Le Monde comme volonté et comme représentation/Suppléments au premier livre/Chapitre X

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Traduction par A. Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome deuxièmep. 241-251).


CHAPITRE X
À PROPOS DE LA THÉORIE DU SYLLOGISME

Il est fort difficile sans doute, sur un sujet rebattu depuis deux mille ans et qui d’ailleurs ne s’accroit point par l’expérience, d’établir une théorie nouvelle et juste ; pourtant je ne puis m’empêcher de soumettre à l’examen du penseur l’essai, qui va suivre, d’une telle théorie.

Le syllogisme est une opération de la raison qui, de deux jugements, par leur simple comparaison et sans le secours d’aucune autre connaissance, en tire un troisième, avec cette condition que les deux jugements en question doivent avoir un concept qui leur soit commun, sans quoi ils seraient étrangers l’un à l’autre et sans point de contact. Mais cette condition étant réalisée, ils deviennent le père et la mère d’un enfant qui tient de tous les deux. L’opération syllogistique n’est pas un acte arbitraire, mais un acte de la raison qui, adonnée à la considération de tels jugements, l’accomplit d’elle-même, d’après ses propres lois : en ce sens cet acte est objectif, non subjectif, et soumis à des règles rigoureuses.

On peut se demander si celui qui fait un syllogisme apprend quelque chose de vraiment nouveau, qui lui ait été inconnu auparavant, par la proposition nouvelle qui naît ainsi ? Il ne l’apprend pas absolument, mais bien dans une certaine mesure. Ce qu’il apprend sans doute était déjà contenu dans ce qu’il savait : sachant ceci il savait donc cela. Mais il ne savait pas qu’il le sût, et celui qui ne sait pas qu’il sait est comme celui qui a quelque chose et ne sait pas qu’il l’a : autant vaut n’avoir rien. En un mot, avant la conclusion on avait une connaissance implicite ; cette connaissance devient explicite par la conclusion : mais la différence entre ces deux manières de connaître peut être tellement grande que la conclusion apparaisse comme une venté nouvelle. Par exemple dans ce syllogisme :

Tous les diamants sont des pierres ;
Tous les diamants sont combustibles ;
Donc quelques pierres sont combustibles.

L’essence du syllogisme est donc de nous faire savoir d’une façon claire et distincte que la pensée, énoncée par la conclusion, était déjà enfermée dans les prémisses : c’est un moyen d’avoir une conscience plus relevée et plus nette de notre propre connaissance. La connaissance que fournit la conclusion était latente, par conséquent agissait aussi peu que la chaleur latente sur le thermomètre. Qui a du sel, a aussi du chlore ; mais c’est comme s’il ne l’avait pas : ce n’est qu’une fois détaché par les procédés chimiques, que le chlore peut agir, c’est donc alors seulement qu’on le possède en réalité. Il en est de même de l’acquisition que nous procure une conclusion tirée de prémisses déjà connues : elle met en lumière une connaissance auparavant latente, elle isole ce qui était mélangé à autre chose. Ces comparaisons, pour exagérées qu’elles puissent paraître, ne le sont pourtant pas. Comme il nous arrive souvent de tirer très vite et sans formalité les conclusions possibles de nos connaissances — ce qui fait qu’il n’en reste pas un souvenir net, — nous pourrions croire que nous ne restons jamais longtemps sans utiliser pour des conclusions les prémisses que nous possédons, et que ces conclusions sont toutes prêtes pour les prémisses faisant partie de notre savoir. Mais les choses ne se passent pas toujours de la sorte : au contraire, deux prémisses peuvent longtemps vivre d’une existence séparée dans le même cerveau, jusqu’à ce qu’enfin une impulsion quelconque les réunisse et fasse ainsi jaillir la conclusion. Ce n’est qu’à l’instant où l’acier et la pierre s’entrechoquent, que naît l’étincelle. De nombreuses prémisses, résultat de l’expérience, et qui pourraient soit mener à des vues théoriques, soit fournir des motifs de résolutions, sont d’abord élaborées par une pensée qui manque de netteté et de précision et qui souvent même ne se fixe point par des termes ; cette pensée les mêle sans choix au reste de nos connaissances, les y confond sans ordre ni liaison ; mais enfin la majeure convenable tombe sur la mineure convenable, elles s’établissent dans l’ordre qu’il faut et la conclusion naît soudain, sans notre concours, semblable à une inspiration, et alors nous ne comprenons pas que nous et les autres l’ayons ignorée si longtemps. Sans doute dans une tête bien organisée cette évolution se fera plus vite et plus facilement que dans un cerveau ordinaire : et c’est justement parce que cette évolution se fait d’une façon spontanée, sans même qu’on s’en rende nettement compte, qu’elle ne peut pas être enseignée. Aussi Gœthe dit-il avec raison : « Celui qui a découvert une chose, qui y a atteint, sait combien elle est facile ». On peut comparer le processus intellectuel que nous venons de décrire à un cadenas composé d’anneaux de lettres, suspendu à la malle d’un véhicule, il est secoué jusqu’à ce que les lettres d’un mot déterminé se succèdent dans l’ordre voulu ; à ce moment la serrure s’ouvre. Mais n’oublions pas, en faisant ce rapprochement, que le syllogisme consiste dans la succession des idées mêmes et que les termes et les propositions par lesquels on l’exprime ne sont que la trace laissée par ces idées : termes et propositions sont à l’idée ce que les figures dessinées par le sable en vibration sont aux sons dont elles représentent les vibrations. Quand nous voulons par la réflexion arriver à un certain résultat, nous concentrons nos données que nous rapprochons rapidement les unes des autres pour les comparer : cette comparaison des données a pour effet immédiat de nous faire arriver aux conclusions qu’il nous est possible d’en tirer par l’emploi de trois figures syllogistiques. Mais ces opérations se succèdent avec une telle rapidité qu’on n’emploie que peu de mots ; souvent même on n’en emploie pas du tout, et la conclusion seule est énoncée formellement. C’est pourquoi aussi il arrive parfois qu’étant parvenus, soit par ce procédé, soit simplement par l’intuition, par un « aperçu heureux », à prendre conscience d’une vérité nouvelle, nous cherchons les prémisses de cette conclusion, nous aspirons à en donner une démonstration car, en thèse générale, les connaissances se présentent à nous avant leurs preuves. Alors nous fouillons dans la provision de nos connaissances, pour voir s’il ne s’y trouve pas quelque vérité dans laquelle la dernière soit déjà implicitement contenue, ou s’il ne s’y rencontre pas deux propositions dont la coordination produise cette vérité nouvelle. Le syllogisme le plus frappant et le plus formel de la première figure est fourni par le premier procès criminel venu. La transgression civile ou criminelle qui donne lieu à la plainte est la mineure : celle-ci est posée par le plaignant. La loi qui s’applique à un tel cas constitue la majeure. L’arrêt est la conclusion nécessaire ; aussi le juge se contente-t-il de le « prononcer ».

Maintenant je vais essayer de donner une idée aussi simple et aussi exacte que possible du mécanisme même du raisonnement déductif.

Le jugement, cette fonction élémentaire et si importante de la pensée, consiste dans la comparaison de deux concepts : le syllogisme dans la comparaison de deux jugements. Cependant, dans les manuels, on considère également le syllogisme comme une comparaison de concepts, de trois concepts il est vrai : le rapport que deux de ces concepts soutiennent avec le troisième permet de reconnaître celui qu’ils ont entre eux. On ne saurait évidemment contester la vérité de cette théorie ; moi-même j’en fais l’éloge au corps de ce chapitre, car elle a l’avantage de nous faciliter l’intelligence du mécanisme déductif, en nous rendant sensibles les rapports syllogistiques au moyen de sphères représentant les concepts. Mais ici, comme en bien d’autres cas, on n’obtient une représentation facilement saisissable qu’au détriment de l’exactitude et de la profondeur. Cette théorie ne donne pas une idée nette de la fonction intellectuelle propre au raisonnement déductif, et dont dépendent les trois figures syllogistiques et leur nécessité. Car dans le raisonnement déductif nous n’opérons pas sur de simples concepts, mais avec des jugements qui possèdent par essence une qualité, laquelle se trouve uniquement dans la copule, non dans les concepts, une quantité, et par surcroît une modalité. La théorie qui fait du syllogisme un rapport entre trois concepts a ce défaut de commencer par résoudre les jugements en leurs derniers éléments, les concepts ; elle ne s’attache pas au moyen de combiner ces concepts, et nous fait ainsi perdre de vue ce qui est propre aux jugements en tant que tels, dans leur intégrité, et dont dépend justement la nécessité de la conclusion qui découle de ces jugements. C’est un défaut analogue à celui où tomberait la chimie organique, si dans l’analyse des plantes elle commençait par les résoudre en leurs derniers éléments constitutifs : elle trouverait ainsi dans toutes les plantes du carbone, de l’hydrogène et de l’oxygène, mais elle en laisserait échapper toutes les différences spécifiques ; car pour obtenir celles-ci il faut s’arrêter aux éléments plus proches, aux alcaloïdes, et se garder de les décomposer aussitôt. De trois concepts donnés, sans rien de plus, il est impossible de tirer un syllogisme. Sans doute on ajoute ce correctif, que le rapport de deux concepts au troisième doit être donné. Mais les jugements qui réunissent ces concepts sont précisément l’expression de ce rapport ; ce sont donc des jugements, et non des concepts, qui forment la matière du syllogisme. Déduire c’est essentiellement faire une comparaison entre deux jugements ; c’est sur des jugements et les idées qu’ils expriment, et non sur de simples concepts, qu’opère le mode de penser syllogistique, même lorsqu’il est imparfait, ou quand il n’est aucunement exprimé par des termes ; il faut voir dans ce mode de penser une coordination de jugements pris dans leur intégrité, si l’on veut bien comprendre les procédés techniques du raisonnement déductif et se rendre compte de la nécessité vraiment rationnelle de trois figures syllogistiques.

Quand on s’explique le syllogisme par des sphères de concepts, on se représente ces dernières sous forme de cercles ; quand on se l’explique par une combinaison de jugements, on devra se les figurer sous forme de bâtonnets qui se rejoignent tantôt par un bout, tantôt par l’autre ; les différentes manières dont ils se relieront les uns aux autres donneront les trois figures. Chaque prémisse renfermant son sujet et son attribut, ces deux concepts devront être représentés comme se trouvant aux deux bouts du bâtonnet.

Les deux jugements seront comparés au point de vue des deux concepts différents qu’ils renferment ; car le troisième concept doit, comme nous l’avons dit, être identique dans les deux jugements ; aussi ne sera-t-il l’objet d’aucune comparaison, étant lui-même le terme par rapport auquel les deux autres concepts seront comparés ce sera le moyen terme. Ce dernier n’est donc jamais qu’un intermédiaire et non pas le terme principal. Les deux concepts différents deviennent au contraire l’objet de la réflexion, et c’est le but du syllogisme d’en déterminer le rapport réciproque par le moyen des jugements dans lesquels ils sont contenus ; aussi dans la conclusion s’agit-il d’eux et non plus du moyen terme une fois que la comparaison à laquelle il a servi est arrivée à un résultat, on le laisse tomber. Si ce concept identique des deux jugements, je veux dire le moyen terme, est le sujet d’une prémisse, le concept à comparer en devra être l’attribut, et vice versa. A priori se produit ici la possibilité de trois cas : ou c’est le sujet d’une prémisse qui est comparée avec l’attribut de l’autre ; ou c’est le sujet de l’une avec le sujet de l’autre ; ou enfin l’attribut de l’une avec l’attribut de l’autre. De ces comparaisons différentes naissent les trois figures syllogistiques d’Aristote ; la quatrième, ajoutée par un effort de subtilité, n’est pas authentique ; on l’a attribuée à Galien, mais sur la foi seulement d’autorités arabes. Chacune des trois figures représente un processus distinct, exact et naturel, de la pensée dans l’opération de la déduction.

En effet, si dans les deux jugements à comparer, c’est le rapport entre l’attribut de l’une et le sujet de l’autre qui est l’objet de la comparaison, nous avons la première figure. Elle seule a cet avantage, que les concepts qui, dans la conclusion, sont sujet et attribut, apparaissent déjà en cette qualité dans les prémisses tandis que dans les autres figures, un des concepts change toujours de rôle dans la conclusion. Par cela même aussi le résultat dans la première figure a toujours quelque chose de moins nouveau et de moins surprenant que dans les deux autres. Cet avantage de la première figure tient à ce que l’on y compare l’attribut de la majeure avec le sujet de la mineure, sans que l’inverse ait lieu ; d’où il suit que le moyen terme occupe les deux places de nom différent, c’est-à-dire qu’il est le sujet de la majeure et l’attribut de la mineure : encore une preuve de son rôle subordonné, car il ne figure que comme ces poids qu’on jette à volonté tantôt dans l’un, tantôt dans l’autre plateau de la balance. Voici quelle est la suite des idées dans cette figure : l’attribut de la majeure convient au sujet de la mineure ; en cas de syllogisme négatif, c’est le contraire qui se produit, mais pour la même raison. On attribue donc aux objets pensés par le moyen d’un concept une certaine qualité, parce que cette qualité se trouve attachée à une autre que nous leur connaissons déjà, ou inversement. Aussi le principe directeur est-il ici nota notæ est nota rei ipsius, et repugnans notæ repugnat rei ipsi.

Si, au contraire, nous comparons deux jugements dans l’intention de déterminer le rapport réciproque de leurs sujets, il nous faut prendre comme terme commun de comparaison l’attribut de ces jugements : cet attribut sera donc le moyen terme, et devra par conséquent être identique dans les deux. C’est cette sorte de comparaison qui donne naissance à la deuxième figure. Ici le rapport des deux sujets entre eux est déterminé au moyen de leur rapport à un seul et même attribut. Mais cette dernière relation ne peut avoir quelque importance, que si le même attribut est accordé à un sujet et refusé à l’autre ; c’est de la sorte qu’elle devient une raison essentielle de différenciation entre les deux. Supposons, en effet, que cet attribut soit accordé aux deux sujets : dans ce cas le rapport des deux sujets à cet attribut ne pourrait pas décider de leurs rapports entre eux, car presque chaque attribut convient à une infinité de sujets. Ce rapport serait encore moins décisif, si l’attribut était refusé aux deux sujets. De là résulte le caractère fondamental de la deuxième figure, à savoir que les deux prémisses doivent être de qualité contraire : l’une doit affirmer, l’autre nier. La règle principale est ici : sit altera negans, dont le corollaire est : e meris affirmativis nil sequitur. On pèche souvent contre cette règle dans les argumentations incohérentes, dont le vide cherche à se dissimuler au moyen de nombreuses propositions intermédiaires. De ce que nous venons de dire résulte clairement le processus intellectuel dans cette figure : c’est l’examen de deux sortes d’objets, dans l’intention de les distinguer, c’est-à-dire d’établir qu’ils ne sont pas de même espèce ; la distinction est déterminée par ce fait qu’un attribut qui est essentiel à l’une des deux sortes fait défaut à l’autre. Un exemple montrera que ce processus revêt tout naturellement la deuxième figure, et ne s’exprime dans toute sa netteté que par elle :

Tous les poissons ont le sang froid ;
Aucune baleine n’a le sang froid :
Donc aucune baleine n’est un poisson.

Dans la première figure au contraire la même pensée s’exprimera sous une forme affaiblie, forcée, et en dernier lieu par une sorte de raccroc :

Rien de ce qui a le sang froid n’est une baleine ;
Tous les poissons ont le sang froid :
Donc aucun poisson n’est une baleine,
Et conséquemment aucune baleine n’est un poisson.

Donnons aussi un exemple de syllogisme de la deuxième figure avec mineure affirmative :

Aucun Mahométan n’est Juif ;
Quelques Turcs sont Juifs
Donc quelques Turcs ne sont pas Mahométans.

Le principe directeur de cette figure me semble donc être, pour les modes à mineure négative : cui repugnat nota, etiam repugnat notatum ; et pour les modes à mineure affirmative : notato repugnat id cui nota repugnat. En français nous dirons : deux sujets, qui se trouvent en rapport opposés à un attribut, ont entre eux un rapport négatif.

Un troisième cas se présente, où les jugements sont coordonnés en vue de déterminer le rapport de leurs attributs ; c’est la troisième figure, où le moyen terme est sujet des deux prémisses. Ici encore il est le tertium comparationis, l’unité de mesure des deux concepts à examiner, ou, si l’on veut, le réactif chimique par lequel on les éprouve, pour déterminer, par le moyen du rapport qu’ils ont avec lui, la relation qui existe entre eux-mêmes : la conclusion, par conséquent, se prononce sur cette question : s’il y a entre eux un rapport de sujet à attribut, et jusqu’où il s’étend. C’est dire que dans cette figure la réflexion s’exerce sur deux qualités qu’on est tenté de tenir ou pour incompatibles, ou pour inséparables : afin de croire ce qui en est, on essaie d’en faire, dans deux jugements, les attributs d’un seul et même sujet. Il se présente alors cette double alternative : ou que les deux qualités conviennent au même objet, qu’elles sont par conséquent compatibles ; ou qu’un objet, tout en possédant l’une, ne possède pas l’autre, c’est-à-dire que les deux qualités sont séparables. La première alternative sera exprimée. Par les syllogismes de la troisième figure à deux prémisses affirmatives, la seconde par les syllogismes à une prémisse négative. Voici quelques exemples :

Quelques animaux peuvent parler ;
Tous les animaux sont des êtres sans raison ;
Donc quelques êtres sans raison peuvent parler.

D’après Kant (la Fausse subtilité, 84) ce syllogisme n’aboutit véritablement à une conclusion, que si nous ajoutons par la pensée « donc quelques êtres sans raison sont des animaux ». Cette addition me paraît tout à fait superflue, et elle ne répond pas à l’ordre naturel de notre pensée. — Pour réaliser directement le même processus de pensées par la première figure : je serais obligé de dire :

Quelques animaux sont des êtres sans raison ;
Quelques êtres doués de paroles sont des animaux.

Ce qui manifestement n’est pas l’ordre naturel de notre pensée : bien plus, la conclusion que nous obtiendrions de la sorte : « donc quelques êtres doués de paroles sont des êtres sans raison », devrait être convertie pour donner la proposition finale, à laquelle la troisième figure aboutit tout naturellement et que poursuit l’ordre entier de notre pensée. — Prenons encore un exemple :

Tous les métaux alcaloïdes nagent sur l’eau ;
Tous les métaux alcaloïdes sont des métaux :
Donc quelques métaux nagent sur l’eau.

Si nous transposions dans la première figure, la mineure serait ainsi renversée « quelques métaux sont des métaux alcaloïdes », elle affirmerait donc purement et simplement, que quelques métaux sont situés dans la sphère des métaux alcaloïdes, comme l’indique la figure suivante :

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tandis que nous savons d’un savoir réel que tous les métaux alcaloïdes, se trouvent dans la sphère des métaux, ce que nous exprimerons par la figure suivante :

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Par conséquent, si l’on veut que la première figure soit la seule normale, nous devrons pour penser naturellement, penser moins que nous ne savons sur une question déterminée. Personne ne voudra aller jusque-là : nous pouvons donc nier que dans les syllogismes de la seconde et de la troisième figure, nous renversions tacitement une proposition. La troisième ainsi que la seconde figure expriment un processus d’idées aussi rationnel que la première. Considérons maintenant un exemple de la seconde espèce de la troisième figure, où s’affirme dans la conclusion la séparabilité des deux attributs, où par conséquent une des prémisses sera négative :

Aucun bouddhiste ne croit en Dieu ;
Quelques bouddhistes sont sages :
Donc quelques sages ne croient pas en Dieu.

Dans les exemples cités plus haut, la réflexion se posait comme problème la compatibilité de deux qualités ; ici c’est leur séparabilité qu’elle envisage, et elle tranche la question en les comparant à un seul et même sujet, et en montrant que ce sujet possède l’une des deux qualités sans admettre l’autre : en procédant de la sorte on arrive immédiatement au but, tandis que par la première figure l’on ne pourrait y arriver que médiatement. En effet, si nous voulions ramener notre raisonnement à la première figure, il nous faudrait renverser la mineure, et dire : « Quelques sages sont bouddhistes » ce qui donnerait une expression gauche de notre pensée, laquelle est la suivante ; « Quelques bouddhistes sont malgré tout des gens sages ».

Le principe directeur de cette figure me semble être, pour les modes affirmatifs ejusdem rei notæ, modo sit altera universalis, sibi invicem sunt notæ particulares, et pour les modes négatifs : nota rei competens, notæ eidem repugnanti, particulariter repugnat, modo sit altera universalis. En français : Si deux attributs sont affirmés d’un sujet, et l’un des deux au moins d’une manière universelle, ils sont affirmés particulièrement l’un de l’autre ; ils sont au contraire particulièrement niés l’un de l’autre, si l’un des deux répugne au sujet dont l’autre est affirmé ; étant toutefois entendu que l’affirmation et la négation seront universelles.

Certains prétendent poser une quatrième figure, dans laquelle le sujet de la majeure doit être comparé à l’attribut de la mineure : mais dans la conclusion ces deux termes changent de valeur et de place, de telle sorte que le sujet de la majeure devient ici attribut, et que l’attribut de la mineure devient sujet. D’où il appert que cette figure n’est que le renversement arbitraire de la première, et qu’elle n’exprime pas un processus réel de la pensée, qui soit naturel à la raison.

Les trois premières figures au contraire sont l’empreinte même de trois opérations réelles et distinctes de la pensée. Elles ont ceci de commun, qu’elles consistent dans la comparaison de deux jugements ; mais cette comparaison ne devient féconde que si ces jugements ont un concept commun. Si nous nous représentons les prémisses sous la forme de deux bâtonnets, le concept sera le crochet qui les unit : on pourrait fort bien se servir de ces bâtonnets, dans une exposition orale de la théorie déductive. Ce qui distingue entre elles ces trois figures, c’est que les jugements y sont comparés tantôt au point de vue de leurs deux sujets, tantôt au point de vue de leurs deux attributs, tantôt enfin au point de vue du sujet de l’un et de l’attribut de l’autre. Comme un concept n’a la faculté d’être sujet ou attribut, qu’autant qu’il fait partie d’un jugement, mon opinion en est confirmée, à savoir que dans le syllogisme ce que l’on compare avant tout ce sont des jugements, et que les concepts ne sont comparés qu’à titre de parties de jugements. Or, lorsqu’on compare deux jugements, ce qui importe essentiellement c’est ce par rapport à quoi on les compare, et non ce par quoi on les compare : en d’autres termes, l’important c’est le majeur et le mineur, le moyen n’est que secondaire. Le point de vue est donc faux, où se sont cantonnés Lambert, et même déjà Aristote et presque tous les logiciens modernes, quand dans l’analyse des raisonnements déductifs ils partent du moyen terme, quand ils le considèrent comme l’élément principal et font de la place qu’il occupe le caractère essentiel de chaque figure du syllogisme. Son rôle n’est en réalité que secondaire, la place qu’il occupe est un effet de la valeur logique des concepts à comparer. Ces derniers peuvent être assimilés à deux substances, qu’on aurait à éprouver chimiquement ; le moyen terme serait le réactif qui servirait à les éprouver. Il est donc naturel qu’il prenne chaque fois la place laissée vacante par les deux concepts à comparer et qu’il ne se présente plus dans la conclusion. Il est choisi selon que son rapport aux deux concepts est connu et qu’il est apte à occuper la place qu’il s’agit de remplir : aussi, dans beaucoup de cas, peut-on l’échanger à volonté contre un autre terme, sans que le syllogisme en soit affecté. Ainsi, dans le raisonnement suivant :

Tous les hommes sont mortels ;
Caïus est un homme :


je puis échanger le moyen terme « homme » contre celui d’ « être animé ». Dans le raisonnement,

Tous les diamants sont des pierres ;
Tous les diamants sont combustibles ;


je puis échanger le moyen terme « diamant » contre le mot « anthracite ». Comme caractère extérieur pouvant faire reconnaître à première vue la figure du syllogisme, le moyen terme est sans doute d’un usage commode. Mais lorsqu’il s’agit d’expliquer une chose, il faut en chercher le caractère fondamental dans ce qui lui est essentiel : or, ce qui est essentiel au syllogisme, c’est de savoir si l’on coordonne des jugements pour comparer ou leurs attributs, ou leurs sujets, ou l’attribut de l’un et le sujet de l’autre.

Pour que deux jugements, posés en prémisses, produisent une conclusion, il faut donc qu’ils aient un concept commun ; de plus, ils ne devront pas être tous deux négatifs ou particuliers ; enfin, dans le cas où les deux concepts à comparer sont leurs sujets, ils ne devront pas être affirmatifs tous les deux.

On peut considérer la pile de Volta comme un symbole du syllogisme. Le point d’indifférence au milieu de la pile représente le moyen terme, qui relie les deux prémisses et leur permet d’aboutir à une conclusion ; les deux concepts disparates, au contraire, qui sont proprement l’objet de la comparaison, sont représentés par les deux pôles hétérogènes : c’est seulement lorsque ceux-ci sont mis en rapport au moyen de leur fil conducteur respectif (ces fils symboliseront à leur tour les copules des deux jugements), que jaillit l’étincelle, je veux dire la lumière nouvelle de la conclusion.