’un homme sage supporte avec complaisance la conversation d’une maîtresse charmante, mais sans esprit. Pour sir Piercy Shafton, il était dans son élément, et bien assuré de l’intérêt et de l’entière approbation de son auditeur ; il continua à se lancer dans des phrases d’un euphuisme plus obscur et plus long qu’à l’ordinaire. La matinée se passa ainsi, et vers midi ils arrivèrent près d’un ruisseau sur les bords tortueux duquel s’élevait un ancien château baronial entouré de grands arbres. À une petite distance de la porte du manoir s’étendaient quelques cabanes çà et là ; une église était au centre de ce hameau.

« Voilà Kirktown, dit Mysie ; je connais ce village, il y a deux hôtelleries ; la plus mauvaise est la meilleure pour notre projet ; elle est éloignée des autres maisons et j’en connais bien le maître, car il a acheté souvent de la drèche chez mon maître.

Cette causa scientiœ, pour nous servir d’une phrase de légiste, était mal choisie pour le projet de Mysie ; en effet sir Piercy Shafton avait conçu une grande estime pour sa compagne de voyage qui le laissait se livrer à son bavardage habituel, et, charmé de la docilité gracieuse avec laquelle elle se soumettait au pouvoir de sa conversation, il avait presque oublié qu’elle n’était pas une de ces beautés de haut lignage dont il racontait de si charmantes choses ; mais cette phrase malencontreuse vint rappeler immédiatement à son souvenir les circonstances les plus désavantageuses à Mysie. Il ne dit cependant mot ; qu’aurait-il pu dire ? rien n’était plus naturel que la fille d’un meunier connût les aubergistes qui achetaient de la drèche chez son père ; et, ce qui devait seulement étonner, c’était le concours d’événements qui avaient rendu une telle femme la libératrice et le guide de sir Piercy Shafton de Wilverton, parent du puissant comte de Northumberland, que les princes et les souverains eux-mêmes traitaient de cousin parce qu’il était du sang de Piercy[177]. Il sentit qu’il y avait quelque ridicule pour lui à courir la contrée avec la fille d’un meunier en croupe, et il fut même assez ingrat pour éprouver quelques émotions de honte lorsqu’il arrêta son cheval à la porte de la petite auberge.

Mais la vive intelligence de Mysie Happer lui épargna d’avoir à rougir de déroger ainsi. Elle sauta vite à bas du cheval, et comme l’hôte arrivait la bouche béante pour recevoir un convive d’un extérieur tel que celui du chevalier, elle régala ses oreilles d’un conte de son invention, et dans lequel les incidents s’accumulaient les uns sur les autres. L’étonnement s’empara de sir Piercy Shafton qui, parmi ses nombreux talents, n’avait pas celui de l’invention. Elle raconta à l’aubergiste que son hôte était un illustre chevalier anglais qui se rendait du monastère à la cour d’Écosse, après avoir été s’acquitter de ses vœux à Sainte-Marie, et qu’elle avait été chargée de lui indiquer le chemin ; que Ball, son palefroi, lui avait manqué en route, parce qu’il était harassé de fatigue pour avoir apporté au moulin de son père le dernier melder[178] du blé pour le ministre de Langhope ; qu’elle avait laissé Ball paître dans le parc de Tasker près Cripplecross ; car fatigué comme il était, il ne bougeait pas plus que la femme de Loth changée en sel ; et alors le chevalier, par courtoisie, avait insisté pour qu’elle montât derrière lui ; elle l’avait amené à l’hôtellerie d’un ami connu de la maison plutôt qu’à celle de l’orgueilleux Peter Peddie qui achetait sa drèche aux moulins de Milerstane ; il fallait donner ce que sa maison avait de meilleur, et être prêt dans un moment ; enfin elle était disposée à l’aider dans la cuisine.

Mysie débita ce conte avec une grande volubilité de langue, sans s’arrêter une seule fois, et sans que l’hôte conçût le moindre doute.

Le cheval du voyageur fut conduit à l’écurie, et lui-même fut installé dans le coin le plus propre de la salle et dans le meilleur siège qu’on pût trouver à la maison. Mysie, toujours active et officieuse, s’occupait à la fois d’apprêter le repas, de mettre la nappe et de faire tous les arrangements que son expérience pouvait lui suggérer en l’honneur et pour la commodité de son compagnon. Il s’y serait volontiers refusé ; car, tandis qu’il lui était impossible de n’être pas touché de la bonté vive et empressée que Mysie mettait dans son service, il ressentait une peine qu’il ne pouvait définir en la voyant occupée de ces soins domestiques et s’en acquitter comme une personne à qui ils n’étaient que trop familiers. Ce sentiment désagréable était mêlé de quelque plaisir, et peut-être même était-il balancé par la grâce avec laquelle la jeune fille à la main vive remplissait ces fonctions vulgaires. Alors le coin obscur d’une misérable auberge devenait un bosquet sous lequel une fée amoureuse, ou pour le moins une bergère d’Arcadie, déployait, avec une infructueuse sollicitude, ses attaques sur le cœur d’un chevalier destiné par la fortune à des pensées plus relevées et à une alliance plus magnifique.

La légèreté et l’aisance avec lesquelles Mysie couvrait la petite table ronde d’une nappe blanche comme la neige, et plaçait le chapon rôti à côté d’un flacon de Bordeaux, n’étaient en elles-mêmes que des grâces plébéiennes ; mais chaque regard que le chevalier jetait sur elle faisait naître en lui une nouvelle émotion. Elle était si bien faite, elle avait à la fois tant d’activité et de grâce ! son bras et sa main d’une blancheur remarquable, sa figure, sur laquelle le sourire se mêlait à une rougeur pudique, ses beaux yeux toujours fixés sur Shafton lorsqu’il regardait autre part, et qui se baissaient toutes les fois qu’ils rencontraient les siens : tous ces attraits la rendaient d’une séduction irrésistible. Enfin, la délicatesse affectueuse de toute sa conduite, jointe à la promptitude et à la hardiesse qu’elle avait dernièrement déployées, tendaient à ennoblir les services qu’elle lui rendait.

Il semblait qu’une Grâce eût quitté l’Empyrée

Et revêtu l’humble livrée
Pour le suivre et pour le servir.

Mais d’un autre côté se présentait à son esprit cette fâcheuse réflexion, que ces manières ne lui étaient pas données par l’amour pour servir son amant lui seul, mais qu’elles étaient l’effet naturel de l’habitude dans la fille d’un meunier, accoutumée, sans aucun doute, à rendre les mêmes services à chaque rustre un peu riche qui fréquentait le moulin de son père. Cela fermait la bouche à sa vanité, et à l’amour qui couvrait cette même vanité, aussi efficacement qu’un picotin de fleur de farine aurait pu le faire.

Au milieu de ces diverses émotions, sir Piercy Shafton n’oublia pas de prier celle qui les faisait naître de s’asseoir et de partager l’agréable repas qu’elle avait pris tant de peine à préparer et à mettre en ordre. Il s’attendait que cette invitation serait acceptée timidement peut-être, mais certainement avec beaucoup de reconnaissance, et il fut en partie flatté, et en partie piqué du mélange de déférence et de résolution avec lequel Mysie refusa son invitation. Immédiatement après, elle disparut de l’appartement, laissant l’euphuiste considérer s’il devait plus s’affliger que se féliciter de sa disparition.

C’était un point sur lequel il aurait trouvé qu’il était difficile de se décider, s’il y en avait eu quelque nécessité. Comme il n’y en avait aucune, il but quelques verres de Bordeaux, et chanta pour lui-même un ou deux couplets du divin Astrophel. Mais, en dépit du vin et de sir Philippe Sidney, les rapports qu’il avait alors, et ceux qu’il devait encore avoir avec la charmante Molinara, ou Mysinda, comme il se plaisait à nommer Mysie Happer, se présentaient toujours à ses réflexions. L’esprit du temps, comme nous l’avons déjà dit, coïncidait heureusement avec sa générosité naturelle, qui approchait presque de l’extravagance, en lui défendant, comme un péché mortel contre la galanterie, la chevalerie et la morale, de récompenser les bons offices qu’il avait reçus de cette pauvre fille, en abusant de quelque avantage que lui donnait la confiance qu’elle avait en son honneur. Pour rendre justice à sir Piercy Shafton, c’était une idée qui n’était jamais entrée dans sa tête ; et il aurait probablement déployé toute la science des imbrocata, des stoccata ou des punto reverso, qu’il avait puisée dans les leçons de Vincent Saviola, contre tout homme qui aurait osé lui attribuer une bassesse aussi ingrate qu’égoïste. D’un autre côté, il était homme et il prévoyait des circonstances qui, pendant leur voyage commencé d’une manière si intime, pouvaient l’exposer à la tentation et prêter à la médisance. En outre, il était fat et courtisan, et il trouvait quelque ridicule à courir le pays avec la fille d’un meunier en croupe : cela pouvait donner lieu à des soupçons peu honorables pour tous les deux, et à des bruits ridicules sur son compte, ce qu’il redoutait le plus.

« Je voudrais, » disait-il à demi-voix, « si cela pouvait se faire sans mal et sans honte pour la trop ambitieuse, mais aussi très-judicieuse Molinara, qu’elle et moi nous nous séparassions tout à fait, pour suivre chacun notre carrière différente : comme nous voyons un bon vaisseau partir pour les mers lointaines, voiles déployées, et sillonner la profondeur de l’abîme, tandis que l’humble nacelle ramène aux rivages ces amis qui, le cœur blessé et les yeux humides de larmes, ont abandonné à leurs hautes destinées les aventuriers audacieux montés sur la belle frégate. »

Il avait à peine formé ce souhait, qu’il fut accompli ; car l’hôte entra pour lui dire que le cheval de Sa Seigneurie était prêt, et qu’on le lui amènerait quand il le désirerait. Sir Piercy s’informa où était la… la demoiselle… c’est-à-dire la jeune fille ?

« Mysie Happer ? dit l’hôte, elle est retournée chez son père ; mais elle m’a recommandé de vous dire que vous ne pouvez vous tromper pour aller à Édimbourg, parce que la distance n’est point grande, et que la route ne fait aucune fourche. »

Il est rare que nous obtenions l’entier accomplissement de nos souhaits au moment même où nous les formons ; peut-être parce que le ciel nous refuse sagement ce qui serait souvent reçu avec ingratitude. C’est du moins ce qui arriva dans cette circonstance ; car lorsque l’hôte eut annoncé que Mysie était retournée chez son père, le chevalier fut sur le point de lui répondre par une exclamation de surprise et de désappointement, et par une demande faite à la hâte : pour quel lieu et quand elle était partie ? Grâce à sa prudence, il maîtrisa son premier mouvement, mais il ne put retenir le second.

« Où elle est allée ? » dit l’hôte en le regardant et en répétant sa question. « Elle est allée à la maison de son père, il est probable ; et elle est partie tout de suite, après m’avoir donné des ordres pour le cheval de Votre Seigneurie ; et lorsqu’elle a vu qu’il avait bien mangé (elle aurait pu s’en rapporter à moi, mais les meuniers et les parents des meuniers pensent que tous les autres sont des voleurs), elle m’a quitté, et elle est bien à trois milles d’ici maintenant.

— Elle est donc partie ! » murmura sir Piercy en faisant rapidement deux ou trois tours dans la petite salle. « Elle est partie ! eh bien ? laissons-la aller. Elle ne pourrait retirer que du désagrément de ma société, et moi un peu de honte de la sienne. Je n’aurais jamais pensé que sa séparation m’eût tant coûté. Je gagerais qu’elle est maintenant à rire avec quelque paysan, et ma belle chaîne lui fera une bonne dot. Et cela ne doit-il pas être ainsi ? ne l’a-t-elle pas bien méritée, même quand la chaîne vaudrait dix fois plus ? Piercy Shafton ! Piercy Shafton ! envierais-tu à ta libératrice une récompense qu’elle a payée si cher ? L’air d’égoïsme de la terre du Nord t’a-t-il donc infecté, Piercy Shafton, et flétri les fleurs de ta générosité, comme on dit qu’il tue les fleurs du mûrier ? Mais, je croyais, » ajouta-t-il après une pause d’un moment, » qu’elle ne se serait pas si facilement et si volontairement séparée de moi ! Ne pensons plus à cela. Allons, vite, mon compte, digne hôte, » dit-il alors à voix haute, « et que votre groom m’amène mon cheval. »

Le bon aubergiste semblait aussi avoir quelque sujet de réflexion, car il ne répondit pas tout de suite ; examinant si sa conscience voulait se charger du poids d’un double paiement pour l’écot. Apparemment la réponse de sa conscience fut négative ; car, à la fin, mais avec un peu d’hésitation, il répondit : « C’est une sottise de mentir, je ne puis nier que le compte n’ait été entièrement payé. Néanmoins, s’il plaît à Votre digne Seigneurie d’ajouter quelque chose pour l’augmentation de soin ?…

— Comment, s’écria le chevalier, le compte est payé ! et par qui, je vous prie ?

— Et par Mysie Happer, s’il faut parler vrai, » répondit l’honnête aubergiste, qui éprouvait alors autant de remords en disant la vérité, qu’un autre en eût ressenti en faisant un mensonge ; « et avec l’argent que le moine abbé lui avait donné pour payer les frais du voyage de Votre Honneur, comme elle me l’a dit. Et certes, je ne voudrais pas écorcher les gentlemen qui entrent chez moi. » Et dans la confiance que la franchise de son aveu serait une preuve de son honnêteté, il ajouta : « Néanmoins, comme je l’ai déjà dit, s’il plaît à la bonne volonté de Votre Seigneurie de considérer le dérangement extraordinaire… »

Le chevalier coupa court à son argument en lui jetant un noble à la rose, qui probablement avait deux fois la valeur d’un écot écossais, mais qui aurait à peine payé la moitié d’un repas aux Trois-Grues ou au Marché-au-Vin[179].

Cette générosité rendit l’hôte si joyeux qu’il courut tirer le vin de l’étrier (ce qui n’était jamais payé) à une barrique encore meilleure que celle qu’il avait mise en perce pour le flacon du dîner. Sir Piercy s’approcha lentement de son cheval, reçut la coupe de vin, et remercia l’hôte avec la bonne grâce empesée d’un courtisan de la cour d’Élisabeth ; puis il monta à cheval et suivit la route du nord, qui lui avait été indiquée comme celle qui était la plus courte pour se rendre à Édimbourg, et qui, bien inférieure toutefois à nos grandes routes modernes, avait une ressemblance assez exacte avec un chemin public et fréquenté pour qu’on ne pût s’y tromper.

« Je n’aurai pas besoin de ses conseils pour me guider, il me semble, » se dit-il à lui-même, en mettant son cheval au petit pas ; « et je suppose que c’est une des raisons de son brusque départ, si différent de ce à quoi on pouvait s’attendre. Mais c’est bien ! je suis débarrassé d’elle. Ne prions-nous pas pour être délivré de la tentation ? Mais qu’elle se soit si grossièrement trompée sur sa situation et sur la mienne, qu’elle ait pensé devoir payer mon compte ! Je voudrais la voir encore une fois, seulement pour lui expliquer l’inconvenance dont son inexpérience l’a rendue coupable.

« Mais je crains bien, » ajouta-t-il, comme il sortait d’entre quelques arbres épars çà et là, et jetant les yeux sur une contrée sauvage, hérissée de collines rocailleuses, formant une succession de chaînes entre elles, « que je n’aie bientôt besoin de l’aide de cette Ariane, qui pourrait me donner un fil pour me conduire à travers les détours de ce labyrinthe de montagnes que j’aperçois là-bas.

Comme le chevalier se parlait ainsi à lui-même, son attention fut arrêtée par le bruit des pas d’un cheval, et un jeune homme monté sur un poney gris, et suivant un sentier qui passait derrière les arbres, le joignit sur la grande route.

L’habillement du jeune homme était tout à fait villageois, mais propre et élégant. Il avait une jaquette d’un drap gris tailladé et brodé, avec une culotte blanche garnie pareillement, et des sandales ou bottines de peau de daim avec de jolis éperons d’argent. Un manteau d’un brun sombre enveloppait entièrement la partie supérieure de son corps, et le collet couvrait presque en entier son visage, qui était aussi caché par un bonnet de velours noir et le panache de plumes qui le surmontait. Sir Piercy Shafton, qui aimait la société, qui désirait en même temps avoir un guide, et qui de plus se sentait disposé en faveur d’un si beau jeune homme, ne manqua pas de lui demander d’où il venait et où il allait. Le jeune homme regarda d’un autre côté, et lui répondit qu’il allait à Édimbourg, pour chercher du service dans quelque famille noble.

« Je crains bien que vous ne vous soyez enfui de chez votre dernier maître, dit sir Piercy, puisque tout en répondant à ma question vous n’osez pas me regarder en face.

— En vérité non, » répondit le jeune homme avec timidité, et non sans quelque répugnance il tourna son visage vers le chevalier et se détourna aussitôt. Ce ne fut qu’un coup d’œil, mais la reconnaissance fut complète. On ne pouvait s’y tromper ; c’étaient bien là les beaux yeux noirs, la joue fraîche et riante encore malgré quelque embarras de la jeune et jolie meunière. La rencontre fut joyeuse, et sir Piercy Shafton éprouvait trop de plaisir à retrouver sa compagne pour se rappeler toutes les bonnes raisons qui l’avaient consolé de sa perte.

Comme il l’interrogeait sur son changement de costume, elle répondit qu’elle l’avait obtenu d’une amie dans le village. C’était l’habit de fête de son fils qui venait de se rendre à l’armée avec son seigneur suzerain, le baron maître du pays. Elle l’avait emprunté sous prétexte de remplir un rôle dans une farce ou une mascarade de campagne. Elle avait laissé, dit-elle, ses vêtements en échange qui valaient plutôt dix couronnes que celui-là n’en valait quatre.

« Et le cheval, mon ingénieuse Molinara, dit sir Piercy, d’où vient le cheval ?

— Je l’ai emprunté à notre hôte du Nid-du-Milan ; « répliqua-t-elle et elle ajouta, en étouffant à moitié un éclat de rire, « il me l’a donné en échange de notre Ball, que j’ai laissé dans le parc de Tasker, à Cripplecross ; il sera bienheureux s’il l’y trouve !

— Mais alors le pauvre homme perdra son cheval, très-rusée Mysinda, » dit sir Piercy Shafton, dont les notions anglaises sur la propriété étaient un peu choquées de ce mode d’acquisition, plus conforme aux idées de la fille d’un meunier, et d’un meunier de la frontière, qui plus est, qu’aux idées d’un noble Anglais.

« S’il perd son cheval, » dit en riant Mysie, « ce ne sera pas certainement le premier homme des Marches[180] à qui pareil malheur soit arrivé. Mais ce ne sera pas lui qui perdra, car je gage qu’il en retiendra le prix sur l’argent qu’il doit à mon père depuis longtemps.

— Mais alors ce sera sur votre père que tombera la perte, » lui objecta de nouveau sir Piercy, qui ne pouvait s’écarter de ses principes de droiture.

« Que signifie cela maintenant de parler de mon père ? » dit la jeune fille avec humeur ; et prenant tout de suite un ton de tristesse, elle ajouta : « Mon père a perdu dans ce jour ce qui lui aurait fait supporter avec résignation toutes les autres pertes qu’il aurait faites. »

Frappé de ce peu de paroles où se peignaient le chagrin et le remords, le chevalier anglais pensa qu’il était de son honneur et de sa conscience de lui montrer aussi fortement qu’il le pouvait les risques de la route où elle s’était engagée, et la nécessité de retourner à la maison paternelle. Son discours, quoique orné de fleurs, bien inutiles, n’en était pas moins honorable pour son esprit et pour son cœur.

La fille du meunier, tout en continuant d’avancer, écouta les phrases du chevalier en penchant la tête sur sa poitrine, comme une personne plongée dans de profondes pensées ou dans un grand chagrin. Lorsqu’il eut fini, elle leva la tête, regarda le chevalier en face, et lui répondit avec beaucoup de fermeté : « Si vous êtes las de ma compagnie, sir Piercy Shafton, vous n’avez qu’à le dire, et la fille du meunier ne vous embarrassera pas plus long-temps. Et ne pensez pas que je veuille être un fardeau pour vous ; si nous faisons route ensemble pour Édimbourg, j’ai assez de sagesse et d’orgueil pour ne pas être volontairement à charge à un homme. Mais si maintenant vous ne rejetez pas ma compagnie, et si vous ne craignez pas qu’elle vous devienne importune par la suite, ne me parlez jamais de retourner sur mes pas. Tout ce que vous pouvez me dire, je me le suis dit à moi-même, et si je suis ici maintenant, c’est un signe que toutes mes réflexions ne m’ont servi à rien. Cependant qu’il ne soit plus question de cela entre nous. Je vous ai déjà été utile en quelque chose, et le temps viendra peut-être ou je pourrai vous être plus utile encore ; car ce n’est pas ici votre Angleterre, où on dit que la justice est rendue sans crainte et sans partialité aux grands et aux petits. Mais c’est un pays où l’on se fait justice par la force, où l’on se défend par la présence d’esprit et la ruse, et je connais mieux que vous les périls auxquels vous êtes exposé. »

Sir Piercy Shafton fut un peu mortifié d’entendre que la jeune Mysie pensait lui avoir été utile comme protectrice et comme guide, et il dit qu’il n’avait besoin pour se protéger que de son bras et de sa bonne épée. Mysie répondit tranquillement qu’elle ne doutait nullement de sa bravoure, mais que c’était précisément cette même bravoure qui pouvait le mettre en danger. Sir Piercy, dont la tête ne pouvait suivre long-temps le même raisonnement, ne fit aucune réponse, étant sûr, au fond du cœur, que la jeune fille ne se servait de ce moyen que pour déguiser des motifs plus réels d’attachement à sa personne. Le romanesque de cette situation flatta sa vanité et enflamma son imagination ; il se mit à la place d’un de ces héros de romans dont il avait lu les aventures, et où de semblables travestissements jouaient un grand rôle.

Il jetait souvent des regards furtifs sur son page. L’habitude qu’avait Mysie des plaisirs et des exercices champêtres la rendait tout à fait propre à soutenir le rôle qu’elle avait pris. Elle dirigeait son petit cheval avec habileté et même avec grâce ; rien dans son extérieur ne pouvait trahir son déguisement, excepté lorsque son compagnon fixait sur elle des yeux où se peignait sa timidité, alors ce regard faisait naître pour un moment sur le visage de Mysinda une rougeur pudibonde qui ajoutait grandement à sa beauté.

Le couple fit route comme dans la matinée, charmés l’un de l’autre ; ils arrivèrent enfin au village dans lequel ils devaient passer la nuit, et où tous les habitants de la petite auberge, hommes et femmes, s’extasièrent sur la bonne grâce et l’air majestueux du chevalier anglais, et sur la beauté rare de son jeune domestique. Ce fut là que Mysie Happer fit pour la première fois sentir à sir Piercy Shafton la manière réservée avec laquelle elle se proposait de vivre avec lui. Elle l’annonça comme son maître, le servit avec toute l’attention obséquieuse d’un domestique, et ne lui permit pas la plus petite familiarité, pas même celle que le chevalier pouvait hasarder avec la plus grande innocence. Par exemple, sir Piercy, qui, comme nous savons, était un grand connaisseur en fait de toilette, lui détaillait les changements avantageux qu’il se proposait de faire dans la parure de sa compagne aussitôt qu’ils seraient arrivés à Édimbourg, en lui faisant prendre ses couleurs œillet et incarnat, Mysie Happer l’écoutait faire complaisamment l’éloge des bordures, des dentelles, des taillades, des garnitures, jusqu’à ce qu’enfin, emporté par l’enthousiasme qu’il mettait à lui dépeindre la supériorité du collet tombant sur la fraise espagnole, il approcha sa main, pour le lui montrer, vers le collet du pourpoint de son page. Mysie aussitôt recula, et le fit souvenir d’un air grave, qu’elle était sous sa protection.

« Vous ne pouvez donc pas vous rappeler le motif qui m’a conduite ici ? continua-t-elle ; ayez seulement avec moi la moindre familiarité que vous n’auriez pas avec une princesse entourée de sa cour, et vous aurez vu pour la dernière fois la fille du meunier : elle s’évanouira comme la paille s’envole de l’aire lorsque le vent d’ouest souffle.

— Je proteste, belle Molinara ! » dit sir Piercy Shafton. Mais la belle Molinara était disparue avant qu’il eût prononcé sa protestation. « C’est une bien singulière fille ! » se dit-il à lui-même, « et j’en jure par cette main, aussi sage que belle. Certes ce serait une honte de lui nuire ou d’attenter à son honneur. Elle fait des comparaisons aussi, quoique sentant un peu sa condition. Si elle avait lu seulement Euphues et oublié ce maudit moulin et ce maudit van, je crois bien que sa conversation serait brodée d’autant de perles fines et compliments que celle de la plus instruite dame de la cour de Féliciana. J’espère qu’elle pense à revenir jouir de ma compagnie. »

Cela n’entrait pas dans les idées de la sage Mysie. La nuit s’approchait au moment où elle l’avait quitté ; il ne la vit plus que le lendemain, lorsque les chevaux furent amenés devant la porte pour que les voyageurs continuassent leur route.

Mais il nous faut ici nécessairement quitter le chevalier anglais et son page, pour retourner à la tour de Glendearg.


CHAPITRE XXX.


christie de clint-hill.


Vous appelez cela un mauvais ange : cela peut être ; mais je suis sûr que, parmi tous les esprits déchus, c’est le premier qui ait conseillé à l’homme de se lever, et de gagner le bonheur qu’il avait perdu lui-même.
Vieille comédie.


Nous devons reprendre notre narration au moment où Marie Avenel fut portée dans l’appartement qui avait été précédemment occupé par les deux Glendinning, et là sa fidèle Tibbie s’était épuisée en efforts inutiles pour la consoler. Le père Eustache aussi avait employé, avec une douce bienveillance, les apophthegmes et les maximes de consolation que l’amitié offre à la douleur, quoique ce soit bien vainement pour l’ordinaire. Elle fut enfin laissée libre de se livrer à son désespoir. Elle ressentait l’affreux chagrin de ceux qui ont perdu l’objet de leur premier amour avant que le temps et des malheurs répétés leur aient appris que toute perte est à un certain point réparable ou supportable.

Ceux qui ont éprouvé un tel malheur savent bien qu’il est plus facile de le concevoir que de le décrire. Marie Avenel d’ailleurs avait été conduite par la bizarrerie de sa position à se regarder comme l’enfant de la destinée : et la tournure mélancolique et réfléchie de son esprit augmentait le poids de ses chagrins. La tombe, et c’était une tombe sanglante, s’était fermée sur celui auquel elle était en secret, mais pour cela même plus tendrement attachée. La fermeté et la fougue du caractère d’Halbert avaient un rapport singulier avec l’énergie qu’elle possédait elle-même. Son chagrin ne s’épuisa pas en soupirs et en larmes ; mais lorsque le premier choc fut essuyé, il se changea en amères méditations sur la profondeur de l’abîme ouvert devant elle. Il lui semblait que ce qui l’attachait à la terre se rompait avec ce nœud. Jamais elle n’avait osé regarder comme possible dans l’avenir une union avec Halbert, et maintenant cette mort lui semblait la chute du seul arbre qui put la protéger contre l’orage. En effet, elle respectait le caractère plus doux et les goûts plus pacifiques d’Édouard Glendinning ; mais il ne lui était pas échappé, ce qui n’échappe point à une femme, qu’il était en opposition avec les mâles qualités de son frère aîné ; qualités que, en descendante d’une race guerrière et pleine de fierté, elle évaluait plus haut que toutes les autres. Il n’y a pas de moment où une femme rende moins de justice au caractère d’un amant vivant, que lorsqu’elle le compare au rival préféré qu’elle vient de perdre.

La bonté maternelle, mais un peu rude de dame Glendinning, et l’amour presque idolâtre de sa vieille femme de chambre, lui semblaient maintenant les seuls sentiments d’amitié qu’elle pouvait exciter ; et elle ne pouvait s’empêcher de réfléchir combien ils étaient peu de chose auprès de l’attachement sans bornes d’un jeune homme doué d’une âme passionnée, que le moindre regard de ses yeux pouvait maîtriser comme un coursier fougueux se laisse gouverner par la bride de son cavalier. Ce fut au milieu de ces réflexions désolantes que Marie Avenel sentit dans son esprit le vide produit par l’étroite et bigote ignorance dans laquelle Rome élevait les enfants de son Église. Toute leur religion consistait dans un rituel ; leurs prières dans la répétition textuelle de mots inconnus, qui, dans les moments de douleur, ne pouvaient procurer aucune consolation réelle. Comme elle n’était pas accoutumée à la pratique de la dévotion mentale, et, à s’approcher de la Divinité par la prière, elle ne put que s’écrier dans sa détresser : « Il n’y a point de secours pour moi sur la terre, et je ne sais comment en demander au ciel ! »

Tandis qu’elle parlait ainsi dans la violence du chagrin, ses regards parcouraient la chambre, et elle aperçut à la clarté de la lune le mystérieux esprit qui veillait sur les destinées de sa maison. Il se tenait au milieu de l’appartement. La même apparition s’était plus d’une fois offerte à sa vue, et toujours la hardiesse naturelle de son esprit ou quelque particularité attachée à elle dès sa naissance la lui avait fait considérer sans trembler ; mais la Dame Blanche d’Avenel était alors plus distincte, et semblait avoir une apparence plus visible que de coutume. Marie fut troublée à son aspect ; elle aurait cependant voulu lui parler ; car d’après une tradition qui courait dans le pays, plusieurs personnes avaient impunément adressé des questions à la Dame Blanche, et en avaient reçu des réponses : mais les membres seuls de la famille d’Avenel, qui se hasardaient à parler à cet esprit, survivaient peu à un pareil entretien. D’ailleurs le fantôme, tandis que Marie Avenel se mettait sur son séant, semblait par ses gestes lui ordonner de garder le silence, et commander son attention.

La Dame Blanche frappa du pied une des planches du parquet, et d’une voix basse, mélancolique et mélodieuse, elle récita les vers suivants :

Ô jeune fille qui regrettes
Du vivant-mort le son affreux,
Et qui verras dans ces retraites
Du mort-vivant briller les yeux,
Jeune fille, prête l’oreille !
Sous mon pied est caché le Mot,
La Loi, le Sentier, la Merveille,
Pour qui sans fin ton esprit veille,
Et qu’il pourra trouver bientôt.
Si les esprits versaient des larmes,
Ce serait à moi de pleurer,
Moi qui te découvre les charmes
De ce séjour exempt d’alarmes
Où je ne puis jamais entrer.
Le sommeil, sommeil sans limites,

Un oubli sans bornes prescrites,
Sont ce que je puis espérer !
Mais contre les maux de la vie,
Toi, tu ne saurais murmurer,
Car en ce lieu digne d’envie,
Sans que rien la puisse altérer,
Gît la sublime récompense
Promise aux humaines douleurs.
Baisse-toi, ma fille, en silence ;
Prends ce baume à tous les malheurs :
Malgré mes charmes enchanteurs,
L’avoir est hors de ma puissance.

En achevant ces mots, le fantôme se baissa vers le plancher comme s’il avait voulu porter la main sur la planche que son pied touchait ; mais avant d’avoir accompli son geste, la forme devint confuse ; ce fut comme un nuage floconneux qui passait entre la terre et la lune, et en un moment il fut tout à fait invisible.

Une vive frayeur, la première qu’elle eût éprouvée à un si haut degré, frappa l’esprit de Marie Avenel, et, pendant une minute, elle se sentit sur le point de s’évanouir. Elle se remit pourtant rappela son courage, et s’adressa à tous les saints et à tous les anges de la croyance catholique. Enfin un sommeil agité vint s’emparer de son corps et de son esprit épuisé, et elle dormit jusqu’au point du jour, où elle fut éveillée par les cris : « Trahison, trahison ! à la poursuite ! à la poursuite ! » qui s’élevèrent dans la tour lorsqu’on découvrit que sir Piercy Shafton s’échappait.

Craignant quelque nouveau malheur, Marie Avenel arrangea à la hâte les vêtements qu’elle n’avait pas encore mis de côté, et se hasarda à quitter la chambre. Elle apprit par Tibbie, qui courait de chambre en chambre, échevelée comme une sibylle, que le scélérat, le sanguinaire Shafton s’était évadé, et que Halbert Glendinning, le pauvre enfant, dormirait du sommeil éternel, sans que son sang pût obtenir vengeance. Dans les salles au-dessous de la chambre de Marie, les jeunes gens se livraient aux plus violents emportements et exhalaient en vociférations contre les fugitifs la rage de se trouver enfermés dans la tour, et empêchés par les précautions de la rusée Mysie d’exécuter leurs projets de vengeance ; la voix impérieuse du sous-prieur qui commandait le silence se fit ensuite entendre. Marie Avenel, que la tournure de ses pensées n’engageait pas à entrer au conseil qu’allaient tenir le reste des prisonniers, se retira de nouveau dans sa chambre solitaire.

La famille se réunit dans le salon. La colère avait mis Édouard hors de lui, et le sous-prieur lui-même n’était pas peu blessé de l’audace du plan de Mysie Happer, et de l’habileté avec laquelle il avait été exécuté. Mais la surprise et la colère ne servaient de rien. Les fenêtres, bien garnies de barreaux de fer contre les attaques des assaillants du dehors, prouvaient maintenant leur utilité en résistant aux prisonniers de la tour. Les créneaux, il est vrai, étaient ouverts, mais sans échelles et sans cordes pour remplacer des ailes ; il était de toute impossibilité de descendre par là. Ils réussirent facilement à donner l’alarme aux habitants des cabanes situées hors de l’enceinte ; mais les hommes avaient été appelés à la tour pour renforcer la garde pendant la nuit ; il ne restait dans ces habitations que les femmes et les enfants qui, dans cette circonstance imprévue, ne pouvaient contribuer en rien à la délivrance, et poussaient des exclamations inutiles de surprise. Enfin il n’y avait d’autres habitations qu’à plusieurs milles à la ronde. Dame Elspeth cependant, quoique fondant en larmes, n’avait pas tellement perdu de vue les choses de ce monde, qu’elle ne pût trouver assez de voix pour dire aux femmes et aux enfants qui étaient en dehors de cesser leurs cris, et de faire attention aux sept vaches dont elle ne pouvait s’occuper, parce que son esprit était troublé par tant de malheurs, et que cette infâme et trompeuse Mysie l’avait enfermée avec toute la famille dans sa propre tour aussi solidement que si c’eût été dans la prison de Jeddart.

Pendant ce temps, les hommes, ne trouvant pas d’autres moyens possibles pour sortir, résolurent à l’unanimité de forcer les portes avec tous les instruments que la maison pourrait leur fournir. Ces instruments n’étaient pas très-propres à un tel usage, et les portes étaient très solides. La porte intérieure, faite de chêne, les occupa à elle seule pendant trois mortelles heures, et il n’y avait pas à présumer qu’on pût forcer la porte de fer dans un espace double de temps.

Tandis qu’ils étaient occupés de ce travail ingrat, Marie Avenel, avec beaucoup moins de fatigue, avait pris connaissance de ce que l’esprit avait indiqué dans ces vers mystérieux. Eu examinant le lieu que le fantôme avait montré par ses gestes, il n’était pas difficile de découvrir qu’une planche avait été dérangée, et qu’on pouvait la lever à volonté. Marie Avenel souleva la planche et fut étonnée de trouver là-dessous le livre noir qu’elle se rappelait bien avoir été l’objet unique de l’étude de sa mère ; elle en prit aussitôt possession avec autant de joie que sa situation présente la laissait capable d’en ressentir.

Ignorant ce qu’il contenait, Marie Avenel avait été instruite dès son enfance à avoir pour ce livre une vénération sacrée. Il est probable que la défunte épouse de Walter Avenel ne se proposait pas d’initier sa fille aux mystères de la parole divine avant que l’enfant fût en état de comprendre les leçons que renfermait le livre saint, et le danger que l’on courait alors à l’étudier. La mort était venue la surprendre avant que les temps devinssent favorables aux réformateurs, et avant que sa fille fût assez avancée en âge pour recevoir sur la religion des préceptes d’une telle importance. Mais dans son amour maternel elle avait préparé ses matériaux pour l’ouvrage qu’elle avait le plus à cœur en ce monde. Elle avait inséré dans son livre, des feuilles détachées, sur lesquelles, au moyen des renvois et des comparaisons de passages de l’Écriture sainte, elle faisait ressortir les erreurs et les inventions humaines par lesquelles l’Église catholique avait défiguré l’édifice du christianisme, si simplement élevé par son divin fondateur. Ces matières de controverse étaient traitées avec une modération et une charité chrétiennes qui auraient pu servir d’exemple aux théologiens de ce temps ; et les raisonnements en étaient simples, clairs, sans sophismes, et appuyés des preuves et des citations nécessaires. Il y avait encore dans ce livre d’autres papiers qui n’avaient nul rapport aux discussions religieuses ; ce n’était que les effusions d’une âme pieuse qui s’entretient avec elle-même. Dans le nombre de ces prières, il y en avait une qui paraissait avoir été plus souvent méditée, ce qu’on reconnaissait à l’état du manuscrit, et sur laquelle la mère de Marie avait transcrit et rapproché les uns des autres ces passages consolants auxquels l’âme a recours dans l’affliction, et tout ce qui peut augmenter notre confiance en la miséricorde et la protection promises aux enfants de l’Évangile. Dans la situation d’esprit où se trouvait Marie, son attention se porta plus particulièrement vers ces leçons qui, dictées par une main si chère, lui étaient parvenues en un moment si critique et d’une manière qui annonçait tant d’amour. Elle lut avec attendrissement la promesse : « Je serai toujours avec toi et je ne t’abandonnerai jamais ; » et l’exhortation consolante : « Invoque-moi au jour de l’affliction et je viendrai à ton secours. » Elle lut de nouveau ces passages et son âme acquiesça facilement à la conclusion de sa mère : « Sûrement, ceci est la parole de Dieu. »

Il y a des hommes à qui la voix de la religion s’est fait entendre au milieu des orages et des tempêtes ; il en est d’autres qui en ont été frappés au milieu des vanités mondaines et jusque dans leurs orgies ; il en est enfin qui, au sein d’un agreste repos et de jours assez paisibles, ont prêté l’oreille à cette voix divine qui, jusqu’à ce jour, n’était entendue que faiblement par leur cœur. Mais c’est peut-être dans nos moments d’affliction que nous recevons des impressions plus durables. Les larmes sont comme une douce rosée qui fait germer la parole de Dieu et lui fait prendre racine dans le cœur humain. C’est du moins ce qui arriva à Marie Avenel. Elle resta insensible au bruit tumultueux qu’on faisait au-dessous d’elle. Ses pensées ne furent distraites ni par le choc retentissant des barreaux battus par les leviers, ni par les acclamations mesurées des hommes qui, réunissant leurs efforts, s’accompagnaient de la voix à chaque coup pour frapper en même temps, ni par les cris de vengeance qu’ils vociféraient de temps à autre contre les fugitifs qui leur avaient donné une tâche si dure et si difficile à remplir ; tous ces bruits qui formaient un concert discordant et qui étaient bien loin d’exprimer la paix, l’amour et la charité chrétienne, ne purent détourner un moment le cours des idées qui occupaient uniquement son esprit. La sérénité du ciel, dit-elle, est au-dessus de moi, les sons que j’entends de tous côtés ne viennent que de la terre et des passions humaines. »

Cependant la journée s’avançait, et les prisonniers qui travaillaient à enfoncer la porte de fer étaient encore fort éloignés du terme de leur ouvrage, lorsqu’ils reçurent tout à coup un renfort par l’arrivée de Christie de Clint-Hill. Il parut à la tête d’un petit détachement composé de quatre cavaliers, sur le bonnet desquels s’élevait une branche de houx, emblème de la maison d’Avenel.

« Holà, hé ! mes maîtres, dit-il, je vous amène un prisonnier. »

— Vous auriez bien mieux fait de nous apporter les moyens de sortir d’ici, dit Dan d’Howelet-Hirst. »

Christie resta stupéfait en voyant l’état des choses : « Quand on devrait me pendre, s’écria-t-il, et je pourrais bien être pendu pour aussi peu de chose, je ne saurais m’empêcher d’éclater de rire en voyant des hommes regarder à travers cette grille, comme autant de rats pris dans une ratière. Et celui-là derrière qui avec sa longue barbe semble être le plus vieux rat du cellier !…

— Paix, grossier personnage ! dit Édouard ; c’est le père sous-prieur, et ce n’est ni le temps, ni le lieu, de vous permettre des railleries insolentes.

— Comment donc ! mon jeune maître fait le rodomont ; ah, bien ; sachez que, quand même ce serait mon propre père, mon père qui m’a engendré, au lieu d’être, comme on l’appelle, le père de tout le monde, je n’en voudrais pas moins passer mon envie de rire. Mais voilà qui est fini ; il faut que je vous aide, je le vois, car vous me paraissez novices à cette besogne. Placez la pince plus près de la serrure, l’ami, et faites-moi passer un levier de fer à travers les barreaux ; vous allez voir que ce sera bientôt fait ; j’ai enfoncé autant de portes, pour pénétrer dans les châteaux, que vous pouvez avoir de dents dans votre mâchoire, jeunes gens, et je n’en ai pus mal forcé aussi pour en sortir, comme le capitaine de Lochmaben le sait très-bien. »

Christie ne s’attribuait pas cette fois plus de mérite en ce genre qu’il n’en possédait réellement ; car toutes les forces réunies ayant agi en même temps sous la direction de cet habile ingénieur, le pêne et le verrou sautèrent en l’air, et la porte resta ouverte devant eux.

« Et maintenant, à cheval ; mes amis, s’écria Édouard, et poursuivons ce scélérat de Shafton !

— Halte-là, dit Christie de Clint-Hill ; poursuivre votre hôte, l’ami de mon maître et le mien ? J’ai deux mots à dire dans cette affaire. Au nom de tous les diables, pourquoi voulez-vous le poursuivre ?

— Laissez-moi passer, » dit Édouard avec impétuosité, « je n’écoute personne : le scélérat a assassiné mon frère.

— Que dit-il ? » s’écria Christie en se tournant vers les autres ; « assassiné ? qui a-t-on assassiné ? qui est l’assassin ?

— L’Anglais sir Piercy Shafton, dit Dan d’Howelet-Hirst, a tué hier matin le jeune Halbert Glendinning, et nous avons pris les armes à cette nouvelle.

— C’est une affaire vraiment digne de Beldam, reprit Christie ; voilà que je vous trouve enfermés dans votre propre tour, et j’arrive tout juste pour vous empêcher de venger un meurtre qui n’a pas été commis.

— Je vous dis, répéta Édouard, que mon frère a été tué et enterré hier matin par ce traître d’Anglais.

— Et je vous dis, moi, répondit Christie, que j’ai vu votre frère hier au soir, en vie et bien portant. Je voudrais bien connaître le secret dont il s’est servi pour revenir en ce monde ; les hommes en général pensent qu’il est plus malaisé de briser les obstacles qui nous retiennent dans la tombe que de forcer une grille. »

Tout le monde resta immobile et regarda Christie avec étonnement ; à ce moment le sous-prieur, qui jusqu’alors avait évité de se mettre en rapport avec le jackman, s’avança, et le pressa de lui dire si véritablement il pouvait assurer qu’Halbert Glendinning n’était pas mort.

« Mon père, » dit-il d’un ton respectueux, qu’il ne prenait jamais qu’en parlant à son maître, « j’avoue qu’il a pu m’arriver quelquefois de rire aux dépens des personnes de votre robe, mais jamais aux vôtres ; car vous devez vous rappeler que je vous dois la vie. Il est certain, comme il y a un soleil qui nous éclaire, qu’Halbert Glendinning a soupé hier au soir chez le baron d’Avenel mon maître, et qu’il y est venu dans la compagnie d’un homme avancé en âge, dont j’aurai à vous parler tout à l’heure.

— Et où est-il maintenant ?

— Le diable seul pourrait vous répondre, répliqua Christie, car je crois que le diable s’est emparé de toute la famille ; le jeune fou a été saisi d’épouvante à je ne sais quoi que notre baron a dit ou fait dans sa mauvaise humeur, et s’est précipité dans le lac, qu’il a traversé à la nage comme un canard sauvage. Robin de Redcastle a éreinté son cheval en courant après lui ce matin.

— Et pourquoi l’a-t-on poursuivi ? demanda le sous-prieur ; quel mal avait il fait ?

— Aucun, que je sache, répliqua Christie ; mais c’est ainsi que l’a voulu le baron, qui n’était pas de bonne humeur ; et d’ailleurs ce n’est pas étonnant : tant le monde est devenu fou, comme je viens de vous le dire.

— Eh bien ! où courez-vous si vite, Édouard, dit le moine.

— À Corrie-nan-Shian, mon père ; Martin et Dan, prenez des pelles et des pioches, et suivez-moi, si vous avez du cœur.

— C’est bien, reprit le père Eustache, ne manquez pas de me donner tout de suite avis de ce que vous aurez trouvé.

— Si vous y trouvez quelque chose qui ressemble à Halbert Glendinning, » cria Christie à Édouard qui disparaissait, « je veux le manger sans sel. Mais voyez donc comme le camarade se livre à la frasque qui l’entraîne ! On a bien raison de dire qu’on ne doit juger le caractère que lorsque les enfants sont devenus des hommes. Tandis qu’Halbert, toujours eu mouvement, sautait, courait comme un chevreuil, son frère, tranquille au coin du feu, ne s’occupait que de ses livres, ou de semblables babioles. Mais je vois bien que le drôle était comme un fusil chargé qui ne fait pas plus de bruit qu’une béquille qu’on a reléguée dans un coin ; lâchez la détente, ce n’est que feu et flammes. Mais voici notre prisonnier ; je vais laisser tout autre sujet de côté, pour vous prier, sir sous-prieur, de m’accorder un instant d’entretien à son égard. »

Il dit, et deux hommes d’armes de la maison d’Avenel entrèrent à cheval dans la cour, conduisant au milieu d’eux un cheval sur lequel était monté, les mains liées derrière le dos, le prédicant réformateur, Henri Warden.


CHAPITRE XXXI.


l’interrogatoire.


Je le connus à l’école : c’était un jeune homme doué d’un esprit vif ; pénétrant, réservé parmi ces condisciples, consacrant à l’étude ses heures de plaisir et de repas, et faisant jeûner son corps pour nourrir son esprit.
Ancienne comédie.


Le sous-prieur rentra dans la tour à la prière de Christie ; ce dernier, après avoir fermé la porte, s’approcha du père Eustache, et commença son discours avec un grand fonds d’assurance et de familiarité :

« Mon maître, dit-il, m’envoie pour présenter ses compliments à vous particulièrement plutôt qu’à tout autre du couvent de Sainte-Marie, et de préférence à l’abbé lui-même ; car, quoiqu’on lui donne le nom de seigneur et bien d’autres titres, personne n’ignore que c’est vous qui êtes l’oracle de la communauté.

— Si vous avez quelque chose à me dire qui concerne notre maison, je vous engage à parler sans attendre plus long-temps, car je suis pressé ; et le sort du jeune Glendinning occupe ma pensée.

— Je réponds de lui corps pour corps, et je proteste qu’il est aussi plein de vie que moi-même.

Ne devrais-je pas annoncer ces heureuses nouvelles à sa mère infortunée ? se dit le père Eustache ; non je ferai mieux d’attendre le résultat des recherches qu’ils sont allés faire au tombeau. Eh bien ! monsieur l’homme d’importance, quel est donc ce message de votre maître ?

— Mon seigneur et maître, reprit Christie, a de bonnes raisons de craindre, d’après les avis de certains amis secrets qu’il récompensera à loisir, que votre honorable communauté ne soit portée à croire qu’il est malintentionné envers la sainte Église, allié aux hérétiques et aux fauteurs de l’hérésie, et qu’il convoite les dépouilles de votre abbaye.

— Soyez bref, mon ami, car le diable n’est jamais plus à craindre que lorsqu’il s’avise de prêcher.

— Eh bien, au fait donc ! mon maître vous demande votre amitié ; et pour se justifier des calomnies des méchants, il envoie à votre abbé ce Henri à Warden dont les sermons en Écosse ont causé tant d’agitation dans le monde pour qu’il soit traité selon les règles de la sainte Église et le bon plaisir de l’abbé. »

Les yeux du sous-prieur à cette nouvelle étincelèrent de joie ; car il savait qu’on regardait comme une affaire très-importante l’arrestation de cet homme, remarquable par un si grand zèle et une telle popularité que les sermons de Knox lui-même n’avaient été ni plus influents sur le peuple ni plus redoutables pour l’Église de Rome.

Dans le fait, cet ancien système, qui s’accommodait si bien avec les besoins et les vœux d’un âge de barbarie, depuis la découverte de l’imprimerie et la propagation graduelle des connaissances, se reposait à fleur d’eau, semblable à un monstrueux léviathan, contre lequel dix mille réformés lançaient leurs harpons avec acharnement. L’Église catholique d’Écosse en particulier était aux abois, suant sang et eau, et soutenant encore, par des efforts désespérés, l’assaut des ennemis qui de tous les côtés plongeaient leurs armes dans son vaste corps. Dans plusieurs grandes villes, les monastères avaient été supprimés ; dans d’autres endroits, les nobles convertis à la religion réformée s’étaient emparés des possessions ecclésiastiques. Néanmoins l’Église de Rome étant encore autorisée par les lois du royaume, elle conservait la jouissance de ses propriétés et de ses privilèges partout où elle pouvait en constater les droits ; la communauté de Sainte-Marie de Keinnaquhair était de ce nombre. Elle avait conservé intégralement ses domaine et son influence. Les hauts barons du voisinage, soit par attachement au parti qui soutenait encore le vieux système de la religion, soit qu’ils eussent été obligés de partager entre eux tous la proie que chacun convoitait en particulier, s’étaient abstenus jusqu’à ce jour de porter la main sur ses possessions. Ils savaient d’ailleurs que la communauté était protégée par les puissants comtes de Northumberland et de Westmoreland dont le zèle ardent causa plus tard le grand soulèvement qui eut lieu la dixième année du règne d’Élisabeth.

Placés dans cette heureuse position, les amis de l’Église romaine, dont la cause déclinait tous les jours, pensèrent qu’un exemple frappant de courage et de résolution, offert dans les lieux où les privilèges de l’Église étaient encore intacts, et où sa juridiction ne lui était pas contestée, pourrait imprimer un sentiment d’effroi aux sectateurs des nouvelles opinions et les réduire au silence ; ce qui, avec la faveur du souverain et la garantie des lois qui les protégeaient toujours, pourrait affermir l’Église dans les possessions qu’elle gardait en Écosse, et peut-être lui faire recouvrer celles qui étaient perdues.

Cette résolution avait été plus d’une fois discutée par les catholiques du nord de l’Écosse, qui en avaient fait part à ceux du sud. Le père Eustache, dévoué à l’Église par ses vœux publics et particuliers, était enflammé de zèle, et même avait opiné pour qu’on exécutât les sentences contre les hérétiques sur le premier prédicant réformateur, ou sur le premier hérétique important qui se hasarderait à franchir les limites de la communauté.

Un cœur naturellement noble et bon fut dans cette circonstance, comme dans beaucoup d’autres, abusé par sa propre générosité. Le père Eustache aurait été un mauvais inquisiteur en Espagne, avec un pouvoir sans bornes et sans responsabilité. Sa rigueur se serait adoucie en faveur du criminel dont le sort aurait dépendu entièrement de lui. Mais, en Écosse, dans la crise où il se trouvait, le cas était bien différent. La question était de savoir si quelque fidèle oserait au péril de sa vie prendre sur lui d’exercer les droits de l’Église. Se présenterait-il quelqu’un qui osât en faveur de sa cause lancer la foudre, ou laisserait-on cette foudre paisible comme celle d’un Jupiter en peinture, objet de dérision et non de terreur ? Les circonstances étaient propres à exalter l’âme d’Eustache, car elles lui commandaient d’assumer sur lui seul les dangers d’une rigide sévérité en exécutant une mesure qui, selon l’opinion générale, devait être utile à l’Église, et qui, selon les lois anciennes et son intime conviction, était non seulement juste, mais encore méritoire.

Tandis que les catholiques prenaient ces résolutions, le hasard fit tomber une victime en leur pouvoir. Henri Warden enflammé de cet enthousiasme naturel aux réformés du temps, avait, dans l’impétuosité de son zèle, tellement dépassé les bornes de la liberté accordée à sa secte, que la dignité personnelle de la reine parut exiger sa mise en jugement. Il disparut d’Édimbourg après avoir obtenu de lord James Stewart, qui devint plus tard célèbre sous le nom de comte de Murray, des lettres de recommandation pour plusieurs chefs d’un rang inférieur, voisins des frontières, lesquels étaient particulièrement engagés, par ces lettres, à faciliter le passage de Warden en Angleterre. Julien Avenel était un des chefs principaux à qui ces recommandations était adressées ; car jusqu’à ce jour, et même encore bien long-temps après, les intérêts personnels de lord James le mirent en rapport avec les petits chefs montagnards, plutôt qu’avec les barons puissants et les hommes influents de la frontière. Julien Avenel avait, sans consulter les lois de l’honneur, formé des liaisons avec les deux partis. Néanmoins, quoique peu délicat, il n’aurait pas trahi l’hôte que lord James avait recommandé à son hospitalité, si (à ce qu’il prétendait), sous le voile officieux de la religion, Henri Warden ne s’était pas immiscé dans les affaires de sa famille ; mais en se déterminant à le faire repentir du sermon qu’il avait osé lui faire et de la scène scandaleuse qui en avait été la suite, Julien, avec la méchanceté qui lui était naturelle, conçut le projet de rendre sa vengeance utile à ses intérêts personnels ; en conséquence, au lieu d’infliger un châtiment à Warden dans son propre château, il résolut d’en laisser le soin au couvent de Sainte-Marie, afin de pouvoir réclamer auprès des moines une récompense soit en argent, soit en terres concédées à bas prix, usage que les nobles séculiers commençaient à introduire pour s’approprier les biens du clergé.

Le sous-prieur de Sainte-Marie, au moment où il s’y attendait le moins, vit tomber entre ses mains cet intrépide, cet infatigable, cet inflexible ennemi de l’Église, et se crut obligé de justifier les promesses qu’il avait faites aux amis de la foi catholique, en éteignant l’hérésie dans le sang de l’un de ses plus ardents fauteurs.

Il faut dire à l’honneur de son cœur et de la position où il se trouvait, que le père Eustache, en apprenant que Henri Warden venait d’être mis en son pouvoir, loin d’en paraître joyeux, fut d’abord frappé d’un sentiment pénible ; mais ce moment d’émotion passé, il en fut charmé. « Il est douloureux, » se disait-il en lui-même, « de faire souffrir son semblable, il est terrible de faire verser le sang humain. Mais le juge qui tient dans ses mains l’épée de saint Paul et les clefs de saint Pierre ne doit pas reculer devant ses devoirs. Nos armes se tourneraient contre nous-mêmes, si d’un bras ferme et sans relâche nous n’en frappions les ennemis mortels de la sainte Église. Pereat iste ! qu’il périsse ! telle est la sentence qu’il a méritée, et tous les hérétiques d’Écosse seraient à ses côtés, armés pour le défendre, qu’elle n’en serait pas moins prononcée et mise à exécution… Qu’on amène le prisonnier, » dit-il à haute voix.

Henri Warden fut amené les mains liées, mais les pieds en liberté. « Que tous ceux qui sont inutiles à la garde du prisonnier se retirent, » dit le sous-prieur.

Tous se retirèrent, excepté Christie de Clint-Hill, qui, après avoir renvoyé les hommes qui étaient sous ses ordres, tira son épée du fourreau, et se plaça à côté de la porte pour remplir les fonctions de sentinelle.

Le juge et l’accusé se trouvèrent alors face à face, et dans leurs yeux on voyait briller la noble confiance que chacun avait dans la bonté de sa cause.

Le moine entrait en lice au risque des plus grands périls pour lui-même et pour sa communauté, et il voulait frapper un coup que dans son aveuglement il croyait commandé par son devoir. Le réformateur, plein d’un zèle non moins ardent mais mieux raisonné, était prêt à souffrir pour l’amour de Dieu, et disposé à sceller de son sang la mission évangélique. Placés à une grande distance de cette époque, nous pouvons mieux apprécier la tendance des principes des controversistes, et décider sûrement à qui appartenait la palme. Quoi qu’il en soit, le zèle du père Eustache était aussi dégagé de toute passion terrestre et de vues d’intérêt personnel que s’il eût agi pour une meilleure cause.

Ils s’approchèrent l’un de l’autre, tous les deux armés et préparés à soutenir le combat spirituel, et s’examinant avec des regards scrutateurs, comme si chacun eût cherché à découvrir quelque défaut dans l’armure de son adversaire. Tandis qu’ils s’observaient réciproquement, des souvenirs déjà vieux commencèrent à se réveiller dans leurs cœurs à l’aspect des traits longtemps perdus de vue et fort altérés, mais non pas sortis de la mémoire. Le front du sous-prieur perdit par degrés la sévérité d’un juge ; l’air calme mais austère de Warden n’exprima plus de défi, et tous les deux oublièrent un instant la triste solennité de leur position. Ils avaient été, durant leur jeunesse, amis intimes dans une université étrangère, mais ils étaient séparés depuis de longues années ; et le changement de nom, que le prédicant avait adopté pour des motifs de sûreté, et le moine, selon la coutume de son couvent, les avait empêchés jusqu’à ce jour de se reconnaître dans ce grand drame de discussions politiques et religieuses. Mais dans ce moment, le sous-prieur s’écria : « Henri Wellwood ! » et le prédicant : « William Allan ! » Émus par ces noms autrefois si familiers, et par le souvenir des études et de l’amitié du collège, ils se pressèrent affectueusement la main.

« Qu’on lui ôte ses liens, » dit le sous-prieur ; et sur-le-champ il se mit à aider lui-même Christie dans cet office, malgré le refus du prisonnier, qui se réjouissait, répétait-il avec emphase, de souffrir l’infamie pour une si sainte cause. Néanmoins, lorsque ses mains furent libres, il se livra à l’impulsion de son cœur en échangeant avec le sous-prieur une poignée de main accompagnée d’un regard affectueux.

L’accueil fut généreux et franc des deux côtés ; cependant cette reconnaissance entre deux amis devint bientôt le salut de deux nobles adversaires qui font tout pour l’honneur et rien pour la haine. Comme chacun sentait l’importance de la position où il se trouvait, l’étreinte de leurs mains s’affaiblit, et ils les laissèrent tomber enfin en se jetant mutuellement des regards qui ne peignaient que le calme et la tristesse. Le sous-prieur fut le premier qui reprit la parole.

« Est-ce donc là que devaient aboutir cette activité dévorante qui brûlait votre âme, cette passion insatiable pour la vérité qui vous portait à la rechercher hardiment jusque dans ses limites les plus reculées ? Est-ce de cette manière que devait se terminer la carrière de Wellwood ? Après nous être connus et chéris durant les plus belles années de notre jeunesse, devions-nous à la fin de nos jours nous rencontrer l’un comme un juge, et l’autre comme un criminel ?

— Ni comme un juge ni comme un criminel, dit Henri à Warden (car, pour éviter la confusion, nous continuerons à l’appeler par le nom que nous lui avons donné d’abord). Ni comme un juge ni comme un criminel, répéta-t-il ; mais plutôt, l’un comme un fananatique oppresseur, et l’autre comme une victime soumise et dévouée. Et moi aussi, ne puis-je pas vous demander : Qu’est devenue cette riche moisson d’espérances que faisaient naître vos études classiques ? où vous ont conduit cette force puissante de raisonnement et ces nombreuses connaissances qui faisaient remarquer William Allan ? Dans la cellule d’un cloître, au milieu d’un essaim de fainéants, et distingué d’eux par la noble mission d’exécuter les hautes-œuvres de Rome contre tous ceux qui lui résistent !

— Ce n’est ni à toi, je te l’assure, ni à nul mortel en ce monde, que je rendrai compte du pouvoir dont l’Église a pu m’investir ; c’est un dépôt qui m’a été confié dans l’intérêt de sa gloire, et sa gloire sera toujours le but de tous mes travaux ; j’affronterai pour elle tous les périls sans être influencé ni par la crainte ni par la faveur.

— Je n’en attendais pas moins de votre aveugle dévouement ; mais si vous avez rencontré en moi l’homme sur qui vous pouvez impunément exercer votre tyrannique autorité, comptez que son cœur saura défier vos efforts, de même que les neiges du Mont-Blanc que nous avons visitées ensemble défient l’ardeur des soleils d’été.

— Je te crois ; je suis persuadé en effet que ton cœur est aussi dur qu’un métal sur qui la force ne peut rien. Écoute donc la voix de la persuasion. Discutons en matière de religion comme nous avions coutume de faire pour nos disputes de collège, en ce temps heureux où nous passions des heures et quelquefois des journées entières à exercer nos facultés intellectuelles. Tu finiras peut-être par reconnaître la voix du berger, et par revenir au grand bercail.

— Non, Allan, ce n’est pas ici une question d’amour-propre sur laquelle des scoliastes rêveurs peuvent aiguiser leur intelligence jusqu’à ce qu’ils aient emporté la pièce ; les erreurs que je combats ressemblent à ces esprits qu’on ne peut chasser que par le jeûne et la prière. Hélas ! on compte bien peu d’élus parmi les philosophes et les savants. La chaumière et le hameau condamnent maintenant les écoles et leurs disciples. Ta sagesse même, qui n’est que folie, te fait regarder, de même qu’aux anciens de la Grèce, comme folie ce qui est la véritable sagesse.

— Ce sont, dit le sous-prieur avec sévérité, « les vaines déclamations d’un aveugle enthousiaste qui méconnaît la science et l’autorité, et qui repousse ce guide infaillible que Dieu nous a offert comme un fanal dans les conciles des pères de l’Église, pour en appeler à une interprétation téméraire et intéressée des Écritures, que chaque hérétique défigure selon ses opinions ou ses intérêts.

— Je dédaigne de répondre à cette attaque. La question à résoudre entre votre Église et la mienne est de savoir si nous serons jugés par les saintes Écritures ou par les décisions et les préjugés des hommes non moins sujets à l’erreur que nous-mêmes ; de ces hommes qui ont dénaturé notre sainte religion par de vaines cérémonies ; qui ont élevé des idoles de pierre et de bois à l’image de ceux qui, pendant leur vie, n’étaient que des pécheurs, comme si les hommages dus au créateur pouvaient être partagés avec ses créatures ! de ces hommes qui ont créé entre le ciel et l’enfer un séjour d’expiation, cet utile purgatoire dont le pape garde les clefs comme un juge inique qui, oubliant la sainte rigueur des lois, commue les peines moyennant des offrandes, et…

— Silence, blasphémateur, s’écria sévèrement le sous-prieur, « ou je vais avec un bâillon arrêter le cours de tes impiétés.

— La voilà cette liberté dans les conférences chrétiennes auxquelles les prêtres de Rome nous invitent si bénignement ! les bâillons, les tortures. Ce glaive est l’ultima ratio Romœ ; mais sais-tu, mon vieil ami, que l’âge n’a pas encore tellement affaibli le caractère de ton ancien camarade qu’il n’ose endurer pour la cause de la foi tous les tourments que ton orgueilleux clergé voudrait lui infliger.

— Quant à cela, reprit le moine, tu fus toujours comme un lion qui se rue en fureur contre l’épieu du chasseur, et non comme le cerf qui fuit épouvanté au son du cor. Wellwood, » dit-il, après s’être promené dans la chambre quelques moments en silence, « nous ne pouvons rester plus long-temps amis ; notre foi, notre espérance, cette ancre de salut, notre éternité n’est plus la même.

— Ce n’est que trop vrai, ma douleur en est profonde, dit le réformateur : que Dieu me refuse sa miséricorde, si je ne voudrais pas acheter du plus précieux de mon sang la conversion d’une âme comme la tienne !

— Je fais pour toi le même vœu, et avec plus de raison, répliqua le sous-prieur ; un bras comme le tien deviendrait le boulevard de l’Église, tandis qu’il dirige maintenant le bélier pour la renverser, et qu’il élargit la brèche à travers laquelle tout ce qu’il y a d’avide, de bas et de malintentionné dans ce siècle d’innovations se précipite pour hâter sa destruction et se partager ses dépouilles. Mais puisque tel est notre sort, et que nous ne pouvons pas combattre dans ce monde comme deux amis l’un à côté de l’autre, agissons au moins comme des ennemis généreux. Vous ne pouvez avoir oublié ces vers :


O gran bonta dei cavaliere antichi
Erano nemici, eran de fede diversat :[181]


Quoique peut-être, » dit le moine en s’arrêtant court dans sa citation, » votre nouvelle croyance vous défende de conserver le souvenir des sentiments de noblesse et de fidélité que les grands poètes ont célébrés.

— La foi de Buchanam et de Bèze ne saurait être ennemie de la littérature ; mais le poète que vous venez de citer renferme des idées plus propres à une cour dissolue qu’à un couvent.

— Je pourrais à mon tour vous répondre sur votre Théodore de Bèze, dit le sous-prieur en souriant ; mais je hais le détracteur qui, semblable à l’insecte qui se nourrit de cadavres, effleure tous les corps qui jouissent de la vie pour découvrir quelque partie corrompue où il puisse s’établir. Revenons à mon projet. Soit que je te conduise moi-même ou que je te fasse conduire prisonnier à Sainte-Marie, tu es un homme perdu ; cette nuit en prison, et demain mis à mort : si je te laisse prendre la clef des champs, je fais tort à la sainte Église, et j’enfreins le vœu solennel qui me lie personnellement. On peut dans la capitale adopter quelque nouvelle décision sur ton compte, ou bien, des circonstances plus favorables peuvent se présenter. Veux-tu rester prisonnier sur parole, et reprendre, oui ou non, ta liberté, comme disent les guerriers de ton pays ; veux-tu me promettre solennellement qu’à ma première réquisition tu te présenteras toi-même devant l’abbé et le chapitre de Sainte-Marie, et me donner ta parole que tu ne t’éloigneras pas de cette maison à plus d’un quart de mille de distance ? Veux-tu, dis-je, m’en donner la parole : telle est la ferme confiance que j’ai dans ta bonne foi, que tu resteras ici en sûreté, sans gardes, comme un prisonnier libre, obligé seulement de comparaître devant notre cour lorsque tu en seras requis. »

Le prédicant réfléchit. Je répugne, dit-il, à enchaîner ma liberté par aucun engagement ; mais je suis déjà en votre pouvoir, et vous pouvez m’obliger à faire ce que je promettrais ; en restant circonscrit dans certaines limites pour comparaître lorsque j’en serai requis, je ne renonce à aucune espèce de liberté dont je jouisse maintenant, et que j’aie le droit d’exercer ! au contraire, j’acquiers une liberté que je ne possède pas à présent : j’accepte donc ta proposition, d’autant plus qu’elle m’est faite avec civilité et que je puis l’accepter sans déshonneur.

— Un instant, dit le sous-prieur ; nous avons oublié la partie importante de ton engagement ; tu dois étendre ta promesse, tant que ta liberté te sera laissée, à ne prêcher ni enseigner, directement ou indirectement, ces funestes hérésies qui ont enlevé de nos jours tant d’âmes au royaume des lumières pour les plonger dans les ténèbres.

— Notre traité est rompu, » dit Warden avec fermeté. « Malheur à moi si je ne prêche pas l’Évangile ! »

La figure du sous-prieur se rembrunit ; il se promena à grands pas dans la chambre en murmurant : « Maudite soit sa folie opiniâtre ! » Ensuite s’arrêtant tout à coup, il rentra dans son argument : « Mais d’après ton propre raisonnement, Henri, tu dois bien voir que ton refus n’est qu’un caprice d’enfant : il est en mon pouvoir de te placer dans un lieu où tes sermons ne frapperont certainement les oreilles de personne ; ainsi, en promettant de t’abstenir de prêcher, tu n’accordes rien qu’il soit en ton pouvoir de refuser.

— Je ne sais pas, répliqua Henri Warden. Tu peux, en vérité, me jeter dans un cachot : mais es-tu certain que mon divin maître ne me prépare pas quelque tâche à remplir dans cet horrible séjour ? Les chaînes des saints ont bien servi à briser celles de Satan. C’est bien dans une prison que saint Paul convertit au Seigneur son geôlier et toute sa famille.

— Non ! » dit le sous-prieur d’un ton de colère et de mépris, si vous vous comparez à un bienheureux apôtre, il est temps de mettre un terme à cette discussion. Prépare-toi à souffrir la peine méritée par ta folie et ton hérésie. Soldat enchaînez-le. »

— Le prédicant, se soumettant à son sort avec une orgueilleuse résignation, et regardant le sous-prieur avec un sourire de supériorité, présenta ses bras de manière à ce que les liens pussent venir ceindre son corps.

« Ne m’épargnez pas, » dit-il à Christie ; car ce brigand lui-même craignait de serrer trop étroitement les liens.

Cependant le sous-prieur se couvrit la tête de son capuchon et le ramena en partie sur sa figure pour regarder le prédicant par-dessous, comme s’il avait craint de faire paraître son émotion. Tel un chasseur, au moment de tirer un noble cerf, se sent frappé d’une craintive admiration en voyant la majesté de son front et de ses andouillers. Tel encore l’oiseleur qui, visant un aigle superbe, se résout avec peine à profiter de ses avantages en voyant le noble souverain des airs braver le coup qu’il va lui porter. Le sous-prieur, timoré comme il l’était, sentit son cœur se radoucir, hésitant entre l’accomplissement de ce qu’il appelait son devoir et le remords auquel il s’exposait en livrant à la mort un homme aussi indépendant par la noblesse de ses sentiments et de son caractère. Il voyait toujours en lui d’ailleurs l’ami de ses plus belles années ; celui aux côtés duquel il les avait passées dans l’exercice des hautes sciences, et avec qui, dans les intervalles du repos, il avait délassé son esprit par l’étude moins pénibles des classiques et des belles-lettres.

La main du sous-prieur se reposait sur sa joue à demi voilée par son capuchon, et ses yeux entièrement dans l’ombre se dirigeaient vers la terre, comme pour cacher les émotions de son cœur aux prises avec ses devoirs.

« Si je pouvais seulement préserver Édouard de la contagion, » se disait-il en lui-même, « Édouard dont l’esprit ardent et enthousiaste court au-devant de tout ce qui présente l’ombre de la science, je pourrais laisser à ce fanatique enragé la liberté de communiquer avec les femmes, après les avoir préalablement averties qu’elles ne pourraient l’écouter sans crime.

Tandis que le sous-prieur agitait ces questions dans son esprit, et qu’il ne savait encore de quelle manière statuer sur le sort du prisonnier, un bruit soudain à l’entrée de la tour vint distraire son attention, et, la figure et les yeux enflammés par une ardente détermination,

Édouard Glendinning se précipita dans la chambre.
CHAPITRE XXXII.


l’aveu.


Alors enveloppé de mon grossier vêtement, je suivrai le sentier de la montagne, et dirigerai ma course solitaire vers l’humble cellule qui m’attend.
Là, dans un calme monastique, j’oublierai tous les outrages ; et pour toi, fille ingrate, mes prières s’élèveront jusqu’au ciel.
La Cruelle des montagnes..


« Mon frère vit encore ! mon frère vit encore, révérend père, » s’écria Édouard en entrant. « Nous le reverrons, grâce au ciel. On n’a vu dans tout le Corrie-nan-Shian ni tombeau ni trace de tombeau. Le gazon qui borde la fontaine n’a été touché ni par la pioche, ni par la bêche depuis que le daim y a passé. Il vit aussi sûrement que je vis moi-même. »

La chaleur avec laquelle parlait le jeune homme, la vivacité qui respirait dans ses regards et ses mouvements, sa démarche rapide, son œil ardent, rappelèrent à Henri Warden le jeune Halbert qui lui avait si récemment servi de guide. Il y avait entre les deux frères une forte ressemblance de famille, quoique Halbert eût des formes plus athlétiques, qu’il fût plus alerte, plus grand et mieux proportionné dans sa taille, et qu’Édouard de son côté annonçât dans ses regards plus de finesse habituelle, et un caractère plus profondément réfléchi. Le prédicateur sentit naître sa curiosité à ce récit, ainsi que le sous-prieur.

« De qui parlez-vous, mon fils ? » dit le premier d’un ton aussi indifférent que si son propre destin n’eût pas été sur le point de se décider, et qu’il n’eût pas déjà entrevu l’instrument du supplice suspendu sur sa tête. « De qui parlez-vous ? vous dis-je. Si c’est d’un jeune homme un peu plus âgé que vous ne le paraissez, à la noire chevelure, à la figure ouverte, plus grand et plus fort que vous ne semblez l’être, et qui cependant a beaucoup de votre air et du ton de votre voix ; si c’est là le portrait du frère que vous cherchez, peut-être que je pourrais vous en donner des nouvelles.

— Parlez donc, au nom du ciel, dit Édouard ; c’est un arrêt de vie ou de mort que vous allez prononcer. »

Le sous-prieur joignit vivement ses prières à celles d’Édouard. Sans se faire supplier davantage, le prédicateur fit un récit détaillé de la manière dont il avait rencontré Halbert Glendinning, et il traça un portrait si exact de sa personne qu’il ne resta plus de doute que ce ne fut lui-même. Mais lorsqu’il raconta comment Halbert l’avait conduit dans un endroit écarté, où ils avaient trouvé l’herbe ensanglantée et un tombeau fraîchement recouvert ; lorsqu’il leur dit que le jeune homme s’était accusé lui-même d’avoir été le meurtrier de sir Piercy Shafton, le sous-prieur jeta sur Édouard un regard d’étonnement.

« Ne venez-vous pas de nous dire, lui demanda-t-il, qu’il n’y avait aucune trace de tombeau dans cet endroit ?

— On n’y voit pas plus de signes que la terre ait été remuée, que si le gazon de la vallée datait du temps d’Adam, reprit Édouard Glendinning. Il est vrai, ajouta-t-il, qu’un peu plus loin l’herbe a été foulée aux pieds et porte des traces de sang.

— Ce sont là des illusions de l’ennemi des hommes, » dit le sous-prieur en faisant le signe de la croix ; « les âmes vraiment chrétiennes ne doivent pas en douter.

— Si cela est, dit Warden, les chrétiens feraient mieux de recourir à l’épée de la prière qu’à la vaine formule d’un enchantement cabalistique.

— On ne peut donner ce nom au signe de notre rédemption, » reprit vivement le sous-prieur ; « le signe de la croix désarme tous les malins esprits.

— Oui, » répondit Henri Warden, tout prêt et armé pour la controverse ; « mais il faut pour cela le porter dans le cœur, et non le tracer en l’air avec la main. Cet air impassible, à travers lequel passe votre main, conserverait aussi facilement l’empreinte de votre geste qu’une simagrée extérieure peut suffire au faux dévot, qui substitue de vains mouvements du corps, d’inutiles génuflexions et des signes de croix à la véritable religion du cœur et des bonnes œuvres.

— Je te plains, » dit le sous-prieur, qui n’était pas moins prompt à engager le combat ; « je te plains, Henri, et je ne veux pas te répondre : il te serait aussi facile de mesurer l’Océan avec un crible que d’interpréter le sens des paroles sacrées, des actions et des signes par les règles incertaines de ta raison.

— Ce n’est point par les règles de ma raison que je veux les interpréter, dit Warden, mais par la sainte Écriture, ce flambeau éternel, ce guide infaillible dans l’obscur sentier de la vie, auprès duquel la raison humaine n’est qu’une lueur pâle et sans éclat, et votre tradition tant vantée, un feu follet qui vous égare.

— Je t’offre un beau champ de bataille, dit le sous-prieur, et tu le refuses : je ne veux point pour le moment reprendre le débat.

— Quand ce seraient ici mes dernières paroles, s’écria le réformateur ; quand je les prononcerais sur un bûcher, à demi étouffé par la fumée ; quand je verrais la flamme des fagots s’élever de dessous mes pieds et m’envelopper jusqu’à mon dernier soupir, je ne cesserais de porter témoignage contre les superstitieuses cérémonies de Rome. »

Le sous-prieur retint avec peine la réponse qui était déjà sur le bord de ses lèvres, et, se tournant vers Édouard, il lui dit qu’il fallait se hâter d’apprendre à sa mère que son Halbert vivait encore.

« Il y a deux heures que je vous l’ai dit, si vous aviez voulu m’écouter, dit Christie de Clint-Hill ; mais il semble que vous aimez mieux en croire la parole d’un vieux conteur de sornettes, qui a passé sa vie à débiter des hérésies, que celle d’un Anglais sincère, qui ne s’est jamais hasardé dans une expédition sans avoir récité son Pater.

— Courez donc ! » dit le père Eustache à Édouard ; « que votre triste mère sache que son fils est sorti du tombeau, et lui est rendu, comme l’enfant de la veuve de Sareptha, et ce, à l’intercession, » ajouta-t-il en jetant un regard sur Henri Warden, « du bienheureux saint que j’ai invoqué en sa faveur.

— Trompe-toi donc toi-même, pour mieux décevoir les autres » dit aussitôt Warden. « Ce n’était pas un corps mort, ce n’était pas une créature d’argile qu’invoqua le bienheureux prophète, lorsque piqué des reproches de la femme Sunamite, il pria le Très-Haut de ranimer le corps de son fils.

— Mais ce fut néanmoins par son intercession, répéta le sous-prieur ; car que dit la Vulgate ? voici ses propres paroles : Etexaudivit Dominus vocem Helie, et reversa est anima pueri intra eum, et revixit[182] Penses-tu que l’intercession d’un saint admis en la présence du Tout-Puissant soit plus faible que quand il marchait sur cette terre, enfermé dans une prison de boue, et ne voyant que par l’œil de la chair ? »

Pendant cette controverse, Édouard Glendinning semblait impatient, agité intérieurement par quelque forte émotion ; mais était-ce de joie, de chagrin ou d’espérance, c’est ce que sa physionomie ne faisait pas expressément connaître. Enfin, ne pouvant plus se contenir, il prit, contre sa coutume, la liberté d’interrompre le discours du sous-prieur, qui, malgré sa résolution, se laissait agréablement entraîner par l’esprit de controverse, et le pria de lui permettre de lui dire quelques mots en particulier.

— « Faites retirer le prisonnier » dit le sous-prieur à Christie ; « veillez-le soigneusement, de peur qu’il ne s’échappe ; mais sur votre tête ne lui faites aucun mal. »

Cet ordre étant exécuté, Édouard et le moine se trouvèrent seuls, et le sous-prieur lui parla ainsi :

« Qu’avez-vous donc, Édouard, que vos yeux sont si hagards et qu’un rouge foncé succède si rapidement à la pâleur sur votre visage ? Pourquoi avez-vous interrompu si brusquement et si mal à propos l’argument sous lequel j’allais terrasser cet hérétique ? et pourquoi ne courez-vous pas annoncer à votre mère que son fils lui est rendu par l’intercession, comme l’Église nous en est un garant, du bienheureux saint Benoît, le patron de notre ordre ? car si jamais je l’ai prié avec ferveur, ça été en faveur de cette maison, et tes yeux en ont vu le résultat ; hâte-toi d’aller le dire à ta mère.

— Il faudra donc lui dire, répondit Édouard, que, si elle a retrouvé un de ses fils, elle a perdu l’autre.

— Que veux-tu dire, Édouard ? quel est ce langage ?

— Mon père, » dit le jeune homme en s’agenouillant devant lui, « j’éprouve le besoin de vous faire l’aveu de mon crime et de ma honte, et vous serez vous-même témoin de la pénitence à laquelle je me condamne.

— Je ne te comprends pas, mon fils ; qu’as-tu fait qui mérite une si sévère confession ? As-tu prêté l’oreille, » ajouta-t-il en fronçant les sourcils, » au démon de l’hérésie, le plus dangereux tentateur pour ceux qui, comme le malheureux réformateur, sont distingués par leur amour de la science ?

— Je suis innocent sous ce rapport, et jamais je n’ai eu la présomption de penser autrement que vous ne me l’avez recommandé, mon bon père.

— Et qu’est-ce donc qui peut ainsi troubler ta conscience ? parle-moi franchement, mon fils, afin que je puisse le répondre des paroles de consolation ; car la miséricorde de l’Église est grande pour ses enfants obéissants, qui ne doutent point de son pouvoir.

— J’en aurai besoin, comme vous le verrez d’après mon aveu, reprit Édouard. Mon frère Halbert, si bon, si courageux, qui m’aimait tant, qui ne pensait, ne parlait et n’agissait que par amour pour moi, dont la main m’a secouru dans tous mes embarras, dont l’œil veillait sur moi comme l’œil de l’aigle veille sur ses petits quand ils essaient pour la première fois de déployer leurs ailes ; en bien ! ce frère, si affectueux pour moi, j’ai appris sa mort soudaine, violente, et je me suis réjoui, j’apprends maintenant que, contre toute attente, il nous est rendu, et j’en suis attristé !

— Édouard, vous êtes hors de vous-même, vous ne vous connaissez pas. Quel motif pourrait vous pousser à une semblable ingratitude ? Dans votre précipitation vous vous êtes mépris sur la nature réelle de vos sentiments. Allez, mon fils, invoquer le ciel, et rappeler le calme dans votre âme : nous parlerons de ceci une autre fois.

— Non, non, mon père, « dit Édouard avec vivacité, « maintenant ou jamais ! Je trouverai moyen de dompter ce cœur rebelle, ou je l’arracherai de mon sein ! Me méprendre sur les passions qui le déchirent ! non, mon père ; il est difficile de prendre le chagrin pour la joie : tout le monde pleurait, tout le monde poussait des cris autour de moi, ma mère, les domestiques, les fermiers et elle aussi, elle qui est la cause de mon crime ! tous pleuraient, et moi je pouvais à peine déguiser ma joie sauvage et insensée sous l’apparence du désir de la vengeance. Mon frère, m’écriai-je, je ne puis te donner des larmes, mais je te donnerai du sang ; oui, mon père, pendant que je comptais les heures les unes après les autres, pendant que je veillais sur le prisonnier anglais, je me disais : Chaque heure, chaque moment, me rapprochent de l’espérance et du bonheur.

— Je ne te comprends pas, Édouard, et je ne puis concevoir comment le meurtre supposé de ton frère t’a fait éprouver une joie si dénaturée ; ce n’est certainement pas le vil désir d’hériter de sa médiocre fortune ?

— Périssent ces misérables objets de la convoitise de l’homme ! Non, mon père, non, c’était la rivalité, c’était une jalouse rage ; c’était l’amour de Marie Avenel qui m’a poussé à l’horrible souhait dont je vous fais l’aveu.

— L’amour de Marie Avenel ! d’une dame si au-dessus de vous deux par le rang et la naissance ! comment Halbert a-t-il osé, comment avez-vous osé vous-même lever les yeux sur une personne si supérieure à vous, autrement que pour l’honorer et la respecter ?

— L’amour s’est-il jamais inquiété du blason ? répliqua Édouard. En quoi Marie, l’hôte et l’enfant adoptive de notre mère, diffère-t-elle de nous avec qui elle a été élevée, si ce n’est par une longue suite d’ancêtres, qui depuis long-temps n’existent plus ? Nous l’aimions : c’est assez ; nous l’aimions tous deux : mais la passion d’Halbert était payée de retour ; il ne le savait pas, il ne le voyait pas. Moi, j’avais l’œil plus pénétrant. Je m’aperçus que si Marie me louait davantage, c’était Halbert qu’elle aimait le mieux. Elle passait volontiers tête-à-tête avec moi des heures entières dans toute la simplicité et la tranquille indifférence d’une sœur ; mais elle n’osait en faire autant avec Halbert ; elle changeait de couleur, elle tressaillait lorsqu’il l’approchait, et dès qu’elle le voyait s’éloigner, elle devenait triste, pensive, et cherchait la solitude. J’ai supporté tout cela. J’ai vu les progrès que mon rival faisait chaque jour dans ses affections ; je les ai vus, mon père, et cependant je ne le haïssais point, je ne pouvais le haïr.

— Et tant mieux pour vous, mon fils ; cela ne doit pas m’étonner. au reste, fier et emporté comme vous êtes, auriez-vous pu haïr votre frère parce qu’il partageait votre propre folie ?

— Mon père, reprit Édouard, le monde vous croit sage et vous attribue une connaissance profonde du genre humain ; mais votre question prouve que vous n’avez jamais aimé. Il m’en coûta un grand effort pour ne pas haïr un si bon frère, qui, sans aucun soupçon de notre rivalité, m’accablait chaque jour de marques d’affection ; quelquefois même mon âme se sentait capable de répondre à sa tendresse avec tout l’enthousiasme de la reconnaissance et de l’admiration, et jamais je ne l’éprouvai si vivement que le soir où nous nous séparâmes. Mais je ne pus m’empêcher de me réjouir lorsque je réfléchis que je ne le trouverais plus chaque jour sur mon chemin ; je ne pus m’empêcher de m’attrister quand je vis qu’il allait de nouveau venir s’interposer entre l’objet de mon amour et moi.

— Que le ciel vous protège ! mon fils, dit le moine ; votre âme est vraiment dans un état terrible. Ce fut dans cette disposition chagrine que le premier meurtrier leva la main contre son frère, parce que le sacrifice d’Abel avait été plus agréable au Seigneur.

— Je lutterai contre le démon qui me poursuit, mon père ; oui, je lutterai contre lui et je le vaincrai. Mais avant tout, il faut que je m’épargne la vue des scènes qui vont avoir lieu ici ; je ne pourrais supporter de voir les yeux de Marie Avenel briller de joie quand elle retrouvera celui qu’elle préfère. Ce serait un spectacle capable de faire de moi un second Caïn. Ma joie farouche, dénaturée, passagère, s’est satisfaite en se livrant au désir de commettre un homicide. Puis-je savoir à quels excès me porterait la frénésie de mon désespoir !

— Insensé ! s’écria le sous-prieur, à quelle horrible pensée t’entraîne ta fureur ?

— Mon sort est décidé, » reprit Édouard d’un ton résolu ; « je veux embrasser l’état spirituel que vous m’avez si souvent recommandé. Je veux retourner avec vous au couvent de Sainte-Marie, et avec la permission de la sainte Vierge et de saint Benoît, prier l’abbé de me recevoir au nombre des novices.

— Non pas maintenant, mon fils, non pas dans l’état d’exaspération où vous êtes. Les hommes sages et bons n’acceptent pas les dons qu’on leur fait dans l’emportement de la passion, et dont on pourrait se repentir plus tard : présenterons-nous nos offrandes à celui qui est la sagesse et la bonté même, avec moins de solennité et d’humble attention qu’il n’en faut pour les rendre agréables à nos faibles compagnons dans cette vallée de ténèbres ? Je vous dis cela, mon fils, non pas pour vous détourner du bon sentier que vous êtes porté à préférer, mais pour être plus sûr de votre choix et de votre vocation.

— Il y a des résolutions, mon père, qui ne souffrent aucun délai, et la mienne est de ce genre. Il faut que je l’accomplisse à l’instant même, où elle ne sera point accomplie. Permettez-moi donc de retourner avec vous ; je ne veux pas être témoin du retour d’Halbert dans cette maison ; la honte et le souvenir des injustes sentiments qui m’ont animé contre lui se joindraient à ces terribles passions, qui se combattent dans mon sein. Je vous en conjure donc une seconde fois, permettez-moi de retourner avec vous.

— Oui, sans doute, mon fils, je vous permettrai de me suivre ; mais notre règle, ainsi que la raison et le bon ordre, exige que vous demeuriez pendant un certain temps comme novice avant de prononcer ces vœux indissolubles, qui, vous séquestrant pour jamais du monde, vous consacreront au service du ciel.

— Et quand partons-nous, mon père ? » demanda le jeune homme avec autant de vivacité que si le voyage qu’il allait commencer l’eût mené à une fête par un beau jour d’été.

« À l’instant même, si vous voulez, » dit le sous-prieur cédant à cette impétuosité. « Allez donc commander les préparatifs de notre départ. Ha ! arrêtez un moment, » ajouta-t-il en voyant Édouard s’élancer hors de la chambre avec l’ardeur enthousiaste qui le caractérisait, « approchez-vous, mon fils, et mettez-vous à genoux. »

Édouard obéit et s’agenouilla devant lui. Le sous-prieur avait une petite taille et une physionomie peu imposante ; toutefois l’énergie de son accent, le ton de conviction profonde avec lequel il parlait, pénétraient ses élèves et ses pénitents d’un sentiment extraordinaire de respect envers lui. Son cœur était toujours de moitié avec le devoir dans les fonctions qu’il remplissait ; et le guide spirituel qui montre une conviction si profonde de l’importance de son ministère, manque rarement de produire une forte impression sur l’esprit de ses auditeurs. Dans les occasions comme celle où il se trouvait, son corps semblait prendre une stature plus majestueuse, ses traits amaigris un air plus noble et plus imposant ; sa voix, toujours expressive, tremblait, comme soumise à l’inspiration immédiate de la Divinité ; tout son être semblait annoncer, non pas un homme ordinaire, mais l’organe de l’Église, à qui elle avait confié le pouvoir de délivrer les pécheurs du fardeau de leurs iniquités.

« Mon fils, dit-il, avez-vous fidèlement raconté les circonstances qui vous ont subitement déterminé à embrasser la vie religieuse ?

— Je vous ai fait l’aveu de tous mes péchés, mon père, répondit Édouard ; mais je ne vous ai point encore parlé d’une étrange apparition, qui peut-être n’a pas médiocrement concouru à me faire prendre cette résolution.

— Parlez, parlez donc, dit le sous-prieur, c’est un devoir pour vous de ne me laisser rien ignorer, afin que je puisse bien comprendre l’impulsion à laquelle vous cédez.

— Je ne vous ferai ce récit qu’avec répugnance ; car quoique je ne dise que la vérité. Dieu m’en est témoin, je suis moi-même enclin à la regarder comme une fable.

— N’importe, dites-moi ; ne craignez point de moqueries de ma part ; je puis avoir des raisons pour regarder comme vrai ce qui paraît fabuleux aux autres.

— Sachez donc, mon père, que partagé entre la crainte et l’espérance, quelle espérance, juste ciel ! l’espérance de trouver le cadavre de mon frère jeté dans la boue ensanglantée et foulée par le pied d’un odieux assassin ! je volai à la vallée appelée Corrie-nan-Shian ; mais, ainsi que vous le savez déjà, je ne trouvai ni le tombeau que mon cœur dénaturé brûlait de voir, ni aucun signe que la terre eût été remuée dans l’endroit solitaire où Martin avait vu hier matin le tertre fatal. Vous connaissez nos paysans de la vallée, mon père ; la place a un mauvais renom : ne voyant aucune trace de ce que Martin leur avait rapporté, mes compagnons commencèrent à s’effrayer, et bientôt ils s’enfuirent à travers la vallée, comme des hommes qu’aurait poursuivis la mort en personne. J’avais été trop cruellement trompé dans mes espérances, mon âme était trop agitée pour craindre les vivants ou les morts. Je descendis lentement la vallée, regardant souvent derrière moi, et n’étant pas fâché de la poltronnerie de mes compagnons, qui me laissait la liberté de me livrer sans réserve à ma sombre humeur ; ils étaient déjà hors de ma vue, et avaient disparu dans les détours de la vallée, quand, en me retournant, je vis une femme debout près de la fontaine.

— Faites attention, mon fils, et prenez garde de plaisanter dans votre situation présente.

— Je ne plaisante pas, mon père, il est possible que je ne plaisante plus de ma vie ; au moins il se passera long-temps avant que cela m’arrive. J’ai vu, vous dis-je, la forme d’une femme vêtue d’une robe blanche, telle qu’on figure l’esprit qui veille sur la maison d’Avenel. Croyez-moi, mon père, j’en atteste le ciel et la terre, je ne vous dis rien que je n’aie vu de mes propres yeux !

— Je vous crois, mon fils ; continuez votre étrange récit.

— Tout à coup le fantôme chanta, et voici ses paroles ; ; car tout bizarre que cela puisse vous sembler, elles sont restées dans ma mémoire, comme si je les avais entendu chanter dès mon enfance :

« Toi qui visites ma fontaine
Avec des pensers et des vœux
Empreints d’une secrète haine,
Dont le cœur palpite joyeux
Lorsque ton front fait tant de peine :
Tu ne trouveras dans ces lieux
Le corps ni le tombeau d’un frère ;
Le mort-vivant s’en est allé.
Loin d’ici, jeune téméraire ;
Et va chercher, dans ta colère,
Le vivant en mort affublé.
Oui, c’est au vivant mort au monde
Qu’il le fait songer à t’unir ;

Souvent, dans sa pensée immonde,
Il est forcé d’ensevelir
Des désirs qui feraient rougir,
Comme ceux dont la tienne abonde.
Souvent, malgré le vœu juré,
Le cœur du pieux solitaire
Des vils intérêts de la terre
Il n’est pas encore délivré ;
Et, sous une grave apparence,
Souvent il se plaît à nourrir
Une vaine et folle espérance,
Un sauvage et brûlant désir.
D’un cloître adopte la demeure,
Et que la prière à toute heure
Berce ton modeste avenir.

— Voilà une singulière chanson ! répondit le sous-prieur, et je ne crois pas qu’elle ait été chantée dans une bonne intention. Mais nous avons le pouvoir de faire tourner les machinations de Satan à sa honte. Édouard, vous viendrez avec moi, comme vous le désirez ; vous ferez l’épreuve de la vie à laquelle je vous crois appelé depuis long-temps. Vous aiderez, mon fils, cette main tremblante à soutenir l’arche sainte, que des méchants et des audacieux osent profaner. Mais avant de partir, ne verrez-vous pas votre mère ?

— Je ne verrai personne, » répondit précipitamment Édouard ; « je ne veux m’exposer à aucun risque qui puisse ébranler ma résolution. Je leur écrirai du couvent de Sainte-Marie ; c’est de là qu’ils apprendront ma destination. Ils l’apprendront tous, ma mère, Marie Avenel, mon heureux frère ; tous sauront qu’Édouard ne vit plus pour le monde, et qu’il ne sera plus un obstacle à leur bonheur. Marie n’aura plus besoin de se contraindre pour mettre de la froideur dans ses regards et ses expressions parce que je serai près d’elle. Elle n’aura plus…

— Mon fils, » dit le sous-prieur en l’interrompant, « ce n’est pas en reportant nos regards sur le passé, sur les vanités et les traverses de ce monde, que nous nous mettons en état de remplir des devoirs qui lui sont étrangers. Allez préparer nos chevaux, et lorsque nous descendrons ensemble la vallée, je vous enseignerai des vérités, par le moyen desquelles les sages des anciens temps

trouvaient l’art précieux de convertir les souffrances en bonheur. »
CHAPITRE XXXIII.


le prisonnier.


Maintenant, sur ma parole, tout cela est embrouillé comme le peloton d’une tricoteuse indolente qu’un jeune chat espiègle tire à travers la chambre, tandis que la bonne dame, assise au coin de son feu, laisse aller sa tête en dormant. Messieurs, prêtez l’oreille. il faudra quelque habileté pour éclaircir cela.
Ancienne comédie.


Édouard, avec la promptitude d’un homme qui doute de la fermeté de la résolution qu’il a prise, se hâta de préparer les chevaux pour leur départ, et en même temps il remercia et congédia les voisins qui étaient venus à son secours, et qui ne furent pas peu surpris de la décision soudaine de son départ, et du tour qu’avaient pris les affaires.

« Voilà une froide hospitalité ! » dit Dan d’Howelet-Hirst à ses camarades ; « je jure bien que tous les Glendinning peuvent vivre ou mourir maintenant avant que je remette le pied dans l’étrier pour eux. »

Martin les apaisa en plaçant devant eux une collation. Ils mangèrent néanmoins d’un air mécontent et partirent de mauvaise humeur.

L’heureuse nouvelle se répandit en peu de temps dans la famille désolée. La mère pleurait et remerciait le ciel alternativement ; enfin ses habitudes d’économie domestique se réveillant en elle à mesure que son esprit devenait plus calme, elle observa qu’il y aurait beaucoup d’ouvrage à raccommoder les portes. Et que ferait-on tandis qu’elles seraient brisées de cette manière ? Les portes ouvertes, les chiens entrent dans la maison.

Tibbie avait toujours pensé, dit-elle, qu’Halbert était trop adroit à l’épée pour être tué si facilement par un Piercy, quel qu’il fût. On pouvait dire de ces Anglais tout ce qu’on voulait ; mais ils n’avaient pas la force et la vigueur d’un bon Écossais lorsqu’il fallait en venir aux mains.

L’impression que reçut Marie Avenel fut beaucoup plus profonde : elle avait tout nouvellement appris à prier, et il lui semblait que sa prière avait été exaucée à l’instant : que la compassion du ciel, qu’elle avait appris à implorer dans les paroles de l’Écriture, était descendue sur elle d’une manière presque miraculeuse, et que la Divinité, touchée de ses lamentations, avait rappelé le mort du tombeau. L’enthousiasme de ses sentiments était dangereux, mais il prenait sa source dans la dévotion la plus pure.

Une espèce de voile de soie brodé, un des plus magnifiques objets de parure qu’elle possédât, fut consacré à envelopper et à cacher le saint volume que désormais elle regardait comme son trésor le plus précieux, déplorant seulement que, faute d’un habile interprète, il dût être, en bien des endroits pour elle, un livre clos et une fontaine fermée. Elle n’avait aucune idée du danger plus grand qu’elle courait en attachant un sens imparfait, ou même faux, à quelques-unes des doctrines qui paraissaient très-compréhensibles. Mais le ciel avait pourvu à tous ces hasards.

Tandis qu’Édouard était occupé à préparer les chevaux, Christ ie de Clint-Hill demanda de nouveau au père Eustache ses ordres relativement au prédicateur réformé ; et, pour la seconde fois, le digne moine essaya de concilier dans son esprit la compassion et l’estime que, presque en dépit de lui-même, il ne pouvait s’empêcher de ressentir pour son ancien camarade, avec ce qu’il devait à l’Église. La résolution inattendue d’Édouard avait levé, pensa-t-il, la principale objection contre son désir de laisser Henri à la lourde Glendearg.

« Si j’emmène ce Wellwood ou Warden au monastère, pensait-il, il mourra, il mourra dans son hérésie ; il périra corps et âme. Et quoique une telle mesure fût regardée autrefois comme nécessaire pour frapper de terreur les hérétiques, leur force, qui s’accroît tous les jours, est telle maintenant que sa mort peut plutôt les rendre furieux et les porter à la vengeance. Il est vrai qu’il refuse de promettre de ne pas semer l’ivraie dans le blé ; mais ici la terre est trop stérile pour le recevoir. Je ne crains pas qu’il fasse aucune impression sur ces pauvres vassales de l’Église, élevées dans l’obéissance de ses commandements. Le caractère d’Édouard, hardi, inquiet, ardent et avide de connaissances, pouvait donner de l’aliment au feu, mais il s’éloigne, et je ne laisse rien ici que la flamme puisse atteindre. Ainsi il n’aura pas le pouvoir de répandre ses mauvaises doctrines, et sa vie sera conservée ; et il peut se faire que son âme soit sauvée, comme l’oiseau s’échappe des filets de l’oiseleur. Moi-même j’argumenterai avec lui, je le combattrai ; quand nous étudiions ensemble, je ne lui cédais pas, et sûrement la cause pour laquelle je combats me donnerait de la force si j’étais encore plus faible que je ne pense l’être. Si cet homme abjurait ses erreurs, l’Église retirerait cent fois plus d’avantage de sa régénération spirituelle que de sa mort temporelle. »

Après ces réflexions, qui attestaient à la fois son caractère humain, ses principes sévères, et une bonne dose d’amour-propre, le sous-prieur ordonna que le prisonnier fût amené en sa présence.

« Henri, lui dit-il, quoi que puisse me demander la rigidité de mes devoirs, mon ancienne amitié et la charité chrétienne me défendent de te conduire à une mort assurée.

« Tu étais généreux, je le sais, quoique tu fusses ferme et opiniâtre dans tes résolutions ; que le sentiment de ce que tu appelles tes devoirs ne te conduise pas plus loin que je ne me suis laissé conduire par le mien. Rappelle-toi que si tu détournais de la bergerie une seule brebis. il en serait demandé compte dans les temps et dans l’éternité à celui qui te laissa la liberté de faire un tel mal. Je ne te demande aucune promesse, excepté celle de rester prisonnier sur parole dans cette tour, et de paraître lorsqu’on t’en sommera.

— Tu as trouvé le moyen, répondit te prédicateur, d’enchaîner mes mains plus solidement que n’auraient pu le faire les plus lourdes chaînes de la prison de ton couvent. Je ne ferai rien témérairement, rien qui puisse t’attirer la disgrâce de tes supérieurs. Je serai d’autant plus circonspect que, si nous avons plus tard l’occasion d’une conférence, j’espère que ton âme peut encore être sauvée, comme on retire un tison du bûcher. Oui, je te ferai dépouiller un jour cette livrée de l’antéchrist, qui trafique des péchés et des âmes des hommes ! Oui, je pourrai encore t’aider à te fixer sur le rocher des siècles. »

Le sous-prieur entendit exprimer cette pensée, si semblable à celles qui l’occupaient lui-même, avec la même ardeur que le coq dressé au combat entend le défi de son rival.

« Je bénis Dieu et la sainte Vierge, » dit-il en se redressant, « de ce que ma foi a jeté l’ancre sur le roc où saint Pierre a fondé son Église.

— C’est une mauvaise interprétation du texte, » s’écria le violent Henri Warden, « une interprétation qui repose sur un vain jeu de mots, c’est une absurde paraphrase. »

La controverse allait se rallumer, et, selon toute probabilité (car peut-on être sûr de la modération d’une controverse religieuse}, elle se serait terminée par la translation du prédicateur au monastère. Heureusement Christie de Clint-Hill fit observer qu’il se faisait tard, et qu’ayant à descendre la vallée, qui n’avait pas une bonne réputation, il ne se souciait pas beaucoup de la traverser après le coucher du soleil. Le sous-prieur étouffa donc le désir d’argumenter ; et ayant dit une seconde fois au prédicateur qu’il se confiait en sa reconnaissance et en sa générosité, il lui fit ses adieux.

« Sois sûr, mon vieil ami, répliqua Warden, que je ne ferai rien volontairement qui puisse te porter préjudice. Mais si mon maître place l’ouvrage devant moi, je dois obéir à Dieu plutôt qu’à l’homme. » Ces deux hommes, éminents par leurs qualités naturelles et par leurs connaissances acquises, avaient entre eux plus de points de ressemblance qu’ils n’auraient voulu se l’avouer eux-mêmes. La principale différence entre eux était que le catholique, défendant une religion qui intéressait peu le sentiment, travaillait avec zèle pour la cause qu’il avait épousée plus de tête que de cœur : il était politique, circonspect et artificieux ; tandis que le protestant, agissant sous la forte impulsion d’idées plus nouvellement adoptées, et se sentant, comme cela devait être, une plus grande confiance dans sa cause, était enthousiaste et ardent à les propager. Le prêtre se serait contenté de la défense, mais le prédicant aspirait à la conquête ; et naturellement l’impulsion par laquelle le dernier était gouverné était plus active et plus décisive. Ils ne purent cependant se séparer sans se serrer une seconde fois la main, et chacun d’eux, en disant adieu à son vieux camarade, lui jeta un regard où se peignaient vivement le chagrin, l’affection et la pitié. Le père Eustache alors informa en peu de mots dame Glendinning que cette personne serait son hôte pendant quelques jours, et il la menaça, elle et toute sa maison, de toute la sévérité des censures ecclésiastiques si elle avait avec lui quelque entretien sur des sujets de religion. Il lui commanda cependant de fournir à tous les besoins de son hôte.

« Que Notre-Dame me pardonne, révérend père ! » dit dame Glendinning un peu épouvantée de ce qu’elle venait d’entendre ; « mais je dois nécessairement vous dire que la grande quantité d’hôtes a causé la ruine de plus d’une maison ; et j’ai peur qu’il n’en soit de même pour Glendearg. D’abord est venue lady Avenel (que son âme soit en repos ! elle n’avait pas de mauvaise intention) ; mais elle a apporté avec elle tous ces esprits et toutes ces fées qui ont causé tant d’inquiétude dans notre maison, que notre vie avait l’air d’être un songe ; et ensuite ce chevalier anglais, s’il plaît à Votre Révérence, et s’il n’a pas tué mon fils, il l’a fait sortir de la maison, et il se passera peut-être long-temps avant que je le revoie. Je ne parle pas du dommage fait à la porte intérieure et à la porte extérieure. Et maintenant voici que Votre Révérence me donne la charge d’un hérétique qui, comme il est probable, nous amènera ici le grand diable cornu lui-même (car on dit qu’il n’y a ni porte ni fenêtre qui puisse l’arrêter), et qu’il emportera les murs de la vieille tour avec lui. Néanmoins, révérend père, nous vous obéirons certainement de tout notre pouvoir.

— Femme, dit le sous-prieur, envoyez chercher des ouvriers au village, et dites-leur que la dépense des réparations est pour le compte de la communauté ; je donnerai au trésorier un ordre pour les payer. De plus, en réglant vos redevances pour votre fermage et votre fief, on vous fera une remise pour le dérangement qu’on vous a causé et les charges qu’on vous impose maintenant. Enfin, je prendrai soin que de strictes recherches soient faites pour retrouver votre fils. »

La dame fit une très-humble révérence à chacune des paroles favorables du sous-prieur, et, lorsqu’il eut fini de parler, elle ajouta qu’elle espérait beaucoup que le sous-prieur voudrait bien dire quelques mots à son compère le meunier touchant la conduite de sa fille, et lui faire entendre que, dans tout ce qui était arrivé, il n’y avait aucune négligence de sa part.

« Je doute fort, mon père, dit-elle, que Mysie se hâte de revenir sur ses pas pour retourner au moulin. Mais tout cela est la faute de son père, qui la laissait, comme une vagabonde, courir le pays, montant à poil les chevaux ; et elle ne s’occupait jamais de rien à la maison, si ce n’est à préparer par gloutonnerie des friandises pour son repas !

— Vous me rappelez, dame Elspeth, une autre affaire pressante, dit le père Eustache, et Dieu sait de combien je suis chargé maintenant. Il faut qu’on cherche ce chevalier anglais, et qu’on lui donne une explication sur ces étranges événements. Il faut aussi qu’on retrouve cette jeune étourdie. Si sa réputation souffre de cette malheureuse méprise, je ne me croirai point à l’abri de la honte. Mais comment les trouver ? je n’en sais rien.

— Si cela vous convient, dit Christie de Clint-Hill, je veux bien leur donner la chasse, et je vous les amènerai ici de gré ou de force. Car, quoique vous m’ayez toujours trouvé noir comme la nuit, toutes les fois que nous nous sommes rencontrés, je n’ai pourtant pas oublié que sans vous mon cou aurait supporté tout le poids de mes quatre quartiers. Si quelqu’un peut suivre leur trace, je suis cet homme ; je le dirais à la face des hommes du Merse et du Téviotdale, et à la face de la Forest par-dessus le marché. Mais d’abord j’ai des affaires à traiter pour le compte de mon maître, si vous me permettez de descendre avec vous la vallée.

— Non, mon ami, dit le sous-prieur, tu dois te rappeler que je n’ai pas de grands motifs pour me confier à un compagnon tel que toi dans un lieu si solitaire.

— Fi ! fi donc ! s’écria le maraudeur ; ne craignez rien de moi, j’ai eu trop bien le dessous pour vouloir recommencer ; en outre, ne vous ai-je pas déclaré une douzaine de fois que je vous devais la vie, et lorsque je dois quelque chose à un homme, soit en bien soit en mal, je ne manque jamais de le lui payer tôt ou tard. D’ailleurs, la malédiction soit sur moi si je me soucie de descendre seul la vallée, ou même avec mes soldats, qui sont des coquins et des enfants du diable tout comme moi ! au lieu que si Votre Révérence prend son chapelet et son psautier, et que je l’escorte avec mon jack et ma lance, vous ferez fuir les diables dans l’air, et moi je coucherai à terre tous les ennemis humains. »

Édouard entra dans ce moment pour annoncer à sa Révérence que son cheval était préparé. À cet instant son œil rencontra celui de sa mère, et la résolution qu’il avait prise avec tant de fermeté fut ébranlée lorsqu’il pensa qu’il fallait lui faire ses adieux. Le sous-prieur vit son embarras, et vint à son secours.

« Dame Elspeth, dit-il, j’ai oublié de vous annoncer que votre fils Édouard vient avec moi à Sainte-Marie, et qu’il ne reviendra pas d’ici à deux ou trois jours.

— Vous voudrez donc bien l’aider à découvrir son frère ? Puissent les saints récompenser votre bonté ! »

Le sous-prieur lui rendit sa bénédiction, que dans ce moment il n’avait guère méritée, et se mit en route avec Édouard. Ils furent sur-le-champ suivis par Christie, qui les rejoignit promptement avec ses soldats, d’un pas qui prouvait suffisamment que son désir de jouir de l’escorte sacrée pour traverser la vallée était véritablement sincère. Il avait cependant d’autres motifs pour accélérer la marche de son cheval. Il voulait faire part au sous-prieur du message dont l’avait chargé son maître Julien, message relatif à la remise du prisonnier Warden aux moines de l’abbaye. Ayant invité le sous-prieur à marcher avec lui quelques pas en avant d’Édouard et des soldats de sa suite, il lui adressa la parole, interrompant de temps en temps son discours par des exclamations qui annonçaient que sa crainte des êtres surnaturels n’était pas entièrement calmée par la confiance que lui inspirait le saint caractère de son compagnon de route.

« Mon maître, dit le cavalier, pensait qu’il vous avait fait un présent de grand prix en la personne de ce vieux prédicateur hérétique ; mais il me semble, d’après le peu de soin que vous en avez pris, que vous ne tenez guère compte du cadeau.

— Oh ! dit le sous-prieur, il ne faut pas juger si précipitamment. La communauté fera beaucoup de cas de ce service, et elle en récompensera dignement ton maître ; mais cet homme et moi nous sommes d’anciens amis, et j’espère le retirer du sentier de la perdition.

— Oui, lorsque je vous ai vus vous serrer la main en commençant, je me suis douté que tout se terminerait par l’amitié et par la politesse, et que les choses n’iraient pas jusqu’à l’extrémité entre vous. Quoi qu’il en soit, c’est tout un pour mon maître. Sainte Marie ! comment appelez-vous ce qui est là-bas, sir moine ?

— C’est une branche de saule qui traverse le chemin, et qui est entre nous et le ciel.

— Que la malédiction soit sur moi, si cela n’a pas l’air d’un bras d’homme qui balance un sabre ! Mais, pour revenir à mon maître, en homme prudent dans ces temps de désordre, il s’est tenu à l’écart jusqu’à ce qu’il pût voir précisément sur quel pied il doit marcher. Des offres bien séduisantes lui ont été faites par les lords de la congrégation que vous appelez hérétique, et pendant un temps il fut dans l’intention, pour être franc avec vous, de prendre leur parti ; car on lui avait assuré que lord James s’avançait de ce côté à la tête d’un corps nombreux de cavalerie. En conséquence, lord James comptait tellement sur lui, qu’il lui envoya cet homme, ce Warden, ou quel que soit son nom, et le mit sous la protection de mon maître comme d’un ami dont il était sûr. En même temps, il lui fit savoir qu’il était en marche vers ces lieux à la tête d’un fort parti de chevaux.

— Maintenant, que Notre-Dame nous protège ! dit le sous-prieur.

Amen ! répondit Christie. Autre Révérence a-t-elle vu quelque chose ?

— Rien du tout, répliqua le moine ; c’est ce que tu me dis qui m’a arraché cette exclamation.

— Et c’est avec quelque raison, car si lord James venait jamais ici, votre abbaye pourrait bien fumer ; mais réjouissez-vous, cette expédition a été finie avant d’avoir été commencée. Le baron d’Avenel a des nouvelles certaines que lord James a été forcé de marcher vers l’Ouest avec ses hommes d’armes pour protéger lord Semple contre Cassilis et les Kennedy. Sur ma foi ! cela lui coûtera cher, car vous savez ce qu’on dit de ce nom :

Depuis Wigton jusqu’au pied d’Ayr,
Et sous les rochers nus de Crie,
Nul ne pourrait se donner l’air
De tenir sans saint Kennedie. »

— Alors, dit le sous-prieur, le projet qu’avait lord James de venir vers le Sud n’ayant pas de suite, voilà ce qui a attiré à Henri Warden une froide réception au château d’Avenel.

— Elle n’aurait pas été si mauvaise, dit le maraudeur, car mon maître était dans une grande incertitude sur ce qu’il devait faire dans ces temps de trouble, et il aurait à peine osé maltraiter un homme qui lui était envoyé par un chef aussi terrible que lord James.

« Mais, pour vous dire la vérité, je ne sais quel diable a tenté le vieil homme de se mêler de blâmer mon maître d’avoir pris la liberté chrétienne de vivre en concubinage avec Catherine de Newport. Ainsi le rameau de paix est brisé entre eux, et maintenant vous pouvez avoir mon maître et toutes les forces qu’il peut lever, à votre disposition, car lord James n’a jamais pardonné une insulte, et s’il vient à avoir la supériorité, il prendra la tête de Julien d’Avenel, quand même il serait le dernier qui portât ce nom, et en vérité il n’y en a pas d’autre, excepté ce brin de fille qui est à la tour de Glendearg. Et maintenant je vous ai dit sur les affaires de mon maître plus qu’il ne m’en saurait gré, mais vous m’avez déjà rendu un grand service, et je peux avoir encore besoin de votre secours.

— Ta franchise, dit le sous-prieur, te sera sûrement avantageuse ; car dans ces temps de trouble il importe beaucoup à l’Église de connaître les projets et les intentions de ceux qui l’entourent : mais qu’attend ton maître de nous en récompense de ce service ? car je pense qu’il est un de ceux qui ne travaillent pas sans salaire.

— Non certes ! je puis vous le dire facilement : lord James lui avait promis, dans le cas où il entrerait dans son parti, de réunir aux terres de la baronnie d’Avenel celles de Cranberry-Moor, qui y sont enclavées, et il n’attend pas moins de votre reconnaissance.

— Mais il y a le vieux Gilbert de Cranberry-Moor, dit le sous-prieur, qu’en ferons-nous ? L’hérétique lord James peut prendre sur lui de disposer des biens et des terres de l’abbaye à son bon plaisir, parce qu’il n’est pas douteux (si ce n’était la protection de Dieu et les barons qui sont restés fidèles à leur croyance) qu’il ne puisse nous en dépouiller par la force ; mais tant que ces biens seront la propriété de la communauté, nous ne pouvons les enlever à d’anciens et de fidèles vassaux, pour en contenter l’avidité de ceux qui ne servent Dieu que dans l’espoir du salaire.

— Par la messe ! dit Christie, voilà qui est bien parlé, sire prêtre ; mais si vous considérez que Gilbert n’a à sa suite que deux poltrons de paysans à moitié morts de faim, et pour toute monture une vieille rosse, plus propre à tirer la charrue qu’à porter un homme d’armes, et que le baron d’Avenel ne monte jamais à cheval sans être suivi de moins de dix maraudeurs, et plus souvent de cinquante, qui, dans toute rencontre, se battent comme s’il s’agissait de la conquête d’un royaume, et montés sur des chevaux qui sont habitués au choc des épées comme au bruit du couvercle d’un coffre à avoine ; je vous dis que, lorsque vous aurez considéré tout cela, vous verrez lequel des deux peut servir le monastère.

— Mon ami, dit le moine, j’achèterais volontiers l’assistance de ton maître aussi cher qu’il le veut, puisque les temps ne nous laissent pas de meilleurs moyens de défense contre les sacrilèges spoliations de l’hérésie ; mais enlever à un pauvre homme son patrimoine !…

— Oh ! dit le cavalier, Gilbert ne serait pas bien en sûreté dans sa demeure si mon maître pensait que son intérêt est un obstacle entre lui et ce qu’il désire ; mais l’abbaye a assez de terres, et Gilbert peut être placé autre part.

— Nous réfléchirons à la possibilité d’arranger ainsi l’affaire, et en conséquence nous compterons sur les actifs secours de la part de ton maître, avec toutes les troupes qu’il peut lever, pour défendre le monastère contre toutes les forces qui nous menaceraient.

— Une main d’homme et un gant de mailles sur cela. On nous appelle maraudeurs, voleurs ; et quels noms ne nous donne-t-on pas ? Mais nous sommes fidèles au parti que nous embrassons. Et je serai bien content lorsque mon maître le baron aura décidé de quel côté il se rangera, car le château est une espèce d’enfer (Notre-Dame me pardonne d’avoir prononcé ce nom dans un tel lieu !), lorsque Julien Avenel est incertain sur le parti le plus avantageux. Et maintenant, le ciel soit loué ! nous voici dans la vallée ouverte, et je puis jurer maintenant si quelque chose m’y porte.

— Mon ami, ton mérite est bien mince si tu t’abstiens de jurer ou de blasphémer seulement par crainte des mauvais esprits.

— Oh ! je ne suis pas encore tout à fait vassal de l’Église ; si vous serrez trop la gourmette d’un jeune cheval, je vous réponds qu’il se cabrera. Et puis, c’est beaucoup pour moi de me débarrasser de vieilles habitudes à quelque prix que ce soit. »

La nuit était belle ; ils passèrent à gué la petite rivière à l’endroit où le sacristain avait fait la mauvaise rencontre de l’esprit. À peine furent-ils arrivés à la porte du monastère, que le portier en leur ouvrant, s’écria : « Révérend père, le seigneur abbé désire beaucoup votre présence.

— Que ces étrangers soient conduits à la grande salle, et que le cellerier les traite le mieux possible ; qu’ils se rappellent cependant la conduite décente et modeste qui convient aux hôtes des maisons telles que celle-ci.

— Mais le seigneur abbé vous demande instamment, mon cher frère, » dit le père Philippe arrivant en toute hâte. « Je ne l’ai jamais vu plus découragé et plus incertain depuis la bataille de Pinkie.

— J’y vais, mon bon frère, j’y vais, répondit le père Eustache. Je vous prie, mon cher frère, de faire conduire ce jeune homme, Edouard Glendinning, à la chambre des novices, et de le placer sous la direction de leur maître. Dieu a touché son cœur, et il se propose de laisser de côté les vanités de ce monde pour devenir un frère de notre saint ordre. Et si à de si bonnes dispositions viennent se joindre la docilité et l’humilité, il peut un jour en devenir un des ornements.

— Mon très-vénérable frère, » s’écria le vieux père Nicolas, qui vint en boitant faire une troisième sommation au sous-prieur,

« je vous prie de vous hâter d’aller trouver notre digne seigneur abbé. Que notre sainte patronne soit avec nous ! Je n’ai jamais vu l’abbé du monastère de Sainte-Marie dans une telle consternation, et cependant je me rappelle bien lorsque le père Ingelram reçut les nouvelles de la bataille de Flodden-Field…

— J’y vais, j’y vais, vénérable frère, » dit le père Eustache. Et après avoir répété ces mots plusieurs fois, il se rendit à la fin chez l’abbé en grande diligence.


CHAPITRE XXXIV.


abdication de l’abbé.


Les textes de l’Écriture ici ne serviront à rien ; l’artillerie de l’Église se taira bientôt devant une artillerie plus réelle, et ses canons n’auront qu’un pouvoir vain devant le pouvoir des canons de Bellone. Allez fondre votre crosse et vos vases sacrés ; faites dresser dans les salles de votre cloître un banquet pour le soldat affamé, et qu’il y boive à longs traits vos muids de vin épargnés depuis si longtemps ; envoyez-le, après l’avoir amadoué ainsi par votre bonne chère à la garde de vos murailles, et vous pourrez espérer alors qu’il combattra pour les défendre.
Vieille comédie.


L’abbé accueillit son conseiller avec un vif mouvement de satisfaction, qui convainquit le sous-prieur de l’agitation d’esprit du père Boniface et du besoin urgent qu’il avait de recevoir des avis utiles. Il n’y avait ni coupe ni flacon sur la petite table placée à côté du grand fauteuil de parade ; on ne voyait sur cette table que sa mitre enrichie de pierres précieuses, et son chapelet qui semblait avoir été mis là comme le seul remède auquel il pût recourir dans cette extrémité terrible ; la crosse, richement ornée, était appuyée contre la table.

Le sacristain et le vieux père Nicolas avaient suivi le sous-prieur dans l’appartement de l’abbé, probablement dans l’espoir d’apprendre quelque chose sur l’affaire importante dont il s’agissait. Ils ne se trompèrent pas, car, après avoir introduit le sous-prieur, au moment où ils se disposaient à se retirer, l’abbé leur fit signe de rester.

« Mes frères, leur dit-il, vous savez tous avec quel zèle laborieux nous avons soutenu le poids des affaires de cette maison confiée à nos mains indignes, le pain et l’eau vous ont été donnés chaque jour avec exactitude ; je n’ai pas dissipé les revenus du couvent en vains plaisirs, tels que ceux de la chasse, ou en folles dépenses pour des changements d’aubes ou de chapes, ou en fêtes données à des bardes ou à des bouffons oisifs, sauf ceux qui, conformément à l’ancienne coutume, sont reçus aux fêtes de Noël et de Pâques. Enfin je n’ai enrichi ni parents ni femmes étrangères, aux dépens de la communauté.

— Il n’y a pas eu à ma connaissance, dit le père Nicolas, un semblable abbé depuis le temps de l’abbé Ingelram, qui… »

À ce nom, qui était toujours le prélude funeste d’une longue histoire, l’abbé se hâta de l’interrompre.

« Que Dieu ait pitié de son âme ! dit-il ; mais ce n’est pas de lui qu’il est question en ce moment. Ce que je demande de vous, mes frères, c’est de savoir si j’ai fidèlement rempli les devoirs de ma place.

— Il n’y a jamais eu le moindre sujet de plainte, » répondit le sous-prieur.

Le sacristain, beaucoup plus prolixe, fit une longue énumération des diverses preuves d’indulgence et de bonté que la fraternité de Sainte-Marie avait reçues sous le gouvernement doux et bénin de l’abbé Boniface, des indulgentiœ, des gratias, des bibere, des soupes au lait d’amandes distribuées chaque semaine, de l’abondance du réfectoire, de l’amélioration apportée aux celliers, de l’accroissement des revenus du monastère, et de l’adoucissement apporté aux privations pénitentiaires des moines.

— Vous auriez pu ajouter encore, mon frère, » reprit l’abbé qui écoutait avec un air d’approbation mélancolique le détail des actes méritoires de son administration, « vous auriez pu ajouter la construction de ce mur remarquable qui met le cloître à l’abri du vent du nord-est. Mais tout cela ne sert de rien, car nous lisons dans le livre des saints Machabées : Capta est civitas per voluntatem Dei[183]. Et pourtant, il ne m’en a pas coûté peu de réflexions, peu d’inquiétudes, peu de veilles, pour organiser toutes ces choses dans l’ordre où vous les voyez aujourd’hui ; il n’y avait alors ni grenier ni office propre à recevoir des provisions d’aucune espèce ; ni infirmerie, ni dortoir, ni parloir, ni réfectoire qui méritât quelque attention. On ne faisait point de processions, on ne trouvait point de confessionnal ; la maison était incapable d’offrir aux étrangers une hospitalité honorable ; d’accorder ou de refuser des indulgences ; enfin, je puis dire que lorsque chacun de vous était paisiblement endormi dans sa cellule, votre abbé veillait souvent pendant une heure entière, pour s’occuper d’améliorations, et les ordonner d’une manière convenable.

— Pouvons-nous vous demander, révérend père, dit le sous-prieur, quels nouveaux soins viennent peser sur vous ? car votre discours semble vouloir l’indiquer.

— Et vous ne vous trompez guère, reprit l’abbé ; il n’est question aujourd’hui ni de bibere, ni de caritas, ni de soupes au lait d’amandes, mais d’une bande d’Anglais qui, partis d’Hexham, arrivent pour fondre sur nous : ils sont commandés par sir John Foster. Ce n’est plus du vent du nord-est qu’il s’agit de nous garantir, mais de lord James Stewart, qui s’avance à la tête de ses soldats hérétiques pour dévaster et détruire.

— Je croyais que ce projet avait été rompu par la querelle survenue entre lord Semple et les Kennedy, » objecta vivement le sous-prieur.

« Ils se sont mis d’accord à ce sujet aux dépens de l’Église, suivant l’usage habituel, répondit l’abbé. Le comte de Cassilis doit reprendre les récoltes de ses terres qui avaient été données à la maison de Grosraguel, et il s’est allié avec Stewart, que l’on appelle actuellement Murray. Principes convenerunt in unum adversus Dominum[184] ; voilà les lettres. »

Le sous-prieur prit les papiers qui avaient été envoyés par le primat d’Écosse ; car ce prélat s’efforçait de tout son pouvoir de soutenir l’Édifice chancelant du système hiérarchique sous lequel il devait être enseveli. Le père Eustache s’approcha de la lampe, et lut ces lettres avec la plus profonde attention. Le sacristain et le père Nicolas se regardaient l’un l’autre comme pour se demander réciproquement des secours dans ce moment de détresse, et leur regard de consternation ressemblait passablement à ceux de l’agent emplumée d’une basse-cour lorsqu’un milan plane au-dessus-d’elle. L’abbé paraissait accablé sous le poids de ses tristes craintes ; mais ses yeux restaient fixés sur les traits du sous-prieur, comme pour tâcher de découvrir quelque motif de consolation et d’espérance dans l’expression de sa physionomie. Lorsqu’enfin il s’aperçut qu’après avoir pris une seconde fois lecture des lettres, il continuait à garder le silence et à rester enseveli dans de profondes réflexions, il lui dit avec l’expression de l’inquiétude : « Eh bien, que faut-il faire ?

— Notre devoir, répondit le sous-prieur ; le reste est entre les mains de Dieu.

— Notre devoir, notre devoir ! » reprit l’abbé d’un ton d’impatience. « Sans doute nous devons faire notre devoir : mais quel est ce devoir, et de quelle utilité nous sera-t-il ? Nos cloches, nos bréviaires et nos cierges chasseront-ils les hérétiques anglais ? Murray prendra-t-il garde à nos psaumes et à nos antiennes ? combattrai-je pour cette communauté, comme Judas Machabée contre ces profanes Nicanor ? et enverrai-je le sacristain à ce nouvel Holopherne, pour qu’il me rapporte sa tête dans un panier ?

— Il est vrai, mon révérend père, reprit le sous-prieur que nous ne pouvons combattre avec des armes temporelles, ce serait violer la sainteté de notre habit et les vœux que nous avons faits. Mais nous pouvons mourir pour notre croyance et pour la défense de notre abbaye ; nous avons en outre le droit d’armer tous ceux qui ont la force et la volonté de combattre. Les Anglais ne sont qu’en très-petit nombre, et comptent, à ce qu’il paraît, se réunir à Murray, dont la marche a été interrompue. Si Foster avec ses bandits du Cumberland et de l’Hexham ose entrer en Écosse pour venir piller et dévaster notre couvent, nous lèverons nos vassaux, et j’espère que nous aurons alors des forces suffisantes pour leur livrer bataille.

— Par le saint nom de Notre-Dame ! s’écria l’abbé, me croyez-vous donc un Pierre-l’Ermite, capable de marcher à la tête d’une armée ?

— Non, répondit le sous-prieur, il faut leur donner un chef habile et expérimenté, tel, par exemple, que Julien Avenel, un guerrier éprouvé.

— Quoi ! un railleur impie, un homme débauché, un fils de Bélial ?

— Quand cela serait, il faut nous servir de son expérience dans un art pour lequel il a été élevé ; nous pouvons le récompenser richement, et je sais déjà le prix qu’il met à ses services. Les Anglais, informés que sir Piercy Shafton s’est réfugié parmi nous, arrivent ici dans l’intention, disent-ils, de s’emparer de lui, mais ce n’est qu’un prétexte donné à leur incursion.

— Cela se peut ; j’ai toujours présumé que ce fat, dont le corps est tout couvert de satin et la cervelle de plumes, nous porterait malheur.

— Il faut néanmoins nous assurer son appui, si cela est possible ; il peut intéresser en notre faveur le grand Piercy dont il se vante d’être l’ami, et ce seigneur bienveillant et loyal peut détourner Foster de son dessein. Je vais charger un jackman de le chercher avec toute la diligence possible ; mais je compte principalement sur l’ardeur martiale et l’esprit national des Écossais, qui ne souffriront pas patiemment qu’on apporte le trouble et la guerre sur leurs frontières. Croyez-moi, vous verrez combattre pour nous bien des gens dont le cœur peut s’être laissé égarer par de funestes doctrines. Les puissants barons rougiront de laisser les vassaux de moines paisibles combattre seuls les anciens ennemis de l’Écosse.

— Il se peut que Foster compte sur Murray, dont la marche a été retardée depuis quelque temps, et qu’il l’attende pour se réunir à lui.

— Par la croix ! il ne le fera pas, s’écria le sous-prieur ; nous connaissons ce sir John Foster. C’est un hérétique de l’espèce la plus pestilentielle ; vrai garde de frontières, il vise depuis longtemps à renverser l’Église, il a soif de ses dépouilles, il convoite ses richesses, et ce sera avec empressement qu’il volera en Écosse ; mais il y a beaucoup de raisons pour qu’il ne se presse pas de s’allier à Murray. S’il se réunit à sir James, il n’aura tout au plus qu’une part dans les dépouilles de l’Église ; s’il arrive avant lui, il regardera sa récolte de pillage comme lui appartenant tout entière. Julien Avenel a, comme je l’ai entendu dire, quelque motif d’en vouloir à sir John Foster : lorsqu’ils se rencontreront, ils combattront volontiers de part et d’autre. Sacristain, envoyez chercher notre bailli… Là est la liste des vassaux en âge de dévouer leurs services à l’abbaye… Envoyez également chez le baron de Meigallot, il peut mettre sur pied soixante cavaliers, et davantage… dites-lui que le monastère s’arrangera avec lui pour les droits de péage relatifs à son pont, s’il veut se montrer notre ami dans cette circonstance. Maintenant, mon père, calculons ensemble les forces que nous pouvons réunir, et celles de l’ennemi, afin que le sang humain ne soit pas versé en vain : calculons donc.

— Ma cervelle est étourdie de cette conjecture imprévue, répondit le pauvre abbé ; je ne suis pas, je crois, plus lâche qu’un autre, quant à ce qui concerne ma propre personne ; mais vous me parlez de lever des troupes, de calculer des forces, de marcher à l’ennemi : autant vaudrait parler de toutes ces choses à la plus jeune novice d’un couvent de nones. Au surplus, ma résolution est prise. Mes frères, » ajouta-t-il en se levant et en s’avançant avec toute la dignité que lui donnait la majesté de sa taille, « écoutez pour la dernière fois la voix de votre abbé Boniface. J’ai fait pour vous tout ce que j’ai pu ; dans des temps plus tranquilles j’eusse peut-être encore mieux fait ; car c’est pour vivre dans la paix que j’ai choisi la vie du cloître, et cette vie m’a donné autant de tourment et d’inquiétude que si j’avais été chargé de recevoir des droits ou de marcher à la tête d’une armée. Mais maintenant les choses vont de mal en pis, et à mesure que je vieillis, je me sens moins capable de lutter contre les événements. Ainsi donc, comme il ne me convient pas de conserver une place dont les devoirs ne seraient plus qu’imparfaitement remplis par l’effet de l’âge et du malheur, j’ai pris la résolution de m’en démettre en faveur du père Eustache, notre bien aimé sous-prieur, ici présent : je me réjouis aujourd’hui qu’il n’ait pas obtenu ailleurs l’avancement dû à son mérite, et j’espère que ce sera à lui que seront dévolues la mitre et la crosse qu’il est dans mon intention de lui céder.

— Au nom de Notre-Dame ! ne faites rien à la hâte, s’écria le père Nicolas ; je me souviens que, lorsque le digne abbé Ingelram, âgé alors de quatre-vingt-dix ans (car je vous réponds qu’il pouvait se rappeler l’époque où Benoît XIII fut déposé), se sentit malade et se fit mettre au lit, les frères qui l’entouraient lui firent entendre qu’il ferait bien de donner sa démission ; il répondit (car il était d’une humeur joviale) que tant qu’il pourrait courber son petit doigt, il s’en servirait pour tenir sa crosse. »

Le père sacristain fit aussi à son supérieur de vives représentations, et attribua cette résolution désespérée à la modestie naturelle de l’abbé, qui le portait à s’accuser injustement d’incapacité. L’abbé, les regards dirigés vers la terre, l’écouta en silence ; la flatterie elle-même ne pouvait parvenir à le séduire.

Le père Eustache, prenant alors un ton de dignité et de noblesse, parla ainsi à son supérieur, qui le regardait d’un air abattu et déconcerté : « Révérend père, si jusqu’à présent j’ai gardé le silence sur les vertus dont vous avez donné l’exemple pendant le temps que vous avez gouverné cette maison, ne croyez pas cependant que je les aie méconnues. Je sais que nul homme n’a jamais apporté, dans la place importante que vous occupez, un désir plus sincère de travailler au bien général ; et si votre gouvernement n’est pas marqué par quelques-uns de ces traits hardis qui distinguèrent parfois vos prédécesseurs, leurs fautes sont restées également étrangères à votre caractère.

— Je ne croyais pas, » dit l’abbé en dirigeant ses regards avec surprise sur le père Eustache, « que vous, mon père, vous m’auriez rendu cette justice.

— Je vous l’ai rendue plus complètement encore en votre absence, reprit le sous-prieur. Ne renoncez pas à la bonne opinion que les hommes ont conçue de vous, en abandonnant vos fonctions, lorsque vos soins deviennent plus nécessaires que jamais.

— Mais, mon frère, je laisse à ma place un homme plus habile que moi.

— Ce serait une retraite impolitique, répondit le père Eustache ; vous n’avez pas besoin d’abdiquer pour assurer à la communauté le peu d’expérience ou de talents que je puis posséder. J’ai sur la tête assez d’années d’études et d’observations pour savoir que les qualités dont le ciel a doué chacun de nous ne lui appartiennent pas, mais sont la propriété de la communauté, et doivent être consacrées au bien général. Si vous ne voulez pas prendre la peine, révérend père, d’agir vous-même dans ces circonstances épineuses, je vous supplie de partir sur-le-champ pour Édimbourg, et de solliciter en notre faveur les amis sur lesquels vous pouvez fonder quelque espérance ; croyez qu’en votre absence je ferai, comme sous-prieur, tous les efforts que me commande le devoir pour défendre ce domaine sacré. Si je réussis, puisse tout l’honneur et toute la gloire de cette entreprise appartenir à vous seul, et si je succombe, puisse la honte et le déshonneur ne retomber que sur moi ! »

L’abbé répondit, après quelques instants de réflexion : « Non, père Eustache, votre générosité ne viendra pas à bout de me vaincre. Dans des temps aussi orageux que ceux-ci, il faut au gouvernail de cette maison une main plus vigoureuse que la mienne ; et celui qui conduit un navire doit être l’homme le plus habile de son équipage. Il y aurait de la honte à me laisser couvrir de la gloire qui serait le juste prix des travaux d’un autre ; et tout l’honneur accordé à celui qui entreprend une tâche aussi périlleuse et aussi embarrassante est, dans mon humble opinion, une récompense au-dessous de son mérite. Malheur à qui le priverait de la plus légère portion de cette récompense ! Commencez donc dès ce soir à exercer votre autorité, et ordonnez les préparatifs que vous jugerez nécessaires. Que le chapitre soit convoqué pour demain après la messe, et tout marchera dans l’ordre convenu. Recevez ma bénédiction, mes frères, que la paix soit avec vous ! et puisse l’abbé futur dormir aussi paisiblement que celui qui est sur le point de résigner sa place et de lui céder sa mitre ! »

Ils se séparèrent émus jusqu’aux larmes. Le bon abbé venait de montrer son caractère sous un point de vue que les frères n’avaient point découvert jusqu’alors. Le père Eustache lui-même avait toujours considéré son supérieur comme un homme de joyeux caractère, indolent, facile, et dont le plus grand mérite était une absence totale de défauts essentiels ; en sorte que le sacrifice de son autorité au sentiment de son devoir, en supposant même qu’il fût suggéré en partie par quelque motif moins pur, tel que la crainte des événements funestes qui pouvaient arriver, l’élevait considérablement dans l’opinion du sous-prieur. Il sentit même de la répugnance à profiter de la démission de l’abbé Boniface, et à s’élever en quelque sorte sur ses ruines. Mais ce dernier sentiment ne l’emporta pas long-temps sur la conscience de ce qu’il devait au bien de l’Église. On ne pouvait nier que Boniface ne fût entièrement dépourvu des talents nécessaires dans la place qu’il occupait, surtout dans de si graves circonstances : et le sous-prieur sentait que lui-même, n’agissant que comme simple délégué, pourrait à peine prendre les mesures décisives que les événements exigeraient. L’intérêt de la communauté demandait donc son élévation. Si outre cette conviction il se glissa une nuance de satisfaction intérieure dans ce qu’il éprouva en apprenant que cette haute dignité lui était réservée ; s’il ressentit quelque chose de cet orgueil naturel à une âme supérieure lorsqu’elle est appelée à lutter contre les dangers inséparables de fonctions importantes : ces sentiments étaient si adroitement confondus avec d’autres d’une nature plus désintéressée, que le sous-prieur lui-même pouvait peut-être ignorer qu’ils agissaient secrètement en lui. Et nous, qui avons une profonde estime pour lui, nous ne chercherons pas à nous en assurer davantage.

Le nouvel abbé prit toutefois une contenance plus imposante que de coutume en donnant les ordres nécessaires à la sûreté du couvent ; ceux qui l’approchèrent purent reconnaître un éclat inusité dans son regard d’aigle, et une rougeur inaccoutumée sur ses joues pâles et flétries. Il écrivit et dicta avec précision et clarté diverses lettres à plusieurs barons pour les informer de l’invasion méditée par les Anglais, et les solliciter d’accorder leur appui à l’Église et de prendre part à la cause commune. Des propositions de récompenses furent faites à ceux qu’il jugeait le moins susceptibles d’être excités par le sentiment de l’honneur, et il s’efforça de réveiller dans toutes les âmes l’amour de la patrie et le souvenir de l’ancienne haine des Écossais pour les Anglais. Le temps n’était plus où de telles exhortations auraient été superflues. L’appui d’Élisabeth était si essentiel pour le parti réformé en Écosse, et ce parti était si considérable dans chaque canton, qu’il y avait beaucoup de raisons de craindre qu’un grand nombre de barons ne gardassent la neutralité dans cette occurrence, en supposant qu’ils ne voulussent pas se joindre aux Anglais contre les catholiques.

Lorsque le père Eustache examina le nombre des vassaux de l’Église auxquels il pouvait légitimement commander, son cœur s’attrista à la pensée de les ranger sous la bannière d’un chef aussi cruel et aussi dissolu que Julien Avenel.

« Si je savais où trouver ce jeune enthousiaste Halbert Glendinning, pensa le père Eustache, je risquerais de lui confier le commandement de l’armée, quelque jeune qu’il soit, et j’oserais compter davantage sur la protection de Dieu. Mais le bailli est maintenant trop accablé des infirmités de la vieillesse, et je ne connais aucun chef sur lequel je puisse me reposer plus sûrement dans cette circonstance importante que ce Julien Avenel. » Il agita une sonnette qui était sur la table, et ordonna que Christie de Clint-Hill fût amené en sa présence.

— Tu me dois la vie, lui dit-il, et je puis te rendre de nouveaux services si tu veux être sincère avec moi. »

Christie avait déjà vidé deux flacons de vin qui, en toute autre occasion, n’auraient pas manqué d’augmenter l’insolence de sa familiarité ; mais il y avait en ce moment quelque chose dans le maintien du père Eustache qui était plus remarquable qu’à l’ordinaire et qui lui imposait. Ses réponses se ressentirent cependant de l’audace naturelle à son caractère ; et il l’assura d’abord qu’il était disposé à répondre avec sincérité à toutes ses questions.

« Le baron d’Avenel a-t-il quelques relations d’amitié avec sir John Foster, garde des frontières occidentales d’Angleterre ?

— Une amitié semblable à celle qui existe entre le chat sauvage et le furet.

— Ton maître combattra-t-il contre lui s’ils se rencontrent ?

— Aussi bien qu’un coq se soit jamais battu la veille du carnaval.

— Combattrait-il ce Foster pour la cause de l’Église ?

— Pour toute cause quelconque, et même sans aucune cause.

— Nous lui écrirons donc pour lui faire connaître que si, à l’occasion de l’incursion de sir John Foster, il consent à joindre ses forces aux nôtres, il aura le commandement de nos vassaux, et recevra pour récompense une entière satisfaction à ses désirs. Encore un mot : tu m’as dit que tu pourrais découvrir le chevalier sir Piercy Shafton.

— Je le puis, et je me charge de le ramener de gré ou de force, comme cela conviendra à Votre Révérence.

— Il n’est nullement nécessaire d’employer la force contre lui : combien te faut-il de temps pour le découvrir ?

— Trente heures, s’il n’a pas déjà traversé le Lothian. Si cela vous fait plaisir, je partirai immédiatement, et je le poursuivrai avec autant d’adresse qu’un chien lévrier suit le lièvre à la trace.

— Amène-le donc ici, et tu recevras de nos mains la récompense que tu auras méritée.

— Mille grâces à Votre Révérence, je mets toute ma confiance en elle. Nous autres, qui ne connaissons que la lance et la bride, nous traversons la vie, la plupart du temps, d’une manière assez irrégulière ; mais, quand bien même un homme de cette espèce serait encore pire qu’il n’est, Votre Révérence sait bien qu’il faut qu’il vive ; et cela ne se peut sans quelque fraude, j’ose le dire.

— Paix ! mets-toi sur-le-champ en mesure de remplir ton message : nous te donnerons une lettre pour sir Piercy Shafton. »

Christie fit deux pas vers la porte, puis revint en hésitant, et avec l’air d’un homme qui aurait envie de faire une plaisanterie impertinente s’il l’osait. « Que ferai-je, demanda-t-il, de Mysie Happer, que le chevalier à emmenée avec lui, dois-je la conduire ici ? Votre Révérence.

—Ici, impudent coquin ! reprit le moine : sais-tu à qui tu parles ?

— Je n’ai pas eu l’intention de vous offenser, révérend père ; mais puisque votre volonté n’est pas que je l’amène ici, je pourrai la conduire au château d’Avenel où une jeune fille favorisée de la nature n’a jamais été mal accueillie.

— Tu reconduiras cette fille infortunée chez son père ; et ne te permets à cette occasion aucune mauvaise plaisanterie ; songe à conduire cette jeune fille à la maison paternelle, en toute sûreté et tout honneur.

— En toute sûreté, je vous le promets ; et en tout honneur, c’est-à-dire ce qui lui en reste après son incartade. Mais permettez-moi de prendre congé de Votre Révérence, il faut que je sois à cheval avant le chant du coq.

— Quoi ! au milieu de la nuit ? comment pourras-tu reconnaître ton chemin ?

— J’ai reconnu les pas de son cheval et j’ai suivi ses traces jusqu’au gué que nous avons traversé ensemble, dit Christie ; là j’ai remarqué qu’elles tournaient tout à coup vers le nord. Il se dirige sur Édimbourg, je vous en réponds ; dès que le jour paraîtra, je serai sur cette route. Ces traces sont marquées par le pied d’un cheval qui porte au sabot une marque facile à reconnaître ; son fer est de la fabrique du vieux Eckie de Canobie ; je le jurerais à sa courbure. » À ces mots, il se retira.

« Détestable nécessité ! » pensa le père Eustache après le départ du jackman, « pénible circonstance, qui oblige à employer de tels auxiliaires ! Mais assaillis de tous côtés comme nous le sommes, et par des gens de tous les rangs, quelle alternative nous reste-t-il ? Mais songeons à nous occuper de ce qui est le plus urgent. »

Le nouvel abbé se mit alors à écrire des lettres, et donna encore plusieurs ordres. Il se prépara à soutenir à lui seul un édifice dont la ruine paraissait prochaine, s’efforçant de prévenir sa chute, et déployant autant de force et de courage que le commandement d’une forteresse réduite à la dernière extrémité, en calculant les moyens qui lui restent pour retarder le moment fatal d’un dernier assaut. Pendant ce temps, l’abbé Boniface, après avoir donné quelques soupirs de regret assez naturels à la prééminence dont il avait joui pendant si long-temps, s’endormit profondément, abandonnant tous les soins et toutes les inquiétudes à son collègue

et successeur.
CHAPITRE XXXV.


halbert et murray.


Lorsqu’il arriva au pont rompu, il détendit son arc et se mit à la nage ; et lorsque ses pieds eurent touché l’herbe naissante, il se mit à courir.
Gilles Morrice.


Nous retournerons maintenant à Halbert Glendinning qui, comme le lecteur doit s’en souvenir, avait pris la grande route d’Édimbourg ; sa conversation avec le prédicateur Warden, qui l’avait chargé d’une lettre au moment de sa fuite, avait été si courte, qu’il ne savait même pas le nom du seigneur à la protection duquel il était recommandé. Quelque chose de semblable à un nom avait été prononcé, à la vérité, mais il l’avait oublié, et tout ce qu’il avait compris et retenu, c’est qu’il devait le rencontrer s’avançant vers le Sud, et marchant comme chef à la tête d’un corps de cavalerie. Un autre écolier que lui aurait achevé de s’instruire en lisant l’adresse de la lettre ; mais Halbert n’avait pas tellement profité des leçons du père Eustache, qu’il fût assez habile pour en déchiffrer l’écriture. Son bon sens naturel lui disait qu’il ne devait pas, dans des temps aussi dangereux, se hâter de demander des renseignements au premier venu ; aussi, lorsqu’après avoir marché pendant toute une longue journée la nuit vint le surprendre près d’un petit hameau, il commença à concevoir de l’inquiétude sur l’issue de son voyage.

L’hospitalité est une vertu plus sacrée dans les pays pauvres que partout ailleurs ; et lorsque Halbert demanda un abri pour la nuit, il ne fit rien qui pût le dégrader ni paraître extraordinaire. La vieille femme à qui il adressa cette demande la lui accorda avec d’autant plus de plaisir qu’elle trouva quelque ressemblance entre Halbert et son fils Saunders, qui avait été tué dans une de ces querelles de parti si fréquentes alors. Il est vrai que Saunders était un garçon de taille courte et carrée, dont les cheveux étaient rouges, le visage couvert de taches de rousseur, et les jambes tant soit peu crochues ; tandis que Halbert avait les cheveux bruns, la taille haute et les proportions d’une beauté remarquable ; mais cela n’empêchait pas que la veuve ne fût convaincue qu’il existait une ressemblance générale entre son jeune hôte et Saunders, et ce fut de bon cœur qu’elle le pressa de prendre part à son repas du soir. Un marchand colporteur, âgé d’environ quarante ans, à qui elle donnait également l’hospitalité, vint se joindre à eux, et pendant le repas il déplora les dangers de sa profession dans un temps de guerre et de trouble.

« On vante beaucoup les chevaliers et les soldats, dit-il ; mais le colporteur qui parcourt tous les pays a besoin de plus de courage qu’eux tous ; il est forcé de faire face à bien plus de dangers. Dieu lui soit en aide ! Je suis venu ici dans cette extrémité, espérant trouver le bon comte de Murray en marche pour les frontières, car il devait aller visiter le baron d’Avenel ; et au lieu de cela, j’apprends qu’il s’est dirigé vers l’Ouest pour quelque difficulté survenue dans le comté d’Ayr. Que faire ? je l’ignore. Si je m’avance du côté du Sud sans une sauve-garde, le premier vaurien que je rencontrerai peut me débarrasser tout à coup de mes sacs et de mes ballots, peut-être même de la vie ; et si j’essaie de traverser les marais, il peut m’arriver tout autant de mal avant d’avoir eu le temps de rejoindre l’armée du bon seigneur Murray. »

Personne n’était plus prompt à saisir une idée qu’Halbert Glendinning. Il annonça aussitôt l’intention où il était de se rendre vers l’Ouest. Le colporteur le regarda d’un air de doute, lorsque la vieille, qui s’imaginait peut-être que son jeune hôte ressemblait à l’important Saunders, non seulement dans les traits et la tournure, mais encore dans un certain penchant aux tours de main, talent que le défunt paraissait avoir possédé, lui fit un signe de l’œil, et assura le colporteur qu’il ne devait point mettre en doute la probité et l’honnêteté de son cousin.

« Cousin, reprit le colporteur ; il m’a semblé vous avoir entendu dire que ce jeune homme était un étranger ?

— Mal entendu fait mal redire, répondit la vieille : c’est un étranger pour mes yeux, mais il ne s’ensuit pas qu’il me soit étranger par le sang ; et d’ailleurs, voyez sa ressemblance avec mon fils Saunders, pauvre enfant ! »

Les soupçons et les inquiétudes du colporteur ainsi dissipés ou au moins calmés, les deux voyageurs convinrent qu’ils partiraient de compagnie le lendemain au point du jour ; que le colporteur servirait de guide à Glendinning, et ce dernier de défenseur au premier, jusqu’à ce qu’ils rencontrassent le corps de cavalerie de Murray. Il paraît que la vieille n’avait aucun doute sur ce qui devait résulter de ces conventions ; car, ayant pris Glendinning à part, elle lui recommanda de la modération avec le pauvre diable. « Mais à tout événement, lui dit-elle, n’oubliez pas de prendre une pièce de soie noire pour faire un habillement neuf à la pauvre veuve. » Halbert se mit à rire et prit congé d’elle.

Ce ne fut pas sans pâlir d’effroi que le colporteur, lorsqu’ils furent arrivés au milieu d’une plaine aride, entendit son jeune compagnon lui expliquer la nature de la commission dont leur hôtesse l’avait chargé. Il reprit courage cependant, en observant l’air franc et les manières amicales du jeune homme, et il exhala son ressentiment contre l’ingratitude de la vieille traîtresse. « Pas plus tard qu’hier, lui dit-il, je lui ai donné une aune de cette même soie noire pour se faire un couvre-chef ; mais je vois que c’est s’aviser fort mal de montrer au chat le chemin du garde-manger. »

Rassuré ainsi sur les intentions de son compagnon de voyage, le colporteur guida tranquillement Halbert à travers les bois et les marais, les montagnes et les vallées, en suivant le chemin qui pouvait les conduire le plus directement vers la route que suivait le parti de Murray. Ils arrivèrent enfin sur une éminence qui dominait une étendue immense de pays marécageux, de l’aspect le plus sauvage et le plus désolé, et qui n’était varié de temps à autre que par des montagnes arides et des étangs remplis d’une eau verte et stagnante. Une route à peine tracée serpentait au travers de ce désert ; le colporteur s’écria, en la désignant du doigt : « Voici la route d’Édimbourg à Glasgow ; c’est ici que nous devons attendre ; et si Murray et sa suite ne sont pas déjà passés, nous les apercevrons bientôt, à moins que quelque nouveau dessein ne leur ait fait changer de résolution ; car, dans ces temps bienheureux, nul homme, fût-il aussi près du trône que le comte de Murray peut l’être, ne peut dire, lorsque le soir il pose sa tête sur son oreiller, où il la posera le soir suivant. »

Ils s’arrêtèrent donc et s’assirent ; le colporteur ayant la précaution de prendre pour siège la boîte qui renfermait toute sa fortune, et laissant voir adroitement à son compagnon qu’il portait sous son manteau un pistolet placé dans sa ceinture. Il fut pourtant assez poli pour offrir à Halbert de partager avec lui ses provisions. Elles étaient de l’espèce la plus simple, car elles consistaient en pain d’avoine, en gâteaux d’avoine assaisonnés d’eau froide, de quelques oignons et d’un morceau de lard fumé. Mais, quelque frugal que fût ce repas, nul Écossais de cette époque, eût-il été d’un rang bien supérieur à celui de Glendinning, n’eût refusé de le partager, surtout lorsque le colporteur prit d’un air mystérieux une corne de bélier qui était pleine d’un excellent usquebaugh, liqueur absolument étrangère à Halbert ; car les liqueurs fortes connues dans le sud de l’Écosse venaient de la France, et l’on n’en faisait que rarement usage. Le colporteur la lui recommanda en disant qu’il se l’était procurée lors de sa dernière visite dans les montagnes de Donne, où il avait fait quelques opérations mercantiles sous la protection du laird de Buchanan ; et, désirant donner l’exemple à Halbert, il vida sa coupe en s’écriant dévotement : « À la prompte chute de l’antéchrist ! »

Leur repas était à peine terminé, qu’un nuage de poussière s’éleva sur la route qu’ils découvraient, et ils aperçurent confusément une dizaine de cavaliers s’avançant avec rapidité, tandis que l’éclat du soleil qui frappait leurs casques et le fer de leurs lances les rendait éblouissants.

« C’est sans doute, dit le colporteur, l’avant-garde de Murray ; cachons-nous dans les taillis, et mettons-nous hors de vue.

— Pourquoi cela, dit Halbert ; allons plutôt au devant d’eux et faisons-leur un signe.

— Que Dieu vous en préserve ! reprit le colporteur ; connaissez-vous si mal les coutumes de la nation écossaise ? Ce peloton de lances qui marchent à grands pas sera commandé par quelque parent farouche de Morton, ou par quelque audacieux qui ne craint ni Dieu ni les hommes. Leur affaire se borne à chercher querelle aux ennemis qu’ils peuvent rencontrer, et à en débarrasser le chemin ; quant au chef, il ne sait rien de ce qui arrive ; il s’avance accompagné de partisans et d’amis plus sages et plus modérés ; peut-être n’est-il plus maintenant qu’à un mille d’ici. Quand bien même nous irions à la rencontre de ces vauriens qui portent des ceinturons de laird, votre lettre ne nous servirait pas à grand’chose, et mon ballot pourrait me jouer un mauvais tour. Ils nous arracheraient nos vêtements pièce à pièce, nous attacheraient des pierres aux talons, et nous jetteraient dans l’un de ces étangs aussi nus qu’au moment où nous sommes venus en ce séjour de trouble et de corruption. Ni Murray ni d’autres n’en entendraient jamais parler. Et quand il viendrait à le savoir, qu’en arriverait-il ? Une telle action serait considérée comme une pure méprise : voilà les regrets qui nous seraient accordés, croyez-moi, jeune homme, lorsque les hommes lèvent le fer l’un contre l’autre, dans leur propre pays, ils ne sont pas disposés à punir rigoureusement les fautes de ceux dont l’épée peut leur être utile. »

Ils laissèrent donc passer ce qui pouvait être appelé alors l’avant-garde du comte de Murray ; et peu de temps après un nuage de poussière beaucoup plus épais s’éleva du côté du nord.

« Maintenant, dit le colporteur, hâtons-nous de descendre la montagne ; car pour parler vrai, dit-il en entraînant Halbert, l’armée d’un Écossais ressemble à un serpent. Sa tête est garnie de dents, et sa queue a un dard ; le seul point que l’on puisse toucher sans danger est le corps.

— J’irai aussi vite que vous voudrez, répondit le jeune homme ; mais expliquez-moi pourquoi l’arrière-garde de cette armée serait aussi dangereuse que l’avant-garde.

— Parce que, si l’avant-garde se compose de coquins fieffés, de gens farouches et déterminés à faire le mal, ne craignant ni Dieu ni leurs semblables, et se croyant obligés d’écarter de leur chemin tout ce qui leur déplaît ou les offusque, de même, l’arrière-garde se compose de valets orgueilleux et plats qui, ayant la garde des bagages, prennent soin de réparer par leurs exactions sur les marchands voyageurs et autres leurs vols et leurs pillages sur ce qui appartient à leur maître. Vous avez entendu à l’avant-garde ceux que les Français nomment enfants perdus (et qui sont réellement des enfants de perdition), chanter des chansons obscènes, des ballades de prostituées. Vous reconnaîtrez le centre aux cantiques et aux psaumes que chantent les seigneurs réformés, la noblesse et les prédicateurs qui les accompagnent. Vient en dernier lieu l’arrière-garde : ce n’est qu’une légion nombreuse de laquais, de palefreniers impies, qui ne parlent que de jeu, de vin et de femmes de mauvaise vie. »

Comme le colporteur achevait ces mots, il se trouvèrent sur la route, et ils aperçurent le corps principal de l’armée de Murray, qui se composait d’environ trois cents cavaliers, marchant avec le plus grand ordre et en corps très-serré. Quelques-uns des soldats portaient les couleurs de leur chef ; mais ils étaient en petit nombre ; le plus grand nombre portait les couleurs diverses que le hasard leur avait dévolues. La majorité était revêtue d’uniformes bleus ; tous étaient armés de cuirasses de platine noir, avec des manches de mailles et des gantelets ; et bien que les uns eussent des bottes et les autres des chaussures de mailles, ils paraissaient au total vêtus de la même manière. La plupart des chefs portaient une armure complète, et les autres un costume semi-guerrier, que nul homme de qualité ne pouvait alors abandonner sans danger.

Les plus avancés du corps d’armée ayant aperçu le colporteur et Halbert Glendinning accoururent à eux sur-le-champ et leur demandèrent qui ils étaient. Le premier raconta son histoire, le jeune Glendinning montra sa lettre, qu’un gentilhomme porta à Murray. Un moment après, le mot halte ! courut de rang en rang, et le pas pesant et régulier des soldats cessa de se faire entendre. L’ordre fut donné de s’arrêter là pendant une heure, afin de se rafraîchir et de laisser reposer les chevaux. Le colporteur reçut la promesse d’obtenir protection, et on lui donna un cheval de bagage ; mais en même temps il reçut l’ordre de se retirer à l’arrière-garde. Il n’y obéit qu’avec répugnance ; et ce ne fut pas sans avoir serré la main d’Halbert d’une manière pathétique et expressive qu’il se sépara de lui.

Le jeune héritier de Glendearg fut conduit à un endroit où le terrain, beaucoup plus élevé, était par conséquent plus sec que le reste du marais. On avait étendu sur la terre un tapis pour servir de nappe, et les chefs assis autour partageaient entre eux un repas d’une simplicité tout aussi grossière que celui de Glendinning venait de faire. Murray lui-même se leva en le voyant s’avancer ; et fit quelques pas à sa rencontre. Cet homme célèbre possédait, au physique comme au moral, une grande partie des avantages et des qualités de Jacques V, son père. Si son illustre naissance n’eût pas été entachée d’illégitimité, il aurait occupé le trône d’Écosse avec autant d’honneur qu’aucun des princes de la maison des Stuarts ; mais l’histoire, tout en rendant justice à ses grands talents et à une foule de qualités qui étaient réellement celles d’un prince et d’un roi, ne peut oublier que l’ambition l’entraîna plus loin que ne l’exigeaient l’honneur et la loyauté. Brave parmi les plus braves, grand et généreux, habile à traiter les affaires les plus embarrassantes et les plus difficiles, à s’attacher ceux qui étaient méfiants et soupçonneux, à déconcerter et à terrasser, par la promptitude et l’intrépidité de ses entreprises, ceux qui étaient le plus déterminés à résister : il atteignit au but où son mérite personnel lui permettait certainement de parvenir, et il obtint la première place du royaume. Mais entraîné par une trop violente tentation, il abusa des occasions que lui offraient les malheurs et les imprudences de sa sœur Marie. Il supplanta sa souveraine et sa bienfaitrice ; et l’histoire de sa vie présente un de ces caractères mixtes susceptibles de sacrifier souvent les principes à la politique, vice qui nous force à condamner l’homme d’état, tout en accordant de la pitié et des regrets à l’individu. Plusieurs particularités de sa vie prouvent qu’il visa à la couronne ; et il n’est que trop vrai qu’il contribua de tout son pouvoir à établir dans le conseil d’Écosse l’influence étrangère et hostile de l’Angleterre. Sa mort peut être regardée comme une expiation de ses fautes, et peut servir à convaincre que le rôle d’un vrai patriote est à la fois plus noble et plus sûr que celui d’un chef de faction, qui est toujours responsable des fautes du moindre de ses partisans.

Lorsque Murray s’approcha, le jeune villageois fut naturellement interdit de la dignité de son maintien. Sa taille imposante, l’air de gravité que l’attitude de pensées importantes et élevées donnait à sa contenance, ses traits qui offraient une ressemblance frappante avec une longue suite de rois, tout était fait en lui pour imprimer la crainte et le respect. Son costume le distinguait fort peu des seigneurs et des hauts barons qui l’entouraient. Un habit de buffle richement brodé et galonné en soie lui tenait lieu d’armure, et une chaîne d’or massif à laquelle était suspendu un médaillon était passée autour de son cou. Son bonnet de velours noir était orné d’un rang de grosses perles d’une grande beauté et d’une plume courte et touffue. Une longue et pesante épée était passée dans sa ceinture, comme sa fidèle compagne. Des éperons dorés attachés à ses bottines complétaient sa parure.

« Cette lettre, dit-il, est du saint prédicateur de la parole divine, Henri Warden, n’est-ce pas ? jeune homme, » Halbert répondit par l’affirmative. « D’après ce qu’il nous écrit, il paraît être dans quelque embarras, et il nous renvoie à vous pour des explications détaillées. Faites-nous donc savoir, je vous prie, dans quel état sont maintenant les choses relativement à lui. »

Bien qu’un peu troublé, Halbert Glendinning fit le récit exact des circonstances qui avaient accompagné l’emprisonnement du prédicateur. Lorsqu’il en vint à la discussion malencontreuse entre le baron et le ministre[185], il fut tout à coup frappé du sombre mécontentement qui parut sur le front du comte ; et, contre toute prudence et toute politique, s’apercevant qu’il avait dit quelque chose de mal, il s’arrêta court au milieu de sa narration.

« Qu’a donc ce jeune fou ? » s’écria le comte en fronçant ses sourcils noirs, tandis qu’une vive rougeur vint colorer son front. « N’as-tu pas encore appris à conter une histoire véritable sans balbutier !

— Ne vous en déplaise, » répondit adroitement Halbert, « c’est la première fois que je parle en présence d’un homme de votre rang.

— Ce jeune homme paraît modeste, » reprit Murray en se tournant vers ceux qui l’entouraient, et cependant il a l’air d’un homme qui, dans une bonne cause, ne craindrait ni ami ni ennemi. Parle, ami, et parle librement. »

Halbert raconta alors la querelle survenue entre Julien Avenel et le prédicateur ; et le comte, tout en se mordant les lèvres, s’efforça de garder un air d’indifférence ; dans le premier moment il parut même prendre le parti du baron.

« Henri Warden, dit-il, est trop rigide dans son zèle. Ni la loi de Dieu, ni celle des hommes, ne condamnent certaines alliances, quoiqu’elles ne soient pas tout à fait légitimes, et les enfants nés de telles unions sont habiles à succéder. »

Cette déclaration fut accompagnée d’un coup d’œil rapide qu’il jeta sur le petit nombre de seigneurs qui étaient présents à cette entrevue. « Rien de plus vrai ! » s’écrièrent la plupart d’entre eux. Les autres baissèrent les yeux et gardèrent le silence. Murray se retourna ensuite vers Glendinning, et lui ordonna de continuer et de n’omettre aucune particularité. Lorsqu’Halbert fit mention de la manière impitoyable dont Julien avait repoussé Catherine, Murray laissa échapper un profond soupir, serra les dents et porta la main sur son poignard ; mais après avoir promené un nouveau regard sur le cercle qui l’environnait, et qui venait de s’augmenter de deux ou trois prédicateurs réformés, il dévora sa rage en silence, et fit signe à Halbert de poursuivre. Bientôt Glendinning arriva au moment où Warden fut arrêté ; et il dit avec quelle brutalité le prédicateur avait été traîné dans un cachot. À ce récit le comte donna un libre essor à sa fureur, certain d’avance de l’approbation de tous ceux qui étaient présents. « Soyez juges, » s’écria-t-il en regardant ceux qui l’entouraient, « pairs, et nobles seigneurs écossais, soyez juges entre moi et ce Julien Avenel : il a manqué à sa parole, il a violé mon sauf-conduit ; et vous, révérends frères, ministres saints, soyez juges ainsi, il a osé porter la main sur le prédicateur de l’Évangile ; et qui sait s’il ne poussera pas l’impiété jusqu’à vendre le sang de sa victime aux adorateurs de l’antéchrist ?

— Qu’il meure de la mort des traîtres ! s’écrièrent les chefs séculiers, et que sa langue soit percée d’un fer rouge pour punir son parjure !

— Qu’il soit renversé comme les prêtres de Baal ! dirent les prédicateurs, et que ses cendres soient jetées dans le tophet ![186] »

Murray les écouta avec un sourire qui exprimait tout l’espoir de la vengeance. Mais il est probable que le récit des mauvais traitements endurés par Catherine lui avait rappelé des circonstances à peu près semblables qui avaient rapport à sa propre mère, et que ce souvenir pénible avait été cause de l’expression de colère qui avait animé ses traits mâles et fait trembler sa lèvre hautaine. Lorsqu’Halbert eut terminé son récit, il lui parla avec bonté.

« Ce jeune garçon paraît doué de hardiesse et de vaillance, dit-il à sa suite ; il est formé de l’étoffe qui convient dans un temps de trouble et de guerre. Le courage et le génie chez certains hommes se devinent et percent malgré l’extérieur le plus simple et le plus modeste. Je veux faire avec lui une plus ample connaissance. »

Il le questionna en particulier sur les forces du baron d’Avenel, les moyens de défense de son château, et sur son héritier présomptif. Cette dernière question força Halbert à lui raconter la triste histoire de Marie Avenel, la nièce du baron : ce qu’il ne put faire sans un air d’embarras et une émotion qui n’échappèrent point à Murray.

« Ah ! Julien Avenel, dit-il, vous provoquez mon ressentiment quand vous avez tant de raisons de craindre ma justice et d’implorer ma clémence ! J’ai connu Walter Avenel, véritable Écossais et brave soldat. La reine notre sœur doit justice à sa fille ; et si ses biens lui sont une fois rendus, elle sera une fiancée digne de quelque brave qui pourra mieux mériter notre faveur que le traître Julien ! » Puis, regardant Halbert, il ajouta : « Es-tu de sang noble, jeune homme ? »

Halbert, d’une voix tremblante et incertaine, parla des prétentions de sa famille qui se flattait de descendre des anciens Glendonwynes de Galloway ; mais le comte l’interrompit brusquement :

« Bien, bien ! laisse aux bardes et aux hérauts d’armes le soin de tracer les généalogies. Dans notre siècle, chaque homme est fils de ses œuvres. La lumière glorieuse de la réformation a brillé sur le prince de même que sur le paysan, et le paysan ainsi que le prince peut s’illustrer en combattant pour cette noble cause. Nous sommes dans un monde mouvant, où quiconque a l’âme courageuse et le bras vigoureux peut s’avancer et parvenir à tout. Dis-moi franchement pourquoi tu as quitté la maison de ton père. »

Halbert Glendinning fit un aveu sincère de son duel avec Piercy Shafton, et de la persuasion où il était qu’il l’avait tué.

« Par ma main ! s’écria Murray, tu es un épervier bien hardi, de t’être mesuré, à ton âge, avec un milan tel que Piercy Shafton ; la reine Élisabeth donnerait son gant rempli de couronnes d’or, pour apprendre que ce fat intrigant est sous la terre : n’est-ce pas Morton ?

— Oui, sur mon épée ! répondit Morton ; et elle regarde son gant comme un don plus précieux que les écus.

— Mais que ferons-nous de ce jeune homicide ? reprit Murray ; que diront nos prédicateurs ?

— Parlez-leur de Moïse et de Benaiah, répondit Morton ; il ne s’agit après tout que du meurtre d’un Égyptien.

— Eh bien ? soit, » dit Murray en riant ; « néanmoins nous ensevelirons cette histoire dans le sable, de même que le prophète ensevelit le corps. Je prends sous ma protection ce jeune homme. Approche, Glendinning, puisque tel est ton nom. Nous te retenons comme l’un des écuyers de notre maison. Notre grand écuyer sera chargé de t’équiper et de t’armer. »

Pendant tout le temps que dura l’expédition de Murray, il eut occasion de mettre à l’épreuve le courage et la présence d’esprit de Glendinning, qui s’éleva si rapidement dans l’estime de lord James, que ceux qui connaissaient ce seigneur regardèrent la fortune du jeune homme comme certaine. Il ne lui restait plus qu’un pas à faire pour parvenir au plus haut degré de confiance et de faveur, c’était d’abjurer le papisme. Les ministres réformés qui faisaient partie de la suite du comte, et qui étaient son principal appui auprès du peuple, trouvèrent dans Glendinning un esprit facile à persuader. Halbert dès son enfance avait senti peu de penchant pour la foi catholique, et ce fut avec ardeur qu’il embrassa des doctrines religieuses plus conformes à la sagesse et à la raison. Aussitôt qu’il eut adopté la foi de son maître, celui-ci le rapprocha plus que jamais de sa personne, et le garda constamment près de lui pendant son séjour dans l’ouest de l’Écosse, séjour que l’humeur intraitable de ceux avec lesquels il devait négocier prolongeait de jour en jour, de semaine en semaine.


CHAPITRE XXXVI.


la bataille.


Le bruit de la bataille retentit encore faible, affaibli au loin par un vent qui mugit sourdement ; la guerre et l’effroi marchent en avant, les douleurs et la mort sont derrière.
Penrose.


L’automne était fort avancé lorsque le comte de Morton entra un matin sans être attendu, dans l’antichambre de Murray, où se tenait Halbert Glendinning.

« Avertissez votre maître, Halbert, dit le comte ; je lui apporte des nouvelles de Teviotdale, et à vous aussi, Glendinning.

— Des nouvelles ! des nouvelles ! milord, » s’écria le jeune homme entr’ouvrant la porte de la chambre à coucher du comte ; « veuillez venir à l’instant. » Lord Murray parut, salua son allié, et lui demanda avec empressement quelles étaient ces nouvelles.

— J’arrive du Sud avec un de mes amis, dit Morton, qui a été au couvent de Sainte-Marie, et qui m’en rapporte des nouvelles certaines.

— De quelle nature sont-elles ? demanda Murray, pouvez-vous vous fier à celui qui en est porteur ?

— Il est fidèle, sur ma vie ! répondit Morton, et je voudrais qu’on en pût dire autant de tous ceux qui entourent Votre Seigneurie.

— À quoi et à qui se rapporte ce que vous voulez dire ? reprit Murray.

— Je veux dire que l’Égyptien du véridique Halbert Glendinning, notre Moïse du Sud, est non seulement en vie, mais encore aussi florissant, aussi gai, aussi brillant que jamais, dans ce Goshen du Teviotdale, le monastère de Kennaquhair.

— Que signifie cela ? milord, dit le comte.

— Que votre nouvel écuyer vous a fait une fausse histoire : Piercy Shafton est en parfaite santé, et cela est si vrai que le fripon reste là par amour pour la fille d’un meunier qui a couru le pays avec lui sous un déguisement.

— Glendinning, » dit Murray dont le front se couvrit d’un sombre nuage, « as-tu osé me faire un mensonge pour obtenir ma confiance ?

— Milord, répondit Halbert, je suis incapable de mensonge, et au péril de ma vie je ne m’abaisserais pas à ce point. J’ai dit que cette épée, l’épée de mon père, a passé au travers du corps de sir Piercy, que la pointe est sortie par le dos, et que la poignée a touché sa poitrine ; je répète ce que j’ai dit, et je plongerai cette même épée dans le sein de quiconque oserait m’accuser de fausseté !

— Comment, drôle ! dit Morton, oserais-tu défier un gentilhomme ?

— Silence, Halbert ! reprit Murray, et vous, milord, épargnez-le ; je vois la vérité écrite sur son front.

— Je souhaite que l’intérieur réponde aux apparences. Prenez garde, milord, un jour vous perdrez la vie par votre excès de confiance.

— Et vous, vous perdrez vos amis par votre excès de méfiance, répondit Murray ; mais c’en est assez sur ce chapitre, quelles sont ces nouvelles ?

— Sir John Foster, répondit Morton, est sur le point d’envoyer des forces en Écosse pour ravager le domaine de Sainte-Marie.

— Comment ! sans attendre ma présence et ma permission ? reprit Murray : est-il fou ? Entrera-t-il comme ennemi dans le pays de la reine ?

— Il a des ordres exprès d’Élisabeth, répondit Morton ; et vous savez que les volontés de la reine d’Angleterre ne doivent pas être considérées comme un badinage. Cette entreprise a déjà été commencée et ajournée plus d’une fois depuis que nous sommes ici, et elle a répandu l’alarme à Kennaquhair. Le vieil abbé Boniface a résigné ; et qui croyez-vous qu’on ait choisi à sa place ?

— Personne, assurément, répondit le comte ; ils ne peuvent s’arroger le droit d’élire un nouvel abbé sans le bon plaisir de la reine et le mien. »

Morton haussa les épaules. « Ils ont choisi le pupille du vieux cardinal Beatoun, ce champion adroit et déterminé de Rome, l’ami de cœur de notre remuant primat de Saint-André. Eustache, naguère sous-prieur de Kennaquhair, en est maintenant abbé ; comme un second pape Jules, il lève des troupes, passe des revues, et se prépare à combattre Foster, aussitôt son arrivée. Il faut empêcher cette rencontre, » dit Murray précipitamment ; « quel que soit le parti qui remporte la victoire, une telle bataille ne peut que nous être fatale. Qui commande les troupes de l’abbé ?

— Notre ancien et fidèle allié, Julien Avenel ; rien moins que cela, répondit Morton.

— Glendinning, s’écria Murray, fais sonner le boute-selle, que tout ce qui nous aime soit à cheval sur le champ… Oui, milord, c’est une fatale circonstance. Si nous prenons parti pour nos amis d’Angleterre, tout le pays criera honte sur nous ; les vieilles femmes nous attaqueront avec leurs fuseaux et leurs quenouilles, les pierres mêmes s’élèveront contre nous ; nous ne pouvons risquer une telle infamie. Et ma sœur me retirera tout à fait sa confiance, que j’ai déjà tant de peine à conserver. Si, d’un autre côté, nous nous opposons aux forces de l’Angleterre, Élisabeth nous accusera de protéger ses ennemis, et nous perdrons son appui.

— Et le dragon femelle[187] est, à tout prendre, la meilleure de nos cartes, ajouta Morton ; cependant, j’avoue que ce serait à contre cœur que je resterais dans l’inaction. et je verrais d’un mauvais œil des lames anglaises tailler la chair écossaise. Mais que diriez-vous d’une route faite à l’aise de manière à ne pas éreinter nos chevaux ? Taureaux et dogues, moines et archers, pourraient se battre sans nous porter préjudice, et personne ne pourrait nous blâmer de ce qui serait arrivé pendant notre absence.

— Tout le monde nous blâmerait, James Douglas, répondit Murray ; nous perdrions la confiance des deux partis ; il vaut mieux marcher avec la plus grande célérité et faire ce que nous pourrons pour entretenir la paix entre eux. Je voudrais que le cheval qui amena dans l’Écosse ce Piercy Shafton se fût rompu le cou sur la plus haute cime du Northumberland. Est-ce un pareil faquin qui doit faire tant de tapage, et donner lieu peut-être à une guerre nationale ?

— Si nous eussions été avertis à temps, reprit Douglas, nous l’aurions attendu sur les frontières : il ne manque pas là de gaillards vigoureux qui nous auraient débarrassés de lui pour la valeur de ses éperons. Mais allons, à cheval, James Stewart, puisque vous le voulez ainsi ; j’entends le boute-selle, partons, nous verrons bientôt quel cheval a la plus longue haleine. »

Ces deux puissants seigneurs, suivis d’environ trois cents hommes d’armes bien montés, se dirigèrent vers le comté de Dumfries, et de là, tournant vers l’est, ils entrèrent dans le Teviotdale, marchant si grand train que bientôt, ainsi que Morton l’avait prévu, un grand nombre de chevaux fut hors d’état d’avancer ; de sorte que, lorsqu’ils approchèrent du lieu de l’action, il ne restait plus guère que deux cents hommes, encore la plupart étaient-ils montés sur des chevaux harassés de fatigue.

Ils avaient recueilli dans leur chemin divers bruits relatifs à la marche des Anglais, et sur le degré de résistance que l’abbé pouvait leur opposer. Mais lorsque la petite armée ne fut plus qu’à six ou sept milles de Sainte-Marie de Kennaquhair, un gentilhomme du pays, que Murray avait sommé de se rendre près de lui, et sur les rapports duquel il savait qu’il pouvait se fier, arriva accompagné de deux ou trois valets : les éperons du gentilhomme étaient sanglants et la rapidité de la course avait rendu son visage pourpre. Il déclara que sir John Foster, après avoir plusieurs fois annoncé et retardé son incursion, avait été si piqué d’apprendre que sir Piercy Shafton avait été impunément reçu au monastère, qu’il s’était déterminé à exécuter les ordres d’Élisabeth, qui étaient de s’emparer du chevalier à quelque prix que ce fût. L’abbé, par des efforts extraordinaires, était parvenu à réunir un nombre d’hommes presque égal à celui des Anglais de la frontière, mais moins habitués aux armes. Ils étaient réunis sous le commandement de Julien Avenel, et l’on s’attendait à livrer la bataille sur les bords d’une petite rivière qui formait les limites du domaine de Sainte-Marie.

— Qui connaît cet endroit ? » demanda Murray.

— Moi, milord, répondit Glendinning.

— C’est bien, dit le comte, prenez une vingtaine des cavaliers les mieux montés. Faites la plus grande diligence ; annoncez aux deux partis que j’arrive avec des forces considérables, et que je taillerai en pièces, sans merci, le parti qui frappera le premier coup. Davidson, » dit-il en s’adressant au gentilhomme qui lui avait apporté la nouvelle, « tu me serviras de guide. Pars, et hâte-toi, Glendinning. Dis à Poster que, s’il respecte le service de sa maîtresse, je le conjure de remettre cette affaire en mes mains. Dis à l’abbé que je brûlerai le monastère, quand même il serait dedans, s’il porte un coup avant mon arrivée. Dis à ce chien, à ce Julien Avenel, qu’il a déjà un long compte à régler avec moi, et que je placerai sa tête sur le sommet du plus haut clocher de Sainte-Marie, s’il ose en ouvrir un autre. Fais diligence et n’épargne pas l’éperon, ne crains pas de déchirer les flancs de ton cheval.

— Vos ordres seront exécutés, milord, » dit Glendinning : et choisissant pour le suivre les cavaliers dont les montures étaient le moins fatiguées, il partit aussi rapidement que l’état des chevaux le permit. Les collines et les vallées disparaissaient sous les pieds de leurs coursiers.

Ils n’avaient pas franchi la moitié du chemin lorsqu’ils rencontrèrent des soldats venant du champ de bataille, et dont l’aspect annonçait que le combat était commencé. Deux d’entre eux soutenaient dans leurs bras un troisième, leur frère aîné, qui avait reçu une flèche à travers le corps. Halbert, qui les reconnut pour des vassaux de l’abbaye, les appela par leur nom et les questionna sur l’état de la bataille. Mais dans ce moment même, en dépit des efforts des deux frères pour retenir le blessé sur la selle, il tomba de cheval ; alors ils descendirent en toute hâte pour recevoir son dernier soupir. Il n’y avait aucune information à obtenir d’hommes occupés d’une si triste affaire. Glendinning, en conséquence, poussa plus avant avec sa petite troupe : son anxiété était d’autant plus grande qu’il apercevait un grand nombre de soldats, portant la croix de Saint-André sur leurs bonnets et leurs corselets, lesquels paraissaient s’éloigner en désordre du champ de bataille. La plupart d’entre eux, lorsqu’ils découvraient le corps de cavalerie arrivant sur la route, prenaient à droite ou à gauche ; mais à une telle distance qu’Halbert ne put adresser la parole à aucun. Ceux dont la terreur avait été encore plus grande continuaient la route droit devant eux, galopant comme des insensés, aussi vite que leurs chevaux pouvaient les porter, et lorsque les cavaliers d’Halbert les questionnaient, les fuyards les regardaient sans répondre et sans cesser de fuir. Quelques-uns de ces derniers étaient aussi connus d’Halbert, qui ne douta plus à cette vue que les soldats de l’abbaye n’eussent été défaits. On ne pourrait exprimer l’inquiétude qu’il ressentit alors touchant le sort de son frère qui, pensait Halbert, devait avoir pris part à l’affaire. Aussi accéléra-t-il tellement la marche de son cheval que tout au plus cinq ou six de ses cavaliers purent le suivre. Enfin il arriva sur une petite colline, au bas de laquelle s’étendait une plaine entourée par un détour demi-circulaire de la petite rivière ; c’était là que s’était livré le combat.

Le spectacle qui frappa ses regards était bien triste. La guerre et la terreur, pour nous servir de l’expression du poète, s’étaient précipitées sur le champ de bataille, et n’avaient laissé derrière elles que des blessés et des morts. La bataille avait été vigoureusement soutenue des deux parts, comme il arrivait presque toujours dans les escarmouches des frontières, où d’anciennes haines et des injures mutuelles étaient vengées en même temps que la cause du pays. Vers le milieu de la plaine étaient couchés ceux qui avaient trouvé la mort en luttant contre l’ennemi ; sur leurs visages se peignait encore la farouche expression d’une haine et d’un acharnement inextinguibles ; leurs mains serraient la poignée de leur sabre brisé ou le trait mortel qu’ils avaient en vain essayé d’arracher de leur blessure. Quelques blessés perdant courage imploraient du secours ; et demandaient de l’eau d’un ton faible et plaintif ; d’autres essayaient d’une voix défaillante de prononcer quelque prière maintenant à demi oubliée, et qui d’ailleurs n’avait jamais été bien comprise.

Halbert, incertain de ce qu’il devait faire, courait à cheval à travers la plaine pour voir si, parmi les morts ou les blessés, il pourrait découvrir quelque trace de son frère Édouard. Il n’éprouva aucun empêchement de la part des Anglais. Dans l’éloignement un nuage de poussière indiquait qu’ils étaient encore à la poursuite des fuyards dispersés ; Halbert pensa que s’approcher des vainqueurs avant qu’ils fussent réunis sous le commandement de quelque chef, c’était sacrifier inutilement sa propre vie et celle de ses soldats, qui seraient infailliblement confondus avec les soldats de Julien Avenel. Il résolut donc d’attendre que Murray fût arrivé avec ses forces, et il s’y détermina d’autant plus volontiers qu’il entendit l’armée anglaise sonner la retraite et rappeler les soldats. Glendinning rassembla ses cavaliers, leur fit faire halte dans un poste avantageux, occupé par les Écossais au commencement de l’action, et qui avait été disputé avec le plus grand acharnement pendant toute la bataille.

Tandis qu’Halbert était en cet endroit, son oreille fui frappée par les faibles gémissements d’une femme, gémissements qu’il ne s’attendait pas à entendre dans ces lieux, avant que la retraite des ennemis eût permis aux parents de venir pour rendre aux morts les derniers devoirs. Il regarda avec anxiété, et il aperçut le corps d’un chevalier couvert d’une brillante armure dont les armoiries, quoique brisées et souillées de fange, attestaient encore un haut rang et une illustre naissance. À ses côtés était une femme couverte d’un manteau de cavalier, et tenant quelque chose serré contre son sein. Halbert reconnut que c’était un enfant. Il jeta ses regards sur les Anglais : ceux-ci n’avançaient point, et le son continuel et prolongé des trompettes, ainsi que les cris des chefs, annonçait que leurs forces ne seraient pas rassemblées dans un instant. Il avait par conséquent le temps de s’occuper de cette malheureuse femme. Il descendit de son cheval et le fit garder par un de ses lanciers ; puis, s’approchant de l’infortunée, il lui demanda du ton le plus doux qu’il pût prendre, s’il pouvait la secourir dans sa détresse. Tout en pleurs, elle ne lui fit point une réponse directe ; mais s’efforçant d’une main tremblante et inhabile de détacher les agrafes de l’armure de tête du chevalier, elle dit d’une voix impatiente et chagrine : « Oh ! il reviendrait à lui sur-le-champ si je pouvais lui donner de l’air : terre, fortune, vie, honneur, je donnerai tout pour ôter ces cruelles plaques de fer qui l’étouffent. »

Celui qui veut apaiser le chagrin ne doit point tirer ses arguments de l’inutilité des espérances les plus trompeuses. Le chevalier était couché comme un homme qui a rendu le dernier soupir, et qui ne doit plus se mêler des affaires de ce monde. Cependant Halbert Glendinning leva la visière et détacha le gorgerin. Alors, à sa grande surprise, il reconnut le visage pâle de Julien Avenel. Sa dernière bataille était livrée ; ce baron farouche et remuant était tombé dans un combat ; il avait trouvé la mort dans son occupation favorite.

« Hélas ! il est mort ! » dit Halbert en s’adressant à la jeune femme, dans laquelle il ne lui fut pas difficile de reconnaître la malheureuse Catherine.

« Oh ! non, non, non, répéta-t-elle, ne dites pas cela ; il n’est pas mort, il est seulement évanoui ; je suis restée moi-même longtemps dans des évanouissements. Mais sa voix m’en faisait sortir lorsqu’il me disait avec affection : « Catherine, ouvre les yeux pour l’amour de moi. » Et maintenant, ouvre les yeux, Julien, c’est aussi pour l’amour de moi, » dit-elle en s’adressant au cadavre. « Je sais que vous faites le mort pour m’effrayer ; mais je ne suis pas effrayée, » ajouta-t-elle en poussant avec effort un rire convulsif. Et changeant de ton aussitôt, elle l’engagea à lui parler, « ne fût-ce que pour maudire ma folie, dit-elle. Oh ! la plus rude parole que tu m’aies jamais adressée résonnerait pour moi à cette heure comme la plus amoureuse que tu m’aies jamais dite avant que je me fusse donnée à toi. Levez-le ; levez-le pour l’amour de Dieu ! N’avez-vous pas de pitié ? Il avait promis de m’épouser si je lui donnais un fils, et cet enfant ressemble si bien à son père ! Comment pourra-t-il exécuter sa promesse, si vous ne m’aidez pas à l’éveiller ? Christie de Clint-Hill, Rowley, Hutcheon ; vous étiez toujours à ses côtés dans ses jours de fête, et vous l’avez abandonné au jour du combat, vils et lâches serviteurs que vous êtes !

— Non, pas moi, de par le ciel ! » dit un homme mourant qui fit quelques efforts pour se lever sur le coude, et découvrit à Halbert les traits bien connus de Christie. « Je n’ai pas reculé d’un pied, mais un homme ne peut combattre que tant qu’il lui reste l’haleine, et la mienne s’en va bien promptement. Ainsi, jeune homme, » ajouta-t-il, en jetant les yeux sur Glendinning et voyant son équipement militaire, « tu as donc pris le casque, enfin ? C’est un meilleur bonnet pour vivre que pour mourir. Je voudrais que le hasard eût amené ton frère ici en ta place. Il y a du bon en lui ; mais toi, tu es un vaurien, et tu seras bientôt aussi méchant que moi.

— Dieu m’en préserve ! » dit Halbert vivement.

Amen de tout mon cœur, dit le blessé ; il y aura assez de monde sans toi où je vais. Mais Dieu soit loué ! ma main n’est pour rien dans cette action cruelle, » ajouta-t-il en jetant les yeux sur la pauvre Catherine. Sa bouche fit une exclamation qui ressemblait autant à une prière qu’à un jurement, et son âme partit pour aller devant son juge.

Profondément rempli de l’intérêt douloureux que ces tristes événements avaient excité en lui, Glendinning oublia pour un moment sa position et ses devoirs, et il y fut brusquement rappelé par un bruit de chevaux, et le cri de « Saint-George pour l’Angleterre ! » que poussaient les soldats anglais. Ses cavaliers, fort peu nombreux, car la plupart des traînards avaient attendu l’arrivée du comte de Murray, restaient à cheval, tenant leurs lances droites, n’ayant pas d’ordre de se rendre ou de résister.

« Voici notre capitaine ! » dit un lancier en voyant arriver sur la petite troupe l’avant-garde de Foster, bien supérieure en nombre.

« Votre capitaine ! l’épée dans le fourreau, et à pied en présence de l’ennemi ? Un soldat novice, je gage, dit le chef anglais. Oh ! oh là ! jeune homme, votre songe est-il fini, et voulez-vous maintenant me répondre si vous désirez combattre ou fuir ?

— Ni l’un ni l’autre, » répondit Halbert Glendinning avec une grande tranquillité.

« Alors, jette donc ton épée, et rends-toi, » lui dit l’Anglais.

« Pas à moins d’y être forcé, » dit Halbert d’une voix et d’un air aussi modérés que la première fois.

« Es-tu ton maître, l’ami, ou qui sers-tu ? répliqua le capitaine anglais.

— Le noble comte de Murray !

— Alors tu sers le gentilhomme le plus déloyal qui existe, traître à l’Angleterre et à l’Écosse.

— Tu mens, » s’écria brusquement Glendinning.

« Ah ! tu es bien chaud maintenant, et tu étais si froid il n’y a qu’une minute ? Ah ! je mens ? Voudrais-tu te battre contre moi pour soutenir cette insulte ?

— Un contre un, un contre deux, ou deux contre cinq, comme vous voudrez, dit Halbert Glendinning ; accordez-moi seulement un combat loyal.

— Tu l’auras de nous, camarade, » dit le brave Anglais. « Si je tombe, respectez-le, et laissez-le se retirer en sûreté avec sa suite.

— Vive le capitaine ! s’écrièrent les soldats, aussi impatients de voir le duel que si c’eût été un combat entre un chien et un taureau.

« Il ne vivra pas long-temps, dit le sergent, si, à soixante ans, il veut se battre pour la moindre raison avec le premier homme qu’il rencontre, et surtout avec des jeunes gens dont il pourrait être le père. Voici l’armée ; elle pourra voir le combat. »

En effet, sir John Foster arriva, à la tête d’un corps nombreux de sa cavalerie, juste au moment où son capitaine, que l’âge rendait trop inférieur dans un combat avec un jeune homme aussi vigoureux et aussi alerte qu’Halbert Glendinning, était désarmé.

« Ramasse ton épée ; fi donc ! vieux Stawarth Bolton, dit le général anglais. Et toi, jeune homme, qui es-tu ?

— Écuyer du comte de Murray. J’apportais un message de lui pour Votre Honneur, répondit Glendinning. Mais le voici qui vient, il vous le communiquera lui-même ; j’aperçois son avant-garde au haut de la colline.

— En rangs, mes maîtres, dit sir John Foster à sa suite, « que ceux qui ont brisé leurs lances tirent leurs épées. Nous sommes un peu pris à l’improviste pour ce second combat, mais si ce nuage noir que nous voyons là-bas sur le sommet de la montagne nous apporte du mauvais temps, nous devons le supporter bravement malgré nos manteaux déchirés. En attendant, Stawarth, nous avons le daim que nous chassions. Voici Piercy Shafton bien lié entre deux soldats.

— Qui, cet enfant ? dit Bolton ; ce n’est pas plus Piercy Shafton que je ne le suis moi-même. Il porte bien, il est vrai, son habit élégant ; mais Piercy Shafton a une douzaine d’années de plus que ce petit coquin. Je le connaissais qu’il n’était pas plus haut que cela. Ne l’avez-vous jamais vu dans les joutes et à la cour ?

— Au diable toutes ces futilités ! dit sir John Foster ; et quand aurais-je donc eu le loisir de m’y livrer ? Tout le temps de ma vie ne fut-il pas employé à l’office de bourreau, poursuivant les voleurs aujourd’hui, les traîtres demain, craignant tous les jours pour ma vie ; l’épée jamais suspendue dans mon château, les pieds jamais hors des étriers, la selle toujours sur le dos de mon cheval ; et maintenant, parce que j’ai commis une méprise sur la personne d’un homme que je n’ai jamais vu, je suis certain que les premières lettres que je vais recevoir du conseil-privé vont me traiter comme un chien. Pour un homme la mort vaudrait mieux qu’une telle fatigue et un tel esclavage. »

Un trompette interrompit les plaintes de Foster, et un poursuivant d’armes écossais qui l’accompagnait annonça que le noble comte de Murray désirait, en tout honneur et sûreté, une conférence personnelle avec sir John Foster, à moitié chemin entre les armées, avec six compagnons chacun, et dix minutes de trêve aller et venir.

« Et maintenant, dit l’Anglais, voici un autre malheur. Il faut que j’aille parler avec ce faux Écossais qui est là-bas, il connaît l’art d’inventer des fourberies et de jeter de la poudre aux yeux d’un homme franc, aussi bien que le plus grand coquin du Nord. Je ne suis pas de force avec lui en paroles ; et quant aux coups, nous en avons assez. Poursuivant, nous acceptons la conférence ; et vous, écuyer (s’adressant au jeune Glendinning), allez avec vos soldats rejoindre votre armée ; partez, suivez le trompette du comte. Stawarth Bolton, mettez votre troupe en rangs, et soyez prêt à accourir au moindre signe de mon doigt. Allez donc rejoindre vos amis, sir écuyer, et ne restez pas ici. »

Malgré cet ordre positif, Halbert Glendinning ne put s’empêcher de s’arrêter pour jeter un regard sur l’infortunée Catherine, qui restait insensible au danger et au bruit des chevaux ; mais un second regard lui fit connaître qu’elle était sourde à tous les bruits et pour toujours. Glendinning se réjouit de voir que cette vie misérable était terminée, et que les pieds des chevaux, parmi lesquels il était obligé de laisser cette pauvre créature, ne pouvaient fouler et meurtrir qu’un corps inanimé. Il tira l’enfant d’entre les bras de la morte, à moitié honteux des éclats de rire qui s’élevèrent de tous côtés à la vue d’un homme armé chargé d’un fardeau si extraordinaire et si incommode dans un tel moment.

« Appuyez votre enfant sur votre épaule, s’écria un arquebusier… Portez bien votre poupon, dit un piquier… Paix, brutes que vous êtes, interrompit Stawarth Bolton, et respectez l’humanité dans les autres si vous n’en avez pas vous-mêmes. Je pardonne à ce jeune homme d’avoir fait quelque honte à mes cheveux gris, en le voyant prendre soin de cette pauvre créature que vous auriez foulée aux pieds, comme si des louves et non des femmes vous eussent enfantés ! »

Tandis que cela se passait, les chefs des deux côtés se rencontraient dans l’espace neutre entre leurs forces respectives, et le comte parlait ainsi au général anglais : « Est-ce bien se conduire, est-ce se conduire honnêtement, sir John, de venir en Écosse, bannière déployée, combattre, massacrer et faire des prisonniers selon votre bon plaisir ? Pour qui nous prenez-vous, le comte de Morton et moi ? Est-ce bien agir, pensez-vous, de ravager nos terres et de répandre notre sang, après les nombreuses preuves que nous avons données à votre maîtresse de notre dévouement à ses volontés, sauf toutefois la fidélité due à notre propre souveraine ?

— Comte de Murray, répondit Foster, tout le monde sait que vous êtes un homme d’un grand esprit et d’une sagesse profonde ; mais, depuis plusieurs semaines, vous m’avez toujours leurré de belles promesses en assurant que vous arrêteriez un rebelle ennemi de ma maîtresse, ce Piercy Shafton de Wilverton, et vous n’avez pas tenu votre parole, alléguant des troubles dans l’Ouest, et je ne sais quels autres empêchements. Maintenant, puisqu’il a eu l’insolence de revenir ici et de vivre ouvertement à dix milles de l’Angleterre, je n’ai pu, dans mon devoir envers ma maîtresse et reine, m’arrêter plus long-temps à vos délais successifs, et en conséquence j’ai usé de mes troupes pour m’emparer du rebelle de vive force là où je pourrai le trouver.

— Et sir Piercy Shafton est donc entre vos mains ? dit le comte de Murray ; soyez sûr alors que je ne puis, sans me couvrir de honte, souffrir que vous l’enleviez de ces lieux sans vous livrer bataille.

— Voudriez-vous, lord comte, après tous les avantages que vous avez reçus des mains de la reine d’Angleterre, livrer bataille en faveur d’un rebelle à son pouvoir, dit John Foster.

— Non, sir John, répondit le comte ; mais je combattrai jusqu’à la mort pour défendre les droits et la liberté du royaume d’Écosse.

— Par ma foi, reprit sir John Foster, j’en suis charmé ! mon épée n’est pas encore émoussée, malgré tout ce qu’elle a fait aujourd’hui.

— Par mon honneur, sir Foster, dit sir George Héron de Chipchase, nous n’avons pas de motifs pour combattre ces lords écossais maintenant, car je suis de l’opinion du vieux Stawarth Bolton, et je pense que votre prisonnier n’est pas plus Piercy Shafton que le comte de Northumberland ; il serait malencontreux de rompre la paix entre les deux pays pour un faux sir Piercy.

— Sir George, répliqua Foster, j’ai souvent entendu dire que les hérons avaient peur des éperviers ; allons, ne mettez pas la main à votre épée, ce n’est qu’une plaisanterie. Quant au prisonnier, qu’on l’amène ici, afin que nous puissions voir qui il est, toujours sous assurance de trêve, milords, » continua-t-il en s’adressant aux Écossais.

« Sur notre parole et sur l’honneur, dit Morton, nous ne commettrons aucune violence. »

Le prisonnier amené, les rieurs ne furent pas pour sir John, car il fut prouvé non seulement que ce n’était pas Piercy Shafton, mais que c’était une femme déguisée.

« Qu’on dépouille cette coquine, et qu’on l’envoie aux palefreniers, dit Foster ; elle a eu pareille compagnie avant aujourd’hui, je suis sûr. »

Murray lui-même ne put s’empêcher de rire (chose peu ordinaire à ce seigneur) du désappointement du général anglais ; mais il ne voulut pas permettre qu’on fît aucune violence à la belle Molinara, qui avait une seconde fois, à ses propres risques, sauvé sir Piercy Shafton, en se couvrant de ses habits.

« Vous avez déjà fait plus de mal que vous ne pouvez en réparer, dit le comte, et ce serait un déshonneur pour moi si je permettais de toucher à un cheveu de la tête de cette jeune femme.

— Milord, dit Morton, si sir John Foster veut m’accorder un moment d’audience secrète, j’espère lui donner des raisons qui le feront partir et remettre cette ridicule affaire aux commissaires nommés pour juger les délits commis sur la frontière. »

Il conduisit sir John à part, et lui parla en ces termes :

« Sir John Foster, je m’étonne beaucoup qu’un homme qui connaît la reine Élisabeth aussi bien que vous la connaissez, ne sache pas que, s’il doit espérer d’elle quelque faveur, c’est en lui rendant des services utiles, et non en l’enveloppant dans une querelle avec ses voisins, qui ne lui offre aucun avantage. Sir chevalier, je vous parle franchement d’après ce que je sais être véritable. Si dans votre expédition mal avisée vous aviez saisi le véritable sir Piercy Shafton, et que cette action eût amené, comme cela devait être, une rupture entre les deux pays, votre politique reine et son conseil auraient préféré disgracier sir John Foster plutôt que d’entrer dans une guerre pour le soutenir ; et maintenant que vous n’avez pas réussi, vous pouvez compter que vous n’aurez pas de grands remercîments si vous poussez l’affaire plus loin. Je ferai en sorte d’engager le comte de Murray à chasser sir Piercy Shafton du royaume d’Écosse. Soyez prudent, que l’affaire en reste là ; vous ne gagneriez rien par la violence : car si nous en venons aux mains, comme la première action vous a diminués et affaiblis, vous auriez nécessairement le dessous. »

Sir John Foster l’écoutait la tête penchée sur sa cuirasse. « C’est une maudite affaire, dit-il, et elle ne me vaudra rien de bon. »

Il poussa donc son cheval vers lord Murray, et lui dit que, par déférence pour la présence de Sa Seigneurie et celle de lord Morton, il prenait la résolution de se retirer avec sa troupe sans avancer plus loin.

« Halte-là ? sir John Foster, dit Murray, je ne vous permettrai pas de vous retirer en sûreté, à moins que vous ne laissiez une caution qui puisse répondre pour la réparation de tous les dommages que vous venez de faire ; réfléchissez qu’en souffrant votre retraite je deviens responsable envers ma souveraine du sang de ses sujets, si je souffre que ceux qui l’ont répandu s’éloignent si facilement.

— Il ne sera pas dit en Angleterre, déclara le général anglais, que John Foster a donné des otages comme vaincu, et cela sur le champ de bataille où il a remporté la victoire. Mais, » ajouta-t-il après un silence d’un moment, « si Stawarth Bolton veut rester avec vous de sa propre volonté, je n’ai rien à dire à cela ; et, au fait, il vaut mieux qu’il reste ici pour voir le départ de ce Piercy Shafton.

— Je le reçois néanmoins comme votre otage, et je le traiterai comme tel, » dit le comte de Murray. Mais Foster, se tournant comme pour donner des ordres à Bolton et à ses cavaliers, affecta de ne pas entendre cette observation.

« Voici un fidèle serviteur de sa très-belle dame et souveraine, dit Murray à part à Morton. Heureux homme ! il ne sait pas si l’exécution de ses ordres ne lui coûtera pas la tête ; et il est certain que s’il ne les avait pas exécutés, il aurait été disgracié et mis à mort sans aucun délai. Heureux serviteurs ! non seulement ils sont sujets aux caprices de la fortune, mais ils en sont responsables, et doivent en rendre compte à une souveraine aussi fantasque et capricieuse que la fortune elle-même.

— Nous aussi, milord, observa Morton, nous avons une femme pour souveraine.

— Oui, Douglas, » répondit le comte avec un soupir étouffé, « mais il reste à voir combien de temps une femme peut tenir les rênes du pouvoir dans un pays aussi remuant que le nôtre. Nous irons maintenant à Sainte-Marie, et nous examinerons nous-même l’état de cette maison. Glendinning, veillez sur cette femme et protégez-la. Que diable as-tu donc entre les bras ? un enfant, parbleu ! où as-tu trouvé une telle charge dans un tel lieu, à un tel instant ? »

Halbert Glendinning lui raconta en peu de mots son aventure. Le comte poussa son cheval vers l’endroit où gisait le corps de Julien Avenel que sa malheureuse compagne serrait dans ses bras, comme le tronc d’un chêne déraciné par la tempête, et renversé avec les guirlandes de lierre qui l’entouraient. Ils étaient froids tous les deux. Murray fut touché d’une manière extraordinaire : cette vue lui rappelait peut-être sa naissance.

« De quelle responsabilité ne sont-ils pas chargés, Douglas, dit-il, ceux qui abusent ainsi des plus douces affections ! »

Le comte de Morton, malheureux en mariage, était un libertin en amour.

« Vous devez faire cette question à Henri Warden, milord, ou à John Knox. Je suis un mauvais conseiller lorsqu’il s’agit de femmes.

— En avant ! à Sainte-Marie ! dit le comte ; donnez l’ordre à Glendinning de remettre l’enfant au cavalier femelle, et que la belle aventurière s’en charge. Ne laissez pas outrager les morts ; appelez les paysans pour les enterrer ou les enlever. En avant, camarades ! »


CHAPITRE XXXVII et dernier.


le dénoûment.


Ils sont allés se marier, ils sont allés jurer la paix.
Shakspeare. Le Roi Jean.


La nouvelle de la perte de la bataille, portée promptement par les fuyards dans le village et au couvent, avait répandu l’alarme la plus grande parmi les habitants. Le sacristain et d’autres moines conseillaient de prendre la fuite ; le trésorier disait qu’il faudrait gagner l’officier anglais en lui offrant en présent les vases de l’église. L’abbé seul était sans crainte et sans terreur.

« Mes frères, leur dit-il, puisque Dieu n’a pas donné à nos soldats la victoire dans le combat, c’est qu’il nous ordonne, à nous, ses soldats spirituels, de livrer le combat du martyre, combat dans lequel rien, excepté la lâcheté de notre cœur, ne peut nous empêcher de remporter la victoire. Revêtissons-nous donc de l’armure de la foi, et préparons-nous, si cela est nécessaire, à mourir sous les débris de ces autels, au service desquels nous nous sommes consacrés. Nous participerons tous au même honneur dans cet appel fait à notre foi, depuis notre cher frère Nicolas, dont les cheveux gris ont été conservés pour être ceints de la couronne du martyre, jusqu’à mon fils bien-aimé Édouard qui, arrivant à la vigne à la dernière heure du jour, est néanmoins admis à partager la récompense avec ceux qui sont à l’ouvrage depuis le matin. Ayez donc bon courage, mes enfants. Je n’ose point, comme mes saints prédécesseurs, vous promettre que vous serez sauvés par un miracle ; vous et moi sommes indignes de cette spéciale protection, qui, dans les premiers temps, tournait l’épée sacrilège contre le sein des tyrans qui la maniaient, épouvantait les âmes endurcies des hérétiques par des prodiges, et faisait descendre sur la terre les chœurs des anges pour défendre le sanctuaire de Dieu et de la Vierge. Avec l’aide du ciel, vous verrez aujourd’hui que votre frère, votre abbé, ne déshonorera pas la mitre qui ceint sa tête. Allez à vos cellules, mes enfants, et faites des prières particulières. Revêtez-vous de vos aubes, de vos chapes, comme pour nos fêtes les plus saintes, et soyez prêts, lorsque le son des grosses cloches vous annoncera l’approche de l’ennemi, à marcher au-devant de lui en procession solennelle. Que l’Église soit ouverte pour offrir un refuge à ceux de nos vassaux qui, pour avoir pris part à cette malheureuse bataille, ou pour toute autre cause, ont particulièrement à redouter la rage de l’ennemi. Dites à sir Piercy Shafton, s’il s’est échappé du champ de bataille…

— Me voici, vénérable abbé, répliqua sir Piercy ; et si vous le jugez convenable, je vais présentement rassembler tous les hommes qui ont survécu à la bataille, et nous nous défendrons jusqu’à la mort. Certes, vous l’apprendrez de tous, j’ai bien fait mon devoir dans cette déplorable affaire. S’il avait plu à Julien Avenel d’entendre mes conseils, et surtout de changer quelque chose à son ordre de bataille, et d’imiter le héron qui se défend contre l’attaque du faucon, en le recevant avec son bec et non avec ses ailes, les affaires, je le pense, auraient pris une face différente ; nous aurions pu disputer plus long-temps la victoire. Néanmoins je ne veux rien dire pour déshonorer Julien Avenel ; je l’ai vu tomber comme un brave en combattant les ennemis en face, ce qui a banni de ma mémoire les épithètes grossières de fat et de brouillon, avec lesquelles il se permettait de répondre à mes avis. Hélas ! s’il avait plu au ciel de prolonger la vie de ce brave guerrier, j’aurais été forcé sur mon âme de le mettre à mort de ma propre main.

— Sir Piercy, » dit l’abbé perdant enfin patience, » nous n’avons pas beaucoup de loisir pour parler de ce qui pouvait être fait.

— Vous avez raison, très-vénérable père et seigneur, répliqua l’incorrigible euphuiste. Le prétérit, comme disent les grammairiens, intéresse moins les fragiles mortels que le futur, et au fond nos pensées ont encore plus de rapport avec le présent. En un mot, je suis prêt à me mettre à la tête de tous ceux qui voudront me suivre, et à opposer, autant du moins qu’un homme le peut, une résistance à la marche des Anglais, quoiqu’ils soient mes compatriotes. Soyez sûr que Piercy Shafton mesurera la terre de sa hauteur, qui est de cinq pieds dix pouces, plutôt que de laisser prendre un avancement de deux verges en faisant retraite, suivant le mouvement habituel par lequel nous rompons sous les armes !

— Je vous remercie, sir chevalier, et je ne doute pas que vous n’accomplissiez vos paroles ; mais ce n’est pas la volonté de Dieu que des épées temporelles puissent nous secourir. Nous avons été appelés pour souffrir, et non pour résister ; nous ne ferons pas répandre inutilement le sang de nos vassaux. Une vaine défense ne convient pas à des hommes de ma profession ; j’ai ordonné à nos soldats de déposer la lance et l’épée : Dieu et la Vierge n’ont point béni notre bannière.

— Réfléchissez bien, révérend seigneur, » dit Piercy Shafton avec vivacité, « avant de rejeter la défense qui est en votre pouvoir ; il y a des postes près l’entrée du village où de braves gens pourraient être utiles par leur vie et par leur mort. Et j’ai pour opiner à la défense un motif auxiliaire, c’est-à-dire la sûreté de ma jeune amie, qui, j’espère, a échappé aux mains des hérétiques.

— Je vous entends, sir Piercy, vous voulez parler de la fille du meunier du couvent.

— Révérend seigneur, » dit sir Piercy, non sans quelque hésitation, « la belle Mysinda est, comme on peut en quelque sorte l’alléguer, la fille d’un homme qui prépare machinalement le blé dont on fait le pain, sans lequel nous ne pourrions exister, ce qui en conséquence est un métier en lui-même nécessaire et même honorable. Néanmoins, les purs sentiments d’un esprit généreux, brillant comme les rayons du soleil réfléchis par un diamant, peuvent ennoblir une personne qui n’était au fond que la fille d’un molendinaire artisan.

— Je n’ai pas le temps d’entendre tout cela, sir chevalier, dit l’abbé ; il me suffit de dire que nous ne combattrons pas plus longtemps avec les armes temporelles. Nous, prêtres, nous vous apprendrons, à vous laïques, à mourir de sang-froid ; nos mains ne seront pas armées pour la résistance, mais croisées pour la prière ; nos esprits ne seront point remplis d’une orgueilleuse jalousie, mais d’une douceur et d’une indulgence chrétienne ; nos oreilles ne seront point assourdies, ni nos sens troublés par le son bruyant des instruments de guerre ; mais, au contraire, nos voix chanteront Alleluia, Kyrie eleison et Salve Regina, ayant l’esprit calme et modéré, comme des hommes qui pensent à se réconcilier avec leur Dieu, et non à se venger de leurs frères.

— Seigneur abbé, dit sir Piercy, cela ne fait rien au destin de ma Molinara, et je vous prie de remarquer que je ne l’abandonnerai pas tant que poignée d’or et lame d’acier formeront mon épée. Je lui avais dit de ne pas nous suivre dans la plaine, et il me semble maintenant que je l’ai vue couverte de son costume de page au milieu des combattants, dans l’arrière-garde.

— Vous devez chercher autre part la personne dont le sort vous intéresse tant, dit l’abbé ; vous pourriez vous informer d’elle à l’église, où nos vassaux désarmés sont allés se réfugier. C’est mon avis que vous devez vous placer aussi à l’ombre des autels. Sir Piercy Shafton, ajouta l’abbé, soyez sûr d’une chose, c’est que s’il vous arrive un malheur, il sera partagé par toute la communauté ; car, j’en ai la conviction, jamais le moindre de nous ne voudra racheter sa sûreté au prix de la liberté d’un ami ou d’un hôte. Quittez-nous, mon fils, et puisse Dieu vous secourir ! »

Lorsque sir Piercy Shafton fut sorti, l’abbé allait se rendre à sa propre cellule : on vint lui dire qu’un personnage inconnu lui faisait demander instamment une conférence ; il ordonna qu’on le fît entrer, et reconnut Henri Warden. L’abbé tressaillit, et s’écria d’un ton de colère : « Ah ! le peu d’heures que le destin accorde au dernier abbé, peut-être, du monastère de Sainte-Marie ne peuvent-elles être à l’abri de l’hérésie ? Viens-tu jouir d’avance des succès que le destin prépare à ta secte maudite et cruelle ? viens-tu voir le balai de la destruction enlever la gloire de l’ancienne religion ? viens-tu pour vider nos châsses, mutiler et briser les reliques, jeter au vent la cendre de nos bienfaiteurs aussi bien que leurs sépulcres, détruire les tours et les ornements de la maison de Dieu et de Notre-Dame ?

— Silence ! William Allan ! » dit le prédicateur avec une tranquillité pleine de dignité ; « je ne suis venu pour aucun de ces motifs. Je voudrais que ces superbes reliquaires fussent dépouillés des simulacres qui ne sont plus depuis long-temps regardés comme des effigies des hommes bons et sages, mais qui sont de venus des objets d’une pernicieuse idolâtrie. Je voudrais que ces ornements subsistassent, s’ils pouvaient n’être pas un piège pour les âmes des hommes. Mais surtout je condamne ces ravages qui ont été faits par la fureur aveugle d’un peuple animé contre votre culte par une persécution sanglante. Contre une telle dévastation, oui, j’élève ma voix.

— Vaines subtilités, » dit l’abbé Eustache en l’interrompant. « Que signifie le prétexte que tu allègues pour dépouiller la maison de Dieu ? et pourquoi dans une si funeste circonstance viens-tu insulter le maître de ces lieux par ta présence de mauvais augure ?

— Tu es injuste, William Allan, dit Warden ; mais je n’en suis pas ébranlé dans ma résolution. Tu m’as protégé il y a quelque temps au péril de ton rang, et ce qui t’est encore plus cher, je le sais, au risque de ta réputation parmi tes sectaires. Notre parti a maintenant le dessus ; et crois-moi, si je suis sorti de la vallée où tu m’avais relégué, c’est seulement pour remplir mes engagements envers toi.

— Ah ! répondit l’abbé, il se peut faire que la condescendance que j’ai eue pour les souvenirs qui plaidaient ta cause dans mon faible cœur ait attiré sur nous le jugement qui nous menace. Le ciel a frappé en moi le pasteur criminel, et dispersé le troupeau.

— Aie meilleure opinion des jugements divins, dit Warden. Ce n’est pas pour tes péchés, qui sont ceux de ton éducation aveugle et des circonstances ; ce n’est point pour tes péchés, William Allan, que tu as été frappé, mais pour les crimes innombrables que ton Église accumula sur sa tête et sur celle de ses ministres pendant des siècles d’erreurs et de corruption.

— Par ma ferme croyance dans le rocher de saint Pierre, dit l’abbé, tu rallumes la dernière étincelle d’indignation humaine qui pouvait jaillir de mon cœur. Je pensais que je n’obéirais plus à l’impulsion d’une passion terrestre, et c’est ta voix qui encore une fois m’oblige à prononcer des paroles de colère ! Oui, c’est ta voix qui vient m’insulter, à l’heure de mon affliction, par tes blasphèmes et tes accusations contre cette Église qui a conservé la lumière du christianisme toujours brillante depuis le temps des apôtres jusqu’à nos jours.

— Depuis le temps des apôtres ? » dit le prédicateur avec vivacité ; negatur, Gulielme Allan. L’Église primitive diffère autant de celle de Rome que la lumière des ténèbres ; et si le temps le permettait, je te le prouverais sur-le-champ. Tu te trompes encore en disant que je viens t’insulter à l’heure de l’affliction lorsque, Dieu le sait, je suis venu ici avec l’intention de remplir un engagement que j’ai contracté avec mon hôte, de me soumettre à ta volonté quand tu peux encore l’exercer sur moi, et peut-être pour apaiser en ta faveur la rage des vainqueurs que Dieu a suscités comme le châtiment de votre obstination.

« Je ne veux nullement de ton intercession, » dit l’abbé avec orgueil ; « la dignité à laquelle l’Église m’a élevé n’a jamais inspiré à mon cœur, dans les temps de la prospérité la plus grande, autant de fierté que dans ce moment critique. Je ne te demande rien que de m’assurer que mon indulgence ne t’a point fourni les moyens de pervertir une âme, et que je n’ai point donné au loup un agneau que le grand pasteur avait confié à mes soins.

— William Allan, répondit le protestant, je serai sincère avec toi. Ce que je t’ai promis, je l’ai tenu. Je n’ai jamais élevé la voix même pour un saint motif ; mais il a plu au ciel d’appeler la jeune Marie Avenel à une meilleure croyance. Je l’ai aidée de tout mon humble pouvoir ; je l’ai arrachée aux machinations des mauvais esprits auxquels toute sa famille a été en proie aussi long-temps que les Avenel ont été aveuglés par la superstition romaine : Dieu soit loué ! je n’ai pas de raison pour craindre qu’elle retombe de nouveau dans tes pièges.

— Malheureux ! » dit l’abbé, incapable de retenir son indignation, « et c’est à l’abbé de Sainte-Marie que tu te vantes d’avoir égaré une habitante de l’abbaye de Notre-Dame dans les sentiers de l’erreur et de l’hérésie la plus pernicieuse ? Wellwood, outre ce que j’ai à supporter, tu me presses, tu m’excites à employer le peu de moments d’autorité qui me restent encore pour faire disparaître de la surface de la terre un homme qui a employé d’une manière si perverse au service de Satan les talents qu’il avait reçus de Dieu !

— Libre à toi, dit le prédicateur ; mais ta vaine colère ne m’empêchera pas de faire mon devoir en te protégeant, si cela peut se faire sans négliger les occupations plus hautes auxquelles je suis appelé. Je me rends auprès du comte de Murray. »

Cette conférence, qui prenait la tournure d’une dispute violente, fut ici interrompue par le son grave et lugubre de la plus grande et de la plus lourde cloche du couvent, célèbre dans les chroniques de la communauté pour dissiper les tempêtes, mettre en fuite les démons, mais qui maintenant annonçait seulement le danger sans y apporter aucun secours. Répétant à la hâte ses ordres, que tous les frères l’attendissent dans le chœur, habillés comme pour une procession solennelle, l’abbé monta sur les hautes tours du monastère par son escalier privé. Il y trouva le sacristain, qui s’acquittait de son devoir en faisant sonner la grosse cloche.

« C’est la dernière fois que je remplirai ma charge, vénérable père et seigneur, dit-il à l’abbé, car je vois là-bas les Philistins ; ils approchent ; mais je ne voudrais pas que la grosse cloche de Sainte-Marie sonnât pour la dernière fois autrement que dans un ton plein et juste. J’ai été un membre indigne de notre sainte profession. » Puis il ajouta en levant les yeux au ciel : « Cependant j’ose dire que pas une cloche n’a fait entendre un son discordant dans la tour du monastère depuis que le père Philippe a la surintendance du carillon et du beffroi. »

L’abbé, sans répliquer, jeta ses regards sur la route tournant autour de la montagne, qui descend du midi à Kennaquhair. Il aperçut à quelque distance un nuage de poussière, et entendit le hennissement de plusieurs chevaux, tandis que l’éclat qui, de temps à autre, jaillissait des lances, lui annonçait que les troupes s’avançaient dans la vallée.

« Honte sur ma faiblesse ! » s’écria l’abbé Eustache en essuyant ses yeux, « ma vue est trop obscurcie pour que je puisse distinguer leurs mouvements ; regarde, mon fils Édouard, « car son novice favori venait de le rejoindre ; « regarde et dis-moi quelles sont leurs enseignes.

« Ce sont des Écossais, tout l’annonce, répondit Édouard ; je vois des croix blanches ; peut-être sont-ce les habitants des frontières de l’Ouest, ou bien Fernichers et son clan.

— Regarde la bannière, demanda l’abbé, et dis-moi quelles sont les armoiries.

— Les armes de l’Écosse, dit Édouard, le lion et son trescheur, écartelé, je crois, de trois écussons : serait-ce l’étendard royal ?

— Hélas ! non, répondit l’abbé, c’est celui du comte de Murray. Il a pris, avec sa nouvelle conquête, les armes du vaillant Randolphe, et a quitté les signes héréditaires qui indiquent trop clairement son origine. Dieu veuille qu’il ne les ait pas rayées aussi de sa mémoire !

— Au moins, mon père, reprit Édouard, il nous protégera contre la violence des Anglais.

— Ah ! mon fils ! comme le berger préserve de la gueule du loup une innocente brebis qu’il réserve à un banquet. Mon enfant, des jours de malheur sont venus fondre sur nous. L’ennemi fait une brèche dans notre sanctuaire ; ton frère a renié la foi. Telles sont les nouvelles que j’ai apprises dernièrement d’un agent secret. Murray a déjà parlé de récompenser ses services par la main de Marie Avenel.

— De Marie Avenel ! » reprit le novice, et pouvant à peine se soutenir, il fut obligé de s’appuyer contre un des morceaux de sculpture qui ornaient ces antiques et orgueilleuses murailles.

— Oui, mon fils, de Marie Avenel, qui a aussi abjuré la foi de ses pères. Ne pleure pas, mon Édouard, ne pleure pas, mon fils bien-aimé, ou pleure sur leur apostasie et non sur leur union ! Grâces soient rendues au Seigneur qui t’a appelé à lui ; qui t’a tiré du séjour du mal et de la corruption ! car, toi aussi, tu as été un homme perdu, abandonné, et te voilà sauvé par la grâce de Notre-Dame et de saint Benoît.

— Je m’efforce, mon père, dit Édouard, je m’efforce d’oublier !… mais cette pensée a été celle de ma première vie, de ma première jeunesse !… Murray n’osera pas favoriser un mariage aussi inégal sous le rapport de la naissance.

— Murray osera tout ce qui peut servir ses desseins : le château d’Avenel est fortifié, et le comte a besoin d’y placer un brave châtelain, qui lui soit tout dévoué ; quant à l’inégalité de leur naissance, il ne s’en inquiétera pas plus qu’il ne s’inquiéterait de déranger la régularité naturelle du sol, pour y élever des retranchements et y creuser des fossés. Mais ne t’afflige pas pour cela, éveille le courage au-dedans de toi, mon fils ; songe que tu te sépares d’une vision, d’un vain songe nourri dans la solitude et l’inaction. Je ne pleure pas, moi, et cependant que ne suis-je pas sur le point de perdre ! Regarde ces tours où les saints ont habité et où les héros ont été ensevelis ! pense que moi, appelé depuis si peu de jours à conduire le troupeau des fidèles qui résident dans ces lieux depuis les premiers temps du christianisme, je puis devenir aujourd’hui le dernier des abbés de Kennaquhair. Tiens, suis-moi, marchons courageusement au-devant de notre destin. Je vois l’ennemi s’approcher du village. »

L’abbé descendit ; le novice jeta un dernier regard autour de lui, sans que la pensée du danger qui menaçait ce majestueux monument, ou aucune crainte personnelle, eût le pouvoir de bannir de sa mémoire le souvenir de Marie Avenel. La fiancée de son frère ! il baissa son capuchon sur son visage, et suivit son supérieur.

Toutes les cloches de l’abbaye furent mises alors en branle, et de tous côtés un tintement de détresse et de mort se fit entendre. Les moines pleuraient, priaient et se rangeaient dans l’ordre habituel de leurs processions, en songeant que c’était pour la dernière fois, comme tout semblait le présager.

« Il est heureux que notre père Boniface se soit retiré dans l’intérieur du royaume, dit le père Philippe ; il n’aurait jamais pu voir ce jour, cela lui eût brisé le cœur !

— Puisse Dieu recevoir l’âme de l’abbé Ingelram ! reprit le vieux père Nicolas : les choses étaient bien différentes de son temps ! on assure que nous serons chassés des murs de notre cloître. Comment vivrai-je ailleurs que dans le lieu où j’ai vécu depuis soixante-dix ans ; je n’y puis songer ! tout ce qui me console, c’est que, quelque part que ce soit, je n’aurai pas long-temps à y vivre. »

Quelques instants après on ouvrit la grande porte de l’abbaye, et la procession, marchant avec solennité, passa sous la voûte large et richement ornée. La croix et la bannière, les vases et le calice, les châsses remplies de reliques, et l’encens exhalant ses parfums précédaient cette longue et solennelle procession de moines vêtus de robes noires et de capuchons, et couverts de scapulaires. Après eux marchaient des gens d’un ordre inférieur décorés des marques distinctives de leurs emplois. Au centre se tenait l’abbé entouré et soutenu de ses principaux dignitaires. Il était revêtu de ses habits de cérémonie ; il paraissait aussi calme que s’il n’eût été occupé que de son rôle de représentation et de dignité dans une cérémonie ordinaire. Derrière lui venaient les novices vêtus de longues aubes blanches, et les frères lais reconnaissables à leur barbe, que les pères laissaient croître rarement. Des femmes, des enfants, parmi lesquels se mêlaient quelques hommes, fermaient le cortège en déplorant la ruine de leur ancien monastère. Tous néanmoins marchaient dans le plus grand ordre, et réprimaient tellement les éclats de leur douleur, qu’on n’entendait qu’un sourd gémissement à peine saisissable au milieu du chant mesuré des moines.

La procession arriva dans cet ordre à la place du marché du petit village de Kennaquhair, que l’on reconnaissait alors, comme aujourd’hui encore, à une ancienne croix, ouvrage remarquable et don précieux de quelque ancien monarque écossais. Près de la croix s’élevait un chêne immense d’une antiquité encore plus reculée, et qui peut-être avait été témoin des mystères des druides avant que les tours et les clochers du majestueux monastère se fussent élevés en faveur de la foi chrétienne. Semblable à l’arbre de Bentang des villages africains, ou au chêne de Plaistow dont il est question dans l’histoire naturelle de Selbourne par White, cet arbre était le rendez-vous de tous les villageois, qui avaient pour lui une vénération toute particulière ; sentiment commun à la plupart des nations, et qui peut remonter jusqu’aux époques les plus éloignées, alors que les patriarches servaient les anges sous le chêne de Mambré.

Les moines se rangèrent autour de la croix, tandis que sous les débris du vieux chêne se rassemblèrent, chacun selon son rang, les vieillards, les faibles, et tous ceux qui prenaient part à l’alarme générale. Il se fit alors un silence profond et solennel. Les chants cessèrent, le peuple suspendit ses lamentations, et tous attendirent dans une terreur profonde l’arrivée des hérétiques, que depuis si long-temps ils avaient appris à regarder avec effroi.

On entendit bientôt la marche pesante des chevaux de l’ennemi, et l’on aperçut l’éclat des lances qui brillaient à travers les arbres ; le bruit s’approcha graduellement ; et quelques instants après, la cavalerie parut à la principale entrée qui conduit au square irrégulier, appelé la place du marché, et qui occupe le centre du village. Les cavaliers entrèrent lentement, deux à deux et dans le plus grand ordre. L’avant-garde fit le tour de la place jusqu’au point le plus éloigné, et là les cavaliers s’arrêtèrent en tournant la tête de leurs chevaux du côté de la rue. Leurs compagnons les imitèrent ; et la place fut en peu d’instants entourée de soldats. Les escadrons suivants exécutèrent la même manœuvre, et bientôt la place contint quatre lignes de lanciers, rangées étroitement les unes contre les autres. Il se fit alors un moment de silence dont l’abbé profita pour ordonner aux moines d’entonner le chant lugubre du De profundis clamavi ; puis il promena ses regards sur les soldats armés pour voir quelle impression faisait sur eux ce psaume funèbre. Tous étaient silencieux et immobiles, mais l’expression de quelques visages était celle du mépris ; il ne lut sur tous les autres que celle de l’indifférence : il y avait trop longtemps que ces hommes étaient habitués au tumulte et au carnage de la guerre, pour que l’enthousiasme religieux, ou la terreur superstitieuse pût se réveiller dans leur âme endurcie, à la vue d’une procession ou au chant d’un psaume ou d’une hymne sacrée.

« Leurs cœurs sont pétrifiés, » se dit l’abbé avec tristesse mais sans découragement, et conservant encore quelque espérance : « Il nous reste à voir maintenant si les chefs sont plus susceptibles de se laisser fléchir et attendrir. »

Au moment même, Murray et Morton parurent à cheval au milieu d’un grand nombre de leurs partisans les plus distingués, parmi lesquels on voyait Halbert Glendinning. Le prédicateur Henri Warden qui, en quittant le monastère, s’était réuni aux protestants, causait avec les deux comtes, et tous trois paraissaient entièrement occupés de leur conversation.

— Vous êtes donc déterminé, » dit Morton au comte de Murray, « à donner l’héritière d’Avenel et tous ses biens à ce jeune homme sans illustration et sans naissance ?

— Warden ne nous a-t-il pas dit qu’ils ont été élevés ensemble et qu’ils s’aiment depuis leur tendre jeunesse ?

— Et que tous deux, dégagés, comme par une sorte de miracle, du faux culte de Rome, sont entrés dans le giron de la véritable Église, ajouta Warden. Mon séjour à Glendearg m’a mis à portée de m’informer de ces particularités. Il siérait mal à mon caractère de me mêler de faire des mariages ; mais il me siérait encore plus mal de voir froidement Vos Seigneuries s’opposer à des sentiments qui sont conformes aux lois de la nature, et qui, influencés et protégés par une sainte religion, deviennent un gage assuré de bonheur sur la terre, et un moyen de parvenir plus sûrement à un bonheur plus parfait dans un meilleur monde. Je le répète, vous feriez mal de briser ces nœuds ; et de donner cette jeune fille au parent de lord Morton, quel que soit le mérite de ce parent.

— Voilà vraiment de belles raisons, milord Murray, dit Morton, pour refuser de m’accorder cette petite sotte pour le jeune Bennygask. Parlez clairement, milord, dites que vous aimeriez mieux voir le château d’Avenel entre les mains d’un homme qui devra à votre faveur son nom et son existence, qu’au pouvoir d’un Douglas.

— Milord de Morton, répondit Murray. je n’ai rien fait à cet égard qui puisse vous offenser et vous affliger. Le jeune Gleadinning m’a rendu service et peut m’être encore plus utile. Je lui ai presque donné ma parole pour ce mariage ; il l’avait déjà avant la mort de Julien Avenel ; et, à cette époque, il aurait été difficile à la jeune fille d’ajouter quelque chose au don de sa main de lis. Or, vous n’avez songé à une pareille alliance pour votre parent qu’après avoir vu Julien étendu sur le champ de bataille, et quand vous avez su que ses biens étaient un fief libre et bon à être pris par le premier qui serait assez adroit pour cela. Allons, allons, milord, ce n’est pas rendre justice à votre vaillant cousin, que de lui souhaiter une épouse élevée comme une laitière ; car cette jeune fille n’est autre chose qu’une paysanne, sauf ce qui regarde sa naissance ; je croyais que vous aviez plus de considération pour l’honneur des Douglas.

— L’honneur des Douglas, » répondit Morton avec hauteur, « est en sûreté sous ma sauvegarde. L’honneur de bien d’autres anciennes familles pourra souffrir aussi que celui d’Avenel, s’il est permis à de rustiques villageois de mêler leur sang au sang de nos anciens barons.

— Vaines paroles, reprit lord Murray ; dans des temps comme ceux-ci, ce sont les hommes qu’il faut considérer, et non les généalogies. Hay n’était qu’un simple paysan avant la bataille de Loncarty ; le joug sanglant traîna la charrue avant d’être blasonné dans ses armoiries. Les temps et les actions changent les princes en paysans et les rustres en barons. Les familles ont toutes quelque basse origine ; gloire à elles, lorsqu’elles ne dégénèrent point du héros qui les tira du sein de l’obscurité !

— Milord de Murray voudra bien excepter de ce nombre la maison de Douglas, » reprit fièrement Morton ; « les hommes l’ont toujours vue s’étendre comme un arbre majestueux et ne l’ont pas connue un arbrisseau, sa grandeur a été constamment comme le courant rapide d’un fleuve superbe et jamais comme le cours modeste d’un ruisseau champêtre. Dès les premiers temps de notre histoire, Douglas-le-Noir était aussi puissant et aussi célèbre qu’aujourd’hui.

— Je me prosterne devant la maison de Douglas, » dit Murray d’un ton passablement ironique ; « et je suis convaincu que nous, qui sommes de la maison royale, nous n’avons que de très-faibles droits aux dignités et aux honneurs, en comparaison des leurs ; surtout si notre généalogie, bien que depuis plusieurs siècles nous portions des couronnes et des sceptres, ne remonte pas plus haut que l’humble Alanus Dapifer ! »

Une vive rougeur monta subitement au visage de Morton ; il allait répliquer, lorsque Henri Warden, profitant de la liberté que le clergé protestant s’était arrogée, se hâta d’interrompre une discussion qui devenait fort vive, et qui était trop personnelle pour finir d’une manière amicale.

« Milords, dit-il, je dois être hardi lorsqu’il s’agit de remplir les devoirs dont m’a chargé mon divin maître. C’est une honte, un scandale, d’entendre deux nobles seigneurs, dont les mains ont travaillé avec tant de zèle à l’œuvre de la réformation, entrer en discussion et s’échauffer en querelles pour de vaines futilités. Songez que pendant bien long-temps vous n’avez eu qu’un même esprit, que vous avez vu du même œil et entendu de la même oreille ; que vous avez, par votre union, confirmé la congrégation de l’Église, effrayé, par votre alliance, la congrégation de l’antéchrist. Voulez-vous maintenant vous désunir et tomber dans la mésintelligence pour un vieux château qui tombe en ruines, quelques montagnes arides, et les amours d’un jeune chasseur et d’une jeune fille élevés tous deux dans l’obscurité ? ou bien encore pour des questions puériles sur une vaine généalogie ?

— Le saint homme a raison, noble Douglas, » dit Murray en prenant la main de Morton ; « notre union est trop essentielle à la bonne cause pour être rompue par des motifs aussi frivoles. J’ai résolu de récompenser Glendinning, et il a reçu ma parole. Les guerres auxquelles j’ai pris part ont plongé plus d’une famille dans la misère ; j’essaierai au moins de ramener le bonheur au sein de l’une d’elles. Il ne manque en Écosse ni de manoirs, ni de filles à marier. Je vous promets, mon noble allié, de donner à ce jeune Bennygask une riche épouse.

— Milord, reprit Warden, vous parlez noblement et comme un digne chrétien. Hélas ! cette terre d’Avenel est une terre de haine et de sang ; cherchons du moins à retrouver au milieu de ses décombres et de sa désolation les traces de quelques restes d’amour et de vertu. Et vous, milord de Morton, ne soyez pas trop ardent à rechercher la richesse pour votre noble parent, et croyez que la félicité dans l’état de mariage n’en dépend pas toujours.

— Si vous prétendez faire une allusion aux malheurs de ma famille, » reprit Morton, qui avait épousé à cause de sa fortune et de sa haute naissance une femme qui était devenue folle, « l’habit que vous portez, et les privilèges ou plutôt la licence de votre profession, vous protégeront seuls contre mon ressentiment.

— Hélas ! milord, répondit Warden, combien notre amour-propre est facile à blesser ! Lorsque, guidé par les intentions les plus pures, nous signalons les erreurs du souverain, personne n’est plus prompt à applaudir à notre hardiesse que le noble Morton ; mais si nous osons mettre le doigt sur sa propre plaie qui aurait besoin des secours d’une main habile et expérimentée, il repousse le médecin charitable, et ne lui montre que de la crainte et de la colère.

— C’est assez, mon père, dit Murray ; vous transgressez les préceptes de modération et de prudence que vous-même recommandiez tout à l’heure. Nous voici au milieu du village, et le fier abbé est là à la tête de son essaim de moines. Tu as plaidé en sa faveur, Warden ; autrement j’aurais saisi cette occasion pour détruire le nid et en chasser ces corbeaux.

— Gardez-vous-en bien, répondit Warden ; ce William Allan, qu’ils appellent l’abbé Eustache, est un homme dont les revers seraient plus funestes à notre cause que la prospérité. Vous ne pourrez lui infliger plus de persécutions qu’il ne sera capable d’en supporter ; et plus il souffrira, plus ses talents et son courage brilleront, et plus son influence s’agrandira. Sur son trône conventuel, il ne sera que faiblement encensé ; il pourra exciter l’envie et trouver des dégoûts ; mais qu’il parcoure le pays, pauvre et victime de l’oppression, et vous verrez alors sa patience, son éloquence, son savoir, conquérir plus de cœurs que n’ont pu en gagner, pendant le dernier siècle, tous les abbés mitrés de l’Écosse.

— Homme de Dieu ! reprit Morton, les revenus de Sainte-Marie nous amèneront sur le champ de bataille plus d’hommes, de lances et de chevaux, que tous les sermons qu’un prêtre pourrait faire pendant sa vie entière. Nous ne sommes plus au temps de Pierre l’Ermite, où les moines avaient le pouvoir de mettre en marche des armées, d’Angleterre à Jérusalem ; l’or et les actions d’éclat ont aujourd’hui plus d’influence que jamais. Si Julien Avenel avait eu seulement quarante hommes de plus ce matin, sir John Fosler aurait été reçu chaudement. Je soutiens que confisquer les biens des moines, c’est arracher les dents et les griffes du lion.

— Nous imposerons certainement à l’abbé une forte contribution, dit Murray, et s’il veut rester dans son abbaye, il faudra qu’il nous remette Piercy Shafton.

Comme le comte achevait ces mots, ils arrivèrent tous trois sur la place du marché. On reconnaissait, de loin, les deux seigneurs à leur armure complète, à leur panache élevé, et à la nombreuse suite qui portait leurs couleurs et leurs insignes.

Murray surtout, qui tenait de si près au trône, avait un train dont la magnificence ne le cédait guère à celle de la royauté écossaise. Tandis qu’ils s’avançaient, un poursuivant d’armes envoyé par Murray sortit de la foule qui l’accompagnait, et s’avançant vers les moines, leur parla en ces termes : « L’abbé de Sainte-Marie est sommé de comparaître devant le comte de Murray.

— L’abbé de Sainte-Marie, répondit Eustache, étant sur ses domaines, est supérieur à toute puissance temporelle ; que le comte Murray s’avance vers lui, s’il a besoin de lui parler. »

Cette réponse fit naître sur les lèvres de Murray un sourire de mépris, et quittant sa haute selle, il s’avança, accompagné de Morton et suivi par les autres, vers les moines assemblés autour de la croix. Il y eut un mouvement de terreur parmi eux lorsqu’ils virent s’approcher le lord hérétique si redouté et si puissant. Mais l’abbé, jetant sur eux un regard de réprimande et d’encouragement, sortit de leurs rangs comme un vaillant chef qui voit qu’il faut déployer sa valeur personnelle pour ranimer le courage chancelant de ses soldats. « Lord James Stewart, dit-il au comte de Murray, si c’est là votre titre, moi, Eustache, abbé de Sainte-Marie, je vous demande de quel droit vous avez envahi notre paisible village et entouré nos frères de vos hommes d’armes ? Si vous réclamez l’hospitalité, nous ne l’avons jamais refusée à ceux qui la demandent ; mais si la violence doit être employée contre de paisibles prêtres, faites-nous-en connaître au moins le prétexte et l’objet.

— Sire abbé, dit Murray, votre langage aurait eu plus d’à-propos à une autre époque et en présence de vos inférieurs. Nous ne venons pas ici pour répondre à vos interrogations, mais pour vous demander pourquoi vous avez rompu la paix en faisant prendre les armes à vos vassaux, en convoquant les sujets de la reine, ce qui a causé la mort d’un grand nombre d’entre eux, de grands désastres, et ce qui peut probablement briser les liens d’amitié avec l’Angleterre.

Lupus in fabula, » dit l’abbé avec dédain. « Le loup accusait la brebis de troubler le ruisseau lorsqu’il buvait au-dessus d’elle, mais c’était un prétexte pour la dévorer. Convoquer les sujets de la reine ? mais je l’ai fait pour défendre le royaume de la reine contre les étrangers. Je n’ai fait que mon devoir ; et je regrette de n’avoir pas eu les moyens de le faire plus efficacement.

— Et était-ce aussi dans vos devoirs de recevoir et de cacher un traître rebelle à la reine d’Angleterre, et d’exciter une guerre entre l’Angleterre et l’Écosse ? dit Murray.

— Dans ma jeunesse, milord, » répondit l’abbé avec la même intrépidité, « une guerre avec l’Angleterre n’était pas une chose si effrayante ; et non seulement un abbé mitré, forcé par la règle à donner l’hospitalité et à ouvrir le sanctuaire à tout le monde, mais même le plus pauvre paysan écossais, aurait été honteux d’alléguer la crainte de l’Angleterre comme un motif suffisant pour fermer sa porte à un exilé. Mais dans ces anciens temps, les Anglais voyaient rarement la figure d’un gentilhomme écossais, excepté à travers la grille de sa visière.

— Moine, » dit le comte Morton d’un ton sévère, « cette insolence te servira mal ; les jours sont passés où les prêtres de l’Église de Rome se permettaient de braver impunément les braves gentilshommes. Livre-nous Piercy Shafton, ou par les armes de mon père ! je livre ton abbaye aux flammes.

— Et si tu le fais, lord Morton, les ruines retomberont sur les tombeaux de tes ancêtres. Qu’il en arrive ce qu’il plaira à Dieu ; l’abbé de Sainte-Marie ne livrera jamais quelqu’un qu’il a promis de protéger.

— Abbé, dit Murray, réfléchis avant que nous soyons réduits à employer la force ; les mains de ces hommes, » dit-il en montrant ses soldats, « feront du ravage dans les cellules et les reliquaires, si nous sommes forcés de chercher cet Anglais.

— Vous n’en aurez pas la nécessité, » dit une voix dans la foule. Et s’avançant d’une manière gracieuse devant les comtes, l’euphuiste rejeta le manteau dans lequel il était enveloppé. « Sous le nuage qui ombrageait Shafton, dit-il, voici, milords, le chevalier de Wilverton qui vous épargne la honte de vous souiller de violence et de sacrilège.

— Je proteste devant Dieu et devant les hommes, dit l’abbé, contre toute infraction aux privilèges de cette maison, par l’arrestation de ce noble chevalier ; s’il y a encore quelque fermeté dans le parlement d’Écosse, vous entendrez parler de cela, milords !

— Faites-nous grâce de vos menaces, dit Murray ; il peut se faire que mes desseins touchant sir Piercy Shafton ne soient pas tels que vous le supposez. Gardes, veillez sur lui : il est notre prisonnier, secouru ou non secouru.

— J’y consens, dit l’euphuiste, me réservant le droit de défier lord Murray et lord Morton en duel, comme un gentilhomme peut demander satisfaction à un autre.

— Vous ne manquerez pas, sir chevalier, dit lord Morton, de trouver des champions qui répondront à votre défi, sans que vous deviez aspirer à des hommes d’un rang au-dessus du vôtre.

— Et où sont donc ces champions si relevés ? dit le chevalier anglais, dans les veines desquels coule un sang plus pur que celui de Piercy Shafton.

— Voilà une flèche à votre adresse, milord, dit Murray.

— Et aussi bonne qu’une oie puisse la fournir, » dit Stawarth Bolton, qui s’était approché.

— Qui a osé dire cette parole ? » dit l’euphuiste, dont la figure devenait rouge de rage.

« Bah ! dit Bolton ; en mettant tout pour le mieux, le père de ta mère n’était qu’un tailleur, le vieux Overstitch de Holderness. Eh bien ! quoi ? parce que tu es d’un orgueil déplacé, que tu méprises la famille dont tu sors, que tu fais le beau avec des habits de soie et de velours qui ne sont pas payés, que tu es toujours dans la compagnie de braves et de sabreurs, devons-nous perdre la mémoire pour cela ? Ta mère, Moll Cross-Stitch, était la plus jolie fille de l’endroit : elle fut épousée par Wild Shafton de Wilverton, qui, comme on dit, était parent des Piercy, du mauvais côté de la couverture.

— Donnez au chevalier quelque eau spiritueuse, dit Morton ; il vient de faire une telle chute qu’il est tout étourdi. »

En effet, sir Piercy Shafton avait l’air d’un homme frappé de la foudre, tandis que, malgré le sérieux de la scène précédente, l’abbé lui-même ne put s’empêcher de rire en voyant l’expression triste et mortifiée de son visage.

« Ce n’est rien, dit-il enfin, ce n’est rien, mes maîtres ; il est au-dessous de moi de m’offenser de pareille chose ; mais je voudrais bien apprendre de ce jeune cavalier, qui est si brave, comment il a découvert cette malheureuse tache dans une généalogie qui, du reste, est sans aucune souillure ; et pourquoi il l’a fait connaître ?

— Moi ! je l’ai fait connaître ? » dit Halbert Glendinning tout étonné, car c’était à lui que cette sommation pathétique était adressée. « Je n’en avais jamais entendu parler jusqu’à ce jour.

— Comment ! ce vieil et grossier soldat ne l’a pas appris de vous ? » s’écria le chevalier dont la surprise redoubla.

« Non, je ne l’ai pas appris de lui, reprit Bolton, j’en jure par le ciel je n’ai jamais vu ce jeune homme qu’aujourd’hui.

— Vous l’avez vu long-temps auparavant, mon digne maître, » dit dame Glendinning, sortant à son tour de la foule. Mon fils, c’est Stawarth Bolton, celui à qui nous devons la vie et nos moyens d’existence. S’il est prisonnier, comme cela me semble probable, emploie ton crédit auprès de ces nobles lords en faveur de l’ami de la veuve de ton père.

— Quoi ! c’est vous, dame Glendinning ! s’écria Bolton ; votre front s’est un peu ridé, comme le mien, depuis notre dernière rencontre ; mais votre langue a conservé sa force plus que mon bras. Votre fils m’a vaincu ce matin. Le petit brun est devenu soldat, comme je l’avais prédit. Et où est la tête blonde ?

— Hélas ! » dit la mère en baissant les yeux vers la terre, Édouard a pris les ordres ; il est devenu moine de cette abbaye.

— Un moine et un soldat ! deux mauvais métiers, ma bonne dame ; mieux aurait valu être un bon maître tailleur, comme le vieux Cross-Stitch de Holderness. Je soupirais autrefois en vous enviant ces deux enfants ; mais maintenant je ne voudrais pas qu’ils fussent à moi : un moine et un soldat ! Le soldat meurt sur le champ de bataille ; le moine vit à peine dans le cloître.

— Ma chère mère, dit Halbert, où est Édouard, ne pourrais-je lui parler ?

— Il vient de nous quitter il n’y a qu’un moment, dit le frère Philippe, pour porter un message de la part du seigneur abbé.

— Et Marie ? ma mère, » dit Halbert. Marie n’était pas bien éloignée, et tous trois se retirèrent de la foule pour se raconter mutuellement leurs diverses aventures.

Tandis que les personnages subalternes disposaient ainsi d’eux-mêmes, l’abbé avait une sérieuse discussion avec les deux comtes ; et tantôt accordant leurs demandes, tantôt se défendant avec habileté et éloquence, il parvint à faire pour son couvent un traité qui provisoirement ne le mettait pas dans une situation pire qu’auparavant. Les comtes auraient à contre-cœur poussé les choses à l’extrémité, car Eustache protesta que, s’ils le pressaient au-delà de ce que sa conscience pourrait lui permettre, il mettrait le monastère et toutes les terres qui en dépendaient entre les mains de la reine d’Écosse, pour qu’elle en disposât selon son bon plaisir. Cela n’aurait pas répondu aux vues des deux comtes ; et ils se contentèrent pour le moment d’un léger sacrifice en argent et en territoire. Les affaires étant ainsi arrangées, l’abbé s’enquit du sort de sir Piercy Shafton, et implora Murray en sa faveur.

« C’est un fat, dit-il, milord, mais il est généreux, quoique d’une vanité qui va jusqu’à la folie ; et je crois fermement que dans ce jour vous l’avez fait plus souffrir que si vous lui aviez plongé un poignard dans le sein.

— Une aiguille, vous voulez dire ? reprit le comte de Morton ; sur mon honneur, je pensais que ce petit-fils d’un tailleur d’habits descendait d’une tête couronnée pour le moins.

— Je suis d’avis, comme l’abbé, dit Murray, qu’il y aurait peu d’honneur à le livrer à Élisabeth ; mais on l’enverra dans un lieu où il ne pourra nuire à personne. Notre poursuivant et Bolton l’escorteront jusqu’à Dumbar et rembarqueront pour la Flandre. Mais silence, le voici : il arrive conduisant une femme, je pense.

— Milords et messieurs, dit le chevalier anglais avec une grande dignité, « je vous présente l’épouse de Piercy Shafton : c’est un secret que je ne voulais pas faire connaître : mais le destin qui a découvert ce que je m’efforçais le plus de cacher m’a rendu moins désireux de taire le reste.

— C’est Mysie Happer, la fille du meunier, sur ma vie ! dit Tibb Tacket. J’ai toujours pensé que l’orgueil de ces Piercy finirait par tomber.

— C’est en vérité la charmante Mysinda, dit le chevalier, qui, par les services qu’elle a rendus à son dévoué serviteur, méritait un rang plus élevé que celui qu’il peut lui offrir.

— Je soupçonne pourtant, dit Murray, que nous n’aurions pas entendu appeler la fille du meunier, lady, si le chevalier n’avait pas été reconnu pour être le petit-fils d’un tailleur.

— Milord, dit sir Piercy Shafton, il y a peu de valeur à frapper celui qui ne peut rendre les coups. J’espère que vous vous rappellerez ce qui est dû à un prisonnier par la loi des armes, et que vous n’en direz pas davantage sur un sujet qui m’est odieux. Lorsqu’il ne dépendra que de moi de m’élever en dignité, je saurai bien trouver un nouveau chemin.

— Oui, le couper, je suppose, dit le comte de Morton.

— Douglas, vous le rendrez fou, dit Murray. En outre, nous avons d’autres affaires à régler. Il faut que je voie Warden marier Glendinning à Marie Avenel, et que je le mette en possession sans délai du château de sa femme. Cela se fera plus facilement avant que nos troupes s’éloignent de ces lieux.

— Et moi, dit le meunier, j’ai le même grain à moudre ; car j’espère que quelqu’un d’entre ces bons pères voudra bien marier ma fille avec son joli fiancé.

— Cela est inutile, répondit Shafton, la cérémonie a été solennellement célébrée.

— Il ne serait pas mauvais de la bluter une seconde fois, reprit le meunier ; il vaut mieux être sûr, comme je le dis, lorsqu’il m’arrive de prendre une double mouture dans le même sac.

— Faites taire le meunier, dit Murray, où il fera mourir sir Piercy. Milord, l’abbé nous offre l’hospitalité dans le couvent ; je suis d’avis que nous nous y rendions tous et sir Piercy aussi. Je veux faire connaissance avec la jeune héritière d’Avenel : demain je dois lui servir de père. Toute l’Écosse verra comment Murray sait récompenser un fidèle serviteur. »

Marie Avenel et son amant évitèrent de rencontrer l’abbé, et prirent leur demeure momentanée dans une maison du village, où le lendemain leurs mains furent unies par le prédicateur protestant en présence des deux comtes. Le même jour, Piercy Shafton et son épouse partirent avec une escorte qui devait les conduire sur les côtes et les voir s’embarquer pour les Pays-Bas. Le lendemain, de grand matin, les troupes des comtes se mirent en marche pour le château d’Avenel, afin de mettre le jeune marié en possession du domaine de son épouse ; domaine qui leur fut rendu sans aucune opposition.

Mais ce ne fut pas sans le renouvellement des présages qui accompagnaient chaque grande révolution de cette famille prédestinée, que Marie reprit possession du château de ses ancêtres. Ce même guerrier qui avait apparu plus d’une fois à Glendearg fut vu par Tibb Tacket et par Martin, qui retournaient avec leur jeune maîtresse pour partager son changement de fortune. Il semblait glisser devant la cavalcade qui s’avançait sur la longue chaussée : il s’arrêtait à chaque pont-levis, et agitait sa main en signe de triomphe ; enfin il disparut sous l’obscur portique qui était surmonté des armes de la maison d’Avenel. Les deux fidèles domestiques ne firent part de leur vision qu’à dame Glendinning, qui, le cœur gonflé d’orgueil, avait accompagné son fils pour le voir prendre place parmi les barons du pays. « mon cher enfant ! » s’écria-t-elle, lorsqu’elle eut entendu leur rapport, « le château est une belle demeure, cela est sûr, mais je désire que vous ne souhaitiez pas retourner dans notre paisible vallon de Glendearg avant la fin de votre vie. »

Cette réflexion naturelle à la sollicitude maternelle fut bientôt oubliée et remplacée par le désir empressé et plein de charmes pour Elspeth de parcourir et d’admirer la nouvelle habitation de son fils.

Tandis que les affaires s’arrangeaient ainsi, Édouard était allé cacher ses chagrins dans la tour paternelle de Glendearg, où tout était pour lui le sujet d’amers souvenirs. L’abbé, dans sa bonté, l’avait envoyé là, sous prétexte de cacher et de mettre en sûreté quelques papiers appartenant à l’abbaye ; mais dans le fait, pour l’empêcher d’être témoin du triomphe de son frère. Le malheureux jeune homme errait, comme une âme en peine, à travers les chambres désertes qui lui inspiraient tant d’amères réflexions ; rencontrant à chaque pas de nouveaux sujets de tristesse et de tourment. Enfin, ne pouvant surmonter plus long-temps cet état d’irritation et cette agonie de souvenirs dans laquelle il se trouvait, il se précipita hors de la tour, et traversa à la hâte la vallée, comme s’il eût voulu se débarrasser du poids qui pesait sur son esprit. Le soleil était à son déclin lorsqu’il parvint à l’entrée du Corrie-nan-Shian, et le souvenir de ce qu’il avait vu la dernière fois qu’il s’y était rendu vint frapper son esprit. Il était dans une disposition à chercher le danger plutôt qu’à l’éviter.

« Je veux voir en face cet être mystérieux, dit-il ; il m’avait prédit le destin qui m’a fait prendre cet habit. Je veux connaître s’il a quelque chose à me dire d’une vie qui ne peut être que malheureuse. »

Il ne manqua pas de voir la Dame Blanche assise à sa place accoutumée, et chantant comme à l’ordinaire, d’une voix faible et douce. En chantant elle semblait jeter un regard attristé sur sa ceinture d’or, qui était parvenue à la finesse d’un fil de soie.

« Buisson aux rameaux verdoyants.
Tu n’inclineras plus long-temps
Pour moi la tête obéissante ;
Toi qui fais tressaillir le daim,
Et dont les feuilles, sans qu’il vente,
À mon aspect tremblent soudain.
Adieu, fontaine ! ton murmure
Ne s’unira plus à mes chants.
Toi de qui l’onde fraîche et pure

Paraissait battre la mesure
Et le rhythme de mes accents.
« Du sort le nœud puissant se lie.
En dépit d’un charme trompeur :
Le paysan devient seigneur,
La jeune vierge se marie.
Oui, le buisson peut se flétrir,
Et la fontaine se tarir :
D’Avenel la gloire est finie. »

Le fantôme semblait verser des larmes en chantant, et ses paroles inspirèrent à Édouard une pensée triste : c’est que l’union de Marie avec son frère ne serait pas heureuse.

Ici finit la première partie du manuscrit du bénédictin. Je me suis en vain efforcé de fixer l’époque précise de cette narration ; les dates ne peuvent exactement s’accorder avec celles des histoires les plus accréditées. Il est étonnant combien les écrivains d’utopie mettent peu de soin dans ces sujets d’importance. Je remarque que non seulement le très-érudit M. Laurence Templeton, dans sa dernière publication, intitulée Ivanhoe, a donné à Édouard-le-Confesseur une postérité inconnue à l’histoire, sans citer d’autres fautes du même genre, mais qu’en outre il a interverti l’ordre de la nature, et nourri ses cochons avec des glands au milieu de l’été. Tout ce qui peut être allégué par les plus chauds admirateurs de cet auteur se réduit à ceci : que les circonstances sur lesquelles porte la critique sont aussi vraies que le reste de l’histoire, ce qui me paraît à moi, et surtout pour les glands, une défense très-imparfaite. Je pense donc que l’auteur fera bien de profiter de l’avis que le capitaine Absolu[188] donne à son valet, et de ne plus faire de mensonges, à moins qu’ils ne soient indispensables.


fin du monastère.


IMPRIMERIE DE MOQUET ET Cie, RUE DE LA HARPE, 90.

  1. Ce nom est formé de deux mois clutter, bruit ou vacarme, et buck, le mâle de certaines espèces d’animaux, du chevreuil, du daim, etc. Ce dernier mot s’emploie quelquefois métaphoriquement pour fier, querelleur. Clutterbuck aurait donc, dans notre langue, pour équivalent, fier tintamarre. Les Italiens ont aussi un capitaine Tempête, qui joue un certain rôle dans la Treccia donata de Pignotti. Nous ajouterons néanmoins que Clutterbuck est un nom assez commun en Angleterre. a. m.
  2. Personnages du roman de Waverley. a. m.
  3. Personnages de l’Antiquaire. a. m.
  4. On sait qu’en Angleterre les brevets d’officiers s’achètent comme presque toutes les autres charges publiques. a. m.
  5. Mot composé de light, léger, et foot, pied ; comme qui dirait pied léger ou zéphyr. a. m.
  6. Élégant ou petit-maître de Londres. a. m.
  7. Nom fictif composé de do, faire, et little, peu ; comme qui dirait fait peu, ou fainéant. a. m.
  8. Espèce de Petit Poucet. a. m.
  9. Mall, expression qui signifie promenade publique, usitée pour désigner plusieurs belles places de Londres, comme Pall-mall. a. m.
  10. 37,500 francs. a. m.
  11. Le repos avec dignité. a. m.
  12. Petit poisson à couleurs variées. a. m.
  13. Le Teviot est une rivière d’Écosse, et dale signifie vallon ; ainsi Teviotdale est le vallon de la rivière de Teviol. Tevioldale ou Roxburgh est un canton sud-est de l’Écosse, sur la limite de l’Angleterre propre, et arrose par les deux seules rivières du Teviol et de la Tweed ; il offre encore des restes du fossé creuse par les Pictes pour arrêter les invasions des Saxons. a. m.
  14. Livre d’architecture. a. m.
  15. Vin de Xérès, qu’on voit sur presque toutes les tables en Angleterre. a. m.
  16. Sorte de crêpe très-mince qui se fait en Angleterre comme en Hollande. a. m.
  17. Toddy, mélange d’eau chaude, de sucre et d’une liqueur spiritueuse. a. m.
  18. Homme comme il faut. Nous n’avons pas de terme équivalent, dans notre langue, pour traduire cette expression tout à fait britannique. a. m.
  19. Twalscore years, douze fois vingt ans. Twal est un écossisme pour twelve. a. m.
  20. Mélange de vin et d’eau bouillante, assaisonné avec des tranches de citron, du sucre et de la muscade. a. m.
  21. Downa be disputed, qu’on ne peut révoquer en doute. a. m.
  22. Le texte dit : M. Deputy register of Scotland. a. m.
  23. Ces tribulations tiennent à la vie humaine. a. m.
  24. Which was history yesterday becomes fable to-day, and the truth of to-day is hatched into a be by to-morrow. Nous regrettons que la rapidité du style nous ait contraint de négliger la traduction littérale du dernier membre de cette phrase énergique, dont le sens est : « Et la vérité d’aujourd’hui se couvera et éclora en mensonge d’ici à demain. a. m.
  25. Expressions écossaises dont le sens est : « Depuis la plus modeste sépulture jusqu’à la plus magnifique. » Le mot cromlech s’applique à la tombe la plus humble ; cairn à la grande accumulation de pierres jetées par les passants sur le tombeau d’un homme illustre. Lorsqu’en Écosse un guerrier estimé mourait, ses compagnons lui disaient : « Nous ajouterons une pierre à votre cairn. » a. m.
  26. Le texte porte omniscient, adjectif qu’il est regrettable peut-être de ne pas voir admis dans notre langue, déjà en possession d’omniscience. a. m.
  27. Rivières de l’Amérique septentrionale ; la première baignant les murs de Washington, et la seconde venant déboucher avec le Potowmack dans la baie de Chesapeak. a. m.
  28. Grande cour de justice à Londres, jugeant d’après la loi commune pour l’administration des revenus de l’État. a. m.
  29. Voir le Lai du ménestrel. a. m.
  30. Mot qui veut dire pioche ou piocheur. a. m.
  31. Ville d’Écosse, sur la rivière de Kilmarnock, à vingt-six lieues sud-ouest d’Édimbourg. On sait que le whigh est le libéral anglais, comme le tory est le royaliste. a. m.
  32. Nom propre écossais d’Alexandre. a. m.
  33. Cette comparaison est sans doute une allusion à quelque fable anglaise rappelant celle des grenouilles de notre La Fontaine, en ce point lui-même imitateur de Phèdre. a. m.
  34. Nom sous lequel Walter Scott a publié ses Contes de mon hôte (Tales of my Landlord). a. m.
  35. Dram-Drinker, le buveur de petits-verres, le buveur d’eau-de-vie. a. m.
  36. Génie étonnant qui a perfectionné à un si haut degré les machines à vapeur, découverte ébauchée par Héron d’Alexandrie, reprise et développée par le Français Salomon de Caus, avant lord Bridgewater, auquel les Anglais l’attribuent par esprit national. a. m.
  37. C’est une sorte de Méduse regardée par les Orientaux comme le plus terrible adversaire des anciens héros de la fable. a. m.
  38. L’ingénieux auteur fait probablement allusion à l’adage national :

    le roi dit : Vogue !
    Mais le vent dit : Non !

    Notre maître d’école (qui est aussi un arpenteur) dit que tout ce passage a rapport à l’invention et au perfectionnement des machines à vapeur. a. m.
  39. Claver’se est ici par abréviation pour Claverh use ; c’est le colonel des dragons, personnage du roman des Puritains ; et Burley est le chef des puritains covenantaires. a. m.
  40. Voyez les Lettres persanes de Montesquieu, et le Citizen of the World, de Goldsmith. a. m.
  41. Voyez les Voyages imaginaires. a. m.
  42. Personnage des Mille et une Nuits. a. m.
  43. Greenland, nom fictif qui signifie terre verdoyante. a. m.
  44. Mac-Duff est un des personnages de la tragédie de Macbeth, par Shakspeare. a. m.
  45. Auteur de nombreux romans. a. m.
  46. Nom fictif d’un auteur supposé auquel Cervantes attribue son Don Quichotte. a. m.
  47. Addison. a. m.
  48. Voyez, dit Walter Scott, l’Histoire d’Autemathès. a. m.
  49. Aventures d’une guinée. a. m.
  50. Aventure d’un atome. a. m.
  51. Sorte de coquillage de la famille des scolopendres de mer, autrement dites néréïdes. a. m.
  52. Voyez, dit Walter Scott, la ballade de Southey au sujet du jeune homme qui lisait un livre de sorcellerie. a. m.
  53. Athéniens, c’est-à-dire les critiques, les reviewers, les faiseurs d’articles de journaux, etc. Allusion au mot d’Alexandre en passant le Granique. a. m.
  54. Le texte emploie l’épithète espagnole hidalgo, qui veut dire gentilhomme ou noble d’extraction. a. m.
  55. Allusion à un mauvais ouvrage ayant pour titre le château de Pontefract, et publié, soi disant, comme suite aux Contes de mon hôte, ce qui avait pu nuire à la gloire de Walter Scott, auquel cette supercherie le faisait attribuer. a. m.
  56. J’ai depuis reçu des renseignements plus exacts, et j’ai appris que M. Cleishbotham mourut il y a quelques mois à Gandercleugh, et que l’individu qui a pris son nom est un imposteur. Le véritable Jedediah a fait une fin chrétienne et édifiante ; et il m’a été assuré positivement qu’ayant envoyé chercher un prêtre cameronien lorsqu’il était in extremis, il parvint à convaincre ce brave homme que, après tout, il n’avait nullement le désir d’attirer sur les restes disperses des montagnards les bonnets de Bonny Dundee. Il est dur que les spéculateurs de librairie ne veuillent pas laisser un brave homme tranquille dans sa tombe. a. m.
  57. Auteur du Pilgrim’s progress, poëme allégorique. a. m.
  58. Traduction littérale. a. m.
  59. Imprimeur des romans de Walter Scott à Édimbourg. La querelle dont parle l’auteur est relative au roman du Château de Pontefract précité. a. m.
  60. L’Église romaine. a. m.
  61. La blanche Moll, abréviation de Marie, nom de sorcière. a. m.
  62. Livrée en 1138, dans le comté d’York. a. m.
  63. Petites possessions concédées à des vassaux et à leurs héritiers, pour une rente ou une portion modérée du produit. C’était là un mode favori adopté par le cierge pour accroître le patrimoine des couvents. On peut encore trouver plusieurs descendants de ces feudataires, comme on les appelait, qui possèdent des héritages ainsi parvenus de père en fils, dans le voisinage des grands monastères d’Écosse. a. m.
  64. Le texte dit town ; ce mot s’applique en Angleterre aux petites villes qui ont un marché régulier. Le mot city, ou cité ou ville proprement dite, est réserve pour celles qui ont une cathédrale. a. m.
  65. Ce mot, appliqué à une certaine étendue de pays autour d’une ville, nous semble rendre assez bien le township, ou territoire d’une ville, mot que le premier interprète a cru pouvoir franciser. a. m.
  66. Field veut dire champ, et in a le même sens que la préposition latine. Out, qui va s’offrir plus bas, signifie dehors. a. m.
  67. Mot écossais pour cow ou vache. Les Écossais appellent mart la quantité de salaison nécessaire pour leur hiver. a. m.
  68. Pillards des marais ; moss veut dire mousse, troopers, troupiers. Les moss-troopers ont donné leur nom aux maraudeurs en général. a. m.
  69. Phrase anglo-écossaise qui veut dire : tressaillir et sauter par-dessus. a. m.
  70. Mot qui proprement signifie déclivité ou pente rapide d’une montagne. a. m.
  71. Glen, vallon, din, brun ou sombre. Comme qui dirait : L’homme du sombre vallon. a. m.
  72. Bataille livrée en 1388, et où périt Douglas. a. m.
  73. Halidome, écossasisme pour Loly dom, territoire sacré. a. m.
  74. Ou Pinkey bataille livrée sous Édouard VI. a. m.
  75. N’oublie pas ton épouse affligée. a. m.
  76. Principale rivière d’Écosse. a. m.
  77. Le sud de l’Écosse est l’Angleterre. a. m.
  78. Tacket, écossisme pour mail, toute espèce de petits clous. a. m.
  79. Tibb ou Tibbie est en Écosse une abréviation ou une corruption du mot Isabelle. On dit aussi Isbel. a. m.
  80. Cairns, tas de pierre. a. m.
  81. Femme de Jacques V et mère de Marie Stuart. a. m.
  82. Mot écossais pour désigner l’appartement intérieur ou la salle à manger dont il va être parlé plus loin. a. m.
  83. Clint, mot écossais pour stony, pierreux, hill, colline. a. m.
  84. Les flèches étaient garnies de plumes d’oie. a. m.
  85. Burn-side, expression pour désigner le bord d’un ruisseau. a. m.
  86. Ballands, mot écossais pour ballads. a. m.
  87. Laird, en Écosse, signifie propriétaire de maisons ou de champs. a. m.
  88. Mot latin anglicisé, pour désigner les moines de l’ordre de Cîteaux. Walter Scott a probablement voulu indiquer l’érudition mal digéré du sacristain, en rattachant ce mot à Clairvaux. a. m.
  89. Hautes terres. a. m.
  90. Pays du bas des montagnes d’Écosse, ou pays plat. a. m.
  91. Esprit ou génie malfaisant des rivières ou ruisseaux d’Écosse, lequel, suivant la tradition populaire, encore aujourd’hui dans sa force, attire à lui les voyageurs pour les noyer. a. m.
  92. Le farthing équivaut à deux centimes et demi de notre monnaie. Quatre farthings font un penny ou dix centimes ; douze pennies, ou plutôt pence, font un shilling, qui lui-même vaut un franc vingt centimes ; et vingt shillings forment la livre sterling. a. m.
  93. Nom de lieu, formé de riding, allant à cheval, et burn, ruisseau. a. m.
  94. Ville du midi de l’Écosse. a. m.
  95. Ou meunier Hob, miller signifiant meunier. a. m.
  96. Pris de vin. a. m.
  97. Les crimes, qu’on les publie et qu’on punisse ; les fredaines, qu’on les cache. a. m.
  98. Kate, abrégé de Catherine ; happer, mot écossais pour hopper, la trémie d’un moulin, cette espèce d’entonnoir carré où l’on engrène le blé pour être moulu. a. m.
  99. Jeddart, corruption écossaise pour Jedburgh, ville d’Écosse, sur la rivière de Jed. a. m.
  100. Comté d’Écosse. a. m.
  101. Sorners. To sorne, en Écosse, signifie exiger le logement contre le gré du propriétaire. Un statut de l’an 1445 déclare cette extorsion équivalente au vol. Les chefs puissants extorquaient cruellement les monastères par des exactions de ce genre. La communauté d’Aberbrothewick porta plainte contre un comte d’Angus, je crois, qui s’était fait une habitude de la visiter régulièrement chaque année avec une suite de mille cavaliers, et de séjourner dans le couvent jusqu’à ce que toutes les provisions d’hiver fussent épuisées. a. m.
  102. Mot qui veut dire cœur sage. a. m.
  103. Never friar forgot feud, proverbe qui existe dans beaucoup de langues. a. m.
  104. Armstrung pour Armonstrong, chef de maraudeurs. Il fut pendu par l’ordre de Jacques V d’Écosse. a. m.
  105. Nous vous rendons mille graces, très-révérend seigneur. a. m.
  106. Brochan, mot écossais pour désigner une espèce de mets liquide, composé de farine d’avoine et d’eau bouillante ; il se prend avec du lait ou de l’ale : c’est le déjeuner ordinaire des Écossais. a. m.
  107. Espèce de soulier grossièrement fait, porté par les montagnards d’Écosse. a. m.
  108. Coleridge, un des poètes de l’école des lacs. a. m.
  109. Le haggis est une espèce de pouding écossais, cuit dans un estomac de mouton. a. m.
  110. Happer veut dire trémie d’un moulin ; et miller, meunier. a. m.
  111. In town multures, dit le texte. a. m.
  112. de ce que l’on fait passer et de ce que l’on apporte. a. m.
  113. Les vers choisis pour épigraphe du chapitre sont tirés d’un poëme attribué à Jacques Ier, roi d’Écosse. Quant au meunier qui figure parmi les pèlerins de Cantorbéry, outre son épée et son bouclier, il se vante d’autres attributs ; tous, mais particulièrement le dernier, montrent qu’il se fit plus à sa force physique qu’à sa force morale. Ce meunier était un vigoureux compère pour les nonnes ; il était d’une chair très-musculeuse, et avait des os athlétiques, lesquels, n’importe où il allait, pouvaient lui faire espérer de gagner le prix du bélier à la lutte à bras le corps ; il avait de larges épaules ramassées, et c’était un vigoureux gaillard : il n’existait pas de porte dont il eût fait sauter la barre ou qu’il n’eût enfoncée d’un seul choc de sa tête. a. m.
  114. Snood, ruban qui retenait les cheveux des vierges écossaises. a. m.
  115. Les moutures sèches, observe l’auteur, sont une amende ou une indemnité exigée en argent de ceux qui ne faisaient pas moudre leur grain au moulin banal. C’était et c’est encore une exaction bien vexatoire. a. m.
  116. Il y a ici un jeu de mots, car knave est le nom du garçon meunier dans les banalités, et en même temps ce mot veut dire fripon dans son acception ordinaire. a. m.
  117. La mouture consistait en exactions régulières pour moudre le grain. Le lock veut dire une poignée, et le groupen la quantité que peuvent contenir les deux mains réunies. Ces droits additionnels étaient par le meunier exigés des suckeners ou gens soumis au moulin banal. Ces sortes de petites taxes étaient connues généralement sous le nom de sequels (séquelles). a. m.
  118. Une troupe d’oies sauvages qui fréquenta long-temps l’une des îles du Loch-Lomond appelée Inch-Tavoe, était supposée avoir quelque rapport mystérieux avec l’ancienne famille Mac-Farlane, et l’on dit qu’on ne revit plus ces animaux après la ruine et l’extinction de cette maison. Les Mac-Farlane avaient une maison et un jardin dans cette île de Inch-Tavoe. Jacques VI y fut traité un jour par le châtelain. Sa majesté s’était d’abord beaucoup amusée à voir les oies se poursuivre sur le lac. Mais un des animaux ayant été servi sur la table, il se trouva dur et mal nourri ; sur quoi Jacques remarqua « que les oies de Mac-Farlane aimaient mieux jouer que manqer ; » proverbe qui est resté en usage depuis cette époque. Note de Walter Scott.
  119. Espèce de pouding cuit dans une serviette, composé de farine, de graisse de bœuf, d’œufs et de raisins de Corinthe. Il est moins soigné que le plum-budding. a. m.
  120. Tels, et plus extravagants encore, dit Walter Scott, sont les éloges adressés à Lylly par son éditeur Blount. Malgré cette exagération, Lylly était un homme réellement plein d’esprit et d’imagination, quoiqu’il gâtât ces deux qualités par une affectation ridicule dont aucun ouvrage n’offre d’exemple. a. m.
  121. Un jeune Anglais. a. m.
  122. Mot écossais pour fishing-rod, la gaude servant à attacher la ligne du pêcheur, longue d’environ quinze pieds. a. m.
  123. Expression formé de deux mots grecs, εὒ, bien, et ρὐω, je fais naître ; comme on dirait, heureuse nature. a. m.
  124. Mot formé de Tyne, rivière du comté de Northumberland, et dale, vallon. a. m.
  125. Un des mille et un préjugés du peuple en Écosse était qu’on trouvait dans la tête du crapaud une pierre précieuse pouvant servir de remède universel. a. m.
  126. Scorn not the bush that bields you, dit le texte ; bieds, mot écossais pour shelter. a. m.
  127. Greensward-ring, dit le texte. On voit beaucoup de ces cercles enchantés ou marques circulaires tracées fortuitement, et où le peuple croit que les fées viennent danser au clair de lune. a. m.
  128. District du nord de l’Écosse. a. m.
  129. His moonlight departure, dit le texte, phrase proverbiale que nous aurions pu remplacer par « un départ en cachette. » Nous aussi aussi proverbialement faire un trou dans la lune, pour signifier s’enfuir de nuit par suite d’une mauvaise affaire. a. m.
  130. Ce style maniéré se trouve dans les vieilles comédies anglaises, et Molière en a fait justice chez nous dans ses Précieuses ridicules. a. m.
  131. Il y a, dit Walter Scott, il y a dans les anciennes comédies un grand nombre d’exemples de cette coutume bizarre et recherchée entre les personnes qui forment une étroite liaison, se distinguant l’une l’autre par des épithètes affectées. Dans Every man of his humour, on trouve une discussion amusante sur les noms les plus propres à resserrer le lien qui existe entre Soghardo et Cavaliero Shift ; on finit par adopter ceux de contenance et de résolution. Ce qui suit est mieux placé dans le discours d’Hédon, voluptueux courtisan de Synthia’s Novels. « Vous savez que je nomme madame Philantia mon Honneur, et qu’elle m’appelle son Ambition. Maintenant, lorsque je la rencontrerai tout à l’heure, j’irai à elle et lui dirai : « Doux honneur, j’ai jusqu’ici satisfait mes sens avec les lis de votre main ; mais à présent il faut que je goûte les roses de vos lèvres. » Ce à quoi elle répondra en rougissant : « Vraiment ! vous êtes trop ambitieux. » Et alors je répliquerai : « Je ne puis être trop ambitieux d’honneur, douce dame. Ne voulez vous pas être bonne ? » Je crois qu’il y a quelque reste de cette niaiserie dans les loges maçonniques, ajoute l’auteur anglais afin de prouver sans doute qu’il n’est pas franc-maçon. a. m.
  132. Un frère auxiliaire. a. m.
  133. Hospice. Nous conservons la construction anglaise pour laisser la couleur du langage prétentieux du moine, assez d’accord avec l’euphuiste. a. m.
  134. On peut, dit Walter Scott, trouver le reste de cet hymne dans le savant ouvrage de Foshrook sur le monachisme anglais. Ce merveilleux latin, s’il est traduisible, signifie : « L’abbé dit au prieur : Tu es un homme entendu, parce que tu me donnes toujours de plus sages conseils. » a. m.
  135. Il est entré dans notre confiance intime. a. m.
  136. Voie lactée, du grec γάλα, lait. a. m.
  137. Atteint, mot dont on se servait dans les tournois pour exprimer que le champion avait atteint son but, ou, en d’autres termes, dirigé sa lance droit et ferme contre le casque on la poitrine de son adversaire. Ainsi, « Rompre sa lance de travers » signifiait un manque total dans la direction de la pointe de l’arme sur l’objet contre lequel elle visait. a. m.
  138. Nous disons aussi proverbialement : Vous avez mis le doigt dessus. a. m.
  139. Il est ici question des marchands de Londres. a. m.
  140. Ancien haut-de-chausses. a. m.
  141. C’étaient des cordons de soie ou de rubans, appelés aiguillettes à cause de l’aiguille de métal qui les terminaient par les deux bouts (comme les lacets de nos dames). Ces aiguillettes servaient à attacher le pourpoint aux culottes ; il y en avait un grand nombre, et pour les nouer convenablement, il fallait souvent requérir une assistance. a. m.
  142. Dans le Voyage de Néarque, il est dit, à l’occasion des Hindous, que ces peuples ont ce proverbe : « Il vaut mieux être assis que debout, être couché qu’assis, et être mort que couché. » C’est ici la paresse personnifiée, et les Hindous sont en effet très-indolents. a. m.
  143. Petite ville d’Écosse, dans le comté de Fife. a. m.
  144. Les voyageurs ont permission. a. m.
  145. En latin barbare, donnez du vin trempé. a. m.
  146. Encore un mot latin de l’abbé, pour désigner une cloche. a. m.
  147. Donne-moi du vin, je te prie, et qu’il soit pur. a. m.
  148. Plaisance ou pénitence. a. m.
  149. Cuisinier, dans le latin du prieur. a. m.
  150. Qu’il serait trop long d’énumérer. a. m.
  151. Le pied anglais équivaut à onze pouces de France. a. m.
  152. Heure du midi, qui dans les couvents était employée au sommeil, alors nécessaire, à cause des règles monastiques qui obligeaient les frères à des prières nocturnes, comme les vigiles et autres. a. m.
  153. Prime était le service de minuit chez les moines. a. m.
  154. Miséricorde, selon le savant ouvrage de Fosbrooke sur les usages des moines anglais, voulait non seulement, observe Walter Scott, dire une indulgence ou une exemption de devoirs particuliers, mais aussi un appartement particulier dans un couvent où les moines s’assemblent pour jouir de telles indulgences ou permissions qui leur étaient concédées au-delà des règles. a. m.
  155. Un disciple actif et courageux. a. m.
  156. Mot italien qui veut dire village. C’est probablement par erreur que Walter Scott emploie ce mot, au lieu de villacio, augmentatif de villano, et qui signifie grand vilain paysan. a. m.
  157. La viole-de-gamba est probablement le violoncelle. a. m.
  158. Vent d’Afrique. a. m.
  159. Mot italien, en avant. a. m.
  160. Expressions italiennes : stoccata veut dire estocade ; imbrocata, coup d’épée du haut en bas ; punto reverso, pointe en bas ; incartata, l’action de se fendre ou de s’effacer. a. m.
  161. Bonnets-pieces. C’était une monnaie d’or de Jacques V, la plus belle des monnaies d’Écosse, et ainsi nommée parce que l’effigie du prince y était représentée avec une toque. Le roi Jacques V, abandonné par quelques nobles écossais au moment de livrer bataille à l’armée anglaise, en mourut de honte et de chagrin (1512), en prévoyant les scènes de désolation que devait entraîner une invasion anglaise en Écosse. Quelques jours avant sa mort, on vint lui annoncer que la reine était accouchée heureusement. « Est-ce d’un garçon ou d’une fille ? — D’une fille, répondit-on. — Que de maux vont accabler ce pauvre royaume ! » répliqua le mourant : paroles qui semblent avoir fourni à Walter Scott le sujet d’une grande partie des tableaux du Monastère. Le portrait placé en tête de ce roman est d’une grande fidélité historique. On y retrouve la toque de la monnaie d’or, et dans les ornements le chardon, emblème de l’Écosse. On peut aussi en comparer le costume avec celui que le romancier a donné à lord Murray, bâtard de Jacques V, chap. xxxv.a. m.
  162. Pierre d’offense et roche de scandale. a. m.
  163. Terme de blason. Deux ou trois lignes plus bas, il est question de l’image ou de la figure de la Dame Blanche d’Avenel. « Il y a encore, dit Walter Scott, une ancienne famille anglaise dont les armes étaient un fantôme en champ d’argent. a. m.
  164. En beau langage de fauconnerie, les serres du faucon sont appelées singles. a. m.
  165. Des pillards, des voleurs, termes employés en fauconnerie quand ces oiseaux ne prennent leur proie que par les plumes. a. m.
  166. Formule normande qui est encore en vigueur chez les peuples de la Neustrie. On n’est point étonné de les entendre encore prononcer à tout moment dans leur réplique : « Comme il vous plaira. » a. m.
  167. Deux quêteurs ou frères mendiants, dont le costume ou la fourberie font le sujet d’un vieux poëme satirique écossais. a. m.
  168. Ancienne monnaie d’Écosse qui valait 40 centimes. a. m.
  169. Allusion aux démêlés de Henri VIII avec l’Église de Rome, à l’occasion de son divorce avec Catherine d’Aragon. a. m.
  170. Il y a dans le texte grey-groat, un gris groat, comme le peuple dit en France : un rouge liard. » a. m.
  171. District d’Écosse.
  172. Autres districts d’Écosse. a. m.
  173. Ce mot français se trouve dans le texte. a. m.
  174. Sorte de coup d’épée. a. m.
  175. Quartier de Londres sur la rive droite de la Tamise. a. m.
  176. Petit-maître grossier, littéralement, crête de coq. a. m.
  177. Froissart nous dit quelque part, et la source véritable importe peu aux liseurs de romans, que le roi de France appelait cousin un des Piercy, à cause du sang de Northumberland dont il sortait. a. m.
  178. Mesure. a. m.
  179. Nom de tavernes à Londres. a. m.
  180. Nom de comtés en Écosse.
  181. Telle était la bonté des anciens chevaliers, quoique ennemis et de croyance différente. a. m.
  182. Et le Seigneur entendit la voix d’Élie ; et l’âme de l’enfant revint en lui, et il redevint vivant. a. m.
  183. La ville a été prise par la volonté de Dieu. a. m.
  184. Les princes se sont mis ensemble contre le Seigneur. a. m.
  185. Il s’agit de la querelle relative au concubinage de Julien Avenel et de Catherine de Nenwport ; mention un peu scabreuse à faire en présence d’un bâtard. a. m.
  186. Expression de l’Écriture pour désigner l’enfer. a. m.
  187. La reine Élisabeth. a. m.
  188. Personnage d’une comédie de Sheridan.