Le Monde marche, Lettres à Lamartine/Préface

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À JEAN REYNAUD


Un homme, le bienvenu entre tous, a nié un jour le progrès. Il lisait à ce moment-là un livre de cloître intitulé l’Imitation. À la dernière page il laissa tomber un regard de doute sur le mot d’ordre du siècle, et il écrivit en marge : À quoi bon ?

Il appartenait à un esprit de votre trempe de relever ce cri de scepticisme contre la doctrine de perfectibilité. Entre Lamartine et vous, la chance était égale. Vous avez l’un et l’autre le secret des paroles qui restent. Mais fatigué de ce quart d’heure-ci ou plutôt de ce contre-sens d’histoire, vous avez fui au bord de la mer, pour écouter ce que le ciel dit à l’homme dans la solitude. Vous laissez à la loi éternelle du monde le soin de nous faire justice.

Le maître gardait le silence. Le disciple a pris la parole. Peut-être avait-il quelque droit à la prendre d’office, pour avoir soupçonné le premier, dans la Profession de Foi du dix-neuvième siècle, la formule du progrès : accroissement de vie ; de vie physique par plus de forces, de vie morale par plus de sentiments, de vie intellectuelle par plus de connaissances.

J’ai donc cru pouvoir repousser au nom de ma génération l’interdit que Lamartine jetait du haut de son génie à la marche incessante de l’humanité. Lamartine répondit à cette protestation : je répliquai de mon côté de réponse en réplique et de réplique en réponse, ce livre est arrivé à terme le voilà : je vous le dédie, prenez-le sous votre protection il a besoin d’un répondant.

Certes si j’avais eu le choix de mon contradicteur, je l’aurais cherché de préférence dans les rangs de nos adversaires. Entre eux et nous, en effet, il n’y a de commun que le sol qui nous porte tous en ce moment ; et nous devons lutter jusqu’à ce que le siècle ait englouti les dernières superstitions du passé.

Mais Lamartine est un des nôtres et un des plus grands, le plus grand par le nom, par le rayonnement de la pensée. Le souvenir de ce qu’il a fait l’entoure en quelque sorte d’une atmosphère d’inviolabilité. Pour ma part je lui ai dressé depuis longtemps un autel dans ma sympathie. Je lis toujours sur son front : Noli me tangere.

C’est donc avec une profonde défiance que j’ai osé le prendre à partie dans cette question du progrès. Mais si haut que soit un homme dans notre respect, pouvons-nous cependant lui sacrifier ce que nous regardons comme la vérité ? N’avons-nous pas passé un contrat à la vie à la mort avec notre conviction, et ne devons-nous pas témoigner pour elle en toute circonstance ?

Aussi lorsque d’un coup de plume inattendu, Lamartine fit du progrès un rêve et rien qu’un rêve de l’esprit humain, je baissai d’abord la tête avec tristesse. Me serais-je trompé ? Mais lorsque, rentrant ensuite en moi-même, je vis rangé sous le regard intérieur de ma pensée le concile auguste des hommes qui ont prêché, qui prêchent encore le dogme de la perfectibilité, Pascal, Turgot, Montesquieu, Condorcet, Voltaire, Lessing, Herder, Gœthe, Kant, Staël, Saint-Simon, Chateaubriand, Macaulay, Thierry, Jouffroy, vous-même, mon ami, j’ai dit au fond de mon cœur : Si je rêve en ce moment, je rêve du moins en bonne compagnie.

Et j’ai continué à rêver tout haut, comme vous allez le voir par ce volume.