Le Monde comme volonté et comme représentation/Appendice/Page45

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Traduction par A. Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome deuxièmep. 323).
Kant obéit à cette idée, qu’il entrevoit confusément : que la connaissance abstraite contient en germe toute connaissance intuitive. — Critique du tableau des douze catégories : — 1. La Quantité : que les trois catégories de la quantité émanent de la raison, non de l’entendement. — 2. La Qualité : l’affirmation et la négation dérivent également de la seule raison ; il n’y a pas de jugements indéfinis. — 3. La Relation : a le jugement hypothétique : il est l’expression abstraite du principe de raison. b le jugement catégorique : il n’est que la forme générale de tout jugement. c le jugement disjonctif : caractère fictif du concept d’action réciproque. — 4. La Modalité : les trois catégories du réel, du possible et du nécessaire ne sont pas des formes originales de l’entendement ; elles se déduisent du principe de raison. — Conclusion : ce qu’il y a d’artificiel dans le système des douze catégories. 
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Je rejette toute la doctrine des catégories, et je la mets au nombre des hypothèses sans fondement qui, chez Kant, gâtent la théorie de la connaissance ; on le voit assez par la critique que je viens d’en faire, on le voit également par le relevé que j’ai dressé des contradictions de la Logique transcendantale, contradictions issues d’une confusion entre la connaissance intuitive et la connaissance abstraite ; j’ai en outre déjà signalé l’absence de toute conception claire et distincte concernant l’essence de l’entendement et de la raison : en effet dans les écrits de Kant nous n’avons trouvé sur ces deux facultés de l’esprit que des explications incohérentes, mal accordées ensemble, insuffisantes, inexactes. J’ai enfin motivé mon jugement par mes propres définitions de ces deux facultés de l’esprit ; je renvoie sur ce point à mon livre et à ses Suppléments, et pour plus de détails au Traité sur le principe de raison[1] ; les définitions en question sont très précises et très nettes ; elles sont évidemment empruntées à l’étude de notre connaissance, considérée dans son essence ; elles sont enfin pleinement d’accord avec le concept de nos deux facultés cognitives, tel qu’il s’exprime dans le langage usuel et dans les écrits de tous les temps et de tous les peuples, concept auquel d’ailleurs il ne manque rien, sinon d’être tiré au clair. Pour défendre mes définitions contre l’analyse si différente qui se trouve chez Kant, il suffit déjà en grande partie de signaler les défauts de cette exposition. — Malgré tout, pris en soi, ce tableau des jugements, sur lequel Kant fonde sa théorie de sa pensée et même toute sa philosophie, retrouve en somme sa justesse ; par suite je suis obligé de rechercher comment prennent naissance dans notre faculté de connaître ces formes générales de tout jugement : il faut que je les mette en accord avec une théorie de la connaissance. — Dans cette exposition je donnerai toujours aux concepts entendement et raison le sens qu’ils doivent avoir en vertu de mes définitions ; je suppose que le lecteur y est déjà suffisamment accoutumé.

Il y a une différence essentielle entre la méthode de Kant et celle que je suis : Kant part de la connaissance médiate et réfléchie ; moi, au contraire, je pars de la connaissance immédiate et intuitive. Il est comme celui qui évalue la hauteur d’une tour d’après son ombre ; moi au contraire je la mesure directement avec le mètre. Aussi pour lui la philosophie est-elle une science tirée des concepts ; pour moi elle est une science qui aboutit à des concepts, dérivée de la connaissance intuitive, source unique de toute évidence ; résumée, fixée dans des concepts généraux. Tout ce monde intuitif qui nous entoure, si multiple de formes, si riche de signification, Kant saute par-dessus et il s’en tient aux formes de la pensée abstraite, ce qui revient au fond, bien qu’il ne le dise nulle par, à l’hypothèse suivante : la réflexion est le décalque de toute intuition ; tout ce qu’il y a d’essentiel dans l’intuition doit être explicitement contenu dans la réflexion, bien que la forme et le dessin en soient fortement raccourcis, et par suite échappent facilement à l’attention. À ce compte, connaître l’essence et les lois de la connaissance abstraite, ce serait avoir en main tous les fils qui mettent en mouvement ce jeu de marionnettes aux bigarrures infinies qu’on appelle le monde intuitif. — Si seulement Kant avait exprimé cette proposition capitale, fondement de sa méthode, s’il était resté fidèlement d’accord avec elle, tout au moins il aurait été amené à nettement distinguer l’intuitif de l’abstrait, et alors nous n’aurions point à lutter chez lui contre des contradictions, des confusions inextricables. Mais à la façon dont il résout son problème, on voit que cette proposition fondamentale, issue de sa méthode, n’a jamais été pour lui que très vague et très flottante ; voilà pourquoi, même après avoir étudié à fond le système de Kant, on est encore réduit à la deviner.

Pour ce qui est de la méthode et de la maxime en question, elles ont beaucoup de bon ; il y a là une vue remarquable. C’est déjà sur le même principe que repose l’essence de toute science : dans la science en effet nous ne faisons pas autre chose que de résumer la complexité infinie des phénomènes intuitifs en un nombre relativement restreint de concepts abstraits avec lesquels nous organisons un système, destiné à nous permettre de réduire la totalité de ces phénomènes sous la complète dépendance de notre connaissance, d’expliquer le passé et de déterminer l’avenir. Seulement les sciences se partagent entre elles le domaine immense des phénomènes, d’après les classes différentes et multiples de ces mêmes phénomènes. À plus forte raison, c’était une entreprise hardie et heureuse de prendre les concepts en eux-mêmes, faisant abstraction de leur contenu, et d’isoler ce qu’il y a en eux d’essentiel, afin de découvrir les formes de la pensée et de déterminer d’après elles ce qu’il y a d’essentiel dans toute connaissance intuitive, par suite dans le monde en tant que phénomène. Comme d’ailleurs, en raison de la nécessité inhérente à ces formes de la pensée, on les déterminait a priori, cette découverte était elle-même d’origine subjective, et elle menait Kant précisément à son but. — Mais alors, avant d’aller plus loin, il aurait fallu rechercher quel est le rapport de la réflexion à la connaissance intuitive, question qui d’ailleurs suppose ce que Kant a négligé d’établir, savoir, une distinction nette entre l’un et l’autre de ces deux termes. Il aurait fallu rechercher également de quelle manière à proprement parler la réflexion reproduit et représente la connaissance intuitive, est-ce d’une façon pure ? ou bien au contraire la connaissance intuitive est-elle déjà altérée et en partie méconnaissable par le seul fait de sa réception sous les formes de la réflexion ? Qu’est-ce qui détermine surtout la forme de la connaissance abstraite et réfléchie ? Est-ce la forme de la connaissance intuitive, ou bien est-ce plutôt une propriété inhérente à la connaissance réfléchie elle-même ? Toujours est-il que les choses qui sont les plus hétérogènes entre elles dans la connaissance intuitive, une fois entrées dans la connaissance réfléchie, perdent leur différence ; et réciproquement bon nombre de différences, perçues dans la connaissance réfléchie, n’ont d’autre origine que le fait même de cette connaissance et ne se rapportent nullement à des différences correspondantes dans la connaissance intuitive. Cette étude aurait eu pour résultat de montrer que la connaissance intuitive, une fois introduite dans la réflexion, subit presque autant d’altérations que les aliments, qui une fois introduits dans l’organisme vivant, sont déterminés par lui à revêtir diverses formes et combinaisons, si bien qu’on ne saurait, en analysant ces combinaisons et formes, reconnaître la constitution première de l’aliment. Cependant la comparaison est un peu trop forte ; mais au moins cette étude eût montré que la réflexion ne se comporte nullement avec la connaissance intuitive comme le miroir de l’eau envers les objets qu’il reflète ; tout au plus reproduit-elle l’intuition comme l’ombre reproduit les objets : elle se contente de rendre certains contours extérieurs, elle unit en une même masse ce qu’il y a de plus complexe, et elle dessine d’un même contour les choses les plus différentes. En un mot il est impossible, en la prenant pour base, de construire d’une manière complète et sûre la forme des choses.

La connaissance réfléchie ou raison n’a qu’une forme fondamentale, le concept abstrait : cette forme est la propriété exclusive de la connaissance réfléchie et, directement, elle ne dépend en rien du monde intuitif ; celui-ci existe tout entier, bien qu’elle soit absente, pour les animaux ; et d’ailleurs il pourrait être tout autre, sans que cette forme, la réflexion, cessât pour cela de lui convenir. Mais le groupement des concepts en jugements a certaines formes déterminées et fixes ; ces formes, trouvées par l’induction, constituent le tableau des jugements. On peut en grande partie les déduire de la connaissance réfléchie elle-même, c’est-à-dire directement de la raison, particulièrement lorsqu’elles se manifestent en vertu des quatre lois de la pensée, appelées par moi vérités métalogiques, et en vertu du dictum de omni et nullo. Parmi ces formes d’autres s’expliquent par la connaissance intuitive, c’est-à-dire par l’entendement, et c’est justement là une preuve qu’il n’y a nullement lieu de recourir à un aussi grand nombre de formes spéciales de l’entendement : ces formes sont purement et simplement issues de l’unique fonction de l’entendement, savoir, la connaissance immédiate de la cause et de l’effet. D’autres enfin parmi ces formes naissent de la rencontre et de la réunion de la connaissance réfléchie et de la connaissance intuitive, ou pour mieux dire de la réception de celle-ci sous celle-là. Je vais à présent parcourir en détail les phases du jugement ; et je rapporterai l’origine de chacune d’elles à l’une des sources que j’ai indiquées. Nous avions déjà constaté que dans la déduction des catégories, l’exposition est confuse et contradictoire : désormais il sera évident que cette déduction est une chose inutile, une hypothèse dénuée de fondement.

1. Ce qu’on appelle quantité des jugements vient de l’essence des concepts considérés comme tels ; par suite la quantité repose exclusivement sur la raison, et n’a aucune relation immédiate avec l’entendement ou la connaissance intuitive. — En effet, comme je l’ai expliqué dans le premier livre, c’est une propriété essentielle des concepts pris comme tels, d’avoir un domaine circonscrit, une sphère ; le plus large, le plus indéterminé contient le plus étroit et le plus déterminé ; mais celui-ci à son tour peut être considéré isolément. Cette dernière opération peut se faire, soit en se bornant à caractériser d’une manière générale le petit concept comme une partie indéterminée du grand, soit encore en distinguant le petit concept d’une manière précise et complète grâce à l’emploi d’un nom particulier. Le jugement qui accomplit cette opération s’appelle dans le premier cas un jugement particulier[2] ; dans le second, un jugement général[3]. Voici un exemple : Soit une seule et même partie de la sphère du concept arbre : elle peut être isolée soit par un jugement spécial, soit par un jugement général ; en effet, l’on peut dire, ou bien : « certains arbres portent des noix de galle », ou bien : « tous les chênes portent des noix de galle ». — On voit que la différence des deux opérations est très petite ; disons même que, si on peut les distinguer, cela tient à la richesse de la langue. Malgré cela, Kant a prétendu que cette différence est l’indice de deux opérations foncièrement différentes, de deux fonctions, de deux catégories de l’entendement pur, lequel, par ce moyen, détermine a priori l’expérience.

L’on peut enfin se servir d’un concept pour arriver par le moyen de ce concept à une représentation déterminée, particulière, intuitive, laquelle, accompagnée de plusieurs autres, a donné lieu à ce concept : cette opération se fait par le jugement particulier[4]. Un tel jugement se borne à marquer les limites de la connaissance abstraite et de la connaissance intuitive, du reste il sert de transition pour passer immédiatement à celle-ci : « Cet arbre-ci porte des noix de galle ». — Kant a encore fait de cela une catégorie particulière.

Après tout ce que nous avons dit, il n’y a plus lieu de discuter là-dessus.

2. La qualité des jugements, elle aussi, réside uniquement dans le domaine de la raison ; elle n’est nullement le reflet[5] d’une loi de l’entendement qui rendrait l’intuition possible ; par suite, il est inutile d’y recourir. La nature des concepts abstraits, laquelle est précisément l’essence de la raison, conçue objectivement, comporte la possibilité d’unir et de séparer leurs sphères[6] ; et c’est sur cette possibilité que reposent deux lois générales de la pensée qui à leur tour supposent elles-mêmes cette possibilité : ces deux lois sont la loi d’identité et celle de contradiction ; pour moi je leur ai attribué la vérité métalogique, attendu qu’elles émanent a priori de la raison et qu’on n’en doit pas chercher l’explication ailleurs. Ces lois exigent que ce qui est uni soit uni, que ce qui est séparé soit séparé ; par suite elles empêchent que ce qui est une fois posé soit enlevé ; donc elles supposent la possibilité de l’union et de la séparation des sphères, c’est-à-dire le jugement. Mais tout cela, quant à la forme, repose uniquement et exclusivement sur la raison ; cette forme n’est point empruntée, comme le contenu des jugements, à la connaissance intuitive de l’entendement ; par suite il est inutile de lui chercher dans la connaissance intuitive aucun corrélatif, aucun analogue. L’intuition, une fois engendrée par et pour l’entendement, est arrivée à la perfection ; elle n’est plus sujette à aucun doute ni à aucune erreur ; l’affirmation et la négation lui sont inconnues ; car elle s’exprime elle-même, et elle n’a point, comme la connaissance abstraite de la raison, toute sa valeur et tout son contenu à la merci de quelque chose d’extérieur : telle est en effet la loi qu’impose à la connaissance abstraite le principe de raison de la connaissance. Donc l’intuition est purement réalité, toute négation est étrangère à son essence et ne peut être ajoutée à l’intuition que par la réflexion, c’est-à-dire que par le fait la négation demeure, — ici comme partout, dans le domaine de la pensée abstraite.

Aux jugements affirmatifs et négatifs, Kant ajoute encore, faisant revivre les chimères des scolastiques, les jugements infinis ; c’est un bouche-trou subtilement inventé ; mais en réalité une telle classe de jugements ne méritait pas même qu’il en fût question. Bref, c’est encore une fausse fenêtre, comme Kant en a tant fait dans l’intérêt de la symétrie architectonique.

3. Sous le concept très vaste de la relation, Kant a groupé trois espèces de jugements tout à fait différentes ; il nous faut donc, pour en connaître l’origine, les étudier séparément.

a. Le jugement hypothétique est l’expression abstraite de la forme la plus générale de toute notre connaissance, le principe de raison. Or ce principe a quatre significations tout à fait différentes ; dans chacune de ces quatre significations, il émane d’une faculté de connaissance différente et il concerne une classe de représentations également différente ; j’ai déjà démontré tout cela en 1813 dans ma Dissertation sur le principe de raison. De là il résulte assez clairement que l’origine du jugement hypothétique, cette forme générale de la pensée, ne peut pas être simplement, comme le veut Kant, l’entendement et sa catégorie de la causalité ; car la loi de causalité, qui, d’après mon exposition, est l’unique forme de connaissance de l’entendement pur, la loi de causalité n’est qu’une des expressions du principe de raison lequel comprend toute connaissance pure ou a priori ; or le principe de raison, dans chacune de ses quatre significations, a pour expression cette forme hypothétique du jugement. Maintenant nous voyons tout à fait clairement cette vérité, que certaines connaissances ont beau être tout à fait différentes quant à leur origine et à leur signification ; que malgré tout, si on les pense abstraitement par le moyen de la raison, l’on découvre qu’en elles l’union des concepts, les jugements ont une seule et même forme, et que dans cette forme il n’y a plus de distinction à faire ; qu’en un mot, pour établir des différences, il faut retourner à la connaissance intuitive et abandonner tout à fait la connaissance abstraite. Aussi est-ce le contraire de la bonne méthode que celle inaugurée en cette matière par Kant. En quoi consistait-elle en effet ? À se mettre au point de vue de la connaissance abstraite pour découvrir les éléments et les rouages intérieurs de la connaissance intuitive elle-même ! D’ailleurs l’on peut, dans une certaine mesure, considérer tout mon traité préparatoire sur le principe de raison comme une étude approfondie de la forme hypothétique du jugement et de sa signification ; je ne m’appesantis donc pas davantage sur cette matière.

b. La forme du jugement catégorique n’est pas autre chose que la forme du jugement en général dans le sens le plus exact du mot. En effet, rigoureusement parlant, ce qui s’appelle juger, c’est uniquement penser la liaison ou l’incompatibilité des sphères des concepts : par suite la liaison hypothétique et la liaison disjonctive ne sont point, à proprement parler, des formes particulières de jugement ; en effet, on se borne à les superposer sur des jugements déjà préparés ; mais dans ces jugements la liaison des concepts demeure toujours et nécessairement la liaison catégorique ; les formes hypothétiques et disjonctives servent toutefois à relier les jugements entre eux, puisque la première exprime leur dépendance respective la deuxième leur incompatibilité. Mais les simples concepts n’ont qu’une seule relation entre eux, celle qui s’exprime dans les jugements catégoriques. Si l’on veut déterminer de plus près cette relation, si l’on veut y faire des subdivisions, l’on peut distinguer la pénétration mutuelle et la complète séparation des sphères des concepts, c’est-à-dire l’affirmation et la négation, lesquelles d’ailleurs ont été érigées par Kant en deux catégories particulières sous un titre tout différent, la qualité. La pénétration et la séparation se subdivisent à leur tour, selon que les sphères sont pénétrées entièrement par d’autres sphères ou seulement en partie ; ce point de vue constitue la quantité des jugements ; de celle-ci Kant a encore fait une classe de catégorie à part. De cette façon il séparait des choses tout à fait voisines, identiques même, je veux dire les nuances presque imperceptibles de la seule relation possible des concepts entre eux. Au contraire il unissait sous la rubrique relation des choses fort différentes.

Les jugements catégoriques ont pour principe métalogique l’identité et la contradiction, lois de la pensée. Mais la raison qui donne lieu à l’union des sphères des concepts, qui confère au jugement — c’est-à-dire à cette union — la vérité, cette raison n’est pas du même ordre dans tous les jugements : selon l’ordre auquel elle appartient, la vérité du jugement peut être logique, empirique, métaphysique ou métalogique ; j’ai du reste expliqué ce point dans mon traité préparatoire (§§ 30,33) et il est inutile d’y revenir ici. L’on voit par là combien différentes peuvent être les variétés de la connaissance immédiate, bien qu’abstraitement parlant nous nous les représentions toutes comme l’union des sphères de deux concepts, l’un sujet, l’autre prédicat ; l’on voit qu’il est tout à fait impossible d’invoquer, pour correspondre à cette connaissance immédiate et pour la produire, une seule et unique fonction de l’entendement. Voici par exemple les jugements suivants : « L’eau cuit les aliments. — Le sinus est la mesure de l’angle. — La volonté se décide. — L’occupation distrait — La distinction est difficile. — » Ils expriment par la même forme logique les relations les plus diverses : cela nous prouve encore une fois combien il est absurde de vouloir se mettre au point de vue de la connaissance abstraite pour analyser la connaissance immédiate et intuitive. — D’ailleurs une connaissance venue de l’entendement proprement dit, dans le sens que j’attache à ce mot, ne peut donner naissance à un jugement catégorique, si ce n’est à un jugement catégorique exprimant une causalité ; or cela est le cas de tous les jugements qui expriment une qualité physique. En effet, lorsque je dis : « Ce corps est lourd, dur, liquide, vert, acide, alcalin, organique, etc… », cela exprime toujours la manière dont ce corps agit, autrement dit une connaissance qui n’est possible que par l’entendement pur. Or les connaissances de cette espèce ayant été exprimées abstraitement, sous forme de sujet et prédicat, à la manière de plusieurs autres connaissances fort différentes (telles que par exemple la subordination de concepts souverainement abstraits), l’on a transporté les simples rapports des concepts entre eux dans la connaissance intuitive, et l’on s’est figuré que le sujet et le prédicat du jugement devaient avoir dans l’intuition leur corrélatif propre et spécial : la substance et l’accident. Mais je démontrerai plus loin que le concept de substance n’a, en réalité, d’autre contenu que celui du concept de matière. Quant aux accidents, ils correspondent simplement aux différentes espèces d’activité : par conséquent la prétendue idée de substance et d’accident se réduit à l’idée de cause et d’effet, idée de l’entendement pur. Mais comment, à vrai dire, prend naissance la représentation de la matière ? cette question est traitée en partie dans mon premier livre[7], puis d’une manière plus étendue dans mon traité sur le Principe de Raison[8] ; pour le reste, je compte l’étudier de plus près encore, lorsque j’examinerai le principe de permanence de la matière.

c. Les jugements disjonctifs ont leur origine dans le principe du tiers exclu, loi de la pensée et vérité métalogique ; par suite ils sont la propriété exclusive de la raison pure et ils n’ont point leur origine dans l’entendement. En déduisant des jugements disjonctifs la catégorie de la communauté (Gemeinschaft) ou action réciproque (Wechselwirkung), Kant a donné un exemple bien frappant des violences qu’il se permet de temps en temps à l’égard de la vérité, par pur amour de la symétrie architectonique. L’impossibilité de cette déduction a été déjà souvent et à bon droit signalée ; elle a été démontrée par nombre d’arguments ; je renvoie entre autres à la Critique de la philosophie théorétique, par G.-E. Schulze et à l’Épicritique de la philosophie, par Berg. — Quelle analogie réelle y a-t-il entre la détermination d’un concept mise en lumière par des prédicats qui s’excluent mutuellement, et, d’autre part, l’idée d’action réciproque ? Ces deux termes sont même tout à fait opposés : en effet dans le jugement disjonctif, par le fait seul que l’on pose l’un des deux membres, l’on supprime nécessairement l’autre ; au contraire, lorsque l’on pense deux choses sous la relation d’action réciproque, par le fait seul que l’on pose l’une, l’on pose aussi nécessairement l’autre, et réciproquement. Donc le véritable correspondant logique de l’action réciproque est incontestablement le cercle vicieux ; en effet, dans le cercle vicieux comme dans l’action réciproque, le principe est conséquence et, réciproquement, la conséquence est principe. De même que la logique répudie le cercle vicieux, la métaphysique, elle aussi, doit bannir le concept d’action réciproque. Aussi suis-je tout à fait résolu à démontrer ce qui suit : il n’existe point d’action réciproque au sens propre du mot ; ce concept a beau être — grâce au défaut si commun de précision dans la pensée — d’un usage populaire ; toujours est-il que, si on l’examine de près, on en découvre le vide, la fausseté, le néant. Tout d’abord, que l’on se rappelle ce qu’est la causalité ; je renvoie également, à titre d’éclaircissement, à l’exposition que j’ai faite de la causalité, dans mon traité préparatoire (§ 20), dans mon mémoire sur la Liberté de la volonté (Ch. III. pp. 27 et suiv.), et enfin dans le quatrième livre de mes Suppléments. La causalité est la loi d’après laquelle les états de la matière se déterminent une place dans le temps. Dans la causalité il n’est question que des états, c’est-à-dire que des changements, mais non point de la matière, en tant que matière, ni de ce qui demeure sans changer la matière en tant que matière ne rentre point sous la loi de causalité, puisqu’elle ne devient point et qu’elle ne passe point ; par conséquent la causalité ne règne point sur la totalité des choses, comme on le dit communément, mais seulement sur les états de la matière. La loi de causalité n’a rien à faire avec ce qui demeure ; car là où rien ne change, il n’y a pas d’action, il n’y a pas de causalité, il n’y a qu’un état de repos permanent. — Si maintenant cet état vient à changer, de deux choses l’une : ou bien le nouvel état est encore un état permanent, ou bien il ne l’est point ; dans ce cas il en amène aussitôt un troisième, et la nécessité, qui préside à ce changement, est précisément la loi de causalité ; or la loi de causalité, étant une expression du principe de raison, n’a pas besoin de plus ample explication, attendu que le principe de raison est lui-même la source de toute explication, de toute nécessité. De là il résulte clairement que le fait d’être cause et effet se trouve en étroite liaison, en rapport nécessaire avec la succession dans le temps. Que faut-il en effet pour que l’état A soit cause et l’état B effet ? Il faut que l’état A précède dans le temps l’état B, que leur succession soit nécessaire et non point contingente, autrement dit qu’elle ne soit pas une simple suite, mais une conséquence. Mais le concept d’action réciproque implique que les deux sont à la fois effet et cause l’un de l’autre : cela revient à dire que chacun des deux est à la fois antérieur et postérieur à l’autre, ce qui est un non-sens. Deux états simultanés, qui se nécessiteraient l’un l’autre, c’est chose inadmissible. Qu’y a-t-il en effet au fond de ce concept, deux états nécessairement liés et simultanés ? En réalité ces deux états n’en font qu’un seul : pour que cet état dure, il faut, il est vrai, la présence permanente de toutes ses déterminations ; mais sans que parmi ces déterminations il s’agisse ni de changement ni de causalité : il n’y est question que de durée et de repos. Et qu’implique encore notre concept ? Uniquement ceci, à savoir que, si une seule des déterminations de l’état ainsi existant vient à être changée, le nouvel état survenu par ce fait ne peut être durable, qu’il est pour le reste des déterminations de l’état primitif une cause d’altération, et par suite qu’il occasionne lui-même un nouvel et troisième état : toutes choses qui ont lieu purement et simplement d’après la loi de causalité ; il n’y a point là de place pour une nouvelle loi, telle que l’action réciproque.

J’affirme également d’une manière absolue qu’il n’y a pas un seul exemple à citer en faveur du concept d’action réciproque. De tous ceux que l’on pourrait invoquer, les uns se ramènent à un état de repos, où le concept de causalité n’a aucune application, puisqu’il n’a de sens qu’en présence du changement ; les autres se ramènent à une succession alternative d’états périodiquement analogues, se conditionnant entre eux ; or ce dernier cas, lui aussi, peut être parfaitement expliqué par la simple causalité. Voici un exemple de la première série : ce sont les plateaux de la balance amenés au repos par l’égalité de leur poids ; ici il n’y a aucune action, car il n’y a aucun changement : c’est un état de repos ; également partagée de part et d’autre, la pesanteur fait effort, mais elle ne peut manifester sa force par aucun effet, ainsi qu’il arrive dans tout corps appuyé sur son centre de gravité. Sans doute il suffit d’enlever l’un des poids pour donner lieu à un second état, lequel devient aussitôt la cause d’un troisième, à savoir la chute du second plateau ; mais ce fait n’arrive que d’après la simple loi d’effet et de cause, et ne donne lieu à aucune catégorie spéciale de l’entendement non plus qu’à aucune dénomination particulière. Veut-on un exemple de la deuxième série ? En voici un : Pourquoi le feu continue-t-il de brûler ? Parce que la combinaison de l’oxygène avec le combustible est une cause de chaleur ; à son tour cette chaleur devient cause, elle amène le retour de la combinaison. Il y a là tout simplement un enchaînement de causes et d’effets, dont les membres sont analogues alternativement : la combustion A détermine la chaleur effective B ; celle-ci détermine une nouvelle combustion C — c’est-à-dire un nouvel effet qui est analogue à la cause A, bien que numériquement il ne lui soit pas identique ; — la combustion C détermine une nouvelle chaleur D, — laquelle est identique non point à l’effet B, mais à son concept, c’est-à-dire est analogue à l’effet B —, et ainsi indéfiniment. Dans les Aspects de la nature[9] de Humboldt, je trouve un curieux exemple de ce que, dans la vie commune, on nomme action réciproque. C’est dans une théorie sur les déserts. Dans les déserts de sable, il ne pleut pas, mais il pleut sur les montagnes boisées qui les entourent. Ce n’est point l’attraction, exercée par les montagnes sur les nuages, qui en est cause ; voici comment les choses se passent : la colonne d’air échauffé qui monte de la plaine sablonneuse empêche les bulles de vapeur de se condenser et pousse les nuages sur les hauteurs. Sur la montagne le courant d’air qui s’élève perpendiculairement est plus faible, les nuages s’abaissent et par suite ils tombent en pluie, en raison de la plus grande fraîcheur de l’air. De cette façon le manque de pluie et la stérilité du désert se trouvent, l’un avec l’autre, en relation d’action réciproque ; il ne pleut pas parce que la surface sablonneuse échauffée fait rayonner plus de chaleur ; le désert ne devient ni une steppe ni une plaine herbeuse, parce qu’il ne pleut pas. Mais il est évident qu’ici encore nous n’avons affaire, comme dans l’exemple précédent, qu’à une succession de causes et d’effets analogues entre eux périodiquement ; donc il n’y a rien là qui soit absolument différent de la simple causalité. Tout se passe de la même façon dans les oscillations du pendule, dans l’entretien du corps organique par lui-même ; là également chaque état en amène un autre, lequel est spécifiquement identique à l’état qui l’a occasionné, mais en est numériquement différent ; seulement ici la chose est plus compliquée ; car la chaîne se compose non plus de deux sortes de membres, mais d’un très grand nombre de membres d’espèces différentes ; de cette façon les membres analogues ne se reproduisent qu’après insertion d’un très grand nombre de membres différents. Mais ici encore nous n’avons devant les yeux qu’une application de l’unique et simple loi de causalité, laquelle règle la succession des différents états. Il n’y a là rien qui ait besoin pour être conçu d’une fonction nouvelle et spéciale de l’entendement.

Pourtant, on pourrait essayer d’invoquer, en faveur du concept d’action réciproque, l’égalité de l’action et de la réaction. Il faut s’entendre là-dessus ; c’est un point sur lequel j’insiste beaucoup ; dans ma Dissertation sur le principe de raison, j’ai démontré en détail en quoi consistait cette égalité ; que la cause et l’effet ne sont point deux corps, mais deux états successifs des corps ; que par suite chacun de ces deux états concerne tous les corps qui sont en jeu ; que par conséquent l’effet, c’est-à-dire l’état nouvellement produit, le choc, par exemple, distribue son influence aux deux corps dans une même mesure : plus est modifié le corps qui subit le choc, plus l’est aussi celui qui le donne (chacun en raison de sa masse et de sa vitesse). Si l’on veut nommer ce phénomène action réciproque, toute action devient action réciproque et alors l’action réciproque n’est plus un nouveau concept, encore bien moins une nouvelle fonction de l’entendement, mais simplement un synonyme superflu du mot causalité. Du reste, Kant lui-même exprime cette idée ou plutôt la laisse échapper dans les Fondements métaphysiques des sciences de la nature, au début de la démonstration du quatrième principe de la mécanique : « toute action extérieure dans le monde, dit-il, est action réciproque ». Dès lors, à quoi bon supposer dans l’entendement des fonctions a priori différentes pour la causalité simple et pour l’action réciproque ? pourquoi la succession réelle des choses ne serait-elle possible et connaissable que par l’intermédiaire de la causalité, leur existence simultanée que par celui de l’action réciproque ? Car alors, si toute action était action réciproque, la succession serait identique à la simultanéité, par suite tout serait simultané dans le monde. — S’il y avait réellement une action réciproque, le mouvement perpétuel serait possible, et même certain a priori : or chacun affirme qu’il est impossible ; c’est qu’au fond nous sommes tous convaincus qu’il n’y a ni action réciproque ni forme de l’entendement qui y corresponde.

Aristote lui aussi nie l’action réciproque au sens propre du mot : il fait la remarque suivante : deux choses peuvent être réciproquement causes l’une de l’autre, mais à condition que pour chacune d’elle on entende le mot cause dans un sens différent. Par exemple étant données deux choses, l’une agit sur l’autre comme motif, celle-ci agit sur celle-là comme cause efficiente. C’est ce qu’Aristote exprime en deux passages dans les mêmes termes[10] : « Έστι δὲ τινὰ ϰαὶ άλλήλων αίτια, οίον τὸ πονεῖν αίτιον τῇς εύεξίας, ϰαὶ αΰτη τοῦ πονεῖν άλλ ηύ τόν αύτὸν τρόπον ; άλλά τὸ μὲν ὼς τὲλς, τὸ δὲ ὼς άρχή ϰινήσεως. — Il est des choses qui sont mutuellement causes les unes des autres : par exemple l’exercice est cause de la bonne habitude, et celle-ci est cause de l’exercice, mais non dans le même sens ; la bonne habitude est cause finale, l’exercice est cause efficiente. » Si de plus il admettait encore une action réciproque proprement dite, il en ferait mention ici, puisqu’il prend soin en deux passages d’énumérer d’une manière complète les sortes de causes qui peuvent se présenter. Dans les Analytiques[11], il parle d’un échange circulaire entre les causes et les effets ; mais il ne parle point d’action réciproque.

4. Les catégories de la modalité ont sur toutes les autres un grand avantage : ce que chacune d’elles exprime correspond véritablement à la forme du jugement dont on la déduit ; or avec les autres catégories ce n’est presque jamais le cas, attendu que le plus souvent elles sont déduites des formes du jugement de la manière la plus forcée, et la plus arbitraire.

Ce sont les concepts du possible, du réel et du nécessaire qui donnent lieu aux jugements problématiques, assertoriques et apodictiques, rien n’est plus vrai. Mais, d’après Kant, ces concepts sont des formes particulières, originales, irréductibles, de l’entendement ; je dis que cela est faux. Loin d’être eux-mêmes originaux, ces concepts procèdent de l’unique forme originale et a priori de toute connaissance, je veux dire le principe de raison ; ajoutons que l’idée de nécessité dérive immédiatement de ce principe ; au contraire, c’est seulement après l’application de la réflexion à l’idée de nécessité que naissent les concepts de contingence, possibilité, impossibilité, réalité. Ce n’est point une faculté unique de l’esprit qui leur donne naissance : ils ont, ainsi que nous l’allons voir, leur origine dans un conflit entre la connaissance abstraite et la connaissance intuitive.

J’affirme que les concepts suivants : être nécessaire et être la conséquence d’une raison donnée sont des termes parfaitement convertibles et identiques. Nous ne pouvons connaître ni même penser aucune chose comme nécessaire, à moins de la considérer comme la conséquence d’une raison donnée ; et à part cette dépendance impliquant que la chose nécessaire est amenée par une autre dont elle est la conséquence infaillible, le concept de nécessité ne contient absolument rien. Le concept naît et subsiste purement et simplement par l’application du principe de raison. Par suite il y a, conformément aux différents aspects de ce principe une nécessité physique (celle qui lie l’effet à la cause), une nécessité logique (qui résulte du principe de raison imposé à la connaissance, et qui se manifeste dans les jugements analytiques, dans les raisonnements etc., (une nécessité mathématique) dérivée de la raison d’être par rapport à l’espace et au temps), et enfin une nécessité pratique ; par cette dernière je n’entends point le fait d’être déterminé par un prétendu impératif catégorique ; je désigne simplement l’action qui survient nécessairement, tel caractère empirique étant donné, sous l’impulsion des motifs ordinaires. Toute nécessité est simplement relative, car elle est subordonnée au principe de raison dont elle émane : par suite une nécessité absolue est une contradiction. — Pour le reste, je renvoie à ma Dissertation sur le principe de raison[12].

Le terme contradictoirement opposé à la nécessité, c’est-à-dire la négation de la nécessité, est la contingence. Le contenu de ce concept est négatif ; en effet, il se borne à ceci : « Absence de toute liaison exprimée par le principe de raison. » Aussi le contingent n’est-il jamais que relatif ; il est contingent par rapport à quelque chose qui n’est point sa raison. Toute chose, de quelque espèce qu’elle soit, par exemple toute conjoncture prise dans le monde réel, est toujours à la fois nécessaire et contingente : nécessaire par rapport à la chose unique qui est sa raison d’être ; contingente par rapport à tout le reste. Tout objet en effet se trouve, dans l’espace et dans le temps, en contact avec ce qui n’est point sa cause ; mais c’est là une simple rencontre, ce n’est pas une liaison nécessaire ; de là les mots συμπτῶμα, contingens, contingence, Zufall. La contingence absolue est aussi inconcevable que la nécessité absolue. Que serait en effet un objet absolument contingent ? Il ne serait avec aucun autre objet en relation de conséquence à principe. L’inconcevabilité d’une contingence absolue correspond justement au contenu du principe de raison négativement exprimé ; et il faudrait violer ce principe pour penser un objet absolument contingent ; dès lors la contingence elle-même n’aurait plus aucun sens, puisque le concept du contingent ne signifie quelque chose que par rapport au principe de raison. Qui dit en effet contingent, dit deux objets qui ne sont point entre eux dans un rapport de cause à effet.

Dans la nature, en tant qu’elle est représentation intuitive, tout ce qui arrive est nécessaire ; car chaque chose qui arrive procède de sa cause. Mais si nous considérons une chose particulière par rapport à ce qui n’en est point la cause, nous nous apercevons qu’elle est contingente : et c’est déjà là faire œuvre de réflexion abstraite. Nous pouvons maintenant, étant donné un objet de la nature, faire complète abstraction de ses relations causales, positive et négative, c’est-à-dire de sa nécessité et de sa contingence ; le genre de connaissance qui résulte de là se trouve compris sous le concept du réel ; cette connaissance se borne à considérer l’effet, sans remonter à la cause ; or c’est par rapport à cette dernière que l’effet pourrait être qualifié de nécessaire, et par rapport à tout le reste qu’il pourrait être qualifié de contingent. Tout cela tient, en dernière analyse, à ce que la modalité du jugement exprime le rapport de notre connaissance avec les choses plutôt que la nature objective des choses elles-mêmes. Du reste, comme dans la nature toute chose procède d’une cause, tout ce qui est réel est en même temps nécessaire. Mais, entendons-nous, nécessaire en cet instant du temps, en ce point de l’espace : car c’est là que se borne la détermination opérée par la loi de causalité. Abandonnons maintenant la nature intuitive pour passer à la pensée abstraite ; nous pouvons, en exerçant notre réflexion, nous représenter toutes les lois de la nature, qui nous sont connues les unes a priori, les autres a posteriori ; et cette représentation abstraite contient tout ce qui dans la nature existe en un instant quelconque, en un lieu quelconque, abstraction faite de tout lieu et de tout instant déterminés. Dès lors et par une telle réflexion, nous entrons dans le vaste domaine de la possibilité. Quant à ce qui ne trouve aucune place dans ce domaine, c’est l’impossible. Il est évident que possibilité et impossibilité n’existent qu’au regard de la réflexion, de la connaissance abstraite de la raison et non au regard de la connaissance intuitive ; toutefois c’est aux formes pures de cette dernière que la raison emprunte la détermination du possible et de l’impossible. Du reste les lois de la nature, qui nous servent de point de départ dans la détermination du possible et de l’impossible, étant connues les unes a priori, les autres a posteriori, il s’ensuit que la possibilité et l’impossibilité sont tantôt métaphysiques, tantôt purement physiques.

Cette exposition n’avait besoin d’aucune preuve, car elle s’appuie directement sur la connaissance du principe de raison et sur le développement des concepts du nécessaire, du réel et du possible ; d’ailleurs, elle montre suffisamment que Kant n’avait aucune raison d’inventer trois formes spéciales de l’entendement pour chacun de ces trois concepts : ici encore aucune considération ne l’a arrêté dans le développement de sa symétrie architectonique.

À cela s’ajoute encore une autre faute très grave. Suivant sans doute l’exemple de la philosophie antérieure, il a confondu ensemble les concepts du nécessaire et du contingent. En effet, sur ce point, la philosophie antérieure avait fait un mauvais usage de l’abstraction. Voici comment : il était évident qu’une fois donnée la raison d’une chose, cette chose suit inévitablement, c’est-à-dire qu’elle ne peut pas ne pas être, et qu’elle est nécessaire. Mais on s’en est tenu uniquement à cette dernière détermination et l’on a dit : est nécessaire toute chose qui ne peut être autrement qu’elle n’est et dont le contraire est impossible. Dès lors on perdit de vue la raison et la racine d’une telle nécessité, on ne prit point garde que toute nécessité était, en vertu de cette racine même, relative, et l’on forgea ainsi la fiction tout à fait impossible à penser d’une nécessité absolue, c’est-à-dire d’une chose qui, d’une part, existerait aussi nécessairement que la conséquence découle du principe, mais qui, d’autre part, ne découlerait elle-même d’aucune raison, ne dépendrait de rien ; ce qui est une absurde pétition de principe, en contradiction avec le principe de raison. Puis, partant de cette fiction et prenant exactement le contre-pied de la vérité, on a pris pour contingent tout ce qui est déterminé par une cause ; cela, parce que dans ce genre de nécessité on avait surtout considéré son caractère relatif, et qu’on la comparait avec la nécessité absolue, cette invention en l’air, ce concept contradictoire[13]. Kant, lui aussi, adopte cette détermination absurde du contingent, et il la donne à titre de définition[14]. Il tombe même, à ce sujet, dans les contradictions les plus évidentes : il dit, à la page 301 : « Tout ce qui est contingent a une cause », et il ajoute : « Est contingent, ce dont le non-être est possible ». Mais ce qui a une cause ne peut pas ne pas être, par conséquent est nécessaire. — D’ailleurs, l’origine de cette fausse définition de la nécessité de la contingence se trouve déjà chez Aristote[15] ; il définit le nécessaire ce dont le non-être est impossible : il oppose au nécessaire ce dont l’être est impossible : et, entre les deux, il place ce qui peut être et aussi ne pas être, c’est-à-dire ce qui naît et ce qui meurt : tel est pour lui le contingent. D’après ce qui précède, il est clair que cette définition — comme tant d’autres chez Aristote — vient d’un esprit qui s’en est tenu aux simples concepts, au lieu de remonter au concret, à l’intuitif ; là pourtant est la source de tous les concepts abstraits, là par suite est leur pierre de touche. « Quelque chose dont le non-être est impossible », cela peut se penser, à la rigueur, abstraitement ; mais si nous passons au concret, au réel, à l’intuitif, nous sommes incapables d’asseoir la simple possibilité de cette conception, à moins d’invoquer, comme nous l’avons fait, la conséquence découlant d’un principe donné, conséquence d’ailleurs dont la nécessité n’est jamais que relative et conditionnée.

À cette occasion, j’ajoute encore certaines remarques concernant les concepts de la modalité. Puisque toute nécessité repose sur le principe de raison et est par le fait relative, tous les jugements apodictiques sont, originairement et en dernière analyse, hypothétiques. Ils ne deviennent catégoriques que par l’intervention d’une mineure assertorique, c’est-à-dire dans la conclusion d’un raisonnement. Si cette mineure est encore incertaine et si cette incertitude est exprimée, la conclusion devient un jugement problématique.

Ce qui est apodictique d’une manière générale — c’est-à-dire en tant que règle — une loi de la nature par exemple, n’est jamais que problématique par rapport à un cas particulier : car il faut avant tout, pour que la loi se trouve appliquée, la présence effective de la condition qui fait rentrer ce cas particulier dans la règle en question. La réciproque est vraie. Voici comment : tout fait particulier est, en tant que tel, nécessaire, apodictique, puisque tout changement particulier est nécessité par sa cause ; mais, si l’on exprime le même fait d’une manière générale, il redevient problématique ; car la cause, qui était intervenue, n’était impliquée que dans le cas particulier ; le jugement apodictique, toujours hypothétique, n’exprime jamais que des lois générales, il n’exprime point directement les cas particuliers.

Voici du reste l’explication de ces différences : le possible appartient exclusivement au domaine de la réflexion et n’existe que pour la raison ; le réel appartient exclusivement au domaine de l’intuition et n’existe que pour l’entendement ; le nécessaire appartient à l’un et à l’autre domaine, il existe à la fois pour l’entendement et pour la raison. L’on peut même dire, à proprement parler, que la différence entre nécessaire, réel et possible ne se présente qu’à la pensée abstraite, au point de vue des concepts ; dans le monde réel, les trois termes se confondent en un seul. En effet, tout ce qui arrive, arrive nécessairement, puisque tout ce qui arrive, arrive par une cause, laquelle possède, à son tour, sa cause, et ainsi de suite : la totalité des événements, accomplis dans le monde, grands et petits, constitue un enchaînement unique d’événements nécessaires, étroitement liés. Par conséquent toute chose réelle est en même temps nécessaire, et il n’y a, dans le monde, aucune différence entre réalité et nécessité : ce qui n’est point arrivé — autrement dit ce qui n’est point devenu réel — n’était pas non plus possible : les causes, sans lesquelles cet événement imaginaire ne pouvait se produire, ne se sont pas produites elles-mêmes et ne pouvaient se produire dans la grande chaîne des causes ; par conséquent l’événement en question était impossible. Tout événement est donc ou nécessaire ou impossible. Tout cela n’est vrai que du monde empirique et réel, c’est-à-dire de l’ensemble des choses particulières, de tout le particulier considéré comme tel. Considérons au contraire, au moyen de la raison, les choses en général ; concevons-les abstraitement ; dès lors, nécessité, réalité, possibilité deviennent distinctes l’une de l’autre ; tout ce qui est conforme a priori aux lois propres de notre intellect, nous le reconnaissons d’une manière générale comme possible ; ce qui correspond aux lois empiriques de la nature, nous le reconnaissons comme possible en ce monde, même si cela n’est point réel ; c’est assez dire que nous faisons ici une distinction entre possible et réel. En soi le réel est toujours nécessaire ; mais il n’est conçu comme tel que par celui qui connaît sa cause ; abstraction faite de la cause, il est et il s’appelle contingent. Cette considération nous donne la clef du problème des possibles (περὶ δυνατῶν), agité entre le mégarique Diodore et le stoïcien Chrysippe, exposé d’ailleurs par Cicéron dans le De Fato. Diodore soutient l’opinion suivante : « N’a été possible que ce qui devient réel ; tout ce qui est réel est également nécessaire. » — Chrysippe dit au contraire : « Il y a beaucoup de choses possibles qui ne deviennent jamais réelles ; car il n’y a que le nécessaire qui devienne possible ». — Voici comment nous pouvons éclaircir la question. La réalité est la conclusion d’un raisonnement dont les prémisses sont fournies par la possibilité. Mais il ne suffit pas que la possibilité soit affirmée par la majeure, il faut encore qu’elle le soit par la mineure ; ce n’est que l’accord de la majeure et de la mineure qui constitue la pleine possibilité. La majeure en effet donne abstraitement une possibilité générale, purement théorétique ; mais elle n’implique rien qui soit effectivement possible, c’est-à-dire susceptible de devenir réel. Pour accomplir ce progrès dans le raisonnement, il faut la mineure : la mineure établit la possibilité pour le cas particulier, puisqu’elle fait rentrer ce cas dans la règle générale. De là sort naturellement la réalité. Exemple :

Majeure. Le feu est capable de détruire toute maison (par suite aussi la mienne).

Mineure. Le feu prend à ma maison.

Conclusion. Le feu détruit ma maison.

Toute proposition générale, et par suite toute majeure, ne détermine les choses au point de vue de leur réalité que sous condition, c’est-à-dire hypothétiquement : pour le feu, par exemple, la faculté de détruire a pour condition le fait d’être allumé. Cette condition est donnée comme existante dans la mineure. La majeure, c’est l’artilleur qui charge le canon ; la mineure, c’est celui qui doit approcher la mèche, faute de quoi le coup, c’est-à-dire la conclusion, ne peut être tiré. Cette comparaison peut être appliquée d’une manière générale aux rapports de la possibilité et de la réalité. La conclusion, c’est-à-dire l’expression de la réalité, est toujours une conséquence nécessaire : donc tout ce qui est réel est également nécessaire ; il y a du reste une autre façon de le prouver, la voici : qui dit nécessaire, dit conséquence d’un principe donné ; dans le monde réel, ce principe est une cause : donc tout ce qui est réel, est nécessaire. De cette façon nous voyons les concepts de possible, de réel et de nécessaire se confondre ; ce n’est point seulement le réel qui suppose le possible, mais c’est aussi le possible qui suppose le réel. Ce qui les distingue l’un de l’autre, c’est la limitation de notre intellect par la forme du temps : le temps est l’intermédiaire entre la possibilité et la réalité. Un événement donné se manifeste évidemment comme nécessaire aux yeux de celui qui en connaît toutes les causes ; mais la rencontre de toutes ces causes, différentes entre elles, indépendantes les unes des autres, voilà ce qui nous apparaît comme contingent ; c’est justement l’indépendance de ces causes les unes à l’égard des autres qui constitue le concept de la contingence. Pourtant, chacune de ces causes étant la suite nécessaire de sa propre cause, et ainsi de suite indéfiniment, il est évident que la contingence est une apparence purement subjective, issue de la limitation de l’horizon de notre entendement, non moins subjective que cette ligne d’horizon optique où le ciel touche la terre.

Qui dit nécessité dit conséquence d’une raison donnée : par suite la nécessité doit se manifester sous une forme différente, selon que l’on a à faire à l’une des quatre expressions du principe de raison ; à chaque forme de la nécessité s’oppose une forme correspondante de possibilité ou impossibilité, laquelle apparaît pour la première fois, dès que l’on applique à l’objet la réflexion abstraite de la raison. Ainsi, aux quatre sortes de nécessités que nous avons citées plus haut s’opposent quatre sortes d’impossibilités, savoir : l’impossibilité physique, l’impossibilité logique, l’impossibilité mathématique, l’impossibilité pratique. Remarquons encore ceci : si l’on se borne complètement au domaine des concepts abstraits, la possibilité est toujours inhérente au concept le plus général, la nécessité au plus restreint, par exemple : « un animal peut être poisson, oiseau, amphibie, etc… » — « Un rossignol doit être un oiseau, l’oiseau un animal, l’animal un organisme, l’organisme un corps. » — Cela tient précisément à ce que la nécessité logique, dont l’expression est le syllogisme, va toujours du général au particulier, et jamais réciproquement. — Au contraire, dans la nature intuitive, — dans les représentations de la première classe —, tout est, à proprement parler, nécessaire, en vertu de la loi de causalité ; il suffit de l’intervention de la réflexion pour que nous puissions concevoir un phénomène intuitif à la fois comme contingent et comme simplement réel ; contingent, par comparaison avec ce qui n’est point la cause de ce phénomène ; simplement réel, par abstraction de tout lien causal. Il n’y a en réalité que cette seule classe de représentations qui donne lieu au concept du réel ; d’ailleurs nous pouvions déjà le savoir par l’origine de l’expression concept de la causalité. — Dans la troisième classe de représentation, dans l’intuition mathématique pure, il n’y a, pourvu que l’on se borne strictement à cette classe, exclusivement que la nécessité : la possibilité n’apparaît ici que par rapport aux concepts de la réflexion, par exemple : « un triangle peut être rectangle, équiangle, obtusangle ; il doit avoir trois angles dont la somme est égale à deux droits. » Ici donc l’on n’arrive à l’idée de possible que par le passage de l’intuitif à l’abstrait.

Après cet exposé, où j’ai invoqué non seulement le premier livre du présent écrit, mais encore ma dissertation sur le Principe de Raison, j’espère qu’il n’y aura plus de doutes sur la véritable origine, sur la genèse si complexe de ces formes du jugement dont le tableau de Kant nous fournit le catalogue ; l’on verra clairement combien inacceptable et dénuée de tout fondement est l’hypothèse des douze fonctions particulières de l’entendement, inventée pour rendre raison des formes du jugement. Ceci est déjà prouvé par bon nombre de remarques particulières et des plus faciles à faire. N’a t-il pas fallu par exemple tout l’amour de Kant pour la symétrie, toute sa confiance exagérée dans le fil d’Ariane par lui choisi, pour admettre que les jugements affirmatifs, catégoriques et assertoriques, étaient trois choses si foncièrement différentes que l’on devait pour chacune d’elles recourir à l’existence d’une fonction toute particulière de l’entendement ?

Du reste Kant avait conscience de la faiblesse de sa théorie des catégories, et il le laisse voir : dans le troisième chapitre de l’analyse des principes (phénomènes et noumènes), il a rayé de la seconde édition plusieurs longs passages qui se trouvaient dans la première[16] et qui eussent trop ouvertement mis au jour la faiblesse de la doctrine. Ainsi, par exemple, il dit (p. 244) qu’il n’a pas défini les catégories particulières, que, même s’il l’eut désiré, il ne pouvait les définir, attendu qu’elles ne sont susceptibles d’aucune définition. Sans doute il ne se souvenait plus qu’à la page 82 de la même première édition, il avait dit : « Je m’abstiens à dessein de définir les catégories, bien que je fusse en mesure de mener à bien cette opération ». Cette assertion n’était donc — pardon du terme — que pure jactance. Pourtant il a laissé subsister ce dernier passage. Du reste tous les passages, qu’il a eu par la suite la prudence de laisser de côté, le trahissent à tel point que dans la théorie des catégories rien ne se laisse clairement concevoir, et que toute la théorie repose sur des bases sans consistance.

Or ce tableau des catégories doit être, d’après Kant, le fil directeur qui servira de guide à toute recherche métaphysique et même scientifique[17]. Et en réalité le tableau des catégories n’est pas seulement la base de toute la philosophie kantienne, le modèle où Kant a puisé cette symétrie, qui, ainsi que je l’ai montré, règne dans tout son ouvrage ; le tableau des catégories devient en outre un véritable lit de Procuste où Kant fait rentrer bon gré mal gré toute étude possible ; acte de violence que je vais maintenant étudier d’un peu plus près. Dans une telle conjoncture quels excès ne devait-on pas attendre du troupeau servile des imitateurs ! on l’a vu hélas ? La violence consiste en ce que Kant a tout à fait oublié, tout à fait mis de côté le sens exprimé par les rubriques, dites formes des jugements ou catégories : il s’en est tenu aux mots par lesquels ces rubriques étaient désignées. Les mots en question sont tirés en partie d’Aristote[18] ; mais ils sont choisis arbitrairement ; en effet, la compréhension des concepts aurait pu être désignée tout aussi bien par un autre mot que par le mot quantité ; toutefois celui-ci convient encore mieux à son objet que les autres rubriques des catégories. Évidemment le mot qualité a déjà été choisi par pure routine, par habitude d’opposer à la quantité la qualité ; en effet, le terme de « qualité » ne s’applique que d’une manière assez arbitraire à l’affirmation et à la négation. Or Kant, dans chacune des études auxquelles il se livre, place toute quantité, dans le temps et dans l’espace, et toute qualité quelconque des choses (physique, morale, etc…), sous les rubriques de ces deux catégories ; et pourtant entre ces quantités et qualités là, d’une part, et d’autre part, les rubriques des formes du jugement et de la pensée, il n’y a pas le moindre point commun, sauf l’identité toute contingente et tout arbitraire de leur dénomination.

Il faut se rappeler toute la vénération que nous devons à Kant, pour ne point exprimer dans des termes sévères la mauvaise humeur que nous cause ce procédé. — Le tableau physiologique pur des principes généraux des sciences de la nature nous offre encore un exemple analogue. Dans un monde quelconque, qu’y a-t-il de commun entre la quantité des jugements et ce fait que toute intuition a une grandeur extensive ? entre la qualité et ce fait que toute sensation a un degré ? Absolument rien. Si toute intuition a une grandeur extensive, cela tient à ce que l’espace est la forme de notre intuition extérieure. Si toute sensation a un degré, il faut voir là tout simplement une perception empirique et de plus parfaitement subjective, issue de la nature de nos organes sensoriels et explicable par l’étude de ces organes. — Plus loin, dans le tableau qui sert de fondement à la psychologie rationnelle[19], la simplicité (Einfachheit) se trouve rangée sous la rubrique « qualité » ; pourtant c’est bien là une propriété quantitative, et elle n’est nullement en rapport avec l’affirmation et la négation, telle qu’on les rencontre dans le jugement. Seulement, il fallait que la rubrique « quantité », fût remplie tout entière par l’unité de l’âme, laquelle cependant est bien renfermée dans l’idée de simplicité. La modalité est introduite de force et d’une façon dérisoire : elle consisterait en ce que l’âme se trouve en rapport avec les objets possibles ; or le rapport appartient à la catégorie de relation ; mais celle-ci est occupée déjà par la substance. Puis les quatre idées cosmologiques, qui forment la matière des antinomies, sont ramenées aux rubriques des catégories ; plus loin, lorsque j’étudierai les antinomies, je m’étendrai là-dessus en détail.

Veut-on des exemples plus nombreux et, s’il est possible, plus frappants ? Nous en pouvons prendre dans la Critique de la raison pratique au tableau des catégories de la liberté ; dans le premier livre de la Critique du jugement, consacré à l’étude du jugement esthétique d’après les quatre rubriques de catégories : enfin dans les Fondements métaphysiques des sciences de la nature, taillés d’un bout à l’autre d’après le tableau des catégories, ce qui peut-être est la cause principale des erreurs qui çà et là déparent cet ouvrage important, plein de justes et d’excellentes remarques. Le lecteur n’a qu’à voir de quelle manière à la fin du premier chapitre, il démontre que l’unité, la pluralité, la totalité des directions des lignes doivent correspondre aux catégories de même nom, lesquelles sont ainsi dénommées d’après la quantité des jugements.

  1. Dissertation sur la quadruple racine du principe de raison suffisante. §§ 21,26,34.
  2. Besonderes Urtheil.
  3. Allgemeines Urtheil.
  4. Einzelnes Urtheil.
  5. Abschattung.
  6. Ce point a été expliqué dans le premier livre.
  7. 1er vol. § IV.
  8. À la fin du § 21, p. 77,3e édit., p. 82.
  9. 2e éd., vol. II, p. 79.
  10. Phys. lib. II, cap. III : Métaphys., lib. V, cap. II.
  11. Analyt. post., lib. II, cap. II.
  12. § 49.
  13. Voyez Christian Wolf : les idées rationnelles de Dieu, du monde et de l’âme. (Vernünftige Gedanken von Gott, Welt und Seele) §§ 577,579. — Chose bizarre, Wolf déclare contingent ce qui est nécessité par le principe de raison du devenir, c’est-à-dire les effets des causes ; au contraire, ce qui est nécessité par les autres formes, du principe de raison, il le remontait comme nécessaire : tel est le cas pour les conséquences tirées de l’essence ou de la définition, pour les jugements analytiques et aussi pour les vérités mathématiques. Pour expliquer cela, il fait observer que la loi de causalité est seule à donner des séries infinies de raisons, tandis que les autres formes du principe de raison n’en donnent que de finies. Et cependant il n’en est pas ainsi à l’égard des formes du principe de raison qui s’appliquent à l’espace et au temps ; et l’affirmation n’est vraie que du principe de raison de la connaissance logique : mais Wolf faisait rentrer sous ce dernier principe la nécessité mathématique. — Cf. mon traité sur le principe de raison, § 50.
  14. Critique de la raison pure. 5e éd., pp 289,292 ; 1re éd., p. 243 ; 5e éd., p. 301 ; 1re éd., p. 419 ; 5e éd., p. 447 ; P. 476, P. 488.
  15. 5e éd., De generatione et corruptione, lib. II, cap. IX-XI.
  16. Pages 241,242,244-6,248,253.
  17. Prolégomènes § XXXIX.
  18. Analyt. priora, 1,23 (De la quantité et de la qualité des termes du syllogisme).
  19. Crit. de la raison pure, p. 344, ou 5e éd., p. 402.