Le Monde comme volonté et comme représentation/Supplément au second livre/Chapitre XX

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Traduction par A. Burdeau.
Félix Alcan (Tome troisièmep. 59-81).


CHAPITRE XX[1]
OBJECTIVATION DE LA VOLONTÉ DANS L’ORGANISME ANIMAL

Par objectivation j’entends l’action de se représenter dans le monde réel des corps. Toutefois cette objectivation, comme je l’ai expressément démontré dans le premier livre et les suppléments que j’y ai ajoutés, est entièrement déterminée par le sujet connaissant, c’est-à-dire par l’intellect ; en tant qu’objectivation, et en dehors de la connaissance que nous en avons, elle est donc absolument impensable, puisqu’elle n’est avant tout qu’une représentation intuitive, et comme telle un phénomène cérébral. Supprimez ce phénomène, il restera la chose en soi. Le second livre a pour but de faire voir que cette chose en soi est la volonté, et il s’occupe tout d’abord de le démontrer par l’étude de l’organisme humain et animal.

La connaissance du monde extérieur peut aussi être désignée sous le nom de « conscience d’autre chose », par opposition à la « conscience de nous-mêmes ». Nous avons trouvé que le véritable objet, que la matière de cette dernière est la volonté ; c’est pour aboutir à la même conclusion, que nous allons considérer maintenant la conscience d’autre chose, c’est-à-dire la connaissance objective.

Sur ce point, ma thèse est la suivante : Ce qui dans la conscience de nous-mêmes, c’est-à-dire subjectivement, se présente sous la forme de l’intellect, dans la conscience d’autre chose, c’est-à-dire objectivement, prend la forme du cerveau ; ce qui, dans la conscience de nous-mêmes, c’est-à-dire subjectivement, prend la forme de la volonté, dans la conscience d’autre chose, c’est-à-dire objectivement, prend la forme de l’organisme dans son ensemble.

Aux démonstrations que j’ai données de cette proposition, tant dans notre second livre que dans les deux premiers chapitres du traité sur la Volonté dans la nature, je vais ajouter les éclaircissements complémentaires suivants.

La plupart des faits sur lesquels se fonde la première partie de cette thèse ont été donnés dans le chapitre précédent. J’y ai montré par la nécessité du sommeil, par les modifications qu’entraîne l’âge, par les différences que présente la construction anatomique, que l’intellect, étant de nature secondaire, dépend d’un organe particulier, du cerveau, dont il est la fonction, comme l’action de palper est la fonction de la main ; qu’il est par conséquent physique comme la digestion, et non métaphysique comme la volonté. De même qu’une bonne digestion demande un estomac sain et vigoureux, une force athlétique des bras musculeux et nerveux, de même une intelligence extraordinaire veut un cerveau extraordinairement développé, bien construit, d’une anatomie remarquable, et vivifié par des pulsations énergiques. La nature de la volonté au contraire ne dépend d’aucun organe, ne peut être pronostiquée d’après aucun organe. La plus grande erreur de la théorie crânienne de Gall est d’avoir assigné même aux qualités morales des organes encéphaliques. Des lésions de la tête, avec perte de substance cérébrale, exercent généralement sur l’intellect une influence préjudiciable ; elles entraînent l’idiotie entière ou partielle, l’oubli définitif ou momentané de la parole. Le plus souvent, pourtant, de plusieurs langues qu’on connaît également on n’en oublie qu’une ou encore on perd le souvenir des noms propres. Ces lésions peuvent produire aussi la perte d’autres connaissances que nous possédions. Nous n’avons jamais appris au contraire qu’après un accident de cette nature le caractère ait subi une transformation, que l’homme soit devenu moralement meilleur ou plus mauvais, qu’il ait perdu certaines inclinations ou passions et qu’il en ait adopté d’autres ; de telles modifications ne se produisent jamais. Car la volonté n’a pas son siège dans le cerveau, et d’ailleurs, en tant qu’élément métaphysique, elle est le prius du cerveau ainsi que du reste de l’organisme les lésions du cerveau ne peuvent donc pas l’entamer. — D’après une expérience faite par Spallanzani[2] et renouvelée par Voltaire, un colimaçon, auquel on a coupé la tête, reste vivant, et au bout de quelques semaines une nouvelle tête lui pousse ainsi que des tentacules ; avec ces organes reparaissent la conscience et la représentation, tandis que jusque ce moment l’animal ne manifestait dans ses mouvements sans règle qu’une volonté aveugle. Ici encore nous trouvons donc la volonté comme la substance qui demeure, l’intellect, déterminé par son organe, comme l’accident qui change. L’intellect peut être désigné sous le nom de régulateur de la volonté.

Tiedemann est peut-être le premier qui ait comparé le système nerveux cérébral à un parasite. (Tiedemann et Treviranus, Journal de physiologie, t. I, p. 62.) La comparaison est frappante, en ce sens que le cerveau, avec la moelle allongée et les nerfs qui s’y rattachent, est en quelque sorte inoculé à l’organisme auquel il emprunte sa subsistance, sans que lui-même contribue directement à l’économie organique. Voilà pourquoi la vie peut subsister même en l’absence du cerveau, comme c’est le cas chez les enfants qui naissent sans crâne, chez les tortues auxquelles on a coupé la tête et qui vivent encore pendant trois semaines, à condition toutefois qu’on ait épargné la moelle allongée, organe de la respiration. Une poule même, à laquelle Flourens avait enlevé tout l’encéphale, vécut et se développa encore pendant dix mois. Chez l’homme enfin la destruction du cerveau n’amène pas directement la mort, celle-ci n’est provoquée que par l’intermédiaire des poumons et du cœur. (Bichat, Sur la vie et la mort, partie II, art. 11, § 1.) Par contre, le cerveau s’occupe de la direction des rapports avec le monde extérieur ; c’est là sa fonction unique et par là il s’acquitte de sa dette envers l’organisme qui le nourrit ; car l’existence de ce dernier est déterminée par les circonstances extérieures. Seule de toutes les autres parties organiques, le cerveau a besoin de sommeil, parce que, conformément à ce que nous venons de dire, son activité est tout à fait séparée de sa conservation ; celle-là ne fait qu’user les forces et la substance, tandis que celle-ci émane du reste de l’organisme, sorte de nourrice. Cette activité donc, qui ne contribue en rien à la subsistance, s’épuise, et c’est uniquement quand elle est suspendue, c’est-à-dire dans le sommeil, que l’alimentation du cerveau s’opère sans obstacle.

La deuxième partie de notre thèse aura besoin d’une explication détaillée, même après tout ce que j’en ai dit dans les écrits déjà mentionnés. Plus haut déjà, au ch. xviii, j’ai montré que la chose en soi, qui est la base nécessaire de tout phénomène, conséquemment aussi du nôtre, dépouille dans la conscience de soi une de ses formes phénoménales, l’espace, pour ne retenir que l’autre, le temps ; de la sorte cette chose en soi se révèle plus immédiatement que partout ailleurs, et quand elle s’est ainsi débarrassée d’un grand nombre de ses voiles, nous l’appelons volonté. Or aucune substance durable ne peut se représenter dans le seul temps, et la matière est une substance de cette sorte ; car une substance durable n’est possible, comme il est démontré au § 4 du 1er  vol. que par l’union intime du temps et de l’espace. C’est pourquoi, dans la conscience de soi, la volonté n’est pas connue comme le substratum permanent de ses impulsions, elle ne se présente pas dans l’intuition sous forme de substance durable ; ce sont les actes isolés de la volonté, ses mouvements et ses états, comme résolutions, souhaits, affections, que nous connaissons successivement et pendant le temps de leur durée, immédiatement mais non intuitivement. La connaissance de la volonté dans la conscience de soi n’en est donc pas l’intuition, mais un sentiment tout à fait immédiat de ses excitations successives. Au contraire dans la connaissance dirigée vers le dehors, qui est préparée par les sens et achevée dans l’entendement, qui a pour forme non seulement le temps mais aussi l’espace, qui réunit intimement ces formes au moyen de la loi intellectuelle de causalité, et qui par cette causalité devient intuition, dans cette connaissance, dis-je, ce même pouvoir, qui dans la conscience immédiate était saisi comme volonté, se représente intuitivement sous la forme d’un corps organisé. Ce corps, par ses mouvements successifs, représente intuitivement les actes volontaires ; par ses parties et ses formes, il incarne les aspirations durables et le caractère fondamental de la volonté individuelle ; les souffrances mêmes et les plaisirs du corps sont des affections tout à fait immédiates de cette même volonté.

Cette identité du corps avec la volonté éclate tout d’abord dans les actes successifs de chacun des deux. Car ce qui dans la conscience de soi est reconnu comme un acte de volonté réel et immédiat, en même temps et sans délai se présente extérieurement sous forme de mouvement corporel. Nos décisions momentanées produites par des motifs non moins momentanés sont aussitôt reflétées par autant d’actes corporels, images aussi exactes d’eux-mêmes que l’ombre qu’ils projettent. Un observateur non prévenu en tirera le plus simplement du monde cette conclusion, que le corps n’est que le phénomène extérieur de la volonté, c’est-à-dire la manière dont la volonté se représente dans l’intellect intuitif ; c’est la volonté même sous la forme de la représentation. Si nous nous dérobons de force à cette vérité qui s’impose à première vue, tant elle est claire et immédiate, le processus de notre propre corps nous fera pendant quelque temps l’effet d’un miracle ; étonnement provoqué par ce fait, qu’entre l’acte volontaire et l’acte corporel il n’y a pas en réalité de lien causal. Les deux sont immédiatement identiques ; ce qui fait leur diversité apparente, c’est que la même chose est saisie par deux manières de connaître différentes, la connaissance interne et la connaissance externe.

Le vouloir réel est inséparable de l’action ; un acte volontaire n’est tel au sens le plus étroit du mot qu’après la consécration de l’action. De simples résolutions, au contraire, ne sont jusqu’au moment de l’exécution que des projets et par conséquent choses du cerveau : comme telles elles siègent dans le cerveau, n’étant rien de plus que des supputations nettement établies de la force relative des divers motifs en conflit, de sorte que ces décisions sont très vraisemblables mais non infaillibles. Souvent en effet elles sont abandonnées, non pas seulement par suite d’un changement des conditions antérieures, mais parce que l’évaluation de l’action respective des motifs sur la volonté était erronée ; l’exécution fait alors défaut au projet : aussi avant qu’elle ait passé à l’acte, aucune résolution n’est-elle certaine.

La volonté elle-même ne manifeste donc véritablement son activité que dans l’exécution, c’est-à-dire dans l’action musculaire et par là dans l’irritabilité : c’est dans cette dernière que la volonté s’objective. L’encéphale est le lieu des motifs, par eux la volonté s’y transforme en faculté de choisir, c’est-à-dire qu’elle est déterminée de plus près par des motifs. Les motifs sont des représentations qui naissent à l’occasion d’excitations externes des organes des sens, par l’intermédiaire des fonctions encéphaliques, et qui se transforment en concepts puis en résolutions. Quand l’acte volontaire proprement dit va s’effectuer, ces motifs, dont l’encéphale est l’atelier, agissent, par l’intermédiaire du cervelet, sur la moelle épinière et les nerfs moteurs qui s’y ramifient ces nerfs à leur tour agissent sur les muscles, mais à titre seulement d’excitations. Car des excitations galvaniques, chimiques ou même mécaniques peuvent produire la même contraction qui est provoquée par les nerfs moteurs. Ce qui donc dans le cerveau était motif, agit comme pure excitation, après avoir passé par le canal des nerfs dans les muscles. La sensibilité en elle-même est tout à fait impuissante à contracter un muscle ; cette contraction ne peut être produite que parce muscle lui-même, et cette faculté contractile s’appelle l’irritabilité, c’est à-dire l’excitabilité. Elle est la propriété exclusive des muscles, comme la sensibilité est la propriété exclusive des nerfs. Ces derniers fournissent sans doute au muselé l’occasion de se contracter ; mais ce n’est pas lui qui provoque, d’une façon mécanique quelconque, la contraction elle-même : celle-ci émane uniquement de l’irritabilité, qui est la force propre du muscle. Saisie du dehors, cette force est une qualitas occulta ; la conscience de soi seule la révèle comme volonté. Dans cette courte chaîne causale, qui va de l’action du motif extérieur à la contraction du muscle, la volonté n’est pas un dernier anneau elle est le substratum métaphysique de l’irritabilité musculaire. Elle joue ici le même rôle que jouent dans une chaîne causale physique ou chimique les forces naturelles mystérieuses qui sont à la base de la combinaison : ces forces ne sont pas des anneaux compris dans la chaîne causale, elles ne font que conférer aux anneaux la faculté d’agir : c’est ce que j’ai établi au § 26 du 1er  volume. Aussi attribuerions-nous la contraction musculaire à une telle force mystérieuse, si celle-ci ne se révélait à nous, sous forme de volonté, grâce à une source de connaissance sui generis, la conscience de soi. C’est pourquoi, comme nous l’avons dit plus haut, si nous partons de la volonté, notre propre mouvement musculaire nous fait l’effet d’un miracle ; car le processus qui commence au motif extérieur pour aboutir à l’action musculaire est sans doute une série causale rigoureuse, mais la volonté elle-même n’entre pas dans cette série comme partie intégrante, elle n’est que le substratum métaphysique de la possibilité pour le muscle d’être influencé par le cerveau et les nerfs, substratum qui est la base également du mouvement musculaire actuel ; ce dernier n’en est pas à proprement parler l’effet, mais le phénomène. C’est comme phénomène qu’il fait son apparition dans le monde de la représentation, monde tout à fait différent de la volonté en soi et qui a pour forme la loi de causalité. Aussi, quand on part de la volonté, l’acte musculaire est-il pour la réflexion attentive un sujet d’étonnement ; mais un examen plus approfondi nous y fait voir une confirmation directe de cette grande vérité, suivant laquelle ce qui, dans le monde phénoménal, se présente comme corps et action physique en soi, est de la volonté. — Que si le nerf moteur qui conduit à ma main est coupé en deux, je ne puis plus mouvoir ma main. Mais ce n’est pas parce que la main a cessé d’être, comme toute autre partie de mon corps, l’objectivation visible de la volonté, ou en d’autres termes parce que l’irritabilité a disparu ; c’est parce que l’action du motif, à la suite de laquelle seule je puis mouvoir ma main, ne pouvant pas y parvenir et agir sur ses muscles à titre d’excitation, les communications du cerveau à la main se trouvent interrompues. Au fond ma volonté n’est donc soustraite, dans cette partie organique, qu’à l’action du motif. C’est dans l’irritabilité, non dans la sensibilité, que la volonté s’objective immédiatement.

Pour prévenir sur ce point important tous les malentendus, principalement ceux qui sont accrédités par une physiologie purement empirique, je vais exposer plus à fond le processus tout entier. Ma théorie affirme que le corps dans son ensemble c’est la volonté, telle qu’elle se représente dans l’intuition du cerveau, c’est la volonté ayant passé par les formes de connaissances propres à ce cerveau. D’où il suit que la volonté doit être également présente dans toutes les parties du corps : c’est d’ailleurs le cas, puisque les fonctions organiques aussi bien que les fonctions animales se trouvent être son œuvre. Mais comment concilier avec mon application ce fait que les actions libres, ces manifestations indéniables de la volonté, partent incontestablement du cerveau, et n’arrivent aux branches nerveuses que par la moelle ? Les branches nerveuses enfin mettent les membres en mouvement, de sorte que leur paralysie ou leur section supprime radicalement la possibilité du mouvement libre. Ne devrait-on pas croire d’après cela que la volonté, comme l’intellect, a uniquement son siège dans le cerveau, qu’elle n’est comme l’intellect qu’une pure fonction encéphalique ?

Mais il n’en est pas ainsi ; le corps tout entier est et demeure la représentation de la volonté dans l’intuition, c’est la volonté elle-même vue objectivement par le moyen des fonctions encéphaliques. Quant au processus particulier des actions libres, il tient à ce fait, que la volonté qui, selon ma théorie, se manifeste dans tous les phénomènes de la nature, même de la nature végétale et inorganique, dans le corps humain et animal, se présente comme volonté consciente. Or une conscience est essentiellement une et demande par conséquent un point central unifiant. J’ai souvent montré que ce qui amène la nécessité d’une conscience, c’est la complication croissante de l’organisme : comme les besoins de cet organisme se diversifient, les actes volontaires doivent être dirigés par des motifs, et ne peuvent plus se produire, comme aux degrés plus bas de l’échelle, à la suite de simples excitations. À cette fin la volonté a été munie dans l’être animé d’une conscience connaissante, d’un intellect, centre et lieu des motifs. Cet intellect, quand il est vu objectivement lui aussi, se présente sous la forme d’un cerveau et de ses dépendances, je veux dire la moelle et les nerfs. C’est dans ce cerveau qu’à l’occasion d’impressions extérieures naissent les représentations qui se transforment en motifs pour la volonté. Ces représentations subissent une nouvelle élaboration dans l’entendement raisonnable, où elles sont soumises aux combinaisons de la réflexion. Un intellect de cette nature doit avant tout concentrer en un même point toutes les impressions, ainsi que les intuitions ou les concepts qui en ont été obtenus par voie d’élaboration. Ce point sera en quelque sorte le foyer de tous ses rayons, et ainsi se produira cette unité de conscience qui est le moi théorique, support de la conscience tout entière, dans laquelle elle se représente comme identique au moi voulant, dont elle n’est pourtant que la simple fonction connaissante. Ce point unifiant de la conscience, ce moi théorique, c’est précisément l’unité synthétique de l’aperception de Kant, où s’alignent comme sur un collier de perles toutes les représentations, et en vertu de laquelle le « je pense », fil de ce collier, « doit pouvoir accompagner toutes nos représentations »[3].

Ce lieu des motifs, où ils se concentrent pour opérer leur entrée dans l’unité de conscience, est le cerveau. Ils y apparaissent sous forme de simples intuitions à la conscience sans raison ; la conscience raisonnable les précise au moyen de concepts, c’est-à-dire les pense in abstracto et les compare ; puis la volonté se décide conformément à son caractère individuel et immuable, et la résolution, qui naît ainsi, met en mouvement les membres extérieurs par l’intermédiaire du cervelet, de la moelle et des ramifications nerveuses. Car, bien que la volonté soit immédiatement présente dans ces membres, puisqu’ils n’en sont que le phénomène, elle a besoin de cet appareil compliqué d’intermédiaires, toutes les fois qu’elle doit agir sur eux d’après des motifs et surtout quand elle est déterminée par la réflexion ; ces organes intermédiaires sont nécessaires pour rassembler les représentations et les élaborer en motifs, motifs sur lesquels se régleront les actes volontaires qui deviendront par là des résolutions : c’est ainsi que l’alimentation du sang par le chyle a besoin de l’estomac et des intestins, où ce chyle est préparé et d’où il arrive au sang par le conduit thoracique ; ce dernier joue ici le rôle que joue là la moelle épinière.

Voici la manière la plus simple et la plus générale de se représenter ce processus : la volonté est immédiatement présente dans toutes les fibres musculaires du corps, sous forme d’irritabilité, comme tendance permanente à l’action. Si cette tendance doit se réaliser, se manifester comme mouvement, il faut que ce mouvement, en tant que tel, ait une certaine direction mais cette direction doit être déterminée par quelque chose qui la commande, elle plutôt qu’une autre : ce quelque chose est le système nerveux. En effet, toutes les directions sont indifférentes à la simple irritabilité, telle qu’elle se trouve dans les fibres musculaires et qui est pure volonté ; elle ne se détermine dans aucun sens, mais se comporte comme un corps qui, étant également sollicité dans toutes les directions, demeure en état de repos. C’est seulement quand l’activité nerveuse s’ajoute comme motif (dans les mouvements réflexes, comme excitation) à l’irritabilité musculaire, que celle-ci, c’est-à-dire la tendance à l’action, reçoit une direction déterminée et provoque les mouvements.

C’est d’une manière analogue que la volonté entretient la vie organique, je veux dire à la suite d’excitations nerveuses qui ne partent pas du cerveau.

La volonté, en effet, apparaît comme irritabilité dans tous les muscles, et par conséquent a, par elle-même, le pouvoir de les contracter ; mais cette faculté de contraction est indéterminée ; pour qu’une contraction déterminée se produise, à un moment donné, il faut comme partout une cause, et cette cause ne peut être ici qu’une excitation. Celle-ci est fournie par le nerf aboutissant au muscle. Si ce nerf se relie au cerveau, la contraction est un acte volontaire conscient ; elle naît sous l’influence de motifs qui, à la suite d’une action extérieure, se sont produits dans le cerveau sous forme de représentations. Si le nerf ne se relie pas au cerveau, mais au grand sympathique, la contraction est involontaire et inconsciente ; c’est un acte servant à la vie organique, et l’excitation nerveuse qui le provoque est causée par une action interne, par exemple par la pression d’aliments absorbés sur l’estomac, par celle du chyme sur les intestins ou du sang qui afflue sur les parois du cœur ; cette contraction sera donc ou la digestion, ou le motus peristalticus, ou un battement du cœur, etc.

Faisons un pas de plus dans cette voie de régression, et nous trouverons que les muscles sont le produit de l’action condensatrice du sang, ou plutôt qu’ils ne sont en quelque sorte que du sang solidifié, figé, cristallisé ; en effet, ils en absorbent, sans les altérer sensiblement, la fibrine (cruor) et la matière colorante (Burdach, Physiologie, t. V, p. 686.). Quant à la force qui du sang a fait sortir le muscle, elle ne doit pas être considérée comme différente de celle qui le meut ultérieurement, à la suite d’excitations nerveuses, c’est-à-dire de l’irritabilité, qui, dans cette action, se révèle à la conscience comme identique à la volonté même. Le fait suivant prouve d’ailleurs combien est étroit le lien qui unit le sang et l’irritabilité : en effet, quand par suite d’une imperfection de la petite circulation, une partie du sang arrive au cœur sans être oxydée, l’irritabilité devient d’une extraordinaire faiblesse, comme c’est le cas chez les batraciens. Le mouvement du sang est également, tout comme celui du muscle, spontané et primitif ; il n’a même pas besoin, comme l’irritabilité, d’un influx nerveux et est indépendant du cœur même. C’est ce que démontre avec toute la précision désirable le retour du sang au cœur par les veines ; en effet, dans cette circulation, le sang n’est pas poussé en avant, comme dans la circulation artérielle, par une vis a tergo : toute autre explication mécanique reste également impuissante, entre autres celle qui allègue une force d’aspiration de la partie droite du cœur (V. Phys. de Burdach, t. IV, § 763, et Rosch, Du rôle du sang, p. Il et suiv.). Un spectacle étonnant, c’est celui des savants français qui ne connaissent que des forces mécaniques, et qui, divisés en deux camps, se combattent avec des raisons également insuffisantes. Bichat attribue le retour du sang à travers les veines à la pression des parois des vases capillaires, tandis que Magendie l’attribue à l’impulsion toujours persistante du cœur. (Précis de phys., par Magendie, vol. II, p. 389.)

Les fœtus qui ont (suivant la Physiol. de Müller) une circulation du sang, tout en n’ayant ni cerveau ni moelle épinière, prouvent que le mouvement du sang est également indépendant du système nerveux, du moins du système nerveux cérébral. Flourens dit dans le même sens : « Le mouvement du cœur, pris en soi, et abstraction faite de tout ce qui n’est pas essentiellement lui, comme sa durée, son énergie, ne dépend ni immédiatement, ni instantanément du système nerveux central, et conséquemment c’est dans tout autre point de ce système que dans les centres nerveux eux-mêmes, qu’il faut chercher le principe primitif et immédiat de ce mouvement. » (Annales des sciences naturelles, par Audouin et Brongniard, 1828, vol. XIII.) Cuvier dit également : « La circulation survit à la destruction de tout l’encéphale et de toute la moelle épinière. » (Mém. de l’Acad. des Sc., 1823, vol. VI ; Hist. de l’Acad., par Cuvier, p. CXXX.) « Cor primum vivens et ultimum moriens », dit Haller. Les battements du cœur ne cessent qu’à la mort.

Les vases eux-mêmes ont été créés par le sang, puisqu’il apparaît dans l’œuf avant eux ; ils n’en sont que les voies, dans lesquelles il est entré spontanément, qu’il a frayées ensuite et que peu à peu il a condensées et circonscrites ; c’est ce qu’a déjà enseigné Kaspar Wolff, dans sa Théorie de la Génération, §§ 30-35. Le mouvement du cœur, inséparable de celui du sang, bien qu’il soit provoqué par le besoin d’envoyer du sang dans les poumons, est cependant primitif lui aussi, en ce sens qu’il est indépendant du système nerveux et de la sensibilité : c’est ce que Burdach établit expressément. « Dans le cœur, dit-il, apparaît, avec le maximum d’irritabilité, un minimum de sensibilité » (l. c., § 769). Le cœur appartient tout autant au système musculaire qu’au système vasculaire, nouvelle preuve que ces deux systèmes sont étroitement unis, bien plus qu’ils ne forment qu’un seul tout.

Or, puisque la volonté est le substrat métaphysique de la force qui meut le muscle, c’est-à-dire de l’irritabilité, elle doit l’être aussi de cette autre force qui est la base du mouvement et des opérations du sang par lesquels sont formés les muscles. De plus, la circulation artérielle détermine la forme et la grandeur de tous les membres ; conséquemment la forme tout entière du corps est déterminée par la circulation du sang. D’une manière générale, c’est donc le sang qui non seulement nourrit toutes les parties de l’organisme, mais encore, liquide organique primitif, les a formées primitivement de sa propre substance ; l’alimentation des parties, qu’on s’accorde à considérer comme la fonction essentielle du sang, n’est que la continuation de la fonction primitive par laquelle il les a engendrées. On trouvera un développement précis et excellent de cette vérité dans l’ouvrage susmentionné de Rösch : Du rôle du sang, 1839. Rösch montre que le sang est l’élément primitivement animé, la source de l’existence aussi bien que de la conservation des parties ; que tous les organes en sont sortis par voie de séparation, et avec eux, pour en diriger les fonctions, le système nerveux, dont l’embranchement plastique ordonne et dirige la vie des parties internes, dont l’embranchement cérébral préside à la relation des organes avec le monde extérieur. « Le sang, dit-il, p. 25, était à la fois chair et nerf, et dans le même moment où le muscle s’en est isolé, le nerf, isolé de même, exista en regard de la chair. » Il va de soi que le sang, avant la séparation de ces parties solides, avait une constitution différente de celle qu’il présente, la séparation une fois opérée ; primitivement il est, comme dit Rösch, un liquide chaotique, animé, muqueux, une émulsion organique en quelque sorte dans laquelle sont implicitement contenues toutes les parties ultérieures : au commencement, la couleur n’en est pas non plus rouge. Cette observation écarte la possibilité de l’objection suivant laquelle le cerveau et la moelle commencent à se former avant que la circulation du sang soit visible et que naisse le cœur.

Schulz dit dans le même sens (Syst. de la circulation, p. 297) : « Nous ne croyons pas que l’opinion de Baumgartner, suivant laquelle la formation du système nerveux est antérieure à celle du sang, puisse être soutenue jusqu’au bout ; car Baumgartner ne fait dater l’existence du sang que de la formation des vésicules, alors que longtemps avant déjà, dans l’embryon et la série animale, le sang apparaît sous forme de pur plasma. » Le sang des invertébrés n’est jamais rouge ; nous nous gardons pourtant de leur refuser le sang même, comme fait Aristote. Notons aussi, la chose en vaut la peine, ces paroles d’une somnambule extra-lucide, rapportées par Justinus Kerner (Histoire de deux Somnambules, p. 78) : « Je descends aussi profondément en moi qu’il est possible à un homme de pénétrer en lui-même : la force de ma vie terrestre me paraît avoir son origine dans le sang ; de là, circulant à travers les veines, elle se communique par l’intermédiaire des nerfs à tout le corps, et la partie la plus généreuse en passe dans le cerveau. »

Il résulte de tout ceci que la volonté s’objective le plus immédiatement dans le sang ; c’est lui qui primitivement crée et forme l’organisme, l’achève par la croissance, puis le nourrit continuellement, tant par le renouvellement régulier de toutes les parties que par le rétablissement anormal de parties blessées. Le premier produit du sang, ce sont ses propres vases, puis les muscles, dans l’irritabilité desquels la volonté se révèle à la conscience, et en même temps que ces derniers le cœur, vase et muscle à la fois, et qui pour cette raison est le vrai centre et le primum mobile de toute la vie. Mais pour vivre individuellement et se maintenir dans le monde extérieur, la volonté a besoin de deux systèmes auxiliaires : l’un qui dirige et ordonne son activité interne et externe, l’autre qui renouvelle sans cesse la masse du sang ; en d’autres termes, la volonté a besoin d’un directeur et d’un conservateur. Aussi crée-t-elle à son service le système nerveux et le système intestinal ; aux fonctions vitales, qui sont les plus primitives et les plus essentielles, s’ajoutent subsidiairement les fonctions animales et les fonctions naturelles. Dans le système nerveux la volonté ne s’objective donc que médiatement et secondairement ; car ce système n’est qu’un organe auxiliaire, un appareil transmettant à la volonté les impulsions tantôt internes, tantôt externes, à la suite desquelles elle doit prendre une décision en conformité avec ses fins : les impulsions internes sont reçues, sous forme de simples excitations, par le système nerveux plastique, c’est-à-dire par le grand sympathique, ce cerebrum abdominale, et la volonté réagit ensuite sur place, sans que le cerveau ait conscience de cette action ; les impulsions externes sont reçues, sous forme de motifs, par le cerveau, et la volonté réagit par des actes conscients et dirigés au dehors. Le système nerveux tout entier constitue donc en quelque sorte les antennes de la volonté, qu’elle pousse au dedans et au dehors. Les nerfs du cerveau et de la moelle se subdivisent, à leur racine, en nerfs sensibles et nerfs moteurs. Les nerfs sensibles reçoivent les nouvelles du dehors, nouvelles qui se rassemblent dans le foyer du cerveau et y sont élaborées en représentations, en représentations-motifs tout d’abord. Les nerfs moteurs sont comme des courriers qui rapportent au muscle le résultat de la fonction cérébrale ; ce résultat agit comme excitation sur le muscle dont l’irritabilité est le phénomène immédiat de la volonté. Selon toute présomption, les nerfs plastiques se subdivisent également, mais sur une échelle subordonnée, en nerfs sensitifs et nerfs moteurs.

Quant au rôle que les ganglions jouent dans l’organisme, nous pouvons nous le représenter comme un diminutif du rôle cérébral ; celui-ci servira à expliquer l’autre. Les ganglions sont situés partout où des fonctions organiques du système végétatif ont besoin d’une surveillance. Il semble que la volonté n’y puisse pas atteindre ses fins par son activité directe et simple, que cette action ait besoin d’être dirigée et contrôlée ; c’est ainsi qu’au cours d’une opération, notre réflexion ne nous étant plus d’un secours suffisant, nous sommes obligés de noter au fur et à mesure tout ce que nous faisons. À cette tâche suffisent, pour la partie interne de l’organisme, de simples nœuds nerveux, parce qu’ici tout se passe dans les limites mêmes de cet organisme. Mais pour la partie externe il fallait un appareil de même espèce très compliqué ; cet appareil, c’est le cerveau avec les nerfs sensitifs, ces antennes qu’il envoie dans le monde extérieur. Quant aux organes qui communiquent à ce grand centre nerveux, il s’y présente des cas très simples où l’affaire n’a pas besoin d’être portée devant l’autorité suprême ; une autorité subordonnée suffit pour prendre les dispositions nécessaires ; c’est un rôle subordonné de ce genre que joue la moelle épinière dans les mouvements réflexes, découverts par Marshal Hall, tels que l’éternuement, le bâillement, le vomissement, la deuxième partie de la déglutition, etc. La volonté elle-même est répandue dans tout l’organisme, celui-ci n’en étant que le phénomène visible ; le système nerveux, partout où il se trouve, n’est là que pour rendre possible une direction de l’activité volontaire, en la contrôlant ; c’est un miroir présenté à la volonté, pour qu’elle puisse voir ce qu’elle fait : c’est ainsi que, pour nous faire la barbe, nous nous servons d’un miroir. De la sorte naissent à l’intérieur, pour les opérations spéciales et par là même simples, de petits sensorio, les ganglions : le sensorium principal, le cerveau, est le grand appareil, artistement disposé en vue des opérations complexes relatives au monde extérieur, cette scène de changements perpétuels et irréguliers. À tout endroit de l’organisme où des fils nerveux forment un ganglion, existe en quelque manière un animal à part, qui par le moyen du ganglion a une sorte de connaissance très faible, dont la sphère toutefois ne s’étend qu’aux parties d’où sortent immédiatement les nerfs. Mais ce qui rend possible dans ces parties cette quasi-connaissance, c’est évidemment la volonté ; nous ne pouvons même pas nous représenter la chose autrement. C’est sur cette diffusion de la volonté que repose la vie propre de chaque partie ; c’est ainsi que chez les insectes, qui, au lieu de moelle épinière, ont un double cordon de nerfs avec des ganglions situés à des intervalles égaux, chaque partie peut encore vivre plusieurs jours après avoir été séparée de la tête et du tronc ; cette diffusion explique aussi en dernière instance les actes non motivés par le cerveau, c’est-à-dire l’instinct et la faculté artistique des animaux. Marshal Hall, dont j’ai mentionné ci-dessus la découverte des mouvements réflexes, nous a proprement fourni par là la théorie des mouvements involontaires.

Ceux-ci sont, soit normaux et physiologiques : à cette catégorie appartiennent l’occlusion des entrées et des issues du corps, des sphincteres vesicœ et ani (mouvement partant des nerfs de la moelle), des cils dans le sommeil (réflexe partant du cinquième couple nerveux), du larynx (réflexe partant du nervus vagus), quand des aliments le frôlent ou que l’acide carbonique tend à y pénétrer, puis l’action d’avaler, à partir du pharynx, l’éternuement, le bâillement, la respiration (entièrement pendant le sommeil, partiellement dans l’état de veille), enfin l’érection, l’éjaculation, comme aussi la conception, etc. ; ces mouvements réflexes sont aussi anormaux et pathologiques : à cette catégorie appartiennent le bégaiement, le hoquet, le vomissement, ainsi que les crampes et les convulsions de tout genre, nommément ceux de l’épilepsie, du tétanos, de l’hydrophobie, enfin les contractions, sans conscience ni sensibilité, provoquées par des excitations galvaniques ou autres dans des membres paralysés, c’est-à-dire sans communication avec le cerveau, de même encore les contractions d’animaux décapités, et tous les mouvements et actions d’enfants nés sans cerveau. Toutes les crampes sont une rébellion des nerfs des membres contre la souveraineté du cerveau ; les réflexes normaux, au contraire, sont la part légitime d’initiative d’employés subordonnés. Tous ces mouvements sont donc involontaires, parce qu’ils n’émanent pas du cerveau, qu’au lieu de suivre des motifs ils suivent de simples excitations. Les excitations qui les causent n’arrivent que jusqu’à la moelle épinière, ou la moelle allongée, et là s’opère immédiatement la réaction qui occasionne le mouvement. Ce que le cerveau est au motif et à l’action, la moelle épinière l’est à ces mouvements involontaires ; ce que le nerf sensitif et volontaire est pour les premiers, le nerf incident et moteur l’est pour les seconds. Mais dans l’un et l’autre cas ce qui meut proprement, c’est la volonté : et cela est d’autant plus évident que les muscles involontairement mus sont pour la plupart identiques à ceux qui, en d’autres occasions, reçoivent leur mouvement du cerveau, à savoir dans les actes volontaires, où le primum mobile de ces muscles nous est révélé comme volonté par la conscience. L’excellent ouvrage de Marshal Hall, On the diseases of the nervous system, est tout à fait propre à mettre en pleine lumière la différence entre la volonté réfléchie et la volonté (Willkür und Wille) et à confirmer la vérité de ma théorie fondamentale.

Pour nous représenter sous une forme concrète tout ce que je viens de dire, considérons la naissance d’un organisme très accessible à notre observation. Qu’est-ce qui produit le poussin dans l’œuf ? Serait-ce un pouvoir, un art venant du dehors et pénétrant à travers l’enveloppe ? Oh non ! le poussin se fait lui-même, et la force même qui produit et achève cette œuvre complexe au delà de toute expression, d’une conception et d’une harmonie admirables, fait éclater l’enveloppe, une fois que l’élaboration est terminée, et dorénavant, sous le nom de volonté, accomplit les actions extérieures du poussin. La volonté ne pouvait pas faire les deux choses à la fois : tout d’abord occupée à l’élaboration de l’organisme, elle n’avait aucune préoccupation du côté du dehors. L’organisme achevé, cette préoccupation apparaît, sous la direction du cerveau et des sens, ses antennes ; le cerveau est un instrument antérieurement préparé en vue de cette fin, et dont le service ne commence que lorsqu’il s’éveille à la conscience de soi comme intellect ; car l’intellect est la lanterne qui éclaire les pas de la volonté, c’en est l’ηγεμονικον et en même temps le porteur du monde objectif, si restreint que soit l’horizon de ce dernier dans la conscience d’une poule. Mais ce que fait la poule, au sein du monde extérieur, par l’intermédiaire du cerveau, est infiniment moins considérable que ce qu’elle faisait à l’état primitif, alors qu’elle se produisait elle-même : car ce qu’elle fait, une fois née, s’opère par l’entremise d’un élément secondaire.

Nous avons vu plus haut dans le système nerveux cérébral un organe auxiliaire de la volonté, par lequel celle-ci s’objective secondairement. De même donc que le système cérébral, bien qu’il n’agisse pas directement sur l’ensemble des fonctions vitales de l’organisme, qu’il en dirige seulement les relations avec le dehors, n’en a pas moins pour base l’organisme qui l’entretient en échange des services rendus, de même, dis-je, que la vie cérébrale ou animale doit être considérée comme un produit de la vie organique, de même le cerveau et sa fonction, la connaissance ou intellect, sont médiatement et secondairement des phénomènes de la volonté : en eux aussi s’objective la volonté, et cela comme volonté de percevoir le monde extérieur, c’est-à-dire comme une volonté de connaître. Donc, si grande, si fondamentale que soit en nous la différence du vouloir et du connaître, le substrat dernier des deux n’en est pas moins le même ; ce substrat, c’est la volonté, comme essence en soi de l’ensemble des phénomènes. La connaissance, l’intellect, qui, dans la conscience de soi, apparaît comme tout à fait secondaire, n’est pas seulement l’accident, mais l’œuvre de la volonté, et ainsi la connaissance se trouve, bien que par un détour, ramenée au vouloir. De même que physiologiquement l’intellect est la fonction d’un organe du corps, de même, au point de vue métaphysique, il doit être regardé comme un produit de la volonté, dont l’objectivation visible est le corps tout entier. La volonté de connaître, vue objectivement, est donc le cerveau ; de même que la volonté de marcher, objectivement vue, est le pied ; comme la volonté de toucher, la main ; la volonté de digérer, l’estomac ; la volonté d’engendrer, les parties génitales, etc. L’ensemble de cette objectivation n’existe sans doute qu’au regard du cerveau dont elle est l’intuition : c’est sans cette intuition que la volonté apparaît comme corps organique. Mais le cerveau, en tant qu’il connaît, n’est pas lui-même connu ; il est la partie qui connaît, le sujet de toute connaissance. Au contraire le cerveau, en tant qu’il est connu secondairement dans l’intuition objective, c’est-à-dire dans la conscience d’autre chose, rentre, comme organe physique, dans l’objectivation corporelle. En effet, le processus tout entier, c’est la connaissance de la volonté par elle-même, il part de la volonté pour y aboutir, et constitue ce que Kant appelle le phénomène, par opposition à la chose en soi. Donc ce qui est connu, ce qui devient représentation, c’est la volonté ; et cette chose connue, cette représentation, c’est ce que nous appelons le corps, lequel, existant dans l’espace et se mouvant dans le temps, n’existe que par l’intermédiaire des fonctions du cerveau, c’est-à-dire en celui-ci même. Au contraire, ce qui connaît, ce qui a cette représentation, c’est le cerveau, qui toutefois ne se connaît pas lui-même, mais prend seulement conscience de soi comme intellect, c’est-à-dire comme chose connaissante, qui, en un mot, ne se connaît que subjectivement ; ce qui, vu du dedans, est le pouvoir de connaître, vu du dehors, est le cerveau. Ce cerveau est une partie de ce corps, précisément parce qu’il fait partie de l’objectivation de la volonté, parce que la volonté de connaître, la direction du vouloir au dehors y sont objectivées. Par conséquent, le cerveau, et avec lui l’intellect, est sans doute immédiatement déterminé par le corps, et celui-ci à son tour par le cerveau ; mais cette influence ne s’exerce immédiatement, de part et d’autre, que sur le cerveau et le corps comme choses étendues et corporelles, tels qu’ils existent dans le monde de l’intuition, non tels qu’ils sont en eux-mêmes, c’est-à-dire comme volonté. Le tout de nous-mêmes, c’est donc en dernier ressort la volonté, qui devient à lui-même représentation, et qui est cette unité que nous appelons le moi. Le cerveau lui-même, en tant que représenté (c’est-à-dire vu, comme élément secondaire, dans la conscience d’autre chose), n’est que représentation. En lui-même, en tant qu’il représente, le cerveau est la volonté, parce que celle-ci est le substratum réel de toute la phénoménalité : la volonté de connaître s’objective dans le cerveau et ses fonctions. — La pile de Volta peut être considérée comme le symbole qui figure, imparfaitement sans doute, mais d’une manière assez approchante, l’essence du phénomène humain, tel que nous l’envisageons ici : les métaux ainsi que le liquide sont le corps ; l’action chimique, base de l’activité tout entière de la pile, est la volonté, et la tension électrique qui en résulte et qui provoque le coup et les étincelles, est l’intellect. Mais, omne simile claudicat.

Tout récemment enfin, une nouvelle théorie s’est fait jour dans la pathologie, la théorie physiâtrique. Suivant elle, les maladies elles-mêmes sont un processus de guérison provoqué par la nature, pour faire disparaître quelque désordre qui s’est produit dans l’organisme en en détruisant les causes, lutte dans laquelle, au moment décisif, c’est-à-dire pendant la crise, la nature l’emporte et atteint ses fins ou bien succombe. Mais cette manière de voir ne devient vraiment rationnelle que de notre point de vue : pour nous, en effet, la force vitale, qui apparaît ici comme vis naturæ medicatrix, est la volonté ; celle-ci, dans l’état de santé, est la base de toutes les fonctions organiques, et, lorsque se produisent des désordres qui menacent son œuvre tout entière, elle revêt une puissance dictatoriale pour apaiser les forces rebelles par des mesures extraordinaires et des opérations complètement anormales (les maladies) et faire rentrer ainsi le tout dans l’ordre. Dire au contraire, comme l’a fait Brandis, dans les passages de son livre Sur l’application du froid que j’ai cités dans ma dissertation Sur la volonté dans la nature, dire que la volonté elle-même est malade, c’est énoncer une grave méprise. Si je prends note de cette méprise, si je remarque en même temps que Brandis, dans son livre antérieur Sur la force vitale, lequel date de 1793, ne paraît même pas soupçonner que cette force en soi est la volonté, qu’il y dit au contraire (p. 13) : « La force vitale ne peut pas être l’essence que nous ne connaissons que par la conscience, puisque la plupart des mouvements se produisent sans conscience. Affirmer que cette essence, dont l’unique caractère à nous connu est la conscience, agit inconsciemment sur le corps, c’est tout au moins affirmer d’une manière arbitraire et sans preuves ; » et p. 14 : « Les objections de Haller militent irréfutablement, comme je crois, contre la théorie suivant laquelle tout mouvement de vie est un acte de l’âme ; » — si je considère, de plus, que son livre Sur l’application du froid, où la volonté apparaît tout à coup et d’une manière si tranchée comme force vitale, a été écrit dans sa soixante-dixième année, âge auquel personne n’a jusqu’ici commencé à trouver des vues originales ; — si je note encore ce fait, qu’il s’y sert précisément de mes expressions de « volonté et représentation » et non de celles alors plus usitées de « pouvoir de désirer et de connaître », — à la suite de toutes ces considérations, et contrairement à ma supposition première, je suis convaincu aujourd’hui qu’il m’a emprunté sa vue fondamentale, et avec l’honnêteté qui caractérise aujourd’hui le monde savant, qu’il n’en a rien dit. On trouvera plus de détails à ce sujet dans la deuxième (et troisième) édition de mon écrit Sur la volonté dans la nature, p. 14.

Rien n’est plus propre à confirmer et à éclaircir la thèse qui nous occupe dans le présent chapitre, que l’ouvrage justement célèbre de Bichat Sur la vie et la mort. Ses considérations et les miennes se soutiennent réciproquement, les siennes fournissant le commentaire physiologique aux miennes, et celles-ci étant le commentaire philosophique des siennes ; si on nous lit en même temps, on nous comprendra mieux l’un et l’autre. Je parle principalement ici de la première moitié de son ouvrage, intitulée Recherches physiologiques sur la vie. Il donne comme base à ses explications le contraste de la vie organique et de la vie animale, qui répond à ma distinction entre la volonté et l’intellect. Ceux qui regardent au sens et non aux mots, ne seront pas trompés par ce fait qu’il attribue la volonté à la vie animale ; car il n’entend par volonté, et c’est le sens qu’on attache généralement à ce mot, que la tendance consciente à vouloir, laquelle part sans doute du cerveau, mais n’y est pas encore, comme il est démontré ci-dessus, un vouloir véritable, étant simplement la supputation réfléchie des motifs, dont la conclusion ou le total apparaît en dernier lieu comme acte de volonté. Tout ce que j’attribue à la volonté proprement dite, il le met au compte de la vie organique, et ce que je regarde comme intellect est chez lui vie animale ; cette dernière a son siège circonscrit dans le cerveau et ses dépendances ; l’autre au contraire est répandue dans tout l’organisme.

Le contraste fondamental où il fait voir ces deux vies en regard l’une de l’autre, répond au contraste que présente ma doctrine entre la volonté et l’intellect. Pour l’établir il part, en sa qualité d’anatomiste et de physiologiste, de l’objectif, c’est-à-dire de la conscience d’autre chose ; en ma qualité de philosophe, je pars du subjectif, de la conscience de soi ; et c’est un plaisir de voir comme, telles les deux voix dans un duo, nous nous harmonisons, bien que chacun émette des sons particuliers. Que celui-là donc qui voudra me comprendre le lise ; pour le comprendre plus à fond qu’il ne s’est compris lui-même, qu’on me lise. Bichat nous montre, à l’article 4, que la vie organique commence avant la vie animale et s’éteint après elle, qu’elle a par conséquent, cette dernière chômant de plus dans le sommeil, presque le double de sa durée ; il fait voir, aux articles 8 et 9, que la vie organique produit tous ses actes sur-le-champ, avec une perfection spontanée, que la vie animale au contraire a besoin d’un exercice prolongé et d’une éducation. Il est surtout intéressant dans le sixième article, où il établit que la vie animale est entièrement limitée aux opérations intellectuelles, qu’elle se développe par conséquent froide et sans intérêt, tandis que les affections et les passions ont leur siège dans la vie organique, bien que leurs impulsions se trouvent dans la vie animale, c’est-à-dire cérébrale ; sur ce sujet il a dix pages exquises, que je voudrais transcrire entièrement. Page 50, il dit : « Il est sans doute étonnant que les passions n’aient jamais leur terme ni leur origine dans les divers organes de la vie animale ; qu’au contraire les parties servant aux fonctions internes soient constamment affectées par elles, et même les déterminent suivant l’état où elles se trouvent. Tel est cependant ce que la stricte observation nous prouve. Je dis d’abord que l’effet de toute espèce de passion, constamment étranger à la vie animale, est de faire naître un changement, une altération quelconque dans la vie organique. » Puis il fait voir comment la colère agit sur la circulation du sang et les pulsations du cœur, comment agissent sur elles la joie et la crainte ; puis, comment les poumons, l’estomac, les intestins, le foie, les glandes et le pancréas sont affectés par ces mouvements de l’âme et autres analogues, et comment le chagrin diminue la nutrition ; et à la suite de ces remarques, il observe que la vie animale, c’est-à-dire celle du cerveau, n’est pas atteinte par tout ceci et continue tranquillement sa marche. Il invoque aussi ce fait que, pour désigner des opérations intellectuelles, nous portons la main à la tête, que nous mettons la main sur le cœur, l’estomac, les intestins, quand nous voulons exprimer notre amour, joie, douleur ou haine, et il observe que celui-là serait un mauvais acteur qui, en parlant de son chagrin, porterait la main à la tête, ou qui la mettrait sur le cœur, en parlant de sa tension d’esprit. Il observe encore que, tandis que les savants font siéger ce qu’on appelle l’âme dans la tête, le peuple désigne dans tous les cas par des expressions justes la différence nettement sentie entre l’intellect et les affections de la volonté ; ainsi, il parle d’une tête intelligente, solide, distinguée, il dira au contraire : un bon cœur, un cœur sensible ; « la colère bout dans mes veines, agite mon fiel, mes entrailles tressaillent de joie, la jalousie empoisonne mon sang », etc. « Les chants sont le langage des passions, de la vie organique, comme la parole ordinaire est celui de l’entendement, de la vie animale ; la déclamation tient le milieu, elle anime la langue froide du cerveau, en y mêlant la langue expressive des organes intérieurs du cœur, du foie, de l’estomac, etc. » Sa conclusion est celle-ci : « La vie organique est le terme où aboutissent et le centre d’où partent les passions. » Rien n’est plus propre que cet excellent et profond ouvrage à confirmer et à préciser ce fait, que le corps n’est que la volonté elle-même corporifiée (c’est-à-dire vue par l’intermédiaire des fonctions cérébrales, du temps, de l’espace et de la causalité), d’où il suit que la volonté est l’élément primaire et originel, tandis que l’intellect, simple fonction cérébrale, est l’élément secondaire et dérivé. Mais ce qui, dans le développement de la pensée de Bichat, m’a le plus rempli d’admiration et de joie, c’est que ce grand anatomiste, en suivant la voie de considérations purement physiologiques, est arrivé jusqu’à expliquer l’immutabilité du caractère moral par ce fait, que la vie animale seule, c’est-à-dire la fonction du cerveau, est soumise à l’influence de l’éducation, de l’exercice, de la culture et de l’habitude, que le caractère moral, au contraire, appartient à la vie organique, celle des autres parties, laquelle ne peut pas être modifiée par le dehors. Je ne puis m’empêcher de reproduire ici ce passage, qui se trouve à l’art. 9, § 2 : « Telle est donc la grande différence des deux vies de l’animal (cérébrale ou animale, et organique), par rapport à l’inégalité de perfection des divers systèmes de fonctions, dont chacune résulte ; savoir, que dans l’une la prédominance ou l’infériorité d’un système, relativement aux autres, tient presque toujours à l’activité ou à l’inertie plus grandes de ce système, à l’habitude d’agir ou de ne pas agir ; que dans l’autre, au contraire, cette prédominance ou cette infériorité sont immédiatement liées à la texture des organes, et jamais à leur éducation. Voilà pourquoi le tempérament physique et le caractère moral ne sont point susceptibles de changer par l’éducation, qui modifie si prodigieusement les actes de la vie animale ; car, comme nous l’avons vu, tous deux appartiennent à la vie organique. Le caractère est, si je puis m’exprimer ainsi, la physionomie des passions ; le tempérament est celle des fonctions internes : or, les unes et les autres étant toujours les mêmes, ayant une direction que l’habitude et l’exercice ne dérangent jamais, il est manifeste que le tempérament et le caractère doivent être aussi soustraits à l’empire de l’éducation. Elle peut modérer l’influence du second, perfectionner assez le jugement et la réflexion, pour rendre leur empire supérieur au sien, fortifier la vie animale, afin qu’elle résiste aux impulsions de la vie organique. Mais vouloir par elle dénaturer le caractère, adoucir ou exalter les passions dont il est l’expression habituelle, agrandir ou resserrer leur sphère, c’est une entreprise analogue à celle d’un médecin qui essaierait d’élever ou d’abaisser de quelques degrés, et pour toute la vie, la force de contraction ordinaire au cœur dans L’état de santé, de précipiter ou de ralentir habituellement le mouvement naturel aux artères, et qui est nécessaire à leur action, etc. Nous ferions observer à ce médecin que la circulation, la respiration, etc., ne sont point sous le domaine de la volonté (Willkür), qu’elles ne peuvent être modifiées par l’homme, sans passer à l’état maladif, etc. Faisons la même observation à ceux qui croient qu’on change le caractère, et par là même les passions, puisque celles-ci sont un produit de l’action de tous les organes internes, ou qu’elles y ont au moins spécialement leur siège. » Le lecteur familiarisé avec ma philosophie peut se figurer ma joie, quand je découvris comme la preuve arithmétique de mes convictions dans celles de cet homme extraordinaire, si tôt enlevé à la science, et qu’il avait acquises en cultivant un champ de recherches tout autre que le mien.

L’organisme n’est que la volonté faite visible. Ce qui confirme une fois de plus cette manière de voir, c’est ce fait que les morsures de chiens, de chats, de coqs et autres animaux, qui se trouvent dans un état de colère extrême, sont généralement mortelles. Il arrive même qu’une morsure de chien, dans cet état, provoque chez la victime de l’hydrophobie, sans que le chien lui-même soit enragé ni le devienne ultérieurement. Car la colère extrême n’est qu’une volonté extrêmement décidée et acharnée à détruire son objet. Pour s’en convaincre, il suffit de remarquer que dans cet état la bave se pénètre d’une force destructive et en quelque sorte magique : nouvelle preuve que l’organisme et la volonté sont dans la réalité une seule et même chose. Citons encore à l’appui de notre théorie ce fait, qu’une contrariété violente peut, en un instant, altérer le lait de la mère et le rendre si pernicieux, que le nourrisson meurt aussitôt dans des convulsions. (Most, Des moyens sympathétiques, p. 16.)

REMARQUE SUR CE QUE NOUS VENONS DE DIRE DE BICHAT

Bichat, comme nous venons de le démontrer, a vu au plus profond de la nature humaine, et en a donné un admirable aperçu ; son livre est une des œuvres les plus profondément pensées de toute la littérature française. Et voici que, soixante ans après cette publication, M. Flourens entame contre elle une polémique subite dans son livre De la vie et de l’intelligence ; sans autre forme de procès, il ose déclarer faux tout ce que Bichat a mis en lumière sur cet important sujet, qui lui appartient en propre. Et qu’est-ce que M. Flourens met en œuvre contre son prédécesseur ? Des contre-arguments ? Que non ! mais des contre-affirmations[4] et des autorités, des autorités bizarres et mal choisies : Descartes… et Gall ! M. Flourens est un cartésien convaincu, et en l’an 1838, Descartes est encore pour lui « le philosophe par excellence ». Sans doute Descartes est un grand homme, mais il n’a fait que frayer la voie : de tous ses dogmes rien ne subsiste, et les invoquer aujourd’hui comme des autorités est du dernier ridicule. Au XIXe siècle s’attacher en philosophie à Descartes, c’est comme si on prétendait suivre Ptolémée en astronomie, ou Stahl en chimie. Mais, pour M. Flourens, les dogmes de Descartes sont des articles de foi. Descartes a enseigné que « les volontés sont des pensées », donc cela est ainsi, bien que chacun éprouve clairement par lui-même que le vouloir et le penser sont aussi distincts que le blanc et le noir ; c’est même cette conscience nette de leur différence qui m’a permis, au chapitre XIX, de l’exposer avec précision, en prenant toujours l’expérience pour fil conducteur.

Mais avant tout pour Descartes, Oracle de M. Flourens, il y a deux substances radicalement distinctes : le corps et l’âme. En conséquence, cartésien orthodoxe, M. Flourens dira : « Le premier point est de séparer, même par les mots, ce qui est du corps de ce qui est de l’âme » (I, 72). Il nous apprend, de plus, que cette « âme réside uniquement et exclusivement dans le cerveau » (II, 137) ; de là, et suivant un passage de Descartes, elle envoie dans les muscles les esprits animaux ses courriers ; mais elle-même ne saurait être affectée que par le cerveau : aussi les passions ont-elles leur siège dans le cœur, qu’elles altèrent, mais leur place est au cerveau. C’est bien de la sorte, en effet, que s’exprime l’oracle de M. Flourens, et celui-ci est si édifié qu’il récite deux fois cette litanie (I, 33 ; II, 135), pour en exorciser infailliblement l’ignorant Bichat. Car celui-ci ne connaît ni âme, ni corps, mais seulement une vie animale et une vie organique ; aussi M. Flourens, plein de condescendance, lui apprend-il qu’il faut nettement distinguer les parties où siègent les passions, des parties qu’elles affectent. D’après Flourens les passions agissent donc à un endroit et se trouvent à un autre. Les objets physiques n’agissent généralement que là où ils se trouvent ; mais dans l’âme immatérielle il n’en va plus de même. Je me demande, par exemple, ce que M. Flourens et son oracle ont réellement entendu par cette distinction de la place et du siège, entre l’action de siéger et celle d’affecter. — L’erreur fondamentale de M. Flourens et de son Descartes a été de confondre les motifs, ou impulsions des passions, lesquels, en tant que représentations, siègent sans doute dans l’intellect, c’est-à-dire dans le cerveau, de les confondre, dis-je, avec les passions mêmes qui, en tant que mouvements de la volonté, sont situées dans tout le corps, et nous savons que celui-ci est la volonté même, vue intuitivement.

La seconde autorité de M. Flourens est, comme nous l’avons dit, Gall. J’ai dit, sans doute, au commencement de ce XXe chapitre (et cela déjà dans l’édition antérieure) : « La plus grande erreur de la théorie crânienne de Gall a été d’assigner des organes cérébraux même aux qualités morales. » Mais ce que je blâme et rejette, c’est précisément ce que loue et admire M. Flourens. Ne porte-t-il pas dans son cœur le « les volontés sont des pensées » de Descartes ? Aussi bien, il dit, p. 144 : « Le premier service que Gall a rendu à la physiologie ( ?) a été de ramener le moral à l’intellectuel, et de faire voir que les facultés morales et les facultés intellectuelles sont des facultés de même ordre, et de les placer toutes, autant les unes que les autres, uniquement et exclusivement dans le cerveau. » Ma philosophie tout entière en quelque sorte, mais principalement le XIXe chapitre de ce volume, consiste dans la réfutation de cette erreur radicale. M. Flourens, au contraire, ne se lasse pas de la célébrer comme une grande vérité et de chanter les louanges de Gall, qui l’a découverte. Ainsi, p. 147 : « Si j’en étais à classer les services que nous a rendus Gall, je dirais que le premier a été de ramener les qualités morales au cerveau. » p. 153 : « Le cerveau seul est l’organe de l’âme, et de l’âme dans toute la plénitude de ses fonctions » (on voit que le fond de toutes ces affirmations, le noyau qui se cache sous elles, c’est toujours l’âme simple de Descartes) ; « il est le siège de toutes les facultés morales, comme de toutes les facultés intellectuelles… Gall a ramené le moral à l’intellectuel, il a ramené les qualités morales au même siège, au même organe, que les facultés intellectuelles. » Oh ! que Bichat et moi devons être confondus devant tant de sagesse ! Mais, pour parler sérieusement, est-il spectacle plus humiliant, plus révoltant, que de voir rejeter des vérités justes et profondes, et préconiser le faux et le tortueux ? Des vérités profondément cachées, découvertes très tard et au prix de grands efforts, sont renversées à nouveau et l’antique erreur, l’erreur plate et tard vaincue, en revient occuper la place ; n’est-il pas à craindre que par de tels procédés le savoir humain, qui avance si péniblement, ne revienne en arrière ? Mais rassurons-nous : car « magna est vis veritatis et prœvalebit ».

M. Flourens est incontestablement un homme de grand mérite, mais il l’a acquis principalement dans la voie des recherches expérimentales. Or, ce ne sont pas les expériences, mais la réflexion et la pénétration qui peuvent nous mettre sur la route des vérités les plus importantes. C’est par la réflexion, par la profondeur des vues que Bichat a mis au jour une vérité qui est de celles que n’atteindront jamais les efforts expérimentaux de Flourens, dût-il, cartésien authentique et conséquent, martyriser encore cent animaux de plus. M. Flourens aurait dû s’en douter, quand il était encore temps : « Prends garde, bouc, car il y a le feu. » Mais cette audace et cette suffisance, que donne seul un caractère superficiel et vaniteux, et qui ont conduit M. Flourens à réfuter par de simples contre-affirmations, par des convictions de vieille femme et des autorités frivoles, un penseur tel que Bichat, à le redresser, à en triompher, à le railler presque, cette suffisance a son origine dans la manière d’être de l’Académie avec ses fauteuils. Les messieurs qui y trônent et se saluent réciproquement du titre d’illustre confrère, ne peuvent pas s’empêcher de se considérer comme les égaux des meilleurs qui aient jamais été, de se tenir pour des oracles et de décréter en conséquence ce qui est vrai et ce qui est faux. C’est ce qui m’engage et m’autorise à dire une fois pour toutes, que les esprits réellement supérieurs et privilégiés, qui naissent de temps en temps pour éclairer le reste de l’humanité, et au nombre desquels il faut ranger Bichat, sont supérieurs par la « grâce de Dieu », et qu’ils sont aux Académies (dans lesquelles ils ont généralement occupé le quarante et unième fauteuil) et aux illustres confrères, ce que sont les princes du sang aux nombreux représentants du peuple, choisis au sein de la foule. Aussi une pudeur secrète (a secret awe) devrait-elle mettre sur leurs gardes MM. les académiciens (il y en a toujours des fournées), avant de se frotter à un esprit de cette taille, à moins qu’ils n’aient à lui opposer des arguments sérieux. Mais le combattre avec de simples contre-affirmations, en invoquant des placita de Descartes, est aujourd’hui tout bonnement ridicule.

  1. Ce chapitre se rapporte au § 20 du premier volume.
  2. Spallanzani, Risultati di experienze sopra la riproduzione della teste nelle lumache terrestri ; dans les Memorie di matematica e fisica della Società italiana, t. 1, p. 581. — Voltaire, les Colimaçons du révérend père l’Escarbolier.
  3. Cf. ch. xxii.
  4. « Tout ce qui est relatif à l’entendement appartient à la vie animale », dit Bichat, et jusque-là point de doute ; « tout ce qui est relatif aux passions appartient à la vie organique », — et ceci est absolument faux. — Voilà ( ! !) ce qu’a décrété le grand Flourens. (N. de Schopenhauer.)