Le Monde comme volonté et comme représentation/Suppléments au premier livre/Chapitre XV

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Traduction par A. Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome deuxièmep. 272-282).


CHAPITRE XV
DES IMPERFECTIONS ESSENTIELLES DE NOTRE INTELLECT

La forme de notre conscience de nous-mêmes est le temps, non l’espace. Aussi notre pensée ne revêt-elle pas comme notre intuition trois dimensions, mais une seule ; elle évolue selon une seule ligne sans largeur ni profondeur. C’est là précisément la source de la plus grande entre les imperfections essentielles à notre intellect. En effet, nous ne pouvons connaître les choses que successivement et dans un même moment nous n’avons conscience que d’une seule chose ; encore est-ce à la condition d’oublier pendant ce temps tout le reste, de n’en plus avoir conscience, ce qui revient à dire que ce reste cesse provisoirement d’exister pour nous. À cet égard, notre intellect peut être comparé à un télescope dont le champ de vision serait très restreint, car notre conscience n’est pas à l’état stable, mais dans un flux perpétuel. L’intellect n’appréhende que successivement ; pour saisir ceci, il faut qu’il laisse échapper cela, n’en retenant que des traces, qui vont s’affaiblissant sans cesse. La pensée qui m’occupe vivement en ce moment m’aura bientôt fui tout à fait ; une nuit d’un bon sommeil, et il est possible que je ne la retrouve jamais, à moins qu’elle ne soit liée à mon intérêt personnel, c’est-à-dire à ma volonté qui demeure toujours présente et maîtresse.

C’est dans cette imperfection de l’intellect qu’il faut chercher la cause du caractère rhapsodique et souvent fragmentaire du cours de nos pensées (j’ai déjà effleuré ce point à la fin du chapitre précédent) et ce caractère, à son tour, engendre la dispersion inévitable de notre pensée. Ce sont les impressions des sens qui, en l’envahissant, la troublent et l’interrompent, lui imposant à tout moment les choses les plus étranges ; c’est l’association, grâce à laquelle une pensée en amène une autre qui la chasse ; enfin, l’intellect lui-même n’est guère capable de se fixer longtemps et d’une manière soutenue sur une même pensée : l’œil, quand il demeure longtemps attaché sur un même objet, finit par ne plus le voir ; les contours se brouillent les uns avec les autres, se confondent et tout rentre dans l’obscurité ; de même, une méditation continue sur un même objet rend peu à peu la pensée confuse, l’émousse et la réduit à la torpeur. C’est pourquoi toute méditation ou délibération, qui a eu la fortune de ne pas être entravée, sans que cependant elle soit arrivée à son terme, même quand elle concerne la chose la plus importante pour nous, doit au bout d’un certain temps, dont la mesure est tout individuelle, être provisoirement congédiée de la conscience ; si fortement que nous en puissions être préoccupés, elle doit céder la place à des occupations insignifiantes et indifférentes. Pendant ce temps, cet objet important n’existe pas pour nous comme la chaleur dans l’eau froide, il est latent. Quand nous le reprenons plus tard, nous y arrivons comme à une chose nouvelle ; c’est à nouveau que nous nous y orientons, bien que plus rapidement ; c’est à nouveau aussi qu’il exerce sur la volonté une impression agréable ou pénible. Entre temps, nous-mêmes ne restons pas sans changer. De même que le mélange physique des sucs et la tension des nerfs se modifient sans cesse, de même se modifient notre humeur et nos vues, sans compter que les représentations étrangères à notre occupation principale et qui dans l’intervalle ont occupé la conscience y laissent un écho d’elles-mêmes, qui déterminera, dans une certaine mesure, la nature des représentations à venir. Aussi, le même objet nous apparaitra-t-il sous des aspects très différents, selon que nous le voyons le matin, le soir, l’après-midi ou le lendemain. Ces vues contraires s’imposant à nous, notre doute en est augmenté. C’est pourquoi l’on parle parfois de laisser dormir une affaire, et l’on demande, pour une résolution de quelque importance, un temps de réflexion assez long. Si cette constitution particulière de notre intellect procède de sa faiblesse même et offre de grands inconvénients, elle ne laisse pas d’avoir son côté avantageux ; en effet, de cette dispersion de la pensée et de cette transformation physique, nous sortons relativement autres, devenus en quelque sorte étrangers à notre affaire ; nous y retournons tout frais, et ainsi il nous est possible de la voir plusieurs fois sous des aspects sensiblement différents. — Il ressort de tout ceci que la conscience et la pensée humaines sont fragmentaires en vertu même de leur nature ; aussi les résultats théorique ou pratiques obtenus par le rapprochement de tels fragments sont-ils presque toujours défectueux. Notre conscience pensante ressemble à une lanterne magique, dans le foyer de laquelle ne peut apparaître qu’une image à la fois ; chaque image, alors même qu’elle représente ce qu’il y a de plus noble, est obligée de disparaître bientôt et de faire place aux apparitions les plus hétérogènes, les plus vulgaires mêmes. S’agit-il des affaires de la vie pratique, on arrête dans leurs traits généraux les plans et les projets les plus importants ; à ces premiers, d’autres viennent se subordonner, comme moyens par rapport à une fin, à ceux-ci d’autres encore et ainsi de suite en descendant jusqu’aux détails de l’exécution concrète. Mais l’ordre de dignité de ces plans divers n’est point respecté dans l’exécution, et tandis que notre esprit est absorbé par les plans grandioses et généraux, il nous faut lutter contre des détails mesquins et les soucis du moment. Cette interversion accentue encore le caractère discontinu de notre conscience. D’ailleurs, l’activité théorique de l’esprit nous rend impropres aux choses de la vie pratique et vice versa.

Puisque toute notre pensée est ainsi dispersée et fragmentaire, puisque les représentations les plus hétérogènes se choquent et s’entre-croisent dans le cerveau même le mieux organisé, il s’ensuit que nous n’avons en réalité qu’une demi-conscience et que nous avançons à tâtons dans le labyrinthe de notre vie et les ténèbres de nos recherches des moments de clarté, semblables à des éclairs, illuminent parfois notre route. Mais que peut-on attendre d’esprits, dont le plus sage même est chaque nuit le théâtre des rêves les plus bizarres et les plus insensés, et doit, au sortir de cette confusion, reprendre ses méditations antérieures ? Évidemment une conscience soumise à de telles limites n’est guère appelée à approfondir l’énigme de l’univers, et les êtres d’essence plus haute, dont l’intellect ne serait pas régi par la forme du temps, mais dont la pensée serait vraiment une et complète, certes prendraient en pitié notre prétention de sonder l’infini. Je suis même étonné de voir que nous arrivons à nous reconnaître dans ce chassez-croisez de pensées fragmentaires et de représentations de toute sorte ; qu’au lieu d’aboutir à une confusion complète des idées, nous parvenons à les ordonner harmonieusement. Certes il doit y avoir un fil unique, le long duquel tout s’aligne mais qu’est-ce que ce fil ? La mémoire toute seule ne suffit pas à expliquer cette cohésion, car elle a des bornes essentielles, dont je parlerai bientôt, sans compter qu’elle est imparfaite et infidèle. Le « moi logique » ou l’ « unité synthétique transcendentale de l’aperception » — sont des expressions et des explications qui ne serviront pas facilement à rendre la chose sensible ; ce moi et cette unité rappelleront plutôt à maint d’entre nous ce vers inintelligible :


Je vois bien que votre barbe est crépue, mais vous ne soulevez pas les verroux.

La proposition de Kant : « Le je pense doit accompagner toutes nos représentations », est insuffisante : car le moi est une grandeur inconnue, c’est-à-dire un mystère à lui-même. — Ce qui donne à notre conscience de l’unité et de la cohésion, ce qui en traverse toutes les représentations, ce qui en est la base et le support permanent, ne saurait être déterminé lui-même par la conscience, et par conséquent ne peut pas être une représentation : non, c’est quelque chose d’antérieur à la conscience, c’est la racine de l’arbre dont celle-ci est le fruit. Cette base, dis-je, est la Volonté : elle seule est immuable et absolument identique et a engendré la conscience conformément à ses propres fins. Aussi est-ce la Volonté qui donne à la conscience l’unité, qui en relie toutes les représentations et les pensées ; c’est en quelque sorte la note fondamentale qui les accompagne toutes. Sans la Volonté l’intellect n’aurait pas plus d’unité de conscience qu’un miroir, dans lequel se réfléchit tantôt ceci tantôt cela ; tout au plus en aurait-il autant qu’un miroir convexe, dont les rayons se concentrent en un point imaginaire, situé derrière sa surface. La Volonté seule est l’élément permanent et immuable de la conscience. C’est elle qui établit un lien entre toutes les pensées, qui en fait des moyens pour ses uns personnelles, qui les teint de la couleur de son caractère, de sa disposition et de son intérêt, qui régit l’attention et tient en main le fil des motifs, ressorts suprêmes de la mémoire et de l’association des idées : c’est de la volonté au fond qu’on parle, chaque fois que le « moi » se présente dans un jugement. Elle est donc la vraie, la suprême unité de la conscience, le lien de ses fonctions et de ses actes ; sans relever elle-même de l’intellect, elle en est la source, le principe et la loi.

La forme du temps, la disposition unilinéaire de nos représentations, en vertu de laquelle l’intellect ne peut saisir une chose qu’en se dessaisissant d’une autre, engendre, en même temps que la dispersion de la pensée, notre faculté d’oublier. La plupart des choses que nous avons laissé tomber, nous ne les ressaisissons plus jamais, d’autant moins que pour les ressaisir il faut recourir au principe de raison, c’est-à-dire utiliser une cause occasionelle, que l’association des idées et la motivation doivent d’abord fournir (d’autre part il est vrai que cette cause occasionelle peut être très éloignée même et très faible, pourvu que l’intérêt du sujet nous y rende fortement sensibles). La mémoire, comme je l’ai montré déjà dans mon Essai sur le Principe de raison, n’est pas un réservoir, mais une simple disposition à rappeler telle ou telle représentation : il faut donc que par la répétition nous tenions constamment ces représentations en mouvement, sans quoi elles se perdraient. Aussi la science du plus érudit même n’existe-t-elle que virtuellement, comme disposition acquise à provoquer certaines représentations ; actuellement il est borné à une représentation unique, de laquelle seule il a une conscience distincte. D’où un contraste étrange entre ce qu’il sait en puissance et ce qu’il sait en acte, c’est-à-dire entre sa science et sa pensée de chaque moment : la première est une masse abondante et quelque peu chaotique, l’autre une seule représentation distincte. Le rapport est le même qu’entre les étoiles innombrables du ciel et le champ de vision étroit du télescope. Ce contraste apparaît en un jour éclatant, quand l’érudit cherche à prendre une conscience distincte de quelque particularité de son savoir : il lui faut, pour la tirer de ce chaos, du temps et des efforts. La rapidité de ce rappel est un don particulier, mais varie selon le jour et l’heure. C’est pourquoi souvent la mémoire nous fait défaut sur des points où d’ordinaire elle nous sert promptement. Cette considération doit nous décider à exercer notre coup d’œil, à fortifier notre jugement plutôt qu’à augmenter la somme de notre science ; n’oublions pas que la qualité du savoir est plus précieuse que la quantité. Celle-ci ne donne aux livres qu’un format épais, l’autre leur confère la solidité et le style ; la qualité est une grandeur intensive, la quantité est extensive seulement. La qualité consiste dans la précision et l’intégrité des concepts, dans la pureté et l’exactitude des connaissances intuitives qui leur servent de fondement ; aussi tout le savoir, dans toutes ses parties, en est-il pénétré et vaut-il en proportion. Une petite quantité de science, dont la qualité est bonne, sert plus qu’une grande quantité, mais de qualité mauvaise.

La connaissance la plus parfaite et la plus suffisante est la connaissance intuitive ; mais elle est bornée au particulier, à l’individuel. La réunion du multiple et du divers dans une même représentation n’est possible que par le concept, c’est-à-dire par la suppression des différences ; c’est donc là une représentation d’un genre très imparfait. Il est vrai que le particulier, lui aussi, peut être saisi immédiatement comme quelque chose de général, et cela sous la forme de l’Idée platonicienne : mais en suivant ce procédé, que j’ai analysé dans le troisième livre, l’intellect franchit les bornes de l’individualité et du temps, et d’ailleurs ce procédé n’est qu’une exception.

Ces imperfections essentielles inhérentes à notre intellect sont encore aggravées par une influence perturbatrice qui lui est en quelque sorte extérieure, mais qui se produit fatalement, je veux parler de l’influence que la Volonté exerce sur toutes les opérations de l’intellect, dès qu’elle se trouve intéressée à leur résultat. Chaque passion, chaque inclination même et chaque antipathie teignent de leur couleur les objets de la connaissance. L’expérience de tous les jours nous fait voir combien le désir et l’espérance faussent la pensée ; grâce à eux, ce qui est presque impossible nous paraît vraisemblable et comme sûr, et nous devenons en quelque sorte incapables d’apprécier les raisons adverses. La peur agit d’une manière analogue, et de même toute opinion préconçue, tout parti-pris, tout intérêt, tout penchant, toute tendance de la Volonté. Enfin, en outre de toutes ces imperfections, l’intellect vieillit avec le cerveau, je veux dire que, comme les fonctions physiologiques, il perd son énergie une fois la maturité passée, et alors ses imperfections s’accentuent encore.

Toutefois nous ne nous étonnerons pas de cette constitution défectueuse de l’intellect, si nous en considérons l’origine et la destination, telles que je les ai exposées au second livre. La nature a mis l’intellect au service d’une volonté individuelle ; aussi a-t-il pour fonction unique de connaître les objets, en tant qu’ils sont susceptibles de devenir les motifs d’une telle volonté, mais non pas de les approfondir, d’en saisir l’essence en soi. L’intellect humain n’est qu’un degré supérieur de l’intellect animal ; et si celui-ci est entièrement borné au présent, le nôtre aussi conserve de fortes traces de cette limitation. C’est pourquoi notre mémoire, notre faculté de réminiscence est quelque chose de très imparfait : quelle faible part nous nous rappelons, de ce que nous avons fait, subi, appris et lu ! C’est pour la même raison encore qu’il nous est si difficile de nous dégager de l’impression du présent. — L’inconscience est l’état primitif et naturel de toute chose, conséquemment aussi le fonds d’où émerge, chez certaines espèces, la conscience, efflorescence suprême de l’inconscience ; voilà pourquoi celle-ci prédomine toujours dans notre être intellectuel. La plupart des êtres sont donc privés de conscience ; ils agissent pourtant d’après les lois de leur nature, c’est-à-dire de leur volonté. Les plantes ont tout au plus un sentiment très faible approchant de la conscience, chez les animaux tout à fait inférieurs celle-ci ne luit que comme un crépuscule. Mais même après avoir traversé toute la série animale et s’être élevée dans l’homme jusqu’à la raison, l’inconscience végétative, qui a subi cette transformation, n’en demeure pas moins la base de ces formes supérieures, qui sont ses formes ; son influence se fait sentir par la nécessité du sommeil et par les imperfections ci-dessus étudiées de tout intellect né de fonctions physiologiques : or nous n’en connaissons pas qui soit d’autre sorte.

Ces imperfections essentielles, dont nous venons de parler, sont toujours augmentées dans les cas particuliers par des imperfections non-essentielles. L’intellect n’est jamais, à tous les égards, ce qu’il pourrait être ; les perfections dont il est susceptible sont tellement divergentes, qu’elles s’excluent. Aussi personne ne peut-il être à la fois Platon et Aristote, Shakespeare et Newton, Kant et Gœthe. Les imperfections de l’intellect au contraire font très bon ménage ensemble, et c’est pourquoi il demeure dans la réalité bien au-dessous de ce qu’il pourrait être. Ses fonctions dépendent de tant de conditions — conditions que dans le phénomène, qui seul nous les donne, nous saisissons uniquement sous la forme anatomique et physiologique — qu’un intellect, excellent même sur un point unique, est une merveille des plus rares de la nature. Aussi les productions d’un tel individu sont-elles conservées pendant des milliers d’années, que dis-je ? chacune de ses reliques acquiert la valeur du joyau le plus précieux. D’un tel intellect jusqu’à l’imbécillité, les dégradations sont innombrables. Conséquemment l’horizon intellectuel des hommes est très variable. L’horizon le plus étroit est celui qui n’embrasse que le présent immédiat : c’est celui de l’animal ; d’autres plus vastes embrassent, par ordre d’étendue croissante, l’heure prochaine, la journée entière, le lendemain, la semaine, l’année, la vie, les siècles, les milliers d’années, enfin l’horizon de la conscience humaine s’étend jusqu’à l’infini, bien qu’elle ne l’entrevoie que vaguement et comme dans un crépuscule ; mais cette vision, si obscure qu’elle soit, confère à nos pensées un caractère élevé. — En outre, la différence des intellects se montre dans la rapidité de la pensée, qualité très importante et qui comporte autant de dégradations que la vitesse des divers points du rayon d’une roue qui tourne. Suivant le degré de rapidité de notre pensée, nous pourrons reculer plus ou moins les limites de nos connaissances, et pousser plus ou moins loin l’enchaînement des principes et des conséquences : en effet, la tension maxima de la faculté de penser ne peut persister que pendant un temps très court, et c’est pourtant dans ce court intervalle qu’il nous faut saisir une pensée dans toute son intégrité : aussi ce qui importe, c’est la rapidité de l’intellect à poursuivre l’idée, et la distance qu’il peut parcourir pendant ce temps. D’autre part la rapidité de la conception peut être compensée par la persistance de l’effort d’attention. Il est probable que la lenteur soutenue de la pensée fait le mathématicien, tandis que la rapidité de la conception constitue le génie ; ici c’est un vol hardi, là une marche sûre, pas à pas, sur un terrain solide. Pourtant cette dernière manière de procéder est insuffisante dans les sciences mêmes, quand il s’agit de comprendre non plus de simples grandeurs, mais l’essence des phénomènes : c’est ce que prouve la théorie des couleurs de Newton, et le radotage de Biot sur les anneaux colorés, théorie qui est d’ailleurs en rapport avec toute l’optique atomistique des Français, avec leurs molécules de lumière et d’une manière générale avec leur idée fixe de vouloir tout ramener dans la nature à de simples effets mécaniques. — Enfin cette différence individuelle des intelligences se manifeste surtout dans le degré de clarté de la compréhension, et conséquemment dans la précision de la pensée entière. L’un a déjà compris où l’autre ne commence qu’à remarquer : celui-ci est déjà arrivé au but, quand l’autre est encore au début ; l’un tient la solution qui pour l’autre est encore un problème. Cette différence repose sur la qualité de la pensée et du savoir dont on vient de parler. De même que dans les appartements, il y a dans le cerveau plus ou moins de jour. On sent cette qualité de toute la pensée, sitôt qu’on a lu quelques pages seulement d’un écrivain. Car, pour comprendre, il a fallu en quelque sorte se servir de la manière de voir et de sentir de l’auteur ; aussi, avant même de savoir tout ce qu’il a pensé, on voit déjà comment il pense ; on connaît la constitution formelle, la structure de sa pensée, structure qui demeure la même, quel que soit l’objet qui occupe l’esprit, et qui détermine l’ordre des idées et le style. C’est le style qui nous révèle l’allure d’un écrivain, sa légèreté, sa souplesse, le vol d’un esprit ailé, ou la lourdeur d’une pensée gauche, pénible et terre-à-terre. De même que la langue est le reflet de l’esprit d’un peuple, de même le style est le reflet immédiat et la physionomie propre de l’esprit d’un auteur. Si un livre nous engage dans un ordre d’idées plus obscures que ne l’est notre propre pensée, jetons-le de côté, à moins que nous n’y cherchions pas des idées, mais simplement des faits. On ne tirera vraiment profit que de l’écrivain dont l’intelligence est plus pénétrante et plus précise que la nôtre même, qui active notre pensée et ne l’entrave pas, comme le fait le cerveau obtus qui voudrait nous forcer à régler notre pas sur sa marche de tortue ; penser avec la tête du premier, c’est pour nous un soulagement sensible et un progrès, car nous nous sentons portés par lui là où nous n’aurions pu arriver par nos seules forces. Goethe me disait un jour que, chaque fois qu’il lisait une page de Kant, il croyait entrer dans une chambre bien claire. Un esprit mal fait n’est pas seulement tel, parce qu’étant oblique il juge faux, mais avant tout parce que sa pensée, dans son ensemble, manque de précision. Ainsi, lorsqu’on regarde par un mauvais télescope, tous les contours apparaissent indistincts et comme effacés, et les divers objets se brouillent et se confondent. De tels esprits n’essaient même pas d’introduire quelque précision dans leurs concepts : leur faiblesse intellectuelle recule devant cette tâche. Ils se complaisent dans un clair-obscur, et pour y vivre la conscience tranquille, ils vont attrapant des mots, ceux de préférence qui désignent des concepts indéterminés, très abstraits, inaccoutumés et difficiles à expliquer, par exemple : l’infini et le fini, le sensible et le supra-sensible, l’idée de l’être, les idées de la raison, l’absolu, l’idée du bien, le divin, la liberté morale, la puissance de se produire soi-même, l’idée absolue, le sujet-objet, etc. Contents d’eux-mêmes, ils vont semant ces mots tout à l’entour ; ils croient vraiment que ces sons expriment des idées, et prétendent que tout le monde s’en déclare satisfait : car pour eux, le sommet le plus élevé de la sagesse, c’est justement d’avoir en réserve des mots tout faits pour toute nouvelle question qui se présente. C’est précisément la caractéristique des esprits mal faits, de ne rien chercher au-delà des mots, de s’y tenir avec une facilité inouïe : la cause en est leur incapacité de former des concepts précis, sitôt qu’ils dépassent le cercle ordinaire et quotidien de nos représentations ; c’est la faiblesse et l’inertie de leur intellect.

Il semble même qu’ils aient de cette faiblesse une conscience secrète, conscience qui chez le savant s’allie à la dure nécessité, reconnue de bonne heure, de passer pour un être pensant : c’est même pour faire face à cette exigence, qu’il tient toujours en réserve une telle provision de mots tout faits. Ce doit vraiment être un spectacle réjouissant, de voir un professeur de cet acabit débiter du haut de la chaire et de très bonne foi un tel amas de mots vides de pensée ; il parle dans la sincérité de son âme, s’imaginant énoncer des idées ; et devant lui sont les étudiants qui, de bonne foi également et pleins de la même illusion, écoutent et prennent des notes avec recueillement. Au fond ni l’un, ni les autres ne vont au-delà des mots, et il n’y a de réel dans la salle de cours que ces mots mêmes et le grincement des plumes. C’est cette disposition étrange à se contenter des mots qui contribue plus que toute autre chose à perpétuer les erreurs. Fort des mots et des phrases légués par les générations précédentes, chacun passe de gaîté de cœur à côté d’obscurités et de problèmes multiples ; nul ne songe à s’en occuper, et ainsi des erreurs se transmettent à travers les siècles, de livre en livre, de telle sorte qu’un esprit vraiment pensant, surtout quand il est encore jeune, se prend à douter et se demande si lui seul est incapable de comprendre tout cela, ou si en réalité ce qu’il a devant lui est incompréhensible ; si le problème qu’ils évitent tous avec une gravité comique, en prenant le même chemin de traverse, n’en est pas un, ou bien si c’est eux qui ne veulent pas le voir. Beaucoup de vérités ne sont pas mises au jour uniquement parce que personne n’a le courage d’envisager franchement le problème et de l’aborder face à face. — Au contraire, la précision de pensée propre aux esprits éminents, et la clarté de leurs concepts, font que des vérités déjà connues, quand elles sont exposées par eux, apparaissent sous un jour et avec un charme nouveau. Quand on les écoute ou qu’on les lit, c’est comme si on échangeait un mauvais télescope contre un bon. Qu’on lise seulement, pour s’en convaincre, dans les Lettres d’Euler à une princesse, son exposé des vérités fondamentales de la mécanique et de l’optique. Diderot émet la même pensée que moi, quand il dit dans son Neveu de Rameau, que seuls les maîtres achevés sont capables de bien exposer les éléments d’une science, précisément parce qu’eux seuls comprennent réellement les choses et que chez eux les mots ne prennent jamais la place des pensées.

Mais il faut qu’on le sache, les esprits mal faits sont la règle, les bons l’exception ; les esprits éminents sont fort rares, et le génie est un monstre. Sans cela, comment l’espèce humaine, qui se compose de huit cent millions d’individus, aurait-elle pu laisser, après soixante siècles, tant de choses à découvrir, à inventer, à penser et exprimer ! L’intellect a pour fonction naturelle le seul soin de la conservation de l’individu, et généralement c’est à peine s’il suffit même à cette besogne. — La nature a d’ailleurs sagement fait de ne pas accorder au commun un degré d’intelligence supérieur ; car un esprit borné aura plus de facilité à embrasser les quelques objets simples qui constituent l’étroite sphère de son action et à en manier les leviers, que n’en saurait avoir un esprit éminent, dont le regard embrasse une sphère bien plus étendue et plus remplie, et qui emploie des leviers puissants. Ainsi l’insecte voit avec une précision minutieuse, et bien mieux que nous, tout ce qui se trouve sur les tiges et les feuilles où il vit, mais n’aperçoit pas l’homme qui se trouve à trois pas de là. C’est en ce sens qu’on-parle de l’astuce des sots et qu’il faut entendre le paradoxe : « Il y a un mystère dans l’esprit des gens qui n’en ont pas ». Le génie dans la vie pratique est aussi utile qu’un télescope au théâtre. — Par conséquent, en ce qui concerne l’intellect, la nature est très aristocratique. Les différences qu’elle a établies ici sont plus considérables que celles que fondent dans une société la naissance, le rang, la richesse ou la distinction des castes ; mais de même que dans les autres aristocraties, il y a ici mille plébéiens pour un noble, des millions pour un prince, et la grande masse n’est que de la populace « mob, rabble, la canaille ». N’oublions cependant pas qu’entre la hiérarchie établie par la nature et celle que la convention consacre, il y a un contraste criant ; il faudrait attendre la venue d’un âge d’or, pour voir chacun remis à sa vraie place. En attendant, ceux qui sont haut placés dans l’une ou l’autre hiérarchie ont ceci de commun, qu’ils vivent les uns et les autres dans un isolement dédaigneux, auquel Byron fait allusion quand il dit :

To feel me in the solitude of kings,
Without the power that makes them bear a crown
[1].

Car l’intellect est un principe de différenciation, conséquemment de séparation. Ses variétés diverses, plus encore que les différences de simple éducation, donnent à chacun d’autres concepts, grâce à quoi chacun vit en quelque sorte dans un monde, où il ne se rencontre qu’avec ses égaux ; pour les autres il ne peut que les appeler de loin et essayer de se faire comprendre d’eux.

De grandes différences dans le degré d’intelligence et dans le développement intellectuel creusent entre les hommes un large abîme : la bonté du cœur peut seule le faire franchir, c’est elle qui est le principe unifiant qui identifie les autres avec notre propre moi. Mais en tout cas l’union n’est que morale, elle ne sera jamais intellectuelle. La conversion d’un grand esprit avec un esprit ordinaire, quand même leur éducation a été sensiblement la même, ressemble à un voyage que feraient ensemble un homme monté sur un cheval ardent et un piéton. À vrai dire, le cavalier peut pour un temps descendre de cheval, afin de marcher à côté de l’autre, quoique en ce cas l’impatience de sa monture lui donne beaucoup d’embarras.

Mais rien n’exercerait une plus heureuse influence sur l’esprit du public que la reconnaissance de cette aristocratie intellectuelle de la nature. Il comprendrait alors que là où il s’agit simplement de faits, pour mettre seulement à profit des expériences, des récits de voyages, des formulaires, des livres d’histoire et des chroniques, un cerveau normal peut suffire ; mais que, quand des pensées sont uniquement en jeu, surtout de celles dont la matière, les données se trouvent sous les yeux de chacun et qu’il n’importe, par conséquent, que de penser avant les autres, il comprendrait, dis-je, que pour ce travail, il faut une supériorité marquée et innée que la nature confère seule et cela très rarement ; et que personne ne mérite d’être écouté, quand il n’en donne pas aussitôt des preuves. Si le public pouvait se convaincre de cette vérité et se l’assimiler, il ne perdrait plus un temps précieux pour son éducation, et qui lui est si parcimonieusement mesuré, à lire les productions d’esprits vulgaires, les élucubrations philosophiques et poétiques que chaque jour voit éclore ; il ne se jetterait pas avidement sur les livres les plus récents, grand enfant qui s’imagine que les écrits sont comme les œufs, qu’il faut avaler frais ; mais il s’en tiendrait aux œuvres des quelques esprits d’élite de tous les temps et de toutes les nations, il chercherait à les connaître et à les comprendre et ainsi s’élèverait peu à peu à la culture véritable. Alors aussi nous seraient épargnés ces milliers de productions qui, comme la mauvaise herbe, gênent la venue du bon grain.



  1. Souffrir l’isolement des rois, mais être privé du pouvoir qui leur vaut de porter la couronne.