Le Monde comme volonté et comme représentation/Appendice/Page128

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Traduction par A. Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome deuxièmep. 324).
La Critique du jugement. Critique du jugement esthétique. Ici Kant a renouvelé la science du beau. Critique du jugement téléologique : fin de la preuve physico-théologique. 
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Il me sera permis, après tout ce qui précède, d’être très court sur la Critique du Jugement elle-même. Une chose surprenante, c’est que Kant, à qui l’art est resté fort étranger, qui, selon toute apparence, était peu fait pour sentir le beau, qui, sans doute, n’a même jamais eu l’occasion de voir une œuvre d’art digne de ce nom, qui enfin paraît n’avoir jamais connu Gœthe, le seul homme de son siècle et de son pays qui puisse aller de pair avec lui, — c’est, dis-je, une chose surprenante que Kant, malgré tout, ait pu rendre un si grand et durable service à la philosophie de l’art. Ce service consiste en ce que, dans toutes les considérations antérieures sur l’art et sur le beau, on n’envisageait jamais l’objet que du point de vue empirique, et qu’on recherchait, en s’appuyant sur des faits, quelle propriété distinguait tel objet déclaré beau d’un autre objet de la même espèce. Dans cette voie, on arrivait d’abord à des jugements particuliers pour s’élever peu à peu à de plus généraux. On s’efforçait de séparer ce qui est véritablement, authentiquement beau de ce qui ne l’est pas, d’établir les caractères auxquels on reconnaît cette beauté vraie, pour les ériger ensuite en règles. Le beau, et son contraire, et par conséquent ce qu’il faut s’efforcer de reproduire et d’éviter, les règles du moins négatives, que l’on doit prescrire, les moyens d’exciter le plaisir esthétique, c’est-à-dire les conditions objectives requises pour cela, tel était presque exclusivement le thème de toutes les considérations sur l’art. Aristote avait inauguré cette méthode, et il a été suivi, jusqu’à ces derniers temps, par Home, Burke, Winkelmann, Lessing, Herder, etc. La généralité des principes que l’on trouva, ramena, il est vrai, en dernière analyse, les philosophes à considérer le sujet, et l’on remarqua que si l’on arrivait à connaître exactement l’effet produit sur le sujet par l’œuvre d’art, on pourrait déterminer a priori ce qui, dans cette œuvre d’art, en est la cause, seul moyen de donner à cette étude une certitude toute scientifique. Ce fut l’occasion d’une foule de considérations psychologiques, dont les plus importantes furent celles d’Alexandre Baumgarten, auteur d’une Esthétique générale du beau, dont le point de départ était le concept de perfection de la connaissance sensible, c’est-à-dire intuitive. Mais, avec ce concept, il renonce du même coup au point de vue subjectif pour aborder le point de vue objectif et toute la technique qui s’y rapporte. Ce devait être le mérite de Kant d’examiner d’une façon sérieuse et profonde l’excitation même, à la suite de laquelle, nous déclarons beau l’objet qui l’a produite, et d’essayer d’en déterminer les éléments et les conditions dans notre sensibilité même. Les recherches prirent dès lors une direction toute subjective. Cette voie était évidemment la bonne ; car, pour expliquer un phénomène donné dans son effet, on doit, si l’on veut déterminer absolument l’essence de sa cause, connaître d’abord exactement cet effet lui-même. Mais le mérite de Kant ne consiste guère qu’à avoir montré la voie, et laissé, dans ses recherches provisoires, un exemple de la façon dont il la faut parcourir. Car ce qu’il a donné ne peut être considéré comme une vérité objective, et comme un gain réel. Il a montré la méthode et ouvert la route, mais il a manqué le but.

Dans la critique du jugement esthétique, — il importe de le remarquer tout d’abord, — Kant conserve la méthode qui est particulière à toute sa philosophie, et que j’ai longuement étudiée plus haut : je veux dire qu’il part toujours de la connaissance abstraite, pour y chercher l’explication de la connaissance intuitive ; celle-là est une chambre obscure, où celle-ci vient se fixer à ses yeux et d’où il promène ses regards sur la réalité !

De même que, dans la Critique de la raison pure, les formes du jugement devaient lui permettre de se prononcer sur l’ensemble de notre connaissance intuitive ; de même, dans cette critique du jugement esthétique, il ne part point du beau lui-même, du beau intuitif et immédiat, mais du jugement formulé sur le beau, et qu’on appelle d’une expression fort laide, jugement de goût. C’est là son problème. Ce qui le frappe surtout, c’est qu’un tel jugement est manifestement l’expression d’un processus du sujet et qu’il a pourtant une généralité telle, qu’il semble se rapporter à une propriété de l’objet. Voilà ce qui l’a frappé, et non pas le beau lui-même. Son point de départ, c’est le verdict d’autrui, le jugement sur le beau, et non pas le beau. Autant vaudrait ne connaître les choses que par ouï dire et non par soi-même ; à peu près de la même façon, un aveugle très intelligent pourrait, avec ce qu’il a entendu dire sur les couleurs, en composer une théorie. Et réellement on ne devrait envisager les philosophèmes de Kant sur le beau que sous ce rapport. On trouverait alors que sa théorie est très judicieuse, et même on remarquerait que çà et là, il y a quelques observations justes et d’une vérité générale ; mais la solution qu’il donne est tellement inadmissible, elle répond si peu à la dignité de son objet, que nous ne pouvons l’adopter comme vérité objective : c’est pourquoi je me considère comme dispensé d’en donner la réfutation, et je renvoie sur ce point à la partie positive de mon ouvrage.

Pour ce qui est de la forme de son livre, remarquons que Kant y a été conduit par l’idée de trouver dans le concept de finalité la solution du problème du beau. L’idée est déduite ; ce qui n’est pas bien difficile, comme les successeurs de Kant nous l’ont montré. De là résulte cette union baroque de la connaissance du beau avec celle de la finalité des corps, dans une faculté de connaître qu’il appelle jugement ; et de là vient enfin, qu’il traite dans le même livre de deux sujets aussi différents. Avec ces trois facultés, la raison, le jugement et l’entendement, il entreprend ensuite des fantaisies architectoniques d’une belle symétrie ; il suffit d’ouvrir la Critique du jugement, pour voir jusqu’à quel point Kant en a le goût ; ce goût apparaît déjà dans l’ordonnance de la Critique de la raison pure, dont l’harmonie n’est obtenue que par un tour de force, mais surtout dans cette antinomie du jugement esthétique, qui est si fort tirée par les cheveux. On pourrait encore faire à Kant un grand reproche d’inconséquence ; il répète à satiété, dans la Critique de la raison pure, que l’entendement est la faculté de juger, et qu’il considère les formes de ses jugements comme les pierres angulaires de toute philosophie. Or, voici que maintenant il nous parle d’une faculté de juger toute particulière, absolument différente de l’autre. Aussi bien, ce que je nomme la faculté de juger, c’est-à-dire le pouvoir de transformer la connaissance intuitive en connaissance abstraite, et réciproquement, cette faculté, dis-je, j’en ai parlé tout au long dans la partie positive de mon ouvrage.

La partie de la Critique du jugement qui est de beaucoup la meilleure, c’est la théorie du sublime. Elle vaut incomparablement mieux que la théorie du beau, et non seulement elle nous donne, comme celle-ci, une méthode générale d’investigation, mais encore elle nous fait faire une partie du véritable chemin, à tel point, que si elle ne donne pas la solution vraie du problème, elle s’en rapproche du moins beaucoup.

C’est dans la critique du jugement téléologique que se révèle avec plus de netteté que partout ailleurs, à cause de la grande simplicité de la matière, le rare talent de Kant à tourner une idée en tous sens, et à en donner des expressions variées, jusqu’à ce qu’il en sorte un livre. Tout l’ouvrage se réduit à ceci : Bien que les corps organisés nous apparaissent nécessairement comme soumis, dans leur structure, à un concept préalable de finalité, rien ne nous autorise cependant à regarder cette finalité comme objective. Car notre intellect, auquel les choses sont données du dehors et d’une façon médiate, qui par conséquent n’en connaît jamais l’essence intime, par quoi elles naissent et subsistent, mais uniquement l’enveloppe extérieure, notre intellect, dis-je, ne peut jamais saisir que par analogie l’essence particulière aux produits de la nature organique : il les compare aux œuvres de l’industrie humaine, qui, dans leur essence, sont déterminées par une fin et par un concept correspondant à cette fin. Cette analogie est suffisante pour nous faire saisir la conformité de toutes les parties au tout, et pour nous donner un fil conducteur dans les recherches que nous pourrons faire, mais elle ne peut en aucune façon nous expliquer réellement l’origine et l’existence des corps. Car la nécessité de les concevoir comme soumis au principe de finalité est d’origine subjective. C’est à peu près ainsi que je résumerais la doctrine de Kant sur le jugement téléologique. En ce qu’elle a d’essentiel, il l’avait déjà exposée dans la Critique de la raison pure (pp. 692-702) ; mais ici encore, nous trouvons que David Hume a été le glorieux précurseur de Kant dans la connaissance de cette vérité. Lui aussi, il a discuté avec sa pénétration habituelle, la conception téléologique, dans la seconde partie de ses Dialogues concerning the natural religion. La différence essentielle qu’il y a entre la critique de Hume et celle de Kant, c’est que Hume donne cette conception comme ayant son fondement dans l’expérience, et que Kant au contraire la critique comme une idée a priori. Tous deux ont raison, et leurs explications se complètent mutuellement. Que dis-je ? pour l’essentiel, on trouve déjà la doctrine de Kant à ce sujet exprimée dans le commentaire de Simplicius sur la Physique d’Aristote : η δε πλανη γεγονε αυτοις απο του ηγεισθαι, παντα τα ενεικα του γιγνομενα κατα προαιρεσιν γενεσθαι και λογισμον, τα δε φυσει μη ουτως οραν γινομενα. Error in eis ortus est, ex eo, quod credebant omnia quæ propter finem aliquem fierent, ex proposito et ratiocinio fieri, dum videbant naturæ opera non ita fieri. (Schol. in Arist. ex edit. Berol., 354.) Là-dessus, Kant a parfaitement raison : il était nécessaire aussi, qu’après avoir montré l’incompatibilité qu’il y a entre l’existence même du monde et le concept de cause et d’effet, on fît voir ensuite que le monde, dans son essence, ne peut être considéré comme l’effet d’une cause dirigée par des motifs. Quand on songe à tout ce que la preuve physico-théologique a de spécieux (à tel point que Voltaire l’a considérée comme irréfutable), on voit combien il importait de démontrer que la subjectivité de nos perceptions, où Kant avait fait rentrer déjà le temps, l’espace et la causalité, s’étend aussi à nos jugements sur les objets de la nature, et que, par conséquent, la nécessité où nous sommes de penser ces objets comme soumis à des concepts de finalité, c’est-à-dire comme ayant existé dans une représentation avant d’exister réellement, est d’une origine aussi subjective que l’intuition de l’espace, — lequel nous apparaît pourtant comme si objectif, — et partant ne peut être considérée comme d’une vérité objective. Là-dessus, la démonstration de Kant, en dépit de longueurs fatigantes et de répétitions, est excellente. Il soutient, avec raison, que nous ne pourrons jamais expliquer l’essence des corps organiques par des causes purement mécaniques, car c’est sous ce nom qu’il range toute action aveugle et nécessaire des lois générales de la nature. Cependant, il y a encore une lacune à signaler dans cette déduction. Kant ne conteste, en effet, la possibilité d’une telle explication qu’au point de vue de la finalité, et de la préméditation apparente qu’il y a dans les objets de la nature organique. Mais nous trouvons que là même où cette finalité ne se révèle pas, les principes d’explication applicables à un domaine de la nature ne sauraient y être transportés d’un autre ; dès que nous abordons un domaine nouveau, ces principes ne nous sont plus d’aucun secours ; des lois fondamentales d’un autre genre apparaissent, dont l’explication ne saurait être trouvée dans les lois du domaine précédent. Telles sont, en mécanique, les lois de la pesanteur, de la cohésion, de l’impénétrabilité, de l’élasticité, qui (indépendamment de mon explication de toutes les forces de la nature comme degrés inférieurs de l’objectivation de la volonté) sont les manifestations de forces, dont il n’y a pas à chercher plus loin l’explication ; ces lois elles-mêmes sont dans l’ordre des phénomènes mécaniques, le principe de toute explication, car l’explication se borne à les ramener aux forces susdites. Mais si nous abandonnons ce terrain pour celui de la chimie, de l’électricité, du magnétisme, de la cristallisation, ces principes dont nous parlions ne sont plus applicables, ces lois n’ont plus de sens, ces forces sont tenues en échec par d’autres et contredites par les phénomènes nouveaux dont nous nous occupons ; ceux-ci sont régis par des lois fondamentales, qui, comme les précédentes, sont originales et irréductibles, c’est-à-dire ne peuvent se ramener à d’autres lois plus générales. Ainsi on n’arrivera jamais à expliquer avec les lois du mécanisme proprement dit la solution d’un sel dans l’eau ; que serait-ce si l’on avait affaire à des phénomènes plus compliqués de la chimie ? Dans le second livre du présent ouvrage, j’ai donné sur tous ces points d’amples explications. Des éclaircissements de ce genre eussent été, je crois, d’une grande utilité dans la critique du jugement téléologique, et en auraient fait mieux comprendre l’esprit. Ils auraient mis surtout en lumière cette idée de Kant, qu’avec une connaissance plus approfondie de l’Être en soi, dont les objets de la nature ne sont que les manifestations, aussi bien dans ses effets purement mécaniques que dans ceux qui visiblement sont soumis à une fin, — on trouverait un seul et même principe, capable de servir d’explication générale à l’un et à l’autre ordre de phénomènes. Ce principe, je crois l’avoir déterminé, en représentant la Volonté comme la seule chose en soi. C’est peut-être dans mon second livre et dans son supplément, mais surtout dans mon écrit sur la Volonté dans la nature, que j’ai saisi de la façon la plus nette et la plus profonde l’essence même de la finalité apparente et de l’harmonie du monde : je n’en dirai donc pas davantage ici.

Le lecteur qui s’intéresse à cette critique de la philosophie de Kant ne devra pas négliger de lire dans la seconde dissertation du premier volume de mes Parerga, le complément intitulé : Encore quelques éclaircissements sur la philosophie de Kant. Il faut bien considérer, en effet, que mes écrits, si peu nombreux, n’ont pas tous été composés à la fois, mais successivement, au cours d’une longue vie, et à des intervalles éloignés ; par conséquent, on ne doit pas s’attendre à trouver condensé en un seul endroit tout ce que j’ai pu dire sur un même sujet.