Aller au contenu

Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre III/§ 38

La bibliothèque libre.
Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 435).
§ 38. — Le plaisir esthétique : il naît d’un exercice de la faculté de connaître, indépendant de la volonté. 
 202


§ 38.


Nous avons trouvé dans la contemplation esthétique deux éléments inséparables : la connaissance de l’objet considéré non comme chose particulière, mais comme idée platonicienne, c’est-à-dire comme forme permanente de toute une espèce de choses ; puis la conscience, celui qui connaît, non point à titre d’individu, mais à titre de sujet connaissant pur, exempt de volonté. Nous avons également vu la condition nécessaire pour que ces deux éléments se montrent toujours réunis : il faut renoncer à la connaissance liée au principe de raison, laquelle cependant est seule valable pour le service de la volonté comme pour la science. — Nous allons voir également que le plaisir esthétique, provoqué par la contemplation du beau, procède de ces deux éléments ; c’est tantôt l’un, tantôt l’autre qui nous le procure davantage, selon l’objet de notre contemplation esthétique.

Tout vouloir procède d’un besoin, c’est-à-dire d’une privation, c’est-à-dire d’une souffrance. La satisfaction y met fin ; mais pour un désir qui est satisfait, dix au moins sont contrariés ; de plus, le désir est long, et ses exigences tendent à l’infini ; la satisfaction est courte, et elle est parcimonieusement mesurée. Mais ce contentement suprême lui-même n’est qu’apparent : le désir satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir ; le premier est une déception reconnue, le second est une déception non encore reconnue. La satisfaction d’aucun souhait ne peut procurer de contentement durable et inaltérable. C’est comme l’aumône qu’on jette à un mendiant : elle lui sauve aujourd’hui la vie pour prolonger sa misère jusqu’à demain. — Tant que notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à l’impulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu’il fait naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n’y a pour nous ni bonheur durable, ni repos. Poursuivre ou fuir, craindre le malheur ou chercher la jouissance, c’est en réalité tout un : l’inquiétude d’une volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu’elle se manifeste, emplit et trouble sans cesse la conscience ; or sans repos le véritable bonheur est impossible. Ainsi le sujet du vouloir ressemble à Ixion attaché sur une roue qui ne cesse de tourner, aux Danaïdes qui puisent toujours pour emplir leur tonneau, à Tantale éternellement altéré.

Mais vienne une occasion extérieure ou bien une impulsion interne qui nous enlève bien loin de l’infini torrent du vouloir, qui arrache la connaissance à la servitude de la volonté, désormais notre attention ne se portera plus sur les motifs du vouloir ; elle concevra les choses indépendamment de leur rapport avec la volonté, c’est-à-dire qu’elle les considérera d’une manière désintéressée, non subjective, purement objective ; elle se donnera entièrement aux choses, en tant qu’elles sont de simples représentations, non en tant qu’elles sont des motifs : nous aurons alors trouvé naturellement et d’un seul coup ce repos que, durant notre premier asservissement à la volonté, nous cherchions sans cesse et qui nous fuyait toujours ; nous serons parfaitement heureux. Tel est l’état exempt de douleur qu’Épicure vantait si fort comme identique au souverain bien et à la condition divine : car tant qu’il dure nous échappons à l’oppression humiliante de la volonté ; nous ressemblons à des prisonniers qui fêtent un jour de repos, et notre roue d’Ixion ne tourne plus.

Mais cet état est justement celui que j’ai signalé tout à l’heure à titre de condition de la connaissance de l’idée ; c’est la contemplation pure, c’est le ravissement de l’intuition, c’est la confusion du sujet et de l’objet, c’est l’oubli de toute individualité, c’est la suppression de cette connaissance qui obéit au principe de raison et qui ne conçoit que des relations ; c’est le moment où une seule et identique transformation fait de la chose particulière contemplée l’idée de son espèce, de l’individu connaissant, le pur sujet d’une connaissance affranchie de la volonté ; désormais sujet et objet échappent, en vertu de leur nouvelle qualité, au tourbillon du temps et des autres relations. Dans de telles conditions, il est indifférent d’être dans un cachot ou dans un palais pour contempler le coucher du soleil.

Une impulsion intérieure, une prépondérance de la connaissance sur le vouloir peuvent, quelles que soient les circonstances concomitantes, occasionner cet état. Ceci nous est attesté par ces merveilleux peintres hollandais qui ont contemplé d’une intuition si objective les objets les plus insignifiants et qui nous ont donné dans leurs tableaux d’intérieur une preuve impérissable de leur objectivité, de leur sérénité d’esprit ; un homme de goût ne peut contempler leur peinture sans émotion, car elle trahit une âme singulièrement tranquille, sereine et affranchie de la volonté ; un pareil état était nécessaire pour qu’ils pussent contempler d’une manière si objective, étudier d’une façon si attentive des choses si insignifiantes et enfin exprimer cette intuition avec une exactitude si judicieuse : d’ailleurs, en même temps que leurs œuvres nous invitant à prendre notre part de leur sérénité, il arrive que notre émotion s’accroît aussi par contraste ; car souvent notre âme se trouve alors en proie à l’agitation et au trouble qu’y occcasionne la violence du vouloir. C’est dans ce même esprit que des peintres de paysage, particulièrement Ruysdael, ont souvent peint des sites parfaitement insignifiants, et ils ont par là même produit le même effet d’une manière plus agréable encore.

Il n’y a que la force intérieure d’une âme artiste pour produire de si grands effets ; mais cette impulsion objective de l’âme se trouve facilitée et favorisée par les objets extérieurs qui s’offrent à nous, par l’exubérance de la belle nature qui nous invite et qui semble nous contraindre à la contempler. Une fois qu’elle s’est présentée à notre regard, elle ne manque jamais de nous arracher, ne fût-ce que pour un instant, à la subjectivité et à la servitude de la volonté ; elle nous ravit et nous transporte dans l’état de pure connaissance. Aussi un seul et libre regard jeté sur la nature suffit-il pour rafraîchir, égayer et réconforter d’un seul coup celui que tourmentent les passions, les besoins et les soucis : l’orage des passions, la tyrannie du désir et de la crainte, en un mot toutes les misères du vouloir lui accordent une trêve immédiate et merveilleuse. C’est qu’en effet, du moment où, affranchis du vouloir, nous nous sommes absorbés dans la connaissance pure et indépendante de la volonté, nous sommes entrés dans un autre monde, où il n’y a plus rien de tout ce qui sollicite notre volonté et nous ébranle si violemment. Cet affranchissement de la connaissance nous soustrait à ce trouble d’une manière aussi parfaite, aussi complète que le sommeil et que le songe : heur et malheur sont évanouis, l’individu est oublié ; nous ne sommes plus l’individu, nous sommes pur sujet connaissant : nous sommes simplement l’œil unique du monde, cet œil qui appartient à tout être connaissant, mais qui ne peut, ailleurs que chez l’homme, s’affranchir absolument du service de la volonté ; chez l’homme toute différence d’individualité s’efface si parfaitement qu’il devient indifférent de savoir si l’œil contemplateur appartient à un roi puissant ou bien à un misérable mendiant. Car ni bonheur ni misère ne nous accompagnent à ces hauteurs. Cet asile, dans lequel nous échappons à toutes nos peines, est situé bien près de nous ; mais qui a la force de s’y maintenir longtemps ? Il suffit qu’un rapport de l’objet purement contemplé avec notre volonté ou notre personne se manifeste à la conscience : le charme est rompu ; nous voilà retombés dans la connaissance soumise au principe de raison ; nous prenons connaissance non plus de l’Idée, mais de la chose particulière, de l’anneau de cette chaîne, à laquelle nous appartenons aussi nous-mêmes ; nous sommes, encore une fois, rendus à toute notre misère. — La plupart des hommes s’en tiennent le plus souvent à cette dernière condition ; car l’objectité, c’est-à-dire le génie, leur manque totalement. C’est pour cette raison qu’ils n’aiment point à se trouver seuls en face de la nature : ils ont besoin d’une société, tout au moins de la société d’un livre. Chez eux en effet la connaissance ne cesse de servir la volonté : c’est pourquoi ils ne cherchent dans les objets que le rapport qu’ils peuvent y découvrir avec leur volonté ; tout ce qui ne leur offre point un rapport de cette nature provoque au fond de leur être cette plainte éternelle et désolante, pareille à l’accompagnement d’une basse : « Cela ne me sert de rien. » Aussi dès qu’ils sont seuls, le plus beau site prend-il à leurs yeux un aspect glacé, sombre, étranger, hostile.

C’est enfin cette béatitude de la contemplation affranchie de volonté qui répand sur tout ce qui est passé ou lointain un charme si prestigieux et qui nous présente ces objets dans une lumière si avantageuse ; nous sommes là dupes de nous-mêmes. Quand nous nous représentons les jours — depuis longtemps écoulés — que nous avons passés dans un endroit éloigné, ce sont les objets seuls que notre imagination évoque, et non le sujet de la volonté qui, alors comme aujourd’hui, portait avec soi le poids de ses incurables misères : elles sont oubliées, parce qu’elles ont été depuis bien souvent renouvelées. L’intuition objective agit dans le souvenir comme elle agirait sur les objets actuels, si nous prenions sur nous de nous débarrasser de la volonté et de nous livrer à cette intuition. De là vient que, lorsqu’un besoin nous tourmente plus que d’ordinaire, le souvenir des scènes passées ou lointaines passe devant nous semblable à l’image d’un paradis perdu. L’imagination évoque exclusivement la partie objective de nos souvenirs, jamais la partie individuelle ou subjective ; nous nous imaginons par suite que cette partie objective s’est autrefois présentée à nous toute pure, toute dégagée des relations importunes avec la volonté, comme son image se présente aujourd’hui à notre fantaisie : et pourtant les rapports des objets avec notre volonté ne nous avaient point causé moins de tourments alors qu’à présent. Nous pouvons, au moyen des objets présents, comme au moyen des objets éloignés, nous soustraire à tous les maux ; il suffit pour cela d’être capables de nous élever à une contemplation pure de ces objets ; nous en arrivons ainsi à croire que ces objets seuls sont présents et que nous ne le sommes point nous-mêmes : dans cet état nous sommes affranchis de notre triste moi ; nous sommes devenus, à titre de sujets connaissants purs, complètement identiques avec les objets ; autant notre misère leur est étrangère, autant en de pareils moments elle le devient à nous-mêmes. Le monde considéré comme représentation demeure seul ; le monde comme volonté est évanoui.

J’espère avoir montré clairement par ces considérations la nature et l’importance de la condition subjective du plaisir esthétique ; cette condition, nous l’avons vu, consiste à affranchir la connaissance que la volonté asservissait, à oublier le moi individuel, à transformer la conscience en un sujet connaissant pur et affranchi de la volonté, du temps, de toute relation. En même temps que ce côté subjectif de la contemplation esthétique, son côté objectif, c’est-à-dire la conception intuitive de l’Idée platonicienne, se manifeste toujours à titre de corrélatif nécessaire. Mais avant d’étudier l’Idée et la création artistique dans ses rapports avec elle, il est nécessaire d’insister encore un peu sur le côté subjectif du plaisir esthétique ; nous allons compléter l’étude de ce côté subjectif par l’examen d’un sentiment qui s’y rattache exclusivement et qui dérive d’une de ses modifications, le sentiment du sublime. Après quoi nous passerons à l’étude du côté objectif, et ce sera le complément naturel de notre analyse du plaisir esthétique.

Cependant, à ce que nous avons dit jusqu’ici se rattachent encore les deux observations suivantes. La lumière est la chose la plus réjouissante qui existe : on en a fait le symbole de tout ce qui est bon et salutaire. Dans toutes les religions elle représente le salut éternel ; les ténèbres signifient au contraire damnation. Ormuzd réside dans la lumière la plus pure, Ahriman dans la nuit éternelle. Le Paradis du Dante ressemble assez au Vauxhall de Londres : les esprits bienheureux y apparaissent comme des points lumineux qui se groupent en figures régulières. La disparition de la lumière nous attriste immédiatement ; son retour nous égaie ; les couleurs excitent en nous une vive jouissance qui atteint son maximum, si elles sont transparentes. La raison de tout cela, c’est que la lumière est le corrélatif, la condition de la connaissance intuitive parfaite, c’est-à-dire de la seule connaissance qui n’affecte point directement la volonté. La vue en effet n’est point comme les autres sens ; elle ne possède pas par nature ni à titre de sens la propriété d’affecter directement l’organe d’une manière agréable ou douloureuse ; elle n’a en un mot aucune liaison directe avec la volonté : ce n’est que l’intuition produite dans l’esprit qui peut avoir une telle propriété, et cette propriété repose sur la relation de l’objet avec la volonté. Lorsqu’il s’agit de l’ouïe, ce n’est déjà plus la même chose : les sons peuvent provoquer directement une douleur ; ils peuvent être directement agréables, et cela à titre de simple donnée sensible, sans aucun rapport avec l’harmonie ou la mélodie. Le tact, en tant qu’il se confond avec le sentiment de notre unité corporelle, se trouve astreint plus étroitement encore à exercer son influence directe sur la volonté : cependant il y a des sensations tactiles qui ne provoquent ni douleur ni volupté. Mais les odeurs sont toujours agréables ou désagréables : les sensations du goût le sont encore d’une façon plus marquée. Ces deux derniers sens sont ceux qui se commettent le plus souvent avec la partie volontaire de notre être : c’est pour cela qu’ils demeurent les moins nobles et que Kant les a appelés sens subjectifs. Le plaisir produit par la lumière se ramène donc en réalité à la joie que nous cause la possibilité objective de la connaissance intuitive la plus pure et la plus parfaite ; nous devons en conclure que la connaissance pure, débarrassée et affranchie de toute volonté, constitue quelque chose d’éminemment délectable ; elle est, à ce titre, un élément important de la jouissance esthétique. — Cette façon de considérer la lumière nous explique la beauté étrange que nous présente le reflet des objets dans l’eau. Les corps échangent les uns avec les autres une réaction à laquelle nous sommes redevables de la plus pure et de la plus parfaite d’entre nos perceptions ; cette réaction, subtile, prompte et délicate entre toutes, n’est autre que la réflexion des rayons lumineux : or, dans ce phénomène, elle se présente à nous sous sa forme la plus claire, la plus manifeste, la plus complète ; elle nous montre la cause et son effet, d’une manière pour ainsi dire amplifiée : telle est la cause du plaisir esthétique que nous prenons à ce spectacle, plaisir qui, pour sa partie essentielle, se fonde sur le principe subjectif de la jouissance esthétique, plaisir qui se ramène à la joie que nous procurent la connaissance pure et les voies qui y mènent[1].

  1. À ce paragraphe se rapporte le chapitre XXXIII des Suppléments.