Le Monde comme volonté et comme représentation/Supplément au troisième livre/Chapitre XXXV

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Traduction par A. Burdeau.
Félix Alcan (Tome troisièmep. 221-229).


CHAPITRE XXXV[1]
L’ESTHÉTIQUE DE L’ARCHITECTURE


Nous avons établi, dans le corps du premier volume, que l’élément esthétique de l’architecture provenait des degrés les plus bas de l’objectivation de la volonté ou de la nature, dont elle veut reproduire par une image précise les idées. Il en résulte qu’elle a pour thème unique et constant le support et la charge, et pour loi fondamentale qu’aucune charge ne doit exister sans un support suffisant, aucun support sans la charge voulue, et qu’ainsi il doit y avoir convenance dans le rapport de l’un à l’autre. La réalisation la plus pure de cet objet, c’est la colonne et l’entablement ; aussi l’emploi des colonnes est-il devenu comme la base générale de toute l’architecture. En effet, dans la colonne et l’entablement, le support et la charge sont parfaitement séparés, ce qui en fait ressortir manifestement l’action réciproque et le rapport. Sans doute le simple mur même contient déjà le support et la charge, mais ici il y a encore confusion des deux. Tout y est support et tout y est charge : de là absence complète d’effet esthétique. L’effet n’apparaît qu’avec la distinction des deux éléments et grandit avec elle. Car entre la colonnade et le simple mur il y a une foule de degrés intermédiaires. Déjà même, dans la muraille de maison percée de fenêtres et de portes, on cherche à indiquer tout au moins cette séparation par des pilastres légèrement saillants (antes) surmontés de chapiteaux, qu’on enchâsse dans les chambranles, ou qu’au besoin on se borne à représenter en peinture, pour dessiner de quelque manière un système de colonnes avec entablement. Les piliers réels, de même les consoles et les supports de tout genre, réalisent déjà mieux cette séparation distincte du support et de la charge à laquelle tend partout l’architecture. Sous ce rapport, à côté de la colonne avec entablement se place immédiatement la voûte avec pilier, construction d’ailleurs toute originale, et qui n’imite pas la première. L’effet esthétique qu’elle produit est bien loin cependant d’atteindre celui de la colonne, parce que le support et la charge, au lieu d’être entièrement séparés, s’y confondent encore en passant de l’un à l’autre. Dans la voûte même, chaque pierre est à la fois charge et support, et il n’est pas jusqu’aux piliers, surtout dans la voûte en arête, qui ne soient maintenus, du moins en apparence, dans leur position par la pression des arcs opposés. D’ailleurs, et en raison même de cette pression latérale, non seulement les voûtes, mais même les simples arcades doivent reposer non sur des colonnes, mais sur des piliers carrés et plus massifs. C’est dans la colonnade seule que la séparation est complète, car ici l’entablement n’est que charge pure, et la colonne n’est que pur support. La colonnade est donc, par rapport au simple mur, ce que serait une gamme s’élevant à intervalles égaux par rapport à un son qui, parti de la même gravité première, atteindrait la même hauteur insensiblement et sans gradations, et deviendrait un simple hurlement. Car dans les deux la matière est la même, et la grande différence ne résulte que de la distinction nette des degrés.

Pour que le support soit proportionné à la charge, il ne suffit pas qu’il puisse tout juste la porter ; il doit pouvoir le faire avec tant d’aisance et d’ampleur que, dès le premier coup d’œil, on soit entièrement rassuré à ce sujet. Cependant cet excès de soutien ne doit pas dépasser une certaine mesure sinon nous apercevons un support sans charge, ce qui est contraire à l’intention esthétique. Pour déterminer ce degré, les anciens ont imaginé comme règle la ligne de l’équilibre : on l’obtient en prolongeant la colonne, avec l’amincissement de calibre qu’elle subit de bas en haut, jusqu’au point où elle se termine en angle aigu, c’est-à-dire où elle devient un cône ; dès lors toute coupe transversale laissera la partie inférieure assez forte pour soutenir la partie supérieure ainsi retranchée. Mais on a coutume de lui donner une solidité vingt fois plus grande, c’est-à-dire de ne la charger que du vingtième de ce qu’elle pourrait supporter au maximum. — Un exemple frappant de charge sans support nous est offert par les tourelles bâties en saillie au coin de mainte de ces maisons construites dans le style plein de goût de notre époque : elles semblent flotter dans l’air et inquiètent l’esprit du passant.

En Italie, les édifices même les plus simples et les moins ornés produisent un effet esthétique, et en Allemagne il n’en est pas ainsi : la raison principale en est la forme plate des toits italiens. Un toit élevé n’est en effet ni charge ni support ; car ses deux moitiés se soutiennent réciproquement, et le tout n’a pas un poids correspondant à sa dimension. Il présente donc à l’œil une large masse, qui, sans rien de commun avec le beau, et d’usage purement pratique, contrarie l’intention esthétique, dont l’unique objet est toujours le rapport entre le soutien et la charge.

La forme de la colonne dépend de ce seul fait qu’elle fournit le support le plus simple et le plus convenable. La colonne torse offre, comme par un défi prémédité et avec impudence, une forme contraire à sa destination ; aussi le bon goût doit-il à première vue la condamner sans retour. Le pilier carré, où la diagonale est supérieure aux côtés, a des épaisseurs inégales qu’aucune fin ne justifie, et dues seulement à la plus grande facilité d’exécution qui en peut résulter ; aussi est-il moins agréable à l’œil que la colonne. Le pilier hexagonal ou octogonal plaît davantage, parce qu’il se rapproche plus de la colonne cylindrique. Seule la forme de cette dernière est exclusivement déterminée par sa destination. Et il en est de même pour toutes ses autres proportions : tout d’abord, pour le rapport de l’épaisseur à la hauteur, dans les limites que comporte la diversité des trois ordres de colonnes. Puis le rétrécissement à partir du premier tiers de la hauteur, ainsi que le léger renflement au même endroit (entasis. Vitr.), tiennent à ce que c’est là le centre de pression de la charge. On croyait jusqu’ici que ce renflement était propre aux colonnes ionique et corinthienne ; mais de nouvelles mesures en ont établi la présence dans la colonne dorique, même à Pæstum. Ainsi tout dans la colonne, sa forme entièrement déterminée, le rapport de sa hauteur à son épaisseur, le rapport de ces deux dimensions aux intervalles des colonnes, et celui de la rangée entière à l’entablement et à la charge qu’il supporte, est le résultat exactement calculé du rapport du soutien nécessaire à la charge donnée. Comme cette dernière est uniformément répartie, les supports doivent l’être également ; de là vient l’insipide monotonie des rangées de colonnes. D’autre part, dans les temples doriques les plus purs, la colonne d’angle est un peu plus rapprochée de sa voisine, parce que la rencontre des entablements à l’angle a pour conséquence un accroissement de charge : c’est l’expression évidente du principe de l’architecture, où les rapports de construction, c’est-à-dire ceux de soutien à charge, sont les lois essentielles, auxquelles doivent céder les rapports secondaires de symétrie. Selon le poids de la charge totale, on choisira l’ordre dorique, ou l’un des deux autres ordres plus légers ; la colonne dorique en effet, et par sa plus grande épaisseur, et par la moindre grandeur des intervalles qui est un de ses caractères essentiels, est calculée en vue de charges plus lourdes, et c’est à cette fin aussi que convient la simplicité presque grossière de son chapiteau. Le chapiteau en général a pour but de montrer que les colonnes supportent l’entablement et ne s’y enfoncent pas comme des chevilles ; il sert en même temps à augmenter, par le moyen de son abaque, la surface de soutien. Puisqu’ainsi c’est de la notion bien comprise et logiquement développée d’un support largement proportionné à une charge donnée que dérivent toutes les lois de la disposition en colonnes, avec la forme et la proportion de la colonne, dans toutes ses parties, dans toutes ses dimensions, et jusque dans ses moindres détails ; puisqu’ainsi toutes ces conditions sont en ce sens déterminées a priori, on voit clairement l’absurdité de l’hypothèse, si souvent répétée, selon laquelle des troncs d’arbres, ou même (comme l’enseigne malheureusement Vitruve lui-même, IV, 1) la forme humaine, auraient été le modèle premier de la colonne. Mais alors la forme de la colonne serait, pour l’architecture, tout à fait fortuite, reçue du dehors ; et comment la vue d’une colonne possédant les proportions convenables pourrait-elle produire sur nous une telle impression de calme et d’harmonie ? Comment, d’autre part, la moindre disproportion pourrait-elle affecter un sens exercé et délicat d’une sensation aussi désagréable et aussi irritante qu’une dissonance en musique ? Un tel résultat n’est bien plutôt possible que si, le but et les moyens une fois donnés, tout le reste se trouve déterminé a priori, comme l’est en musique la partie essentielle de l’harmonie, la mélodie et le ton fondamental une fois donnés. D’une façon générale, l’architecture et la musique ne sont pas des arts d’imitation, quoique bien souvent on les ait toutes deux tenues pour telles.

Ainsi que je l’ai longuement exposé dans le texte, la satisfaction esthétique repose toujours sur la conception d’une idée (platonicienne). L’architecture, considérée seulement à titre d’art et de source du beau, a pour thème propre les idées des degrés inférieurs de la nature, c’est à-dire la pesanteur, la rigidité, la cohésion, et non pas, comme on le croyait jusqu’ici, la simple régularité de forme, la proportion et la symétrie. Ces qualités, purement géométriques, sont des propriétés de l’espace, et non des idées ; elles ne peuvent donc être l’objet d’aucun des beaux-arts. Aussi, même dans l’architecture, sont-elles d’origine seulement secondaire, et n’ont-elles qu’une importance de second ordre, comme je vais le mettre tout à l’heure en évidence. Si elles étaient l’objet unique que l’architecture, comme art, eût pour tâche de représenter, le modèle devrait alors produire la même impression que l’œuvre achevée. Or ce n’est là nullement le cas : tout au contraire, les œuvres de l’architecture doivent, pour exercer quelque action esthétique, être d’une dimension très considérable ; elles ne peuvent jamais être trop grandes, elles risquent facilement d’être trop petites. L’effet esthétique, ceteris partibus, est même en relation directe avec la grandeur des édifices, car les grandes masses seules peuvent présenter une image évidente et frappante de la force de la pesanteur. C’est là une nouvelle confirmation de ma théorie que l’action et l’antagonisme de ces forces naturelles primitives constituent la matière esthétique propre de l’architecture, objet qui, par sa nature, a besoin de grandes masses pour devenir visible et même sensible. — Les formes architecturales, je l’ai montré plus haut pour la colonne, sont déterminées tout d’abord par la fin immédiate que doit remplir chaque partie dans la construction. Reste-t-il alors quelque chose d’indéterminé, on se réfère à l’essence de l’architecture qui consiste tout d’abord dans notre intuition de l’espace et s’adresse sous ce rapport à notre faculté a priori, c’est-à-dire que la loi est de rechercher l’intuitivité la plus parfaite, et par suite les caractères les plus faciles à saisir. Le moyen infaillible d’y atteindre, c’est la régularité la plus grande des formes et le rapport rationnel des proportions. Aussi la belle architecture n’use-t-elle que des figures régulières, composées de lignes droites ou de courbes normales, ainsi que des corps qui en dérivent, tels que le cube, le parallélépipède, le cylindre, la sphère, la pyramide et le cône ; comme ouvertures elle emploie parfois le cercle ou l’ellipse, mais le plus souvent des carrés, et plus fréquemment encore des rectangles dont les côtés soient dans un rapport parfaitement rationnel et facile à saisir (par exemple dans le rapport de 1 : 2 ou de 2 : 3, et non de 6 : 7) ; enfin elle emploie aussi de fausses fenêtres ou des niches de proportions régulières et intelligibles. Pour la même raison, elle donnera volontiers aux édifices mêmes et à leurs grandes divisions une hauteur et une largeur dont le rapport soit rationnel et aisé à comprendre : par exemple, la hauteur d’une façade sera la moitié de la largeur, et les colonnes seront disposées de façon à mesurer à trois ou quatre, intervalles compris, une ligne égale à la hauteur, c’est-à-dire de façon à former un carré. Le même principe d’intuitivité et de clarté demande un ensemble qui se puisse facilement embrasser d’un coup d’œil ; de là découle la symétrie, nécessaire encore pour permettre de détacher l’édifice comme un tout, d’en distinguer les limites essentielles des limites accidentelles, de reconnaître ainsi parfois, sur ces seules indications, si nous avons devant nous un bâtiment unique ou trois bâtiments contigus. La symétrie est donc pour l’œuvre architectonique le seul moyen d’acquérir une unité individuelle et de se révéler comme le développement d’une même pensée maîtresse.

J’ai montré plus haut, en passant, que l’architecture n’a nullement à chercher ses modèles dans les formes de la nature, telles que les troncs d’arbres ou le corps humain. Mais elle n’en doit pas moins travailler dans l’esprit de la nature ; cette règle notamment : natura nihil agit frustra, nihilque supervacaneum, et quod commodissimum in omnibus suis operationibus sequitur, elle doit la faire sienne, c’est-à-dire qu’elle doit éviter jusqu’à l’apparence de ce qui est sans but ; et ces intentions sont-elles purement architectoniques, c’est-à-dire relatives à la construction, ou se rapportent-elles à la fin d’utilité, elle doit toujours les réaliser par la voie la plus courte et la plus naturelle, de façon à les exprimer ouvertement par l’œuvre même. Elle acquiert ainsi une certaine grâce analogue à celle qui consiste, chez les êtres vivants, dans l’aisance et dans la convenance à sa fin de tout mouvement et de toute attitude. Aussi voyons-nous, dans le bon style antique, chaque partie, pilier, colonne, arcade, entablement ou porte, fenêtre, escalier, balcon, atteindre son but de la façon la plus directe et la plus simple, en le révélant avec une franche naïveté, comme fait dans ses œuvres la nature organique. Le manque de goût au contraire se traduit par la recherche constante de détours inutiles, de fantaisies capricieuses ; il prend plaisir par exemple à des entablements coupés sans raison, rentrants et saillants, à des groupements de colonnes, à des corniches morcelées aux arceaux des portes et aux frontons, à des volutes, à des enjolivements sans aucun sens, etc. ; il joue, ainsi que nous l’avons dit de tout mauvais travail artistique, avec les ressources de l’art, sans en comprendre les fins, comme les enfants jouent avec les outils des grandes personnes. Dans ce genre rentrent déjà toute rupture d’une ligne droite, tout changement dans la direction naturelle d’une courbe, quand aucune nécessité évidente ne les justifie. C’est au contraire cette naïve simplicité dans la manifestation et dans la réalisation de la fin, si conforme à l’esprit des œuvres et des créations de la nature, qui prête aux poteries antiques une beauté et une grâce dont nous ne cessons de nous étonner, tant elles contrastent par leur noblesse avec nos vases modernes à prétention originale, qui, faits de porcelaine ou d’argile grossière, portent tous le cachet de la vulgarité. À la vue des ustensiles et des vases des anciens nous sentons que, si la nature avait voulu produire les mêmes objets, elle leur aurait donné les mêmes formes. — Puisque la principale beauté en architecture résulte pour moi de la franche exposition du but et de la réalisation des fins par la voie la plus courte et la plus naturelle, ma théorie est en contradiction directe avec celle de Kant, qui place l’essence du beau en général dans une apparente finalité sans but.

Le thème unique de l’architecture, tel que nous l’avons indiqué, à savoir la charge et le support, est si simple que cet art, en tant que l’un des beaux-arts, non à titre d’art utile, a, dès la bonne époque grecque, atteint la perfection entière et absolue dans ses parties essentielles, ou du moins n’est plus capable d’aucun enrichissement considérable. L’architecte moderne au contraire ne peut pas s’éloigner sensiblement des préceptes et des modèles des anciens sans risquer de faire fausse route. Il ne lui reste donc qu’à suivre la tradition de l’art antique et à en observer les règles, dans la mesure des restrictions inévitables imposées par la nécessité, le climat, le temps et le pays. Car en architecture, comme en sculpture, c’est tout un que d’aspirer à l’idéal et d’imiter les anciens.

J’ai à peine besoin de rappeler que, dans toutes ces considérations architectoniques, je n’ai eu en vue que le style antique et non le soi-disant style gothique, cette création des Sarrasins importée par les Goths d’Espagne dans le reste de l’Europe. Sans doute on ne saurait contester à l’architecture gothique une certaine beauté en son genre ; mais essayer de se poser en égale de l’art antique serait de sa part une présomption digne des barbares, et qui ne se peut nullement admettre. Quelle influence bienfaisante n’exerce pas sur notre esprit, après le spectacle de telles ou telles splendeurs gothiques, la vue d’un édifice régulier, construit dans le style des anciens ! Nous sentons aussitôt que là seulement réside le beau et le vrai. Que pourrait bien dire un Grec antique, si on l’amenait en face de nos plus célèbres cathédrales gothiques ? — βαρϐαροι ! sans doute. Le plaisir que nous prenons aux œuvres gothiques repose à coup sûr pour la plus grande partie sur des associations d’idées et des souvenirs historiques, c’est-à-dire sur un sentiment étranger à l’art. Tout ce que j’ai dit de la fin esthétique propre, du sens et de l’objet de l’architecture, perd ici sa valeur. L’entablement librement appuyé a disparu et avec lui la colonne : il n’est plus ici question de support et de charge distribués et répartis de façon à rendre visible la lutte de la rigidité et de la pesanteur. Nous ne trouvons pas ici non plus ces rapports rationnels, constants et précis, qui rendent de tout un compte rigoureux, par lesquels tout s’explique de soi-même à l’esprit du spectateur, et qui font partie du caractère de l’architecture antique ; nous ne tarderons pas à nous apercevoir qu’ici c’est la fantaisie qui a dominé, guidée par des notions toutes différentes : de là, le grand nombre d’obscurités qui restent impénétrables pour nous. Car seul le style antique est conçu dans un esprit purement objectif ; le style gothique est bien plutôt subjectif.

Nous avons reconnu l’idée esthétique propre et maîtresse de l’architecture antique dans le développement de la lutte entre la rigidité et la pesanteur : si nous voulions chercher de même la pensée fondamentale de l’architecture gothique, nous la trouverions dans la représentation de la victoire complète, du triomphe absolu de la rigidité sur la pesanteur. En conséquence, la ligne horizontale, qui est celle de la charge, a ici presque entièrement disparu, et l’action de la pesanteur n’apparaît plus qu’indirectement déguisée sous forme d’arcs et de voûtes ; tandis que la ligne verticale, la ligne du soutien, règne seule, et traduit aux sens l’action victorieuse de la rigidité par des piliers d’appui d’une hauteur démesurée, par des tours, des tourelles, des flèches innombrables qui s’élancent dans les airs sans rien supporter. Pendant que, dans l’architecture antique, la pression et la poussée exercée de haut en bas trouve aussi bien sa place et son image que la pression exercée de bas en haut, c’est ici la dernière qui prédomine nettement : de là vient aussi cette analogie souvent observée avec le cristal, dont la formation demande aussi l’affranchissement des lois de la pesanteur. Si l’on voulait s’autoriser de ce sens, de cette pensée fondamentale attribuée à l’architecture gothique, pour en faire un pendant de l’architecture antique, une création aussi légitime, il suffirait de rappeler que la lutte de la rigidité et de la pesanteur, dont l’architecture antique nous offre la représentation si naïve et si franche, est une réalité, une vérité fondée en nature, tandis que le triomphe de la rigidité sur la pesanteur demeure une simple apparence, une fiction à laquelle l’illusion seule peut nous faire croire.

Il est maintenant facile de comprendre comment de cette pensée maîtresse et des particularités de l’architecture gothique signalées plus haut résulte le caractère mystérieux et surnaturel qu’on lui reconnaît. La cause principale en est, nous l’avons déjà dit, la substitution de l’arbitraire au rationnel, c’est-à-dire de la fantaisie à l’appropriation constante du moyen à la fin. Tous ces détails sans raison et pourtant achevés avec tant de soin éveillent le soupçon de fins inconnues, impénétrables, secrètes, d’où naît l’apparence mystérieuse. En revanche, la partie brillante des églises gothiques, c’est leur intérieur : ici la vue de cette voûte en arête, soutenue à une hauteur énorme par des piliers élancés aux formes de cristal, et qui, en l’absence de toute charge, semble promettre une sécurité éternelle, pénètre vivement notre âme, tandis que la plupart des inconvénients signalés appartiennent à l’extérieur. Dans les édifices antiques, c’est le dehors qui se présente avec le plus d’avantages, car on y embrasse mieux d’un seul coup d’œil le support et la charge. Le toit plat donne à l’intérieur, au contraire, un air écrasé et prosaïque. Aussi, dans les temples antiques, l’intérieur proprement dit était-il petit par rapport aux nombreuses et grandes constructions du dehors. Le dôme d’une coupole faisait paraître parfois l’édifice plus élevé ; tel est le cas du Panthéon ; et les Italiens ont usé largement de la coupole, quand ils ont bâti dans ce style. Rappelons encore que les anciens, tous peuples du Sud, vivaient plus au grand air que les peuples septentrionaux, qui ont préféré l’architecture gothique. Si l’on veut absolument trouver à l’architecture gothique un principe et une raison d’être, et qu’on aime en même temps les analogies, on peut l’appeler le pôle négatif ou le mode mineur de l’architecture.

Dans l’intérêt du bon goût, qu’on emploie les grosses sommes d’argent aux œuvres objectives, c’est-à-dire réellement bonnes et vraies, belles en soi, et non pas à celles dont la valeur ne repose que sur des associations d’idées. Quand je vois notre époque incrédule mettre tant de zèle à achever les églises gothiques qu’a laissées inachevées le Moyen Âge si croyant, il me semble la voir travailler à embaumer le cadavre du christianisme.

  1. Ce chapitre se rapport au § 43 du premier volume.