Le Monde comme volonté et comme représentation/Suppléments au premier livre/Chapitre II

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Traduction par A. Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome deuxièmep. 155-161).


CHAPITRE II
SUPPLÉMENT A LA THÉORIE DE LA CONNAISSANCE INTUITIVE OU D’ENTENDEMENT

En dehors de toute réalité transcendentale, le monde objectif a une réalité empirique : sans doute l’objet n’est pas la chose en soi, mais c’est le réel, en tant qu’objet empirique. L’espace n’existe que dans ma tête ; mais empiriquement ma tête est dans l’espace. Sans doute encore la loi de causalité ne peut servir d’appui à l’Idéalisme, en formant une sorte de pont entre les choses en soi et la connaissance que nous avons d’elles, et par suite en confirmant la réalité absolue du monde, à la représentation duquel elle est employée ; mais cela ne supprime en rien le rapport causal des objets entre eux, ni celui qui existe évidemment entre le corps du sujet connaissant et les divers objets matériels. Toutefois la loi de causalité n’est qu’un lien entre les phénomènes ; elle ne les dépasse pas. Avec elle, nous sommes et nous restons dans le monde des objets, c’est-à-dire des phénomènes, ou proprement de la représentation. Mais la totalité de ce monde d’expérience, connu par un sujet qui en est la condition nécessaire, et ainsi conditionné par les formes spéciales de notre intuition et de notre appréhension, doit être rangée nécessairement parmi les simples phénomènes, et ne peut élever la prétention de représenter le monde des choses en soi. Le sujet lui-même (en tant que simple sujet connaissant) appartient au pur phénomène, dont il constitue la seconde moitié en le complétant.

Sans l’emploi de la loi de causalité, il ne pouvait y avoir d’intuition du monde objectif. Car cette intuition, comme je l’ai démontré, est essentiellement intellectuelle et non simplement sensible. Les sens ne donnent que la sensation, qui n’est pas encore l’intuition. Locke distinguait la part de la sensation, dans l’intuition, sous le nom de « qualités secondes » qu’il séparait avec raison de la chose en soi. Mais Kant, développant la méthode de Locke, distingua et sépara de la chose en soi tout ce qui appartient au cerveau dans l’élaboration de la sensation, et il se trouva alors qu’il fallait y comprendre tout ce que Locke avait attribué aux choses en soi comme « qualités primaires », l’étendue, la forme, la solidité, etc., si bien que pour Kant, la chose en soi se réduit à une inconnue, à un X. Chez Locke la chose en soi n’a ni couleur, ni son, ni odeur, ni saveur ; elle n’est ni chaude, ni froide, ni tendre, ni dure, ni rude, ni polie ; cependant elle reste étendue, figurée, impénétrable, immobile ou en mouvement, capable d’être mesurée ou comptée. Au contraire, chez Kant elle a perdu toutes ces dernières propriétés, parce qu’elles ne sont possibles que grâce au temps, à l’espace et à la cause, et que ces derniers principes procèdent de notre intellect, comme les couleurs, les sons, les odeurs, les saveurs, etc., des nerfs de notre organisme. La chose en soi est devenue, chez Kant, inétendue et incorporelle. Ainsi, ce que la sensation pure et simple livre à l’intuition, qui enferme le monde objectif, se rapporte à ce que livrent les fonctions du cerveau (espace, temps, cause) comme la masse du système nerveux à la masse du cerveau, après qu’on a séparé en elle la partie qui est affectée proprement à la pensée, c’est-à-dire à la représentation abstraite, et qui par conséquent manque aux animaux. Car si le système nerveux apporte à l’objet de l’intuition la couleur, la sonorité, la saveur, l’odeur, la température, etc., le cerveau apporte au même objet l’étendue, la forme, l’impénétrabilité, le mouvement, etc., bref tout ce qui est représentable au moyen du temps, de l’espace et de la causalité. Que la part des sens, dans l’intuition, comparée à celle de l’intellect, soit très mince, c’est ce que prouve la comparaison du système de nerfs destiné à recevoir les impressions du dehors avec ceux qui les élaborent ; d’ailleurs la masse des nerfs sensoriels de tout le système nerveux est relativement faible par rapport à celle du cerveau, même chez les animaux, dont la fonction cérébrale n’est pas à proprement parler de penser, mais de produire l’intuition, et chez lesquels cependant la masse cérébrale est considérable, comme chez les mammifères, où la fonction intuitive est le plus parfaite et cela, même en déduisant le cervelet, dont la fonction est de régler les mouvements du corps.

Sur l’insuffisance des données sensibles dans la production de l’intuition objective des choses, de même que sur l’origine non-empirique des intuitions d’espace et de temps, nous trouvons un témoignage très décisif, qui confirme, par voie négative, les vérités kantiennes, dans l’excellent livre de Thomas Reid, intitulé Inquiry into the human mind, first edition 1810. Il réfute la théorie de Locke, qui prétend que l’intuition est un produit des sens, en montrant d’une façon très saisissante et très nette, que les sensations, dans leur ensemble, n’ont pas la moindre analogie avec le monde connu par l’intuition, et qu’en particulier les cinq qualités primaires de Locke (étendue, forme, solidité, mouvement, nombre) ne peuvent absolument pas nous être données par la sensation. Il considère dès lors le problème de l’origine et du mode de production de l’intuition comme radicalement insoluble. Quoiqu’il ait absolument ignoré Kant, Reid nous a donné ainsi une preuve décisive suivant la regula falsi (j’en ai fait l’exposé précédemment à la suite de la doctrine kantienne) du caractère intellectuel de l’intuition et de l’origine à priori, découverte par Kant, de ses conditions essentielles, c’est-à-dire du temps, de l’espace et de la cause, conditions d’où procèdent immédiatement les qualités primaires de Locke, qu’il est facile d’ailleurs de construire avec elles. Le livre de Thomas Reid est très instructif, et mérite cent fois plus d’être lu que tous les ouvrages parus depuis Kant, pris en bloc. — Une autre preuve indirecte de la doctrine de Kant, quoiqu’elle nous vienne par voie d’erreur, peut se tirer des philosophes sensualistes français, qui, après que Condillac se fût engagé sur les traces de Locke, se sont tourmentés à démontrer que toute notre représentation et toute notre pensée reviennent en dernière analyse aux impressions des sens (penser, c’est sentir). D’après Locke, ils nomment « idées simples » ces impressions sensibles, et affirment que c’est par la combinaison et la comparaison de ces impressions, que le monde objectif se bâtit dans notre tête. Sans doute ces messieurs « ont des idées simples ». Il est amusant de voir comment ces philosophes, qui n’ont ni la profondeur de Kant, ni la rigueur logique de Locke, tirent dans tous les sens cette misérable étoffe de la sensation, et s’efforcent d’en faire quelque chose d’assez considérable, pour en extraire le phénomène si important du monde de la représentation et du monde de la pensée. Mais l’homme qu’ils ont construit devrait être, pour parler le langage de l’anatomie, un Anencephalus, une tête de crapaud, un être doué uniquement d’appareils sensitifs, mais sans cerveau. Pour ne citer, à titre d’exemple, parmi d’innombrables travaux, que deux ouvrages de cette école, nommons Condorcet, au début de son livre Des progrès de l’esprit humain, et Tourtual Sur la Vision, dans le second volume des Scriptores opthalmogici minores ; éd. Justus Radius (1828).

Le sentiment de l’insuffisance d’une explication purement sensualiste de l’intuition, apparaît de même dans cette hypothèse émise peu de temps avant l’apparition de la philosophie kantienne, que nous n’avons pas des choses de simples représentations, excitées par la sensation, mais que nous saisissons directement les choses elles-mêmes, quoique situées en dehors de nous. Ce qui est incompréhensible, en vérité. Et ce n’est point là une opinion idéaliste, c’est une hypothèse formulée du point de vue habituel du réalisme. Le célèbre Euler a très bien et très nettement exprimé cette hypothèse dans ses Lettres à une princesse allemande, t. 2, p. 68. Je crois donc que les impressions (des sens) contiennent quelque chose de plus que les philosophes ne l’imaginent. Ce ne sont pas de vaines perceptions correspondant à je ne sais quelles impressions du cerveau ; elles ne donnent pas simplement à l’âme des idées des choses ; mais elles placent réellement devant elle les objets, qui existent au dehors, quoiqu’on ne puisse pas comprendre comment cela se fait. Cette assertion est confirmée par ce qui suit. Quoique nous employions, ainsi que je l’ai suffisamment démontré, cette loi de causalité dont nous avons conscience a priori, comme un moyen dans l’intuition, cependant nous n’avons pas une conscience claire, dans la vision, de l’acte de l’entendement moyennant lequel nous passons de l’effet à la cause ; c’est pourquoi l’impression sensible ne se distingue pas de la représentation que l’entendement extrait de l’impression prise par lui pour matière brute. On peut encore moins saisir dans la conscience une différence qui d’une manière générale n’existe pas, entre la représentation et son objet ; mais nous percevons immédiatement les choses elles-mêmes, comme situées en dehors de nous ; quoiqu’il soit certain que la sensation seule peut être immédiate, et qu’elle est limitée à notre épiderme. Cela s’explique par ce fait que l’extérieur est exclusivement une détermination de l’espace, et que l’espace lui-même est une forme de notre faculté d’intuition, c’est-à-dire une fonction du cerveau. C’est pourquoi l’extérieur, où nous situons les objets, à la suite des sensations visuelles, gît à l’extérieur de notre tête : c’est là toute la scène où il se développe, à peu près comme au théâtre nous voyons des montagnes, des bois, la mer, et cependant tout cela n’est qu’en décors. On comprend dès lors que nous ayons une représentation des choses conditionnée par l’extérieur, et cependant immédiate, bien loin de nous représenter intérieurement des choses, qui en réalité existeraient extérieurement. Car, dans l’espace, et par conséquent en dehors de nous, les choses n’existent qu’autant que nous nous les représentons. Aussi ces choses dont nous avons une intuition en quelque sorte immédiate, non pas simplement une copie, ne sont elles-mêmes que des représentations, et comme telles n’existent que dans notre tête. Il ne faut donc pas dire, avec Euler, que nous avons l’intuition des choses elles-mêmes, situées en dehors de nous ; mais bien plutôt que les choses dont nous avons l’intuition comme situées en dehors de nous, ne sont que nos représentations, et partant nos perceptions immédiates. La remarque si juste d’Euler que nous avons citée plus haut dans ses propres termes, confirme donc l’esthétique transcendentale de Kant, de même que notre propre théorie de l’intuition qui s’appuie sur elle, et en général toute espèce d’idéalisme. L’absence d’intermédiaire et l’inconscience que nous avons indiquée tout à l’heure et où nous avons vu, pour l’intuition, le passage de la sensation à sa cause, s’expliquent par un processus analogue, qui se passe dans la représentation abstraite, ou dans la pensée : quand nous lisons, ou quand nous écoutons, nous ne percevons que des mots, mais nous passons si rapidement aux idées qu’ils désignent, que c’est absolument comme si nous percevions directement les concepts ; car nous n’avons pas conscience du passage des mots aux idées. De là vient aussi bien souvent que nous ne savons pas dans quelle langue nous avons lu hier quelque chose dont nous nous souvenons aujourd’hui. Et cependant le passage a lieu chaque fois, et nous en avons bien le sentiment, quand par hasard il ne peut s’effectuer ; lorsque, par exemple, nous sommes distraits dans une lecture, et que tout à coup nous nous apercevons, que nous lisons des mots mais que nous ne pensons plus. C’est seulement quand nous passons de concepts abstraits à des signes figurés, que nous avons conscience de la transposition.

D’ailleurs, dans la perception empirique, cette inconscience, inhérente au passage de la perception à sa cause, n’existe que pour l’intuition, au sens le plus étroit de ce mot, c’est-à-dire dans l’acte de la vision ; au contraire, dans les autres perceptions, ce passage s’effectue avec plus ou moins de conscience, et partant, dans l’appréhension des quatre autres sens plus grossiers, nous en constatons directement et sur le fait la réalité. Dans les ténèbres, nous tâtons un objet en tous sens, jusqu’à ce que nous puissions, à l’aide des impressions diverses qu’il exerce sur nos mains, en construire la cause dans l’espace, sous une forme déterminée. Bien plus, lorsque nous sentons quelque chose de glissant, nous nous demandons pendant quelques instants, si nous n’avons pas, dans la main, quelque corps gras ou huileux. Entendons-nous un son, nous ne savons d’abord, si c’est une simple sensation interne, ou si c’est réellement une affection de l’ouïe venue du dehors, puis, si le son est lointain et faible, s’il est rapproché et fort, quelle en est la direction, enfin si c’est la voix d’un homme ou d’un animal, ou le son d’un instrument. L’effet étant donné, nous cherchons la cause. Dans les sensations de l’odorat et du goût, l’incertitude est constante sur le genre de la cause, à laquelle appartient l’effet éprouvé tant le passage de l’un à l’autre est conscient. Sans doute dans l’acte de la vision, le passage de l’effet la cause est inconscient, en sorte que c’est comme si cette espèce de perception était absolument immédiate, et se produisait d’elle-même dans l’impression sensible, sans coopération de l’entendement, mais la cause en est d’une part dans la perfection de l’organe, d’autre part dans le mode d’action exclusivement rectiligne de la lumière. Grâce à elle, la sensation nous fait remonter d’elle-même au lieu de sa cause, et comme l’œil est capable de percevoir avec la plus grande délicatesse, et cela en un instant, toutes les nuances de lumière et d’ombre, la couleur et le contour, de même que les données d’après lesquelles l’entendement évalue la distance de l’objet, alors, dans ce cas de la vision, l’opération intellectuelle se produit avec une rapidité et une sûreté, qui comporte aussi peu de conscience que celle avec laquelle nous épelons en lisant ; ainsi le phénomène se dresse à nos yeux, comme si la sensation nous donnait immédiatement les objets. Cependant la coopération de l’entendement dans la vision, c’est-à-dire cet acte qui consiste à passer de l’effet à la cause, est aussi évidente que possible. Grâce à elle, une double perception, affectant les deux yeux, nous parait simple ; grâce à elle encore, l’impression qui s’effectue renversée dans le sens de bas en haut sur la rétine, par suite du croisement des rayons dans la pupille, est redressée, parce qu’elle remonte à sa cause, en refaisant le même chemin, dans la direction opposée ; ou, comme on dit, nous voyons les objets droits, bien que l’image en soit renversée dans notre œil. Enfin, c’est par la même coopération de l’entendement que nous apprécions, dans une intuition immédiate, la grandeur et la distance des objets, sur le témoignage de cinq données spéciales, que Thomas Reid a fort bien et fort clairement décrites. J’ai moi-même, en 1816, exposé tout cela, avec les preuves qui établissent d’une manière irréfutable le caractère intellectuel de l’intuition, dans mon travail Sur la vision et les couleurs (2° édition, 1834) quinze ans plus tard, ce travail a été corrigé et considérablement augmenté, dans la version latine que j’en ai donnée sous le titre de Theoria colorum physiologica eademque primaria ; elle a paru dans le IIIe volume des Scriptores ophtalmogici minores édités par Justus Radius. Mais le travail le plus complet et définitif se trouve dans la 2e édition de mon ouvrage Sur le principe de raison. J’y renvoie le lecteur, sur le sujet important qui nous occupe, afin de ne pas grossir davantage ces éclaircissements.

Cependant nous pouvons intercaler ici une remarque esthétique : grâce à ce caractère intellectuel de l’intuition, que nous avons bien établi, la vue d’un bel objet, d’un beau paysage, par exemple, est aussi un phénomène du cerveau. La pureté et la perfection du tableau ne dépendent pas simplement de l’objet, mais aussi de la nature même du cerveau, de sa forme et de sa grandeur, de la finesse de ses tissus, de l’intensité de son activité, qui est déterminée par l’énergie de la circulation dans ses artères. C’est pourquoi l’image perçue est très différente, suivant les têtes où elle tombe, quoique toutes aient des yeux également perçants, aussi différente que peuvent l’être entre elles la première et la dernière épreuve d’une gravure. De là vient l’aptitude très inégale des hommes à jouir des beautés de la nature, et, par suite, à les reproduire, c’est-à-dire à faire renaître le même phénomène cérébral, à l’aide d’une cause toute différente, comme des taches colorées sur une toile.

D’ailleurs ce caractère d’immédiation apparente qu’a l’intuition et qui vient tout entier du travail de l’esprit ; ce caractère en vertu duquel les choses, comme dit Euler, sont perçues par nous en elles-mêmes, et comme si elles existaient en dehors de nous, a quelque analogie avec la façon dont nous percevons les parties de notre propre corps, surtout lorsqu’elles souffrent, et c’est presque toujours le cas quand nous les percevons. De même que nous croyons percevoir immédiatement les choses là où elles sont, tandis que nous ne les percevons en réalité que dans notre cerveau, nous nous imaginons éprouver la douleur d’un membre dans le membre lui-même, tandis que nous l’éprouvons aussi dans le cerveau, où la dirige le nerf de la partie attaquée. C’est pourquoi nous ne ressentons que les affections des parties dont les nerfs aboutissent au cerveau, et non celles des parties dont les nerfs appartiennent au système ganglionnaire, à moins que ce ne soit une douleur extraordinairement forte, qui arrive par contre-coup jusqu’au cerveau, et encore on n’éprouve la plupart du temps qu’un malaise vague, qui ne permet pas de localiser le mal. De là vient encore que les blessures d’un membre dont les nerfs sont coupés ou serrés, ne sont pas perçues ; de là enfin ce fait qu’un homme, qui a perdu un membre, éprouve néanmoins de temps en temps des douleurs qu’il localise dans ce membre, parce que les nerfs aboutissant au cerveau existent encore. Ainsi, dans les deux phénomènes que nous avons rapprochés, ce qui se passe dans le cerveau est appréhendé comme se passant au dehors dans l’intuition, grâce à l’entendement, qui envoie ses fils sensitifs jusque dans le monde extérieur dans la sensation des membres, par l’entremise des nerfs.