Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre IV/§ 59

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Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 437).
§ 59. — Preuve expérimentale de l’identité de la vie avec la souffrance. Nulle puissance extérieure ne peut donc nous en délivrer. Impiété de l’optimisme. 
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§ 59.


Maintenant enfin, grâce à toutes ces études de l’ordre le plus général, grâce à notre effort pour tracer une esquisse de la vie humaine dans ses traits élémentaires, nous devons être arrivés, dans la mesure où l’on peut se convaincre a priori, à cette conviction que, par nature, la vie n’admet point de félicité vraie, qu’elle est foncièrement une souffrance aux aspects divers, un état de malheur radical ; nous pourrions donner bien plus de vie et de corps à cette idée, en nous adressant à l’expérience, à l’a posteriori, en descendant aux cas particuliers, pour nous mettre sous les yeux des images, pour nous peindre en des exemples notre misère sans nom, pour invoquer les faits et l’histoire, où il est bien permis aussi de jeter un regard et de chercher des lumières. Mais ce serait un chapitre sans fin, et qui nous ferait descendre des généralités, de cette hauteur qui est la situation propre du philosophe. En outre, un pareil tableau passerait aisément pour une pure déclamation sur notre triste destin, comme on en a fait souvent ; on l’accuserait là-dessus de partialité, sous prétexte que tous les traits de la peinture seraient des faits particuliers. Au contraire, nous échappons sûrement à ce reproche et à ce soupçon, avec notre façon froide, philosophique, de découvrir par des raisons toutes générales et a priori les racines profondes par où la douleur tient à l’essence même de la vie, ce qui la rend inévitable. Mais si l’on veut une vérification a posteriori, il est aisé de l’obtenir. Il suffit d’être sorti des rêves de la jeunesse, de tenir compte de l’expérience, de la sienne et de celle des autres, d’avoir appris à se mieux connaître, par la vie, par l’histoire du temps passé et du présent, par la lecture des grands poètes, et de n’avoir pas le jugement paralysé par des préjugés trop endurcis, pour se résumer les choses ainsi : le monde humain est le royaume du hasard et de l’erreur, qui y gouvernent tout sans pitié, les grandes choses et les petites ; à côté d’eux, le fouet en main, marchent la sottise et la malice : aussi voit-on que toute bonne chose a peine à se faire jour, que rien de noble ni de sage n’arrive que bien rarement à se manifester, à se réaliser ou à se faire connaître ; qu’au contraire l’inepte et l’absurde en fait de pensée, le plat, le sans-goût en fait d’art, le mal et la perfidie en matière de conduite, dominent, sans être dépossédés, sauf par instants. En tout genre, l’excellent est réduit à l’état d’exception, de cas isolé, perdu dans des millions d’autres ; et si parfois il arrive à se révéler dans quelque œuvre de durée, plus tard, quand cette œuvre a survécu aux rancunes des contemporains, elle reste solitaire, pareille à une pierre du ciel, que l’on conserve à part, comme un fragment détaché d’un monde soumis à un ordre différent du nôtre. — Et quant à la vie de l’individu, toute biographie est une pathographie : car vivre, en règle générale, c’est épuiser une série de grands et petits malheurs ; chacun, d’ailleurs, cache de son mieux les siens, sachant bien qu’en les laissant voir il exciterait rarement la sympathie ou la pitié, et presque toujours la satisfaction : n’est-on pas tout content de se voir représenter les maux dont on est épargné ? Mais au fond, on ne trouverait peut-être pas un homme, parvenu à la fin de sa vie, à la fois réfléchi et sincère, pour souhaiter de la recommencer, et pour ne pas préférer de beaucoup un absolu néant. Au fond et en résumé, qu’y a-t-il dans le monologue universellement célèbre de Hamlet ? Ceci : notre état est si malheureux qu’un absolu non-être serait bien préférable. Si le suicide nous assurait le néant, si vraiment l’alternative nous était proposée « d’être ou ne pas être », alors oui, il faudrait choisir le non-être, et ce serait un dénouement digne de tous nos vœux (a consummation devoutly to be wish’d). Seulement, en nous quelque chose nous dit qu’il n’en est rien : que le suicide ne dénoue rien, la mort n’étant pas un absolu anéantissement. — Pareil est le sens de ce mot du Père de l’histoire[1], mot qui n’a jamais été démenti : « Il n’est pas un homme à qui il ne soit arrivé plus d’une fois de souhaiter de n’avoir pas à vivre le lendemain. » En sorte que cette brièveté de la vie, dont on se plaint tant, serait encore ce que la vie a de mieux.

Si l’on nous mettait sous les yeux à chacun les douleurs, les souffrances horribles auxquelles nous expose la vie, l’épouvante nous saisirait : prenez le plus endurci des optimistes, promenez-le à travers les hôpitaux, les lazarets, les cabinets où les chirurgiens font des martyrs ; à travers les prisons, les chambres de torture, les hangars à esclaves ; sur les champs de bataille, et sur les lieux d’exécution ; ouvrez-lui toutes les noires retraites où se cache la misère, fuyant les regards des curieux indifférents ; pour finir, faites-lui jeter un coup d’œil dans la prison d’Ugolin, dans la Tour de la Faim, il verra bien alors ce que c’est que son meilleur des mondes possibles[2]. Et d’ailleurs, d’où est-ce que Dante a tiré les éléments de son Enfer, sinon de ce monde réel lui-même ? Pourtant il en a fait un Enfer fort présentable. Mais quand il s’est agi de faire un Ciel, d’en dépeindre les joies, alors la difficulté a été insurmontable : notre monde ne lui fournissait point de matériaux. Il n’a donc eu qu’un parti à prendre : au lieu de nous parler de la félicité du Paradis, nous redire les leçons qu’il y avait reçues de ses ancêtres, de sa Béatrix et de divers saints. C’est, assez avouer ce qu’est notre monde. Peut-être il en est de la vie comme de toutes les mauvaises étoffes : tout le faux brillant est du côté de l’endroit ; ce qui est en piteux état est caché ; ce qui peut faire de l’effet, donner dans l’œil, on le met en montre, et plus on est loin de posséder le vrai contentement, plus on veut passer, dans l’opinion d’autrui, pour un homme heureux. Oui, notre folie va jusque-là, de nous faire prendre pour but suprême de nos efforts l’opinion d’autrui : et pourtant le néant d’un pareil résultat est assez connu ; presque toutes les langues le disent : leur mot pour dire vanité, vanitas, signifie vide, néant. — D’ailleurs, en dépit de tous ces mensonges, les souffrances peuvent s’accroître, et le fait est quotidien, jusqu’à nous faire souhaiter avec passion cette chose, la plus redoutée d’ordinaire, la mort. Alors, quand le destin veut montrer tout ce qu’il peut, il ferme au malheureux jusqu’à cette issue, et, le jetant aux mains d’ennemis en furie, le tient là dans un atroce, un long martyre, sans ressource. Qu’il appelle maintenant, le pauvre supplicié, ses dieux à son secours ! Il reste en proie à sa destinée ; et la destinée ne fait pas grâce. Eh bien, cette situation de l’homme perdu sans ressource, c’est l’image même de notre impuissance à rejeter loin de nous la volonté, notre personne n’en étant que la réalisation objective. — Si une puissance étrangère est incapable de changer cette volonté ou de la supprimer, elle ne l’est pas moins de la délivrer de ses tourments : ses tourments tiennent à l’essence de la vie, et la vie est la manifestation de la volonté. Toujours, en ce sujet capital comme en tout, l’homme se voit ramené à lui-même. En vain il se fabrique des dieux, pour les prier, pour leur soutirer des biens que seule l’énergie de son vouloir peut lui acquérir. L’Ancien Testament avait bien fait du monde et de l’homme l’œuvre d’un Dieu ; mais le Nouveau a reconnu que le salut et la délivrance du monde aujourd’hui plongé dans la misère devaient venir du monde même : aussi il a dû faire de ce Dieu un homme. La volonté de l’homme est donc et reste, pour lui, ce dont tout dépend. Si les sanyasis, les martyrs, les saints de toute confession et de tout nom, ont supporté volontiers, de bon cœur, leur martyre, c’est que chez eux la volonté de vivre s’était elle-même supprimée : alors seulement la lente destruction de l’apparence revêtue par cette volonté pouvait leur paraître bienvenue. Mais n’anticipons pas sur la suite de mon exposition. — Au reste, je ne puis ici dissimuler mon avis : c’est-que l’optimisme, quand il n’est pas un pur verbiage dénué de sens, comme il arrive chez ces têtes plates, où pour tous hôtes logent des mots, est pire qu’une façon de penser absurde : c’est une opinion réellement impie, une odieuse moquerie, en face des inexprimables douleurs de l’humanité. — Mais il ne faut pas aller croire que la foi chrétienne soit favorable à l’optimisme : bien au contraire, dans les Évangiles, le monde et le mal sont pris quasi comme termes synonymes[3].

  1. Hérodote, VII, 46.
  2. En français dans le texte.
  3. Sur ce point, voir le chapitre XLVI des Suppléments.