Le Monde comme volonté et comme représentation/Appendice/Page77

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Traduction par A. Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome deuxièmep. 324).
Critique de la Logique transcendantale. Définition de la Raison par Kant ; de ce prétendu principe, que l’inconditionné est impliqué dans la série des conditions d’un conditionné quelconque : en réalité, chaque conditionné n’implique que la condition immédiatement antécédente. — Des trois inconditionnés ou Idées de Kant : le moi, le monde et Dieu. 
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Je reviens à la philosophie kantienne et je passe à la Dialectique transcendantale. Kant commence par définir la raison, — faculté qui doit jouer le rôle principal dans cette partie de son ouvrage, puisque jusqu’ici c’étaient là sensibilité et l’entendement qu’il avait mis en vedette. À propos des différentes définitions de la raison d’après Kant, j’ai déjà parlé plus haut de celle qu’il donne ici : « La raison est la faculté des principes ». Par là il déclare que toutes les connaissances a priori étudiées jusqu’ici, celles qui fondent la possibilité des mathématiques pures et celles qui fondent la possibilité des sciences naturelles pures, nous donnent non pas des principes, mais de simples règles ; car elles procèdent d’intuitions et de formes de la connaissance, non de simples concepts ; or il faut qu’une connaissance procède de simples concepts pour qu’elle soit un principe. Ainsi, pour Kant, une connaissance de ce genre doit se composer de simples concepts et cependant être synthétique. — En fait, cela est radicalement impossible. Les simples concepts ne peuvent donner naissance qu’à des jugements analytiques. Si l’on unit des concepts tout à la fois synthétiquement et a priori, cette union ne peut être effectuée que par l’intermédiaire d’un troisième terme, grâce à une intuition pure de la possibilité formelle de l’expérience ; de même, les jugements synthétiques a posteriori sont unis par l’intermédiaire de l’intuition empirique. J’en conclus qu’un jugement synthétique a priori ne peut jamais procéder de simples concepts. Mais en somme, nous ne connaissons a priori que le principe de raison dans ses différentes expressions ; par suite, en fait de jugements synthétiques a priori, ne sont possibles que ceux qui procèdent de ce qui fournit un contenu à ce principe.

Puis, Kant nous présente un prétendu principe de la raison, approprié du reste aux besoins de la cause ; mais il ne nous présente que celui-là, lequel d’ailleurs engendre ultérieurement d’autres conséquences. Ce principe est celui que Wolf établit et explique dans sa {{lié|Cosmologie[1] et dans son Ontologie[2]. Nous avons vu plus haut que, dans le chapitre de l’Amphibolie, Kant prenait les sophismes de Leibniz pour des erreurs naturelles et nécessaires de la raison et qu’il les critiquait en conséquence ; le même fait se reproduit exactement ici, à propos des sophismes de Wolf. Kant expose ce principe de la raison ; mais on ne fait que l’entrevoir à travers le brouillard ; car l’exposition est obscure, vague et incomplète[3]. Voici le principe, clairement formulé cette fois : « Lorsque le conditionné est donné, par le fait la totalité de ses conditions est également donnée, autrement dit l’inconditionné, — qui seul peut rendre complète la totalité des conditions —, est donné. » Le principe est précieux ; et chacun sera intimement convaincu qu’il est vrai, si l’on se représente les conditions et le conditionné comme les chaînons d’une chaîne verticale, dont l’extrémité supérieure ne nous serait point visible en sorte qu’elle pourrait se prolonger à l’infini : or la chaîne ne tombe pas, elle reste suspendue ; donc il doit y avoir plus haut un premier chaînon, et ce chaînon doit être attaché quelque part. Ou plus brièvement : à cette chaîne de causes, qui nous invite à remonter à l’infini, il est bon que la raison fixe un point d’attache ; cela la met à l’aise. Mais quittons les images et examinons le principe en lui-même. Il est incontestablement synthétique ; car, étant donné le concept du conditionné, l’on n’en peut retirer analytiquement qu’un seul concept, celui de la condition. De plus, ce principe n’a aucune vérité a priori ; a posteriori, il n’en a pas non plus ; mais il se pare très artificieusement d’une apparence de vérité ; voyons comment il s’y prend pour cela. Nous possédons directement et a priori les connaissances exprimées par le principe de raison sous sa quadruple forme. C’est à ces connaissances immédiates que l’on emprunte toutes les énonciations abstraites du principe de raison ; par suite ces énonciations elles-mêmes, et a fortiori leurs conséquences ne sont que des connaissances indirectes. J’ai déjà expliqué plus haut de quelle manière la connaissance abstraite unit souvent sous une seule forme ou sous un seul concept des connaissances intuitives fort complexes, et les unit de telle sorte qu’il est désormais impossible de les distinguer : la connaissance abstraite est donc à la connaissance intuitive ce qu’est l’ombre aux objets réels : l’ombre en effet reproduit à grands traits la complexité des choses et l’enveloppe d’un contour simple qui, en quelque sorte, la résume. Notre prétendu principe de la raison utilise cette ombre. Il ne s’agit de rien moins que de tirer du principe de raison, et cela par voie de conséquence, l’inconditionné, lequel est avec lui en contradiction formelle ; pour arriver néanmoins au but, notre principe abandonne prudemment la connaissance directe et intuitive du contenu du principe de raison, telle qu’elle s’offre à nous dans ses expressions particulières ; il se sert uniquement de concepts abstraits qui sont tirés de ces expressions particulières et qui tiennent d’elles leur valeur et leur signification ; de cette façon il introduit subrepticement son inconditionné dans la vaste sphère de ces concepts.

Le procédé apparaît de la manière la plus claire, lorsqu’on le met sous forme dialectique ; ainsi par exemple : « Si le conditionné existe, sa condition, elle aussi, doit être donnée, donnée tout entière, donnée complètement ; autrement dit, la totalité des conditions doit être donnée ; et, si ces conditions forment une série, cette série tout entière doit être donnée avec son commencement, c’est-à-dire avec l’inconditionné. » — Dans ce raisonnement je relève déjà une erreur : il n’est pas vrai que les conditions d’un conditionné constituent, à ce titre, une série. Au contraire la totalité des conditions d’un conditionné doit être contenue dans sa raison la plus prochaine, dans la raison dont il procède directement et qui par là même est sa raison suffisante. Tel est, par exemple, le cas des différentes déterminations d’un état qui constitue lui-même une cause : toutes ces déterminations doivent s’accomplir concurremment, avant que l’effet ne se produise. Mais cela ne nous conduit point à l’idée d’une série, telle que, par exemple, la chaîne des causes : pour qu’il y ait série, il faut que ce qui tout à l’heure était condition soit à son tour considéré comme conditionné ; il faut, autrement dit, que l’on recommence à nouveau l’opération tout entière ; il faut que le principe de raison, avec ses exigences, intervienne une seconde fois. À proprement parler, pour un conditionné, il ne peut pas y avoir une série successive de conditions, de conditions existant simplement à titre de conditions et ne servant qu’à expliquer le dernier conditionné. En réalité, la série est toujours une série alternative de conditionnés et de conditions : chaque fois que l’on a remonté un chaînon, la chaîne se trouve interrompue et les exigences du principe de raison sont complètement satisfaites : puis la chaîne recommence dès que l’on considère la condition comme un conditionné. Ainsi le principe de raison suffisante exige uniquement que la condition prochaine soit complète ; jamais il n’exige qu’il y ait une série de conditions ni que cette série soit complète. Toutefois le concept d’une condition complète n’indiquant point si les éléments de la condition doivent être simultanés ou successifs, l’on a décidé arbitrairement qu’ils devaient être successifs ; voilà comment on s’est figuré qu’une série complète de conditions successives était chose nécessaire. Par une pure abstraction, par une convention arbitraire, la série des causes et des effets a été considérée simplement comme une série de causes, déterminées par l’unique nécessité d’expliquer le dernier effet et de lui fournir une raison suffisante. J’invite le lecteur à y regarder de plus près, à réfléchir davantage, à quitter la généralité vague de l’abstraction pour descendre aux réalités particulières et précises ; il verra dès lors que les exigences de la raison suffisante se bornent à ceci : les déterminations de la cause prochaine doivent être complètes ; mais il n’est point question d’une série complète. Les exigences du principe de raison sont parfaitement satisfaites, dès que, pour un conditionné quelconque, la raison suffisante lui est donnée. Elles se renouvellent aussitôt que cette raison est à son tour considérée comme une conséquence : jamais pourtant il ne réclame directement une série de raisons. Mais si, au lieu de considérer les choses en elles-mêmes, l’on se renferme dans les concepts abstraits, toutes ces nuances s’effacent : de cette manière, l’on prend facilement une chaîne alternative de causes et d’effets, de raisons logiques et de conséquences, pour une chaîne exclusivement composée de causes et de raisons aboutissant en définitive à un effet ; l’on part de ce principe, juste d’ailleurs, « pour qu’une raison soit suffisante, il faut que les conditions dont elle se compose soient complètes » ; puis on conclut, ainsi que nous l’avons vu, de la manière suivante : « il existe une série complète, exclusivement composée de raisons, lesquelles n’existent que pour expliquer la conséquence dernière ». Voilà comment le principe abstrait de la raison parvient à s’imposer effrontément, lui et l’inconditionné, sa prétendue conséquence. Pour en découvrir la nullité, il n’y avait pas besoin d’une critique de la raison pure, faite au moyen des antinomies et de leur solution : il suffisait d’une critique de la raison, entendue dans le sens de ma définition, autrement dit il suffisait de rechercher le rapport de la connaissance abstraite avec la connaissance directement intuitive ; pour cela il aurait fallu quitter les généralités vagues de la connaissance abstraite et se placer sur le terrain ferme et précis de la connaissance intuitive. Ainsi entendue, la critique de la raison nous apprend que l’essence de cette faculté ne consiste nullement dans la recherche de l’inconditionné : en effet, la raison elle-même, sitôt qu’elle agit avec la plénitude de sa réflexion, ne peut manquer de s’apercevoir que l’inconditionné est un pur néant. La raison, en tant que faculté de cognition, n’a jamais affaire en définitive qu’à des objets ; or tout ce qui est objet pour un sujet se trouve nécessairement et irrévocablement sous la puissance et dans le domaine du principe de raison, tant a priori qu’a posteriori. La valeur du principe de raison repose sur la forme même de la conscience, et cela est tellement vrai qu’on ne peut se représenter rien d’objectif sans qu’aussitôt une question se pose, celle du pourquoi ; par suite il n’y a pas, absolument parlant, d’absolu qui puisse nous servir d’oreiller. Tel ou tel philosophe a beau trouver commode de s’en tenir au statu quo, il a beau admettre arbitrairement un pareil absolu, rien ne peut prévaloir contre une certitude a priori aussi incontestable que celle-là ; sur ce point il n’y a pas de grands airs qui soient capables de nous duper. En réalité, tout ce qu’on nous dit de l’absolu — le thème quasi perpétuel des systèmes philosophiques essayés depuis Kant — n’est autre chose que la preuve cosmologique déguisée. Celle-ci, en effet, depuis le procès que lui fit Kant, se trouvait déchue de tous ses droits, mise au ban de la philosophie ; ne pouvant plus se montrer sous sa véritable forme, elle s’est présentée sous des déguisements de toutes sortes ; tantôt elle est magnifiquement revêtue, elle se drape dans les grands mots d’intuition intellectuelle ou de pensée pure ; tantôt au contraire elle ne vit que de mendicité et d’escroquerie, à force de sophismes et d’expédients. Si ces messieurs veulent absolument avoir un absolu, j’en ai un à leur service ; à tout ce que l’on peut exiger d’un absolu il répond beaucoup mieux que toutes les chimères dont ils sont les auteurs : cet absolu, c’est la matière. Elle n’a ni origine ni fin ; elle est indépendante dans le vrai sens du mot ; elle est « ce qui est en soi et est conçu par soi[4] » ; tout émane de son sein et tout y retourne : que peut-on demander de plus à un absolu ? — Quant à ceux qui sont restés sourds à la Critique de la raison, c’est bien à eux que l’on devrait crier : « Vous êtes donc comme les femmes : on a beau leur parler raison pendant une heure, toujours elles reviennent à leur premier mot[5] ? »

Ce n’est nullement l’essence de la raison qui nous autorise à remonter vers une cause inconditionnée, vers un premier commencement ; en voici d’ailleurs une nouvelle preuve, une preuve de fait : les religions primitives de notre race, le brahmanisme et le bouddhisme, qui ont aujourd’hui encore de si nombreux croyants, ne connaissent ni n’admettent aucune doctrine semblable ; elles prolongent à l’infini la série des phénomènes qui se conditionnent les uns les autres. Je renvoie, sur ce point, à la remarque que je fais plus bas, dans la critique de la première antinomie. L’on peut encore consulter « la Doctrine du bouddhisme » de Upham[6], et d’une manière générale tous les travaux exacts sur les religions de l’Asie. Il ne faut pas confondre judaïsme et raison.

Ainsi Kant n’attribue au prétendu principe de la raison aucune valeur objective : il lui attribue simplement une nécessité subjective ; mais tout en faisant cette réserve, il ne l’en déduit pas moins, par un vain sophisme[7]. Voici comment il procède : nous cherchons, aussi longtemps que nous le pouvons, à subordonner toute vérité à nous connue à une autre plus générale ; or ce fait même n’est autre chose que la recherche de l’inconditionné, supposé par nous. Mais en réalité, lorsque nous cherchons ainsi, nous ne faisons que simplifier notre connaissance en élargissant notre point de vue, par l’application et par l’usage normal de la raison, de cette faculté de cognition abstraite et générale qui distingue l’homme raisonnable, parlant et pensant, de l’animal, esclave du présent. En effet, l’usage de la raison consiste à connaître le particulier par le général, le cas par la règle, la règle par une règle plus générale, en un mot à chercher les points de vue les plus généraux : en élargissant ainsi notre raison, nous facilitons et nous perfectionnons notre connaissance à un tel point que c’est là la grande différence entre la vie animale et la vie humaine, entre la vie sauvage et celle de l’homme civilisé. Incontestablement la série des raisons de la connaissance bornée au domaine de l’abstrait, c’est-à-dire de la raison, trouve toujours une fin, lorsqu’elle se heurte à l’indémontrable, autrement dit à une représentation qui n’est plus conditionnée d’après cette expression du principe de raison — la raison de la connaissance ; or cette représentation, perçue soit a priori soit a posteriori, mais toujours d’une manière immédiate et intuitive, c’est précisément ce qui fonde le principe suprême de l’enchaînement des raisonnements. J’ai déjà montré dans ma Dissertation sur le principe de raison[8] que, dans ce cas, la série des raisons de connaissance se réduit à proprement parler aux raisons du devenir et de l’être. Mais prétendre tirer parti de cette circonstance pour déclarer qu’il existe même subjectivement un inconditionné au point de vue de la loi de causalité, cela n’est permis qu’à ceux qui n’ont pas encore distingué les différentes expressions du principe de raison, qui les confondent toutes ensemble et qui se bornent à l’énonciation abstraite. Or Kant cherche à accréditer cette confusion, et pour cela il se sert d’un simple jeu de mots (universalitas et universitas)[9] — Ainsi la recherche des raisons suprêmes de la connaissance, des vérités générales, n’est nullement fondée sur l’hypothèse d’un objet inconditionné quant à son existence ; cette recherche n’a rien de commun avec cette hypothèse, et ce serait une erreur radicale que de se figurer le contraire. Quand bien même l’essence de la raison comporterait une hypothèse de ce genre, la raison, dès qu’elle réfléchit, doit considérer cette hypothèse comme un non-sens. Disons plus : l’origine de ce concept d’inconditionné n’a d’autre source que la paresse de l’individu : celui-ci, en effet, bien qu’il n’en ait nullement le droit, espère, au moyen de ce concept, se débarrasser de tout problème ultérieur, soit qu’il le concerne ou non.

À ce prétendu principe de la raison, Kant lui-même refuse la valeur objective ; mais il nous le présente comme une hypothèse subjective nécessaire, et de cette façon il provoque dans notre connaissance un conflit sans issue, conflit que tout à l’heure il va accentuer encore davantage. À cet effet il développe ce principe de la raison[10], toujours fidèle d’ailleurs à sa méthode de symétrie architectonique. Les trois catégories de la relation donnent naissance à trois sortes de raisonnement ; chacune de ces trois sortes de raisonnement nous fournit une méthode pour rechercher un inconditionné particulier ; par conséquent il y a également trois inconditionnés : l’âme, le monde (comme objet en soi et totalité complète), Dieu. Nous devons, dès maintenant, remarquer une grave contracdition, à laquelle Kant n’a sûrement pas pris garde ; car elle pourrait être très préjudiciable à la symétrie. Deux de ces inconditionnés sont à leur tour conditionnés par le troisième ; l’âme et le monde sont conditionnés par Dieu qui est leur cause efficiente : l’âme et le monde ne partagent point avec Dieu le prédicat inconditionné, c’est-à-dire le seul dont il soit question ici ; l’âme et le monde n’ont de commun avec Dieu que le prédicat suivant : ils sont déduits d’après les principes de l’expérience, en dehors et au dessus de la possibilité de l’expérience.

Quoiqu’il en soit, le fait est qu’il y a pour Kant trois inconditionnés auxquels toute raison doit aboutir, suivant la loi de son essence. Or dans ces trois inconditionnés nous retrouvons les trois grands objets autour desquels a tourné toute la philosophie soumise à l’influence du christianisme, depuis les scolastiques jusqu’à Ch. Wolf. De pareils concepts ont beau, grâce à l’influence des philosophes, être devenus des idées courantes, familières même à à la pure raison ; néanmoins nous ne pouvons, sans recourir à l’hypothèse de la révélation, les considérer comme émanant du développement de la raison humaine ou comme produits par elle suivant la propre loi de son essence. Pour vider la question, il faudrait recourir à des recherches historiques ; il faudrait se demander si les peuples anciens, étrangers à l’Europe, et particulièrement les Hindous, si les plus vieux philosophes grecs sont effectivement parvenus, eux aussi, à des concepts de ce genre ; ou bien si au contraire ce ne serait pas nous qui aurions la complaisance vraiment exagérée de leur attribuer de semblables créations ; le procédé d’ailleurs ne serait pas nouveau : les Grecs retrouvaient partout leurs dieux, et, ce serait par un contre-sens pareil que nous traduirions le mot « Brahm » des Hindous, le mot « Tien » des Chinois, par notre mot « Dieu » ; il faudrait rechercher enfin si le théisme proprement dit n’est pas une production unique, issue de la seule religion juive et des deux autres religions qui en procèdent ; n’est-ce pas pour cela en effet que les croyants de ces trois religions enveloppent les adeptes de toutes les autres sous le nom de païens ? — Par parenthèse cette expression est singulièrement naïve et grossière ; elle devrait au moins être bannie des écrits des savants, puisqu’elle identifie et met dans le même sac Brahmanistes, Bouddhistes, Égyptiens, Grecs, Romains, Germains, Gaulois, Iroquois, Patagons, Caraïbes, Otahitiens, Australiens et autres. Pour la prêtraille, cette expression convient : dans le monde savant la porte doit lui être fermée ; qu’elle passe en Angleterre, qu’on la relègue à Oxford ! — Le bouddhisme, c’est-à-dire la religion qui compte sur la terre le plus de fidèles, loin d’admettre le moindre vestige de théisme, en a, au contraire, une horreur invincible ; c’est là une vérité absolument établie. Pour ce qui est de Platon, j’imagine que c’est aux juifs qu’il doit ses accès périodiques de théisme. Numenius[11] l’appelle pour cette raison, le Moïse grec, Moses grœcisans : « Qu’est-ce que Platon, sinon un Moïse attique ? » — « Τί γάρ έστι Πλάτων, ἢ Μώσης άττιϰίζων ; » et il lui reproche d’avoir dérobé dans les écrits de Moïse ses doctrines de Dieu et de la création. Clément d’Alexandrie répète souvent que Platon a connu Moïse et qu’il en a tiré parti[12] ; dans l’Exhortation aux Gentils, il commence par gourmander et narguer tous les philosophes grecs ; il leur reproche de n’avoir pas été des Juifs ; c’est une vraie capucinade[13] ; puis il fait une exception en faveur de Platon[14] ; il le félicite, il se livre à de véritable transports d’allégresse ; car, dit-il, après avoir appris la géométrie chez les Égyptiens, l’astronomie chez les Babyloniens, la magie chez les Thraces, mille autres choses chez les Assyriens, Platon s’est fait enseigner le théisme par les Juifs : « Je reconnais tes maîtres ; tu as beau les vouloir cacher ; ta doctrine de Dieu, tu l’as puisée aux pures sources hébraïques. » — « Οῗδα τοὺς σοῦ διδασϰάλους ϰἂν άποϰρύπτειν έθελῆς,… δοξὰν τοῦ θξοῦ παρ’αύτῶν ώφελὴσαι τῶν Έϐραίων. » — C’est une scène de reconnaissance vraiment touchante, digne d’un mélodrame. — Voici encore une remarquable confirmation, à l’appui de mon dire. D’après Plutarque[15], et mieux encore d’après Lactance[16], Platon rendait grâces à la nature d’être né homme et non point animal, homme et non femme, Grec et non point barbare.

Or dans le recueil de Prières des Juifs d’Isaac Euchel, le fidèle remercie Dieu de l’avoir fait juif et non païen, libre et non point esclave, homme et non point femme. — Si Kant avait fait cette étude historique, il aurait échappé à la fâcheuse nécessité où il s’est trouvé ; il n’aurait pas été conduit à dire que les trois concepts de l’âme, du monde et de Dieu, étaient une conséquence nécessaire, un produit naturel de la raison, alors que d’autre part il démontre l’inanité des mêmes concepts, l’impossibilité de leur donner une valeur légitime ; en un mot, il n’eût point fait de la raison elle-même une sorte de sophiste, comme lorsqu’il dit : « Ce sont des sophismes non de l’homme, mais de la raison ; le plus sage lui-même ne peut y échapper ; peut-être, malgré tous ses efforts, sera-t-il impuissant contre l’erreur ; en tous cas, il ne peut se débarrasser de cette apparence qui le dupe et le trompe sans cesse[17]. » D’après cela les Idées de la raison seraient, pour Kant, comme le foyer d’un miroir concave : tous les rayons viennent se réfléchir et converger dans ce foyer, à quelques pouces de la surface du miroir, et, en vertu d’un procédé nécessaire de notre entendement, nous apercevons un objet qui est une pure apparence, sans réalité.

Pour désigner ces trois productions nécessaires — ou soi-disant telles — de la raison pure théorétique, Kant n’a pas choisi une expression heureuse : il les appelle Idées ; ce terme est pris de Platon ; or Platon s’en sert pour désigner ces types immuables, multipliés par l’espace et par le temps, dont les choses individuelles et périssables ne sont que les innombrables, mais imparfaites images. Les Idées de Platon sont donc essentiellement intuitives ; d’ailleurs le mot même qu’il a choisi exprime d’une manière fort précise le sens suivant : choses perçues par intuition ou par vision[18]. Malgré cela Kant s’est approprié le terme pour désigner ce qui réside en dehors de toute intuition possible, ce que la pensée abstraite elle-même ne peut saisir qu’à demi. Le mot Idées, inauguré par Platon, a conservé, durant vingt-deux siècles, le sens que lui donnait Platon : non seulement les philosophes de l’antiquité, mais encore les scolastiques et même les Pères de l’Église, les théologiens du moyen âge, l’ont employé exclusivement dans le sens platonicien, c’est-à-dire dans le sens du mot latin exemplar ; Suarez d’ailleurs le dit expressément[19]. — Plus tard les Anglais et les Français ont été amenés par la pauvreté de leur langue à abuser du mot ; cela est fâcheux, mais ne tire pas à conséquence. — Mais revenons à Kant : il s’est servi à contre sens du mot Idée ; il lui a donné une nouvelle signification, fondée sur la conception peu solide d’une chose qui ne serait point objet d’expérience ; sans doute les Idées de Platon sont un peu dans le même cas, comme aussi toutes les chimères possibles ; toujours est-il que Kant a abusé du mot et que cet abus ne se peut justifier. Un abus récent ne pouvant prévaloir contre un usage accrédité par l’autorité des siècles, j’ai toujours employé le mot Idée dans son sens antique et primordial, dans le sens platonicien.

  1. Sect. I}}, c. II, § 93.
  2. § 178.
  3. P. 307 ; 5e éd., pp 371 et 322 ; 5e éd., p. 378.
  4. Quod per se est et quod per se concipitur. (Spinoza, Éthique, livre I, déf. 1).
  5. Seid ihr nicht wie die Weiber, die beständig
    Zurück nür kommen auf ihr erstes Wort,
    Wenn man Vernunft gesprochen stundenlang ?

  6. Upham, Doctrine of Buddhaïsm.
  7. P. 307 ; 5e éd., p. 304.
  8. § 50.
  9. P. 322 ; 5e éd., p. 379.
  10. P. 322 ; 5e éd., p. 379.
  11. Ap. Clément d’Alexandrie, Strom., I, c. XXII. — Eusèbe, Praep., evang., XIII, 12. — Suidas. art. Numenius.
  12. Strom. I, 25 ; V. cap. 14, § 90 et 99. — Paedag. II, 10 ; III, 11.
  13. Cap. 5.
  14. Cap. 6.
  15. Vie de Marius.
  16. I, 3,19.
  17. P. 339,5e ép., p. 317.
  18. Anschaulichkeiten oder Sichtbarkeiten.
  19. Disput. XXV, Sect. I.