Le Monde marche, Lettres à Lamartine/II

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II

Vous avez sans doute parcouru l’année dernière le palais de l’Industrie et passé la revue du génie humain. Traversons encore une fois, de souvenir, cette église universelle du travail. Nous pourrions croire, au premier aspect, assister au mystérieux enfantement du chaos, comme au jour où le souffle passa sur la matière et où la matière entra en mouvement.

Sous cette architecture de verre, chrysalide transparente d’un monde nouveau en voie de formation, l’œil ne saisit d’abord que des formes, que des couleurs jetées, entassées pêle-mêle sans logique de lieu ou d’idée ; et, à travers ces masses, ces choses étranges, accouplées ensemble, étonnées d’être accouplées, des bruits vagues, des soupirs profonds d’orgues ou de pianos errent confusément et meurent comme les spasmes et les mots entrecoupés des oracles de la Pythonisse.

Et puis, là-bas, plus loin, sous une galerie à perte de vue, une longue file de machines, mues par une âme invisible, à une heure donnée, crient, sifflent, tournent, frappent, les unes majestueusement, les autres frénétiquement, et toutes avec des poses fantasques, des soubresauts, des coups de tête, des coups de dent, des mouvements de haut en bas, des mouvements de serpents, des mouvements d’éclairs. Ici elles mâchent à vide, là elles broient le métal. Ici elles font à peine une légère inclination et semblent saluer le passant ; là, profondément recueillies en elles-mêmes, elles gardent une mystérieuse immobilité. On dirait une ménagerie rugissante ou accroupie, grinçante ou silencieuse, d’hippogriffes et de léviathans de fonte et d’acier.

Eh bien ! ce pandémonium tumultueux d’œuvres et de machines, éclairé à la lueur de l’histoire, conscience écrite de l’humanité, c’est l’homme lui-même, c’est l’homme émancipé de la servitude, c’est l’homme d’abord prisonnier de la nature, la terrassant à son tour, la tenant en main, et la menant en laisse derrière la roue de son char de triomphe. Voilà toutes ses victoires étalées à l’infini au regard, sur la pierre et le bronze, sur l’or et l’argent, sur l’écorce et sur le tissu, sur le verre et sur l’argile, sur le cuir et sur le papier. La terre, rude amante terrassée dans les larmes, sourit enfin au triomphateur et lui livre généreusement ses secrets, ses écrins, ses trésors, ses parfums. Partout où le soleil brille, il mûrit une moisson ; partout où le vent passe, il berce la vigne ; partout où le fleuve murmure, il emporte l’image d’une ville dans son courant ; partout où la mer roule, elle berce dans sa houle la caravane flottante d’un continent en marche vers un autre continent.

Et c’est à ce moment-là, et c’est au sortir de ce panthéon de verre, bâti à la gloire et à l’activité du génie humain, que vous allez, Virgile d’un autre enfer, respirer dans la nuit du moyen âge, le long du préau d’un cloître, je ne sais quelle odeur sépulcrale d’asphodèle et de fosse fraîchement remuée. Vous ramassez à terre un linceul oublié par la lugubre piété d’un moine, et vous le pressez entre vos mains pour en faire suer la mort sur notre siècle, et le convaincre de néant. Vous jetez l’excommunication au progrès, et vous mettez la vie en interdit au nom de je ne sais quelle doctrine, intitulée l’Imitation du Christ. Or, que dit cette doctrine, explicitement ou implicitement, sous forme d’éjaculation oratoire, ou de paraphrase, ou de dissertation, ou de méditation ?

Elle dit que l’homme, être corrompu, plongé dans un milieu corrupteur appelé Satan, respire et sue continuellement la corruption. Quoi qu’il fasse ou qu’il pense, il fait et il pense le mal ; il attire et il renvoie le mal, naïvement, spontanément, par conformation, par nécessité. Empestant d’un souffle le monde qui l’empeste à son tour fraternellement, il vit avec la nature entière en commerce assidu de poison. Son intelliligence, poison ; sa volonté, poison ; le rayon du soleil, poison ; le souffle du printemps, poison ; la parole, poison et, pis encore, transmission du poison ; l’œil enfin, l’oreille, l’épiderme, la sensation, poison ou occasion de poison.

Or, du moment que l’homme est mauvais, le monde mauvais, et que ces deux quantités mauvaises ne peuvent agir et réagir l’une sur l’autre que pour aigrir réciproquement leur levain, la sagesse divine ordonne de couper, toute communication du monde à l’homme, de séquestrer l’homme du monde, d’enfermer l’homme dans la pierre, de resserrer la pierre sur son corps, et de le réduire, en quelque sorte, à l’état de bivalve sacré, clos sous la voûte de sa cellule, avec juste assez de place pour respirer et pour écouler au dehors le murmure de sa prière.

Si jamais il doit encore aller et venir par le méfait de son organisation, comme il ne peut traîner sa cellule avec lui, il mettra son corps dans un sac et il ramènera sur sa tête un masque de drap, un masque, un capuchon, un éteignoir, pour étouffer, pour effacer en lui, autour de lui, tout ce qui est beauté, poésie, sympathie, harmonie. Alors seulement, simulacre informe, dépouillé autant que possible du type humain, imperméable à la sensation sous son enveloppe de bure, il ose traverser l’air ambiant d’un pas prudent, lent, rhythmé et noté du doigt sur le grain du rosaire, faisant toujours le même tour sur lui-même, chevrotant toujours le même mot, répétant toujours le même geste, à la même heure, de la même façon, invariablement, infatigablement, avec l’exactitude et l’impassibilité de l’ombre silencieuse errante, avec le soleil autour du cadran.

Que fait-il après cela ? Il mange peut-être ? Hélas ! oui ; car la nature lui impose encore l’obligation de manger. Mais jeûner vaut mieux, et il jeûne de préférence. Et ensuite, il remue, n’est-ce pas ? il agit ? Nullement. L’immobilité est plus voisine de la perfection que le mouvement, et l’inertie que l’action. Alors il passe son temps à dormir ? Vous n’y êtes pas ; il veille, au contraire, à l’heure du sommeil, car, pour tromper la vie, cette colère du Dieu vengeur tombée sur sa tête, et : lui rendre défi pour défi, il la brutalise, il la contredit, la forçant à jeûner quand elle veut manger, et à veiller quand elle veut dormir.

Ce suicide en détail et en longueur, par voie de fait sur chaque organe, est probablement alors une manière ingénieuse de forcer le corps à donner sa démission, pour posséder et pour exercer en toute liberté sa volonté et sa pensée ?

Sa volonté ? il l’a mise en gage ; c’est le coup de cloche qui veut pour lui ou plutôt lui dicte ce qu’il doit vouloir. Sa pensée ? il l’a mise en dépôt derrière la grille du confessionnal, et il ne la reprendra que dans le tombeau. À quoi pourrait-il d’ailleurs occuper son âme sous le soleil ? à savoir ? Mais la science est vanité, curiosité d’esprit, tentation, perdition. À aimer ? aimer quoi, sur ce bourbier de passage ? la patrie, par hasard ? Il élève précisément un mur entre elle et lui pour renoncer à tout jamais à la gloire de la servir. Patrie ! vanité aussi, figure mensongère de la vraie patrie, de la cité de Dieu, là-bas, là-haut, je ne sais où, enfin, derrière la vallée de Josaphat. Aimer une femme ? la femme ! grand Dieu ! la fille d’Eve, toujours Eve par quelque côté, toujours l’oreille inclinée à la parole du serpent ! Il épuiserait plutôt l’eau de son bénitier à faire le signe de croix. Si jamais, par mégarde, elle venait à égarer son pas sur le sol pudique qu’il bat régulièrement chaque jour du bruit alternatif de sa sandale, il irait chercher un fagot pour le brûler à la place encore fraîche où ce pied de damnation aurait passé. Aimer enfin la famille ? Mais qu’est-ce que la famille selon la chair ? une distraction du salut, un détournement d’affection un vol à Dieu un reste de volupté, un fond de lie du vas infirmius du péché originel. Le célibat, voilà la perfection. L’eunuque, voilà le parfum agréable au Seigneur.

Ah ! vous avez bien choisi votre livre, j’en conviens, pour prendre texte de sonner le glas de la civilisation. Le moine prosterné nuit et jour devant l’image du crucifié, un coup de lance au côté, devait écrire ainsi, et si la tombe à son tour pouvait parler, elle répéterait mot pour mot la même doctrine.

Avez-vous vu dans la galerie du Louvre une espèce de spectre coiffé d’un bonnet de docteur, qui tient une plume et qui semble la promener sur une page de parchemin ? Or ce docteur est un cadavre, cette tête coiffée est un crâne, cette main occupée à écrire est la main d’un revenant. Vous cherchez l’auteur inconnu de l’Imitation du Christ, le voilà ; voilà son portrait. Il ne voit plus, il n’entend plus, et d’une main glacée, il trace automatiquement une ligne comme l’araignée file sa toile dans un caveau.

Mais il y a un autre livre plus vrai, plus saint, que le murmure d’un stylite mélancoliquement assis sur la pierre de sa thébaïde, un livre ouvert à l’infini d’une courbe à l’autre de l’horizon, un livre écrit pour tous les sens de l’homme à la fois, avec la flamme et le rayon, avec le son et l’électricité. Or ce livre, ai-je besoin de vous le dire ? c’est l’immensité, c’est l’étoile, c’est la terre, c’est la fleur, c’est le pampre, c’est la beauté, c’est la jeunesse, c’est le battement du sang dans l’artère, c’est l’ambition de l’espace, c’est l’attraction de la pensée vers l’inconnu, c’est Dieu enfin, non pas le Dieu mort, non pas le Dieu crucifié, mais le Dieu vivant, le Dieu rayonnant, le Dieu agissant, nous sollicitant de toutes parts à la recherche par le mystère, et nous récompensant d’avoir deviné l’énigme par la volupté sévère de la science.

Vous avez lu ce livre autrefois sur votre colline, et vous nous en avez rapporté çà et là une page flottante au vent, comme la feuille de la sibylle. Je vous y renvoie au premier souffle du printemps sur votre tempe meurtrie au contre-coup douloureux de la pensée d’un moine dans votre pensée.

Mais en attendant vous dites avec ce moine que la douleur est méritée, que la douleur est méritoire, que la douleur est le remède de la douleur, et que souffrir est le moyen de cesser de souffrir. La douleur est méritée ? la douleur est méritoire Quelle langue parlez-vous là, et dans quel siècle vivons-nous pour l’entendre ?

L’horloge du monde est-elle dérangée, et, tournant en sens inverse, a-t-elle ramené l’humanité à six siècles en arrière ?

Et quand votre propre conscience vous demande le pourquoi de ce système de vaccine de la douleur par la douleur, appliqué à l’humanité, vous répondez timidement par un peut-être ; vous n’avez à votre service d’autre preuve, qu’un à peu près, d’autre argument que l’argument du doute : un peut-être ; et c’est cependant, avec cette possibilité, cette hypothèse de possibilité que vous combattez la doctrine du progrès et que vous proclamez l’excellence de la souffrance. L’intelligence en pareille matière ne se paye pas d’une supposition. Elle veut une démonstration pleine, entière, de fait et de raisonnement. L’avez-vous ? donnez-la. Si vous ne l’avez pas, cessez d’affirmer, tout au plus avez-vous le droit de douter.

J’ai mérité de souffrir, dites-vous, avant de naître, et Dieu m’inflige la vie comme une punition. Mais avais-je demandé la vie au Seigneur ? Pourquoi me l’a-t-il donnée, s’il doit me punir du don qu’il m’a fait lui-même ? Que n’a-t-il plutôt frappé les entrailles de ma mère de stérilité ? Qu’est-ce donc que le créateur qui condamne en créant, qui crée pour avoir une occasion d’assouvir sa colère de vieille, date, et qui laisse tomber chaque âme de sa main comme un arrêt ? Et ce n’est pas tout, il me châtie pour une faute que je n’ai pas commise, pour une faute que j’ignore, comme si l’être pouvait être confondu avec l’être, le moi avec le toi ; comme si je pouvais porter la responsabilité d’un autre et lui infliger la mienne, par je ne sais quel communisme d’action. Il me frappe par conséquent en pure perte, bien plus il me frappe uniquement pour avoir l’occasion de me frapper encore plus cruellement, sans doute, dans une autre vie ; car du moment que je n’ai pas l’explication de mon supplice, je redresse la tête sous le coup, et je perds par conséquent le bénéfice de l’expiation.

Dieu a mis en moi une notion de justice qui dit que toute faute est personnelle comme la liberté, et que toute punition doit l’être aussi, mais à cette notion vous nous opposez un protocole de quatre mille ans qui dit que la faute échappée à l’origine du monde à notre premier aïeul, est reversible de père en fils jusque sur la tête de la dernière génération ; et lorsque ensuite égaré sur la terre entre ces deux contradictions qui ne sont ni l’œuvre ni le fait de ma volonté ou de ma pensée, je choisis pour la notion de justice cette vérité de nature, vous insinuez en vertu du principe de la douleur méritée, de la douleur méritoire, que je commets un blasphème et que j’entre en révolte contre la Divinité.

Blasphème, soit ; révolte tant que vous voudrez ; mais au nom de l’intelligence faite pour penser, mais au nom de la main faite pour agir, l’humanité tout entière vous signifie, par son histoire, que la douleur n’est pas le remède de la douleur, ni la résignation le mot de notre destinée. La résignation, c’est-à-dire l’immobilité ne peut être que la vertu de l’agneau traîné à l’abattoir. À aucune époque l’homme ne s’est résigné à souffrir, car, par une sorte de prophétie divine, il a pressenti dès le premier jour qu’il portait inépuisablement dans sa réflexion la continuelle rédemption de ce que vous nommez douleur, et de ce que la philosophie du progrès nomme simplement une diminution d’existence.

L’homme était nu au jour de la création ; s’est-il résigné au froid ? non ; il a pensé, et la flamme a jailli de la pierre pour le chauffer. Il était affamé ; s’est-il résigné à la faim ? non ; il a pensé, et l’épi a mûri au soleil pour le nourrir. Il était blessé ; s’est-il résigné à voir couler son sang ? non ; il a médité, et le fer a guéri sa blessure. Il était tenu prisonnier dans l’espace par l’Océan ; s’est-il résigné à l’implacable surveillance du geôlier mugissant, en sentinelle sur le rivage ? non ; il a réfléchi, et le navire l’a porté à la rive d’un autre hémisphère. Il était isolé dans le temps ; s’est-il résigné ? non ; il a incliné la tête, et l’écriture a fait de toutes les générations écoulées une seule génération toujours en conversation avec elle-même d’un bout à l’autre de la durée. Il était esclave de l’univers qui l’étouffait de toutes parts dans sa rude étreinte ; s’est-il résigné ? non ; il a fait appel à son intelligence, et son intelligence a tourné la force contre la force, et maintenant il commande d’un geste à la nature.

Que parlez-vous de résignation et de sanctification par la résignation, quand notre grandeur consiste à penser et à vaincre le mal par la pensée ? Le mal est mon ennemi ; je le tue ou il me tue, mais je ne lui donne pas volontairement mon flanc à dévorer. La résignation n’est ni en politique ni en morale un mot de mon vocabulaire. Je suis de la race d’Ajax, jeté par un coup de mer sur l’écueil ; je me dresse de toute ma hauteur contre la vague, et je dis : Etiam si ; je me sauverai quand même. Je concevrais encore que Prométhée, cloué par les quatre membres à son rocher, laisse pendre de lassitude son front foudroyé et abandonne en silence sa chair au vautour ; car il ne peut tirer de sa poitrine brisée et vomir au ciel qu’un impuissant gémissement.

Mais l’homme n’est plus Prométhée ; il a brisé un anneau de la chaîne, puis un autre ; il a la tête libre, la main libre maintenant. Cela suffit ; il peut lutter à force égale contre sa destinée.

Après la bataille de l’Alma, on vit un étrange spectacle. Un soldat anglais de taille homérique gisait sur le plateau, la face au ciel, l’œil ouvert et la prunelle fixe, comme s’il couvait du regard un ennemi dans l’espace. Il était mort cependant ; une balle l’avait frappé au flanc, et la plaie avait coulé avec abondance. Mais pendant qu’il râlait, pendant qu’il palpitait encore sur l’herbe, un vautour voltigeait autour de sa tête pour dévorer la chair encore chaude de la victime ; le blessé avait pu voir, à travers le voile de l’agonie, flotter, comme un voile de plus, l’ombre funèbre de l’aile de ce dernier ennemi. Or, recueillant par un effort suprême un dernier reste de force, il avait saisi le vautour par le cou, et l’avait étranglé avant de rendre le dernier soupir. Quoique mort, il le tenait toujours d’une main éternellement contractée, et tous deux reposaient à côté l’un de l’autre sur le même champ de carnage.

Faisons comme le soldat. Tâchons d’étrangler le vautour. Vengeons Prométhée. Après cela nous pourrons mourir.