Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre IV/§ 60

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Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 437).
§ 60. — L’affirmation de la volonté. Conservation de la vie, ou affirmation de la volonté dans l’individu : bonheur que le vulgaire y trouve. Propagation de la vie, ou affirmation de la volonté au-delà de l’individu : du péché originel. Première vue sur la justice qui préside à l’univers. 
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§ 60.


Nous en avons fini avec les deux analyses qu’il nous fallait intercaler dans notre exposition : celle de la liberté qui appartient à la volonté en soi, et de la nécessité propre à ses phénomènes ; et celle du sort qui attend cette volonté dans le monde où elle se reflète, et dont elle doit prendre connaissance pour se prononcer sur le point de savoir si elle s’affirmera elle-même, ou se niera. Maintenant nous pouvons considérer cette affirmation et cette négation elles-mêmes, car jusqu’ici nous n’en avons parlé que pour en donner une idée générale ; il s’agit de les éclairer en plein, et pour cela d’exposer les façons de vivre par lesquelles l’une et l’autre s’expriment, et d’en voir la signification.

L’affirmation de la volonté, c’est la volonté elle-même, subsistant avec l’intelligence et n’en étant point affaiblie, telle enfin qu’elle s’offre en général, emplissant la vie de l’homme. Or le corps est une première manifestation de la volonté, sous les conditions déterminées par le degré et l’individu dont il s’agit ; et la volonté développée dans le temps n’est, de son côté, que la paraphrase du corps, une explication de ce qu’il signifie, tant dans son ensemble que dans ses parties ; cette volonté-là n’est donc qu’une révélation de la même chose en soi dont le corps est une première forme visible. Nous pouvons par conséquent dire, au lieu d’affirmation de la volonté, affirmation du corps. Le thème sur lequel la volonté, par ses actes divers, exécute des variations, c’est la pure satisfaction des besoins qui, en l’état de santé, résultent nécessairement de l’existence même du corps : ce corps déjà les exprime ; et ils se ramènent à deux points : conservation de l’individu, propagation de l’espèce. C’est par rapport à eux seulement que les motifs les plus variés ont prise sur la volonté et engendrent les actes les plus multiples. Chacun de ces actes n’est qu’une preuve, un exemple de la volonté qui se manifeste dans son ensemble par ces besoins : quant à la forme de cette preuve, quant à l’aspect du motif, c’est chose secondaire ici ; ce dont il s’agit, c’est, s’il y a volonté, quelle en est l’intensité. C’est seulement par les motifs que la volonté devient visible, comme l’œil a besoin de la lumière pour exercer sa faculté de voir. Le motif, en général, est devant la volonté comme un Protée aux mille figures : il est la promesse d’une satisfaction pleine et continue, d’un apaisement de la soif de vouloir ; mais ce but est-il atteint, le voilà qui change d’aspect, revient et de nouveau met la volonté en branle, avec une force proportionnelle à ce qu’elle a d’énergie et au rapport qu’elle entretient avec l’intelligence, les deux éléments qui, grâce à ces preuves et exemples, se révèlent à nos yeux et forment le caractère empirique.

L’homme, dès qu’il commence à se connaître, se voit occupé à vouloir, et en règle générale son intelligence demeure en un rapport constant avec sa volonté. Il commence par chercher à bien connaître les objets de sa volonté, puis les moyens d’y atteindre. Alors il voit ce qu’il a à faire, et d’ordinaire ne cherche à rien savoir d’autre. Il agit, peine : la conscience qu’il a, de travailler toujours à la fin que poursuit sa volonté, le tient en haleine et en train ; sa pensée s’occupe au choix des moyens. Telle est la vie de presque tous les hommes : ils veulent, ils savent ce qu’ils veulent, ils le recherchent avec assez de succès pour échapper au désespoir, assez d’échecs pour échapper à l’ennui avec ses suites. De là une certaine allégresse, ou du moins une paix intérieure, où ni richesse ni pauvreté n’ont pas grand’chose à voir : le riche ni le pauvre ne jouissent de ce qu’ils ont, car, on a vu pourquoi, leurs biens ne les touchent que négativement ; ce qui les tient en cet état, c’est l’espoir des biens qu’ils espèrent comme prix de leurs peines. Ils travaillent donc, vont de l’avant, sérieux, l’air important même : tels les enfants appliqués à leur jeu. — C’est par exception seulement qu’une telle vie voit son cours troublé, l’intelligence s’étant affranchie du service de la volonté, et s’étant mise à considérer l’essence même de l’univers, d’une façon générale ; elle aboutit alors, soit, pour satisfaire le besoin esthétique, à un état contemplatif, soit, pour satisfaire le besoin moral, à un état d’abnégation. Mais la plupart des hommes fuient, leur vie durant, devant le besoin, qui ne les laisse pas s’arrêter, réfléchir. Au contraire, souvent la volonté en eux s’exalte jusqu’à une affirmation extraordinairement énergique du corps, d’où sortent des appétits violents, de puissantes passions : alors l’individu ne s’en tient pas à affirmer sa propre existence, il nie celle de tous les autres, et tâche de les supprimer dès qu’il les trouve sur son passage.

La conservation du corps à l’aide de ses propres forces est encore un degré bien humble de l’affirmation de la volonté ; et si, librement, elle s’en tenait là, on pourrait admettre qu’à la mort, avec ce corps, la volonté dont il était le vêtement s’éteint. Mais déjà la satisfaction du besoin sexuel dépasse l’affirmation de l’existence particulière, limitée à un temps si court, va plus loin, et par delà la mort de l’individu, jusqu’à une distance infinie, affirme la vie. Toujours vraie et logique, la nature ici est en outre naïve, et nous met sous les yeux toute la signification de l’acte générateur. La conscience même, la force du désir, nous révèle dans cet acte l’affirmation la plus décisive de la volonté de vivre, dans sa pureté, et indépendante de toute addition (telle que la négation des autres individus) ; en outre, dans le temps, dans la série des causes, dans la nature enfin, apparaît, comme conséquence de l’acte, une nouvelle vie : en face du générateur, l’engendré, comme phénomène, est différent ; mais en soi et par son idée, il lui est identique. Voilà pourquoi cet acte permet aux générations successives des vivants de s’unir en un tout, qui peut être dit perpétuel. L’acte de la procréation, par rapport à son auteur, ne fait qu’exprimer, signaler son adhésion déterminée à la vie : par rapport au nouvel individu, elle n’est certes pas la cause de la volonté dont il est la manifestation, car en soi la volonté ne connaît ni cause ni effet ; mais, comme toute cause, elle est purement l’occasion qui a fait se manifester la volonté en ce moment et en ce point-là. Comme chose en soi, la volonté du générateur et celle de l’engendré, ce n’est qu’une volonté ; car le phénomène seul est soumis au principe d’individuation, et non pas la chose en soi. Par l’effet même de cette affirmation qui dépasse le corps de l’individu, et va jusqu’à la production d’un nouveau, la douleur et la mort, elles aussi, et en tant qu’elles sont essentielles au phénomène de la vie, se trouvent du même coup affirmées à nouveau ; et pour cette fois, la chance de délivrance que doit offrir l’intelligence parvenue à son point le plus élevé de perfection est visiblement perdue. Telle est la signification profonde de la honte qui accompagne l’acte de la génération. — C’est l’idée même qui, sous forme mythique, se retrouve dans le dogme chrétien du péché d’Adam : ce péché, évidemment, c’est d’avoir goûté le plaisir de la chair ; tous nous y participons, et par là nous sommes soumis à la douleur et à la mort. Ce dogme nous élève au-dessus de la sphère où tout s’éclaire par la raison suffisante, il nous met en face de l’Idée de l’homme : cette Idée, il nous apprend à en recomposer l’unité, après qu’elle s’est dispersée en d’innombrables individus, en les réunissant par le lien de la génération. Par suite, le christianisme voit en tout individu d’abord son identité avec Adam, avec le représentant de l’affirmation de la vie, d’où sa participation au péché (au péché originel), et par là à la douleur et à la mort ; puis aussi, et grâce à l’Idée dont il s’éclaire ici, l’identité de cet individu avec le Sauveur, le représentant de la négation de l’attachement à la vie, d’où sa participation au sacrifice et aux mérites du Sauveur, et sa délivrance des chaînes du péché et de la mort, c’est-à-dire du monde (Aux Romains, V, 12-21).

Un autre mythe encore s’accorde avec nous pour montrer dans la jouissance charnelle l’affirmation de la volonté de vivre dépassant la vie de l’individu, l’abandon consommé d’un être à cette volonté, un consentement renouvelé à la vie : c’est le mythe grec de Proserpine : le retour des enfers lui était encore permis, tant qu’elle n’avait pas goûté des fruits infernaux ; mais à peine elle a touché la grenade, à peine elle en a joui, elle appartient au monde d’en bas. Dans l’incomparable récit que Goethe en a donné, ce sens des choses est tout à fait visible, surtout au moment où elle vient de goûter à la grenade, et où le chœur invisible des Parques commence :

________Te voilà à nous !
A jeun devais-tu revenir :
Et cette grenade mordue te fait des nôtres !

Chose remarquable, Clément d’Alexandrie (Stromates, III, 15) exprime la même pensée à l’aide de la même image et des mêmes termes : Οι μεν ευνουχισαντες εαυτους απο πασης αμαρτιας, δια την βασιλειαν των ουρανων, μακαριοι ουτοι εισιν, οι του κοσμου νηστευοντες (« Ceux qui ont retranché d’eux-mêmes toute partie peccante, en vue du royaume des cieux, ceux-là sont bienheureux, qui jeûnent des biens de ce monde »).

Ce qui nous révèle encore dans le penchant des sexes l’affirmation décidée, la plus énergique, de la vie, c’est que pour l’homme de la nature, comme pour la bête, il est le terme dernier, la fin suprême de l’existence. Son premier objet, à cet homme, c’est sa propre conservation ; quand il y a pourvu, il ne songe plus qu’à la propagation de l’espèce : en tant qu’il obéit à la pure nature, il ne peut viser à rien de plus. La nature donc, ayant pour essence même la volonté de vivre, pousse de toutes ses forces et la bête et l’homme à se perpétuer. Cela fait, elle a tiré de l’individu ce qu’elle voulait, et reste fort indifférente devant son trépas, car pour elle qui, pareille à la volonté de vivre, ne s’occupe que de la conservation de l’espèce, l’individu est comme rien. — C’est parce qu’ils voyaient dans l’attrait des sexes la manifestation la plus forte de ce qui fait l’essence de la nature, de la volonté de vivre, que les anciens poètes et philosophes, Hésiode et Parménide ont dit dans un sens profond : Éros (l’Amour) est la réalité primitive, créatrice, le principe d’où sont sorties toutes choses (voy. Aristote, Métaph., I, 4). Phérécyde a dit ceci : Εις ερωτα μεταϐεϐλησθαι τον Δια, μελλοντα δη μιουργειν ( « que Jupiter, quand il voulut faire le monde, se changea en amour » ) [Proclus, Comment. au Timée de Platon, liv. III]. — Nous devons depuis peu une étude étendue sur ce point à G.-F. Schœmann, De cupidine cosmogonico[1], 1852. La Maya des Hindous, dont le monde des apparences tout entier n’est que l’œuvre, le tissu, se traduit dans les paraphrases par l’amour.

Les organes virils sont, plus qu’aucun des appareils extérieurs du corps, soumis à la seule volonté, et point à l’intelligence : même la volonté ici se montre presque aussi indépendante de l’intelligence que dans les organes de la vie végétative, de la reproduction partielle, lesquels fonctionnent sur une simple excitation, et où la volonté opère aveuglément, comme dans la nature brute. La génération, en effet, ce n’est que la reproduction non plus partielle mais s’étendant à tout un individu, la nutrition à la seconde puissance, de même que la mort n’est que la sécrétion à la seconde puissance. — Pour tous ces motifs, les organes virils sont le vrai foyer de la volonté, le pôle opposé au cerveau, qui représente l’intelligence, l’autre face du monde, le monde comme représentation. Eux, ils sont le principe conservateur de la vie, et qui lui assure l’infinité du temps ; c’est pour cette propriété qu’ils étaient adorés, chez les Grecs dans le phallus, et chez les Hindous dans le lingam : double symbole, on le voit maintenant, de l’affirmation de la volonté. Au contraire, l’intelligence rend possible la suppression de la volonté, son salut par la liberté, le triomphe sur le monde, l’anéantissement universel.

Déjà au début de ce quatrième livre, nous avons examiné tout au long comment la volonté de vivre, quand elle s’affirme, doit comprendre sa situation à l’égard de la mort : la mort ne lui fait pas obstacle, car elle est déjà enveloppée dans l’idée de la vie et en fait partie, contrebalancée qu’elle s’y trouve par son opposé, la génération, c’est-à-dire la promesse, la garantie, donnée à la volonté de vivre, d’une vie aussi longue que le temps, en dépit de la disparition des individus : vérité que les Hindous exprimèrent en donnant à Siva le lingam. Au même endroit, nous avons expliqué comment l’homme qui avec pleine réflexion prend le parti d’affirmer résolument la vie, peut regarder sans crainte la mort en face. N’y revenons donc pas. Pour la majorité des hommes, sans y bien réfléchir, ils adoptent cette situation, et affirment avec constance la vie. Le monde est là aussi qui reflète cette affirmation, avec ses individus innombrables, dans un temps infini, un espace sans bornes, au milieu de souffrances sans limites, entre la naissance et la mort, dans une chaîne illimitée de générations. — Pourtant de nulle part une plainte n’a droit de s’élever : c’est à ses frais que la volonté représente la grande tragi-comédie, et elle est à elle-même son spectateur. Le monde est ce qu’il est, parce que la volonté, dont il est la forme visible, est ce qu’elle est et veut ce qu’elle veut. La souffrance a sa justification : la volonté s’affirme à l’occasion même de ce phénomène ; et cette affirmation a pour justification, pour compensation, qu’elle porte avec elle la souffrance. Ainsi se révèle déjà à nous, par un premier rayon, l’éternelle justice telle qu’elle règne sur l’ensemble ; plus tard nous la verrons de plus près, plus clairement, s’exerçant sur les individus. Mais d’abord il nous faudra parler de la justice temporelle ou humaine[2].

  1. « De l’amour générateur du monde. » (Tr.)
  2. Voir, sur ce point, le chapitre XLV des Suppléments.