Le Monde marche, Lettres à Lamartine/IV

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IV

Plût à Dieu, mon illustre maître, que j’eusse réellement la bonne fortune de posséder la langue de Platon, comme vous le dites par obligeance, dans votre dernier entretien de littérature. Je parlerais d’abord une langue digne de votre génie, et je la parlerais ensuite avec assez de clarté pour écarter toute fausse interprétation de l’esprit du lecteur.

Du moment qu’un prince de la pensée, comme vous, donne à quelqu’un, il ne compte pas avec lui, il le comble du premier coup de sa munificence. Mais je mérite peu, à ce que je vois, la moindre parcelle de l’éloge que vous avez bien voulu laisser tomber sur ma tête dans une distraction de bienveillance.

Car vous prêtez à l’école du progrès çà et là une telle doctrine, tellement en contradiction, en révolte déclarée avec tout ce que j’ai pensé, dit, redit, écrit dans ma vie, que lorsque après cela vous me reprochez de rêver, je crois rêver en effet ; et que lorsque vous m’interpellez par le nom de ma croyance, je retourne involontairement la tête pour chercher dans la foule à qui vous parlez en ce moment.

Vous reprochez en bloc aux hommes de progrès d’avoir fabriqué un système uniquement d’abord pour reléguer Dieu dans l’abîme de l’abstraction et de l’inertie et ensuite pour le rendre absurde en le faisant progressif, c’est-à-dire soumis à la condition de passage, conséquemment de limite, et de confondre ainsi le fini avec l’infini, le temps avec l’éternel.

Bien que l’accusation tombe d’elle-même par sa contradiction, car nous ne saurions, en conscience, avoir la prétention de condamner Dieu en même temps à l’inertie par l’abstraction, et au mouvement par le progrès, — je déclare ici hautement que, loin de confondre pour mon propre compte le fini avec l’infini, j’ai toujours protesté contre une pareille confusion d’idées, et que loin de séparer la créature du Créateur, j’ai toujours voulu, au contraire, les rapprocher de plus en plus par le dogme de la perfectibilité ; car où donc irait la perfectibilité, si elle n’allait du côté de la perfection ?

Notre Dieu est un Dieu borné, dites-vous, et par conséquent absurde ; mais voici la réponse que je faisais le premier à cette absurdité dans la Profession de foi du dix-neuvième siècle :

« L’infini dans le temps et dans l’espace constituant la personnalité de Dieu et reposant exclusivement en Dieu, ne peut naître de la multiplicité ni tomber dans la division[1]. »

Notre Dieu, dites-vous, est un Dieu inerte relégué dans l’indifférence de l’abstraction ; mais voici encore la réponse que je faisais d’avance à ce reproche dans le même chapitre :

« Dieu est l’être vivant, actif de toute éternité, qui rayonne sans cesse en vie et en action travers l’incommensurable profondeur de l’espace[2]. »

Nous définissons l’homme de telle sorte, à vous entendre, que nous en faisons à peu de chose près un concurrent du végétal. Je suis étonné, ajoutez-vous, que les philosophes, en cherchant une définition de l’homme, n’aient pas trouvé avant tout celle-ci : L’homme est le prêtre de la création.

Or c’est précisément la formule, que pour mon compte particulier j’ai hasardée depuis longtemps, non que je la croie la seule vraie, la seule juste, mais parce que je la crois vraie, je la crois juste pour un côté donné de l’homme, son instinct de religion.

« Tel est l’homme prêtre du monde, ai-je écrit, témoin et interlocuteur de Dieu sur la planète. Avant son apparition, Dieu connaissait la terre sans doute, mais la terre ne se connaissait pas en Dieu, un des termes du rapport était brisé. L’homme est donc venu pour comprendre la création et la rapporter au Créateur. »

Enfin nous casernons l’homme à perpétuité, selon vous, sur cette terre de passage, et nous le condamnons à y traîner côte à côte avec le vermisseau sa vie d’immortalité. L’homme, reprenez-vous, divinisé, perfectionné indéfiniment, immortalisé ici-bas dans la félicité et dans la vie est un contre-sens à tout ce que nous connaissons.

Je vous demande pardon de sortir ainsi à tout moment des rangs pour répondre en nom propre à chacune de vos objections, mais puisque vous me mettez vous-même en cause, je dois bien, pour ma petite part de responsabilité, décliner hautement la solidarité de l’erreur que vous attribuez par indivis à l’école du progrès.

« Notre destinée, ai-je dit autrefois, est-elle à tout jamais confinée sur un atome ? Non, l’humanité croit et a toujours cru d’une croyance irrésistible à la vie future. Où ? je l’ignore, mais en vertu de la logique, je crois pouvoir affirmer que la vie immortelle aura l’espace infini pour lieu de pèlerinage, car l’éternité et l’immensité sont tellement solidaires, tellement dépendantes l’une de l’autre, qu’à peine nommée l’une appelle l’autre et l’entraîne à sa suite comme une inséparable compagne. »

En vérité, mon illustre maître, j’admire la chance du métier de la pensée. Un écrivain publie un livre bon ou mauvais, peu importe, là n’est pas la question ; il publie un livre, voilà le fait, sur la destinée de l’humanité. Il y étale son âme tout entière avec l’intarissable candeur de la conviction, ce qu’il dit il le pense, ce qu’il pense il le dit, sans équivoque, sans réticence. À défaut d’autre mérite, il croit avoir assez le sens de la langue pour savoir que oui signifie autre chose que non, et matière autre chose qu’intelligence.

Vous croyez peut-être que la critique, même la critique indulgente, va juger l’auteur sur la doctrine de son livre et uniquement sur cette doctrine, telle qu’il l’a formulée, développée, démontrée, telle qu’il la développe encore, la démontre et la crie dans le vent, à chaque heure du jour, sur la pointe du minaret.

Comptez plutôt sur la fumée, sur la vague, sur la brume, sur la feuille d’automne. Chacun voit dans le livre l’idée qu’il veut y voir, y met l’idée qu’il veut y trouver, pour avoir le droit de la combattre et de la convaincre d’erreur. Le livre a disparu, mais on tient le simulacre et on l’exécute sans pitié par contumace.

Celui-ci, élevé à l’école de Bonald, lui dit au nom du catholicisme : Tu affirmes le progrès, donc tu nies le bien et le mal, ou pour mieux dire, tu mets le bien et le mal dans le même sac, comme Rome mettait autrefois le coq et la vipère ; tu relèves le dieu Pan sur son autel. La matière, voilà ta religion ; la jouissance, voilà ta sagesse. Tu prêches la théorie de la rose effeuillée, de la coupe vidée, de la lampe allumée, de la lampe éteinte, le soir, sur le coussin de pourpre tout parfumé encore du rêve voluptueux de Sapho.

Cet autre, allaité au sein d’une meilleure nourrice que la philosophie de Bonald, lui dit de bonne amitié, au nom de l’école posthume de Saint-Simon : Comment ! tu déclares la pensée la faculté mère du progrès et, par cette raison, tu veux lui réserver la place d’honneur dans notre destinée. Mais tu es un moine pour le moins échappé du moyen âge. Retourne au couvent, jeûne, prie, pleure, sanglote, : mortifie ta, chair, couche-toi sur la cendre, enfonce dans ta poitrine la pointe du cilice, tends ton échelle au passant, mendie pour la gloire du Seigneur.

Cet autre, ministre du saint Évangile, lui dit au nom du calvinisme : Tu fais de l’épargne la vertu de l’ancêtre, et de l’écu le rédempteur de l’ignorance ; tu adores donc l’écu sans songer, malheureux que tu es, que si tu as le culte, le dieu pourrait bien te manquer. Mais pour adorer l’or ainsi, un morceau d’or frappé, Dieu sait à quelle image le plus souvent, tu dois avoir dans le secret de ton cœur quelque arrière-pensée de matérialisme. Tu reprends en sous-œuvre la doctrine d’Épicure : Mangeons et buvons, et quand le vin baisse dans notre verre, jetons en le reste au plafond, et mourons comme nous avons vécu, en chantant et en bravant le tombeau.

Un dernier, enfin, venu en droite ligne du dix-huitième siècle, fait au nom de Voltaire un livre contre les mystiques, que dis-je, un livre ? un enfer, à la façon du Dante, où il plonge tout vivant l’écrivain qui prend l’âme humaine au sérieux. J’occupe, je dois l’avouer, une place dans cet enfer. Je la mérite, me dit l’auteur, pour lever trop souvent la tête vers le ciel, et pour compter sur une autre vie. Avec un pareil ordre d’idées, me dit-il poliment, que ne vas-tu à la messe et n’essuies-tu du genou la poussière du confessionnal ?

Je pourrais poursuivre l’énumération… En vous-même, ô maître trois fois vénéré, vous prêtez à chaque instant au dogme du progrès, dans la rapidité de votre course, au vol de votre plume, tantôt cette erreur-ci, tantôt cette erreur-là, que le progrès précisément réfute et condamne le premier. Comme vous le voyez, une partie de votre argumentation porte à faux ou tombe à côté.

Mais de quel droit, me répondrez-vous peut-être, te fais-tu fort pour le progrès ? Le progrès t’aurait-il passé procuration ? et, pour parler toujours en son nom, représentes-tu donc à toi seul le progrès tout entier, comme le pape, par exemple, représente l’Église ?

Non, certes, je ne représente pas le progrès, mais j’ai lu autrefois une anecdote assez dans la situation pour me servir de réponse. Elle vaudra ce qu’elle vaudra. Je l’emprunte à Mme de Sévigné. Par le mérite de Notre-Dame de Livry, comme disait Walpole, elle trouvera peut-être grâce devant votre esprit.

Trois officiers couchaient sous la même tente au siége de Lérida. Après je ne sais plus quel assaut, deux d’entre eux, encore échauffés de l’odeur de la poudre, devisaient à haute voix du glorieux coup de collier de l’armée. Le troisième, au contraire, avait bravement payé de sa personne, et par cette raison il croyait avoir conquis le droit de dormir. — Silence, cria-t-il à ses compagnons de chambrée. — Qui te parle à toi ? lui répondit l’un d’eux, et ils reprirent la conversation.

Si donc vous me dites à votre tour : Qui te parle à toi ? je vous répondrai : Vous-même, puisque je reposais sur la foi d’une vérité, et que vous troublez mon repos.

Maintenant que la vérité a repris sa place sur les divers chefs d’accusation, je vais essayer de répondre aux autres arguments que vous opposez à la religion du dix-neuvième siècle. Je le ferai avec respect. Si, par hasard, je laisse échapper un mot de trop, je n’ai rien dit, je le retire d’avance. Mais si j’apporte simplement dans la discussion quelque vivacité, je compte assez sur votre grandeur d’âme pour faire la part de ma situation. Cette question de progrès me touche, si j’ose le dire, de plus près que personne. Tandis qu’elle n’est peut-être pour vous qu’une thèse en passant, avec cette annotation : pièce à revoir ! elle est pour moi toute ma vie, toute mon âme de la première à la dernière fibre, toute mon œuvre ici-bas, ma foi et mon espérance.

Je n’ai de raison d’être intellectuellement et moralement que par la doctrine du progrès, et pour l’apostolat de cette doctrine. Si elle est fausse, j’ai fait métier d’erreur, j’ai menti, je mens, ou plutôt l’étude, la réflexion, la voix de toute certitude ont menti en moi ; je n’ai plus rien à faire sur cette terre qu’à prendre congé de l’homme, qu’à fuir l’éternelle Circé de la pensée, et à dire, comme je ne sais quel sceptique en voyant tomber un héros : Allons souper, la farce est finie.

Vous comprenez, dès lors, que j’ai dû relever avec un certain frémissement d’esprit le gant jeté au progrès par une main qui porte le plus souvent la vie ou la mort dans toute discussion de philosophie. Mais croyez bien qu’avant comme pendant cette controverse, je vous le dis dans toute l’effusion du cœur, j’ai placé et je placerai toujours votre nom trop haut, pour remporter autre chose de cette première scission intellectuelle, dans notre vie, qu’un sentiment de profonde vénération pour votre personne et de piété pour votre génie.

  1. Profession de foi du dix-neuvième siècle, 3e édition, p. 6.
  2. Id., p. 9.