Le Monde comme volonté et comme représentation/Supplément au second livre/Chapitre XXI

La bibliothèque libre.
Traduction par A. Burdeau.
Félix Alcan (Tome troisièmep. 82-84).


CHAPITRE XXI
REVUE ET CONSIDÉRATION GÉNÉRALE


Si l’intellect n’était pas de nature secondaire, comme le démontrent les deux chapitres précédents, on ne comprendrait pas que tout ce qui se produit sans lui, c’est-à-dire sans l’intervention de la représentation, comme par exemple la génération, le développement et la conservation de l’organisme, le remplacement ou la restauration partielle de parties mutilées, la crise salutaire dans les maladies, les œuvres des facultés artistiques des animaux et les produits de l’instinct en général, on ne comprendrait pas, dis-je, que tout cela soit infiniment meilleur et plus parfait que ce qui se fait à l’aide de l’intellect, à savoir les produits et les œuvres conscientes et voulues de l’homme, et que celles-ci ne soient au regard des autres que du bousillage. D’une manière générale, le terme nature désigne ce qui agit, ce qui excite, ce qui crée sans l’intermédiaire de l’intellect. L’objet principal de ce second livre, ainsi que du traité Sur la volonté dans la nature, est précisément de montrer l’identité de cette nature avec ce que nous trouvons sous forme de volonté. Ce qui rend possible cette connaissance fondamentale de la volonté, c’est qu’elle est éclairée en nous par l’intellect, qui apparaît ici comme conscience de soi ; sans quoi, nous ne la connaîtrions pas plus en nous qu’en dehors de nous, et nous demeurerions éternellement en face de forces naturelles impénétrables. Il faut supprimer par la pensée ce concours de l’intellect, si nous voulons saisir l’essence de la volonté en soi, et, par là, pénétrer autant que possible à l’intérieur de la nature.

Aussi dirai-je en passant que, parmi les philosophes, mon antipode direct est Anaxagore. Car il a considéré arbitrairement comme l’élément premier et originel, d’où dérive le reste, un νους, une intelligence, un sujet représentant, et il passe pour avoir le premier établi cette manière de voir. D’après lui, le monde aurait existé dans la simple représentation avant d’exister en lui-même ; tandis que, chez moi, c’est la volonté qui fonde la réalité des choses ; celles-ci n’arrivent, dans la conscience animale, à la représentation et à l’intelligence qu’après une très longue évolution, si bien que dans ma théorie c’est la pensée qui apparaît en dernier lieu. En attendant, si nous en croyons Aristote (Métaph., I, 4), Anaxagore n’a su que faire de son νους, il l’a posé pour le laisser ensuite, comme une image de saint à l’entrée de sa philosophie ; il ne s’en est pas servi dans le détail de son explication de la nature, sinon dans les cas extrêmes, où il désespérait de se tirer autrement d’affaire. Toute physico-théologie est le développement, poussé jusqu’au bout, de l’erreur qui s’oppose à la vérité que nous avons énoncée au commencement de ce chapitre, erreur suivant laquelle la manière la plus parfaite de naître pour les choses est celle qui s’opère au moyen d’un intellect. C’est cette vue fausse qui barre la route à toute étude plus approfondie de la nature.

Depuis l’époque de Socrate jusqu’à nos jours, un objet principal des discussions interminables des philosophes est cet ens rationis qu’on appelle âme. La plupart en affirment l’immortalité, c’est-à-dire l’essence métaphysique ; d’autres, s’appuyant sur les faits qui prouvent irréfragablement la complète dépendance où est l’intellect à l’égard des organes corporels, ne se lassent pas de nier ce dogme. Cette âme fut considérée par tous et avant tout comme absolument simple ; c’est de sa simplicité qu’on tira la preuve de son essence métaphysique, de son immatérialité et de son immortalité. Au fond la simplicité n’a nullement pour conséquence l’immortalité. Car, si nous ne pouvons nous représenter la destruction d’un corps ayant une forme que comme une décomposition de ses parties, il ne s’ensuit pas que la destruction d’un être simple, dont nous n’avons d’ailleurs aucune idée, ne soit pas possible de quelque autre façon, comme par un évanouissement progressif, par exemple. Mon point de départ, au contraire, est de supprimer cette prétendue simplicité de notre être subjectivement connu, le moi : je montre que les phénomènes, d’où l’on inférait cette simplicité, ont deux sources très distinctes ; que l’intellect, physiquement conditionné, fonction d’un organe matériel, dépend entièrement de ce dernier et sans lui serait aussi impossible que le toucher sans la main, qu’il appartient par conséquent à la simple phénoménalité et en subit le sort ; que la volonté, au contraire, n’est liée à aucun organe spécial, qu’elle est présente partout, qu’elle est l’élément moteur et plastique par excellence, la condition de tout l’organisme, le substrat métaphysique de toute la phénoménalité, qu’elle n’est par conséquent pas, comme l’intellect, un posterius, mais le prius de la phénoménalité, que celle-ci dépend de la volonté, et non la volonté des phénomènes. Quant au corps, je le ravale à une simple représentation, il n’est que la manière dont la volonté se représente dans l’intuition de l’intellect, ou du cerveau. La volonté, au contraire, qui dans tous les systèmes antérieurs, quelle qu’en soit d’ailleurs la diversité, apparaît en tout dernier lieu, chez moi est l’élément premier par excellence. L’intellect, simple fonction du cerveau, disparaît avec le corps ; tandis que la volonté demeure. Cette hétérogénéité des deux, jointe à la nature secondaire de l’intellect, explique pourquoi l’homme, dans les profondeurs de la conscience de soi, se sent éternel et indestructible, et qu’il ne saurait pourtant avoir de souvenir, ni a parte ante ni a parte post, au delà de la durée de sa vie. Je ne veux pas empiéter ici sur l’explication de la vraie indestructibilité de notre être, explication qui aura sa place au quatrième livre ; j’en ai simplement voulu donner ici la genèse.

Si nous nommons le corps une simple représentation, l’expression est sans doute étroite, mais vraie néanmoins à notre point de vue, c’est qu’une existence étendue dans l’espace, se modifiant dans le temps, et déterminée dans les deux par la loi de causalité, n’est possible que dans la représentation. Car tous ces éléments déterminants sont des formes représentatives ; le corps n’existe donc que dans le cerveau, dans lequel il apparaît comme une existence objective, c’est-à-dire étrangère. Notre corps ne peut donc, lui aussi, avoir cette sorte d’existence que dans un cerveau. Car la connaissance que j’ai de mon corps comme d’une chose étendue, remplissant un espace et mobile, n’est que médiate : elle est une image du cerveau qui s’y produit par le moyen des sens et de l’entendement. Le corps ne m’est donné immédiatement que dans l’action musculaire et dans le plaisir ou la douleur, lesquels ressortent immédiatement et avant tout de la volonté. En combinant ces deux manières de connaître le corps propre, nous arriverons à nous convaincre que toutes les autres choses, qui n’ont elles aussi que cette existence objective, laquelle n’est réalisée avant tout que dans mon cerveau, que toutes ces autres choses, dis-je, ne sont pas pour cela sans autre existence que celle qu’elles possèdent dans le cerveau, mais qu’en dernier ressort et en elles-mêmes, elles doivent être ce qui en nous se révèle à la conscience comme volonté.