Le Monde comme volonté et comme représentation/Supplément au troisième livre/Chapitre XXXVI

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Traduction par A. Burdeau.
Félix Alcan (Tome troisièmep. 230-234).


CHAPITRE XXXVI[1]
REMARQUES DÉTACHÉES SUR L’ESTHÉTIQUE DES ARTS PLASTIQUES


Dans la sculpture la beauté et la grâce sont le principal, mais en peinture la première place revient à l’expression, à la passion, au caractère ; c’est donc autant de moins que la beauté doit exiger. Car une beauté absolue de toutes les formes, telle que la réclame la sculpture, ferait tort à l’expression du caractère et fatiguerait par sa monotonie. Il s’ensuit que la peinture peut représenter aussi des visages laids et des corps amaigris ; la sculpture au contraire demande toujours, sinon la beauté parfaite, du moins la force et la plénitude des formes. Un Christ en croix maigre, un saint Jérôme mourant, épuisé par l’âge et la maladie, comme dans le chef-d’œuvre du Dominiquin, peuvent donc servir de sujets de tableaux ; mais le saint Jean-Baptiste réduit par le jeûne à n’avoir plus que la peau sur les os, tel que le représente le marbre de Donatello dans la galerie de Florence, produit un effet repoussant, malgré la supériorité de l’exécution. — À ce point de vue, la sculpture semble se rapporter plutôt à l’affirmation, la peinture à la négation du vouloir-vivre, et on s’expliquerait ainsi pourquoi la sculpture a été le grand art des anciens, et la peinture celui des temps chrétiens.

J’ai montré, au § 45 du premier volume, que le discernement, la reconnaissance et la fixation du type de la beauté humaine reposent sur une certaine anticipation de sa notion et ont par suite un certain fondement a priori. Je dois faire remarquer ici que cette anticipation ne laisse pas d’avoir besoin de l’expérience pour être stimulée par elle, analogue en cela à l’instinct des animaux, qui, tout en dirigeant leurs actes a priori, a pourtant besoin d’être déterminé par des motifs dans les détails. L’expérience, la réalité présente en effet à l’esprit de l’artiste des figures humaines plus ou moins bien réussies par la nature dans l’une ou dans l’autre de leurs parties ; elle lui demande pour ainsi dire son opinion à ce sujet, et fait ainsi sortir, selon la méthode socratique, de cette confuse anticipation la connaissance précise et déterminée de l’idéal. Aussi était-il d’un grand secours pour les sculpteurs grecs d’avoir, grâce au climat et aux mœurs de leur pays, des occasions journalières de contempler des formes à demi nues, entièrement nues même dans les gymnases. Leur sens plastique était ainsi invité à porter un jugement sur chaque membre qu’ils voyaient, et à le comparer à l’idéal non développé qu’ils portaient dans leur conscience. Ils ne cessaient ainsi d’exercer leur jugement des formes et des membres jusque dans les détails les plus délicats, et ainsi peu à peu leur anticipation d’abord vague de l’idéal de la beauté humaine s’élevait à une telle netteté de conscience expresse, qu’ils devenaient capables de l’objectiver dans l’œuvre d’art. — De même l’expérience propre est utile et nécessaire au poète pour la peinture des caractères. Sans doute il ne travaille pas d’après la seule expérience et sur des données tout empiriques, mais selon la conscience précise de l’essence de l’humanité, telle qu’il la trouve au-dedans de lui-même ; mais cependant l’expérience sert de modèle à cette conscience, ainsi que de stimulant et d’exercice. C’est donc seulement par l’expérience que la connaissance de la nature humaine et de ses diversités acquiert chez le poète la vie, la précision, l’étendue, quoique, dans le fond, elle procède a priori et par anticipation. — Ce sens admirable de la beauté qui a rendu les Grecs seuls capables, entre tous les peuples de la terre, de découvrir le type normal et vrai de la forme humaine et d’établir à jamais les modèles de beauté et de grâce à imiter, nous pouvons le pénétrer plus profondément encore, en nous appuyant sur notre précédent livre et sur le chapitre xliv du livre suivant. Nous pouvons dire : ce même élément, qui, toujours uni à la volonté, donne l’instinct sexuel avec son choix exclusif, c’est-à-dire l’amour sexuel (qui était, on le sait, chez les Grecs, sujet à de grands égarements), ce même élément, toujours actif, mais détaché de la volonté à la faveur d’une intelligence supérieure et anormale, devient le sens objectif de la beauté humaine : tout d’abord simple sentiment critique du beau, ce sens peut s’élever jusqu’à découvrir et à exprimer la règle de toutes les proportions du corps humain. Tel a été le cas de Phidias, de Praxitèle, de Scopas, etc. — Ainsi se réalisent ces paroles que Gœthe met, dans la bouche de l’artiste :

« Qu’avec l’esprit divin et la main humaine je sois capable de figurer ce qu’auprès de ma femme je puis et je dois faire comme tout animal. »

Et ici encore il se produit un phénomène analogue pour le poète : ce qui, lié à la volonté, donnerait la simple expérience du monde, devient, une fois séparé de la volonté, grâce à un excès anormal d’intelligence, la faculté d’expression objective et dramatique.

La sculpture moderne, quoi qu’elle puisse produire, est semblable à la poésie latine moderne et est, comme cette poésie, une fille de l’imitation, née de la réminiscence. S’avise-t-elle de vouloir être originale, elle fait aussitôt fausse route ; elle tombe surtout dans la funeste erreur de vouloir copier la nature qu’elle a sous les yeux, au lieu de se régler sur les proportions des anciens. Canova, Thorwaldsen, etc., sont des Johannes Secundus et des Owenus. Il en est de même pour l’architecture : mais ici la raison se trouve dans la nature même de l’art, dont la partie purement esthétique, peu étendue, a été déjà épuisée par les anciens ; il en résulte que l’architecte moderne ne peut se signaler que par la sage application de leurs préceptes, et, qu’il se le dise bien, il s’éloignera toujours d’autant du bon goût qu’il s’écartera du style et de l’idéal des Grecs.

L’art du peintre, envisagé en tant qu’il veut produire l’apparence de la réalité, se réduit en dernière analyse à savoir séparer nettement ce qui, dans la vision, est simple sensation, c’est-à-dire affection de la rétine, donc l’effet seul donné immédiatement, de sa cause, c’est-à-dire des objets extérieurs dont la sensation fait seule naître la perception dans l’esprit. Avec l’aide des procédés techniques, l’artiste est aussi en état de produire le même effet sur l’œil par une tout autre cause, à savoir par l’application de taches colorées ; l’entendement du spectateur ne manque pas de rapporter l’impression à sa cause habituelle et la même intuition apparaît de nouveau.

Considérons la physionomie humaine. Elle possède une originalité toute primitive et révèle l’unité propre à un ensemble composé de parties toutes nécessaires. C’est ce caractère qui nous fait reconnaître, parmi des milliers d’individus, un visage connu, même après de longues années, et quoique les différences possibles de traits, surtout dans une seule et même race, soient renfermées dans des limites très étroites. Mais ne devons-nous pas penser qu’un ensemble d’une unité si essentielle et d’une originalité si absolue doit être sorti des profondeurs les plus mystérieuses et les plus intimes de la nature ? Il s’ensuivrait qu’aucun artiste ne serait capable d’inventer réellement la physionomie humaine dans son caractère original, ni même de la recomposer par le souvenir, sans altérer la nature. Ce qu’il réaliserait dans ce genre ne serait toujours qu’une combinaison à demi vraie, et peut-être même impossible : comment, en effet, lui faudrait-il procéder pour construire l’unité réelle d’une physionomie, sans connaître en rien le principe de cette unité ? On peut donc, en présence de tout visage inventé par le peintre, élever un doute ; on peut se demander si c’est là un visage réellement possible, et si la nature, ce maître des maîtres, ne le traiterait pas de mauvaise besogne, en y montrant des contradictions absolues. Nous serons ainsi conduits à ce principe que dans les tableaux historiques ne devraient figurer que des portraits choisis avec le soin le plus jaloux et légèrement idéalisés. Chacun sait que les grands artistes se sont toujours plu à peindre d’après des modèles vivants et ont fait grand usage des portraits.

J’ai montré dans le texte que le but propre de la peinture, ainsi que de l’art en général, est de nous faciliter la conception des idées (platoniciennes) des êtres de ce monde, ce qui nous transporte en même temps dans un état de connaissance pure, c’est-à-dire dégagée de la volonté. Mais à cette beauté vient s’en joindre une autre, indépendante de la première, et toute particulière, celle qui résulte de la simple harmonie des couleurs, du bonheur de la disposition, de la répartition favorable de l’ombre et de la lumière et du ton général du tableau. Ce nouveau genre de beauté, quoique secondaire, aide aussi à produire l’état de connaissance pure : c’est dans la peinture ce que sont dans la poésie la diction, le mètre et la rime ; ce n’est pas l’essentiel, mais c’est ce qui agit tout d’abord et immédiatement.

Au § 50 du premier volume, j’ai dit que l’allégorie n’était pas à sa place dans la peinture ; j’ajoute ici quelques preuves à l’appui de ce jugement. Au palais Borghèse, à Rome, se trouve le tableau suivant de Michel-Ange Caravage. Jésus, sous la forme d’un enfant d’environ dix ans, marche sur la tête d’un serpent, sans la moindre peur et avec le plus grand calme ; auprès de lui, sa mère qui l’accompagne demeure aussi indifférente ; à côté se tient sainte Elisabeth, les yeux au ciel, dans une attitude imposante et tragique. Que pourrait bien s’imaginer, à la vue de cet hiéroglyphe kyriologique, un homme qui n’aurait jamais rien entendu dire de la semence de la femme destinée à écraser la tête du serpent ? — À Florence, dans la salle de la bibliothèque du palais Ricardi, le plafond peint par Luca Giordano renferme l’allégorie suivante, dont le sens est que la science délivre l’intelligence des liens de l’ignorance : l’Esprit est un homme vigoureux, entouré de chaînes qui tombent justement ; une nymphe lui présente un miroir, une autre nymphe lui tend une grande aile détachée ; plus haut est la Science assise sur un globe, et à côté d’elle, une sphère à la main, se tient la Vérité nue. — À Ludwigsbourg près Stuttgart, un tableau nous montre le Temps, sous la figure de Saturne, armé de ciseaux dont il rogne les ailes de l’Amour : si l’artiste a voulu dire qu’avec l’âge diminue l’inconstance en amour, il est alors dans le vrai.

Les remarques suivantes viennent encore confirmer ma solution du problème du Laocoon. « Pourquoi Laocoon ne crie-t-il pas ? » Les œuvres des arts plastiques, arts essentiellement muets, manquent leur effet quand elles veulent représenter l’action de crier. Pour s’en convaincre par expérience, il suffit de regarder le Massacre des enfants de Bethléem de Guido Reni, à l’Académie des beaux-arts de Bologne, dans lequel ce grand artiste a commis la méprise de peindre six individus criant la bouche grande ouverte. — Pour plus de clarté, qu’on s’imagine, sur la scène, une pantomime où, dans une scène donnée, quelque circonstance pressante forcerait l’un des personnages à crier : si le danseur chargé du rôle s’avisait d’exprimer le cri en restant quelques moments bouche béante, les éclats de rire de la salle entière témoigneraient du mauvais goût de l’idée. — Puisque, pour des raisons fondées sur la nature non de l’objet à figurer, mais de l’art lui-même, l’artiste devait s’abstenir de faire crier Laocoon, il avait aussi l’obligation de justifier ce silence, pour nous rendre plausible cette circonstance qu’un homme restât muet dans une telle situation. Il s’est acquitté de ce devoir, en représentant la morsure du serpent non pas comme déjà accomplie ni comme imminente, mais au moment même où elle se produit, et cela au flanc de Laocoon : la partie inférieure se trouve ainsi comprimée et l’émission du cri rendue impossible. Gœthe a très justement reconnu cette raison immédiate, mais seulement accessoire et secondaire, et il l’a exposée à la fin du neuvième livre de son Autobiographie, ainsi que dans sa dissertation sur le Laocoon dans le premier cahier des Propylées ; mais la raison plus éloignée, la raison première, et qui détermine celle-là, c’est celle que j’ai donnée. Je ne puis pas m’empêcher de remarquer que je me trouve ici encore dans la même condition, par rapport à Goethe, qu’au sujet de la théorie des couleurs. — Dans la collection du duc d’Aremberg, à Bruxelles, se trouve une tête antique de Laocoon, découverte plus tard. Or, dans le célèbre groupe, la tête n’est pas une restauration : la table spéciale des restaurations du groupe, dressée par Gœthe et placée par lui à la fin du premier volume des Propylées, le prouve, et ce témoignage est encore confirmé par l’extrême ressemblance des deux têtes. Nous devons donc admettre qu’il a encore existé une autre répétition antique du groupe, à laquelle appartiendrait la tête de la collection d’Aremberg. Cette dernière tête surpasse, à mon sens, celle du groupe tant en beauté qu’en expression : la bouche y est beaucoup plus ouverte, mais sans aller pourtant jusqu’au cri proprement dit.

  1. Ce chapitre se rapporte aux §§ 44-50 du premier volume.