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Le Monde marche, Lettres à Lamartine/XX

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XX

Nous touchons au terme du débat. Nous avons fait à peu près la revue de toutes les objections pour ou contre la doctrine de la perfectibilité. Une dernière explication, et nous avons fini. Nous pourrons lever la séance.

Vous niez le progrès, mais nous nous hâtons de le déclarer, c’est moins le progrès réduit à lui-même, le progrès isolé et modeste dans son isolement, que le progrès avec épithète et en quelque sorte sous escorte. Le mot a fait assez honnête figure dans le monde pour mériter votre indulgence. Le progrès passe encore, mais le progrès indéfini, mais le progrès continu, voilà le mensonge, voilà le poison. In caudā venenum. Vous disiez dernièrement, car sans cesse vous revenez sur la question :

« Le fouriérisme expirant sous le poids de ses miracles a laissé après lui une autre utopie tout aussi funeste, l’utopie de la perfectibilité continue et indéfinie de l’homme sur la terre, utopie dont le dernier résultat logique, en marchant de conséquence en conséquence, serait celui-ci : ce n’est pas Dieu qui a créé l’homme, mais ce pourrait bien être l’homme qui aurait créé Dieu ; car où s’arrêterait cette ascension indéfinie et continue de l’homme, si ce n’est au delà même de la divinité ? »

Nous avons horreur des querelles de mots renouvelées de la scolastique ; cependant quand vous n’attachez pas aux mêmes termes les mêmes sens que les disciples de la perfectibilité, nous devons bien remonter aux définitions, sous peine de jeter les uns et les autres nos paroles au vent sans jamais pouvoir nous entendre. Or, qu’est-ce que l’indéfini ? À votre avis, c’est quelque chose de plus que l’infini, puisqu’à la longue il arriverait à le dépasser. Vous dites Dieu, et je dis l’infini ; mais Dieu et l’infini, c’est tout un probablement dans votre vocabulaire aussi bien que dans ma pensée. Voyons si la philosophie vous donne raison. L’indéfini est-il vraiment, comme vous le croyez, une espèce d’ange révolté qui escaladera le ciel un jour et dira à Dieu : Ôte-toi de là !

La philosophie a toujours distingué, dans la science de l’être, deux ordres d’idées, l’idée d’infini et l’idée de fini.

L’infini, Leibnitz vous le dira aussi bien qu’Aristote, c’est le tout, l’un, l’immuable, l’éternel, l’incommensurable, l’absolu ; aucune mesure ne peut l’atteindre, aucune frontière ne peut le circonscrire. Le fini, au contraire, c’est le particulier, le contingent, le multiple, le divers, le déterminé, le lieu, l’heure, le nombre, la figure.

L’infini et le fini constituent donc, comme on dit en langage d’école, deux antinomies radicalement opposées l’une à l’autre, et irréductibles l’une dans l’autre. L’infini ne peut pas plus tomber dans le fini, que le fini disparaître dans l’infini.

Si ces deux formes de l’être existaient seules, elles existeraient séparées par une infranchissable distance. Il y aurait Dieu d’un côté, le monde de l’autre, et au milieu l’abîme. Il faut donc pour les relier un terme moyen qui participe à la fois aux deux ordres d’idées. Or, quel est ce terme moyen ? C’est l’indéfini.

L’indéfini, en effet, participe du fini par la limite, et de l’infini par l’évolution, autrement le déplacement continuel de la limite. Est-ce à dire pour cela que l’indéfini en arrivera jamais, de relai en relai, à dévorer l’infini et à passer, comme vous l’affirmez, de l’autre côté de la divinité. Mais quoi ! parce que vous avez d’une part l’éternité, c’est-à-dire l’infini, de l’autre l’heure, c’est-à-dire le fini, et entre ces deux idées, pour les rattacher l’une à l’autre, le temps, c’est-à-dire l’indéfini, vous pourriez croire que le temps, à force d’incliner l’urne et d’épancher l’heure après l’heure, finira par épuiser l’éternité ! Il ne l’épuisera pas plus que l’espace, en superposant un monde à l’autre, ne finira par dépasser l’immensité. Car, au delà de l’espace atteint, il y aura toujours un autre espace en réserve : lequel ? précisément l’infini. L’infini enveloppe toujours le développement de l’univers.

L’indéfini implique donc l’idée de mouvement, non pas de mouvement au hasard, de mouvement pour le mouvement ; de flux et de reflux. Non. Chaque mouvement de l’être opéré dans la création par la loi de la création, a son pôle, son but ; or ce pôle, ce but, c’est Dieu, c’est l’infini. La vie universelle, émanée de Dieu et inspirée de Dieu, tend sans cesse à Dieu en vertu de son inspiration divine, et remonte sans cesse à lui par l’infatigable spirale et l’inépuisable circonvolution du progrès.

Le progrès constitue donc le lien vivant, le médiateur de l’être en particulier avec l’être des êtres, avec Dieu. Qui dit progrès dit mouvement en Dieu, mouvement indéfini par conséquent, puisqu’il a l’infini pour l’attirer toujours et reculer toujours à son approche. La vie universelle gravite donc indéfiniment vers l’infini, et ne pourrait cesser de graviter qu’autant que l’infini cesserait de l’attirer. Ainsi, reprocher au progrès d’être indéfini, c’est lui reprocher d’être ce qu’il est, ce qu’il doit être, un mouvement vers un but toujours en fuite, toujours poursuivi, jamais atteint. Mais ne vous y trompez pas ; quand nous parlons du progrès indéfini de l’homme, nous parlons de son progrès non-seulement sur cette terre, mais encore dans une autre existence, car son immortalité une fois admise, nous ne pouvons lui concevoir d’autre mode d’activité qu’une ascension perpétuelle vers la perfection.

Quant au progrès sur la terre, nous ne saurions logiquement le proclamer indéfini, par la raison que la terre a commencé, et que si elle a commencé, elle doit finir, selon toutes les indications de l’analogie et les prophéties de la probabilité. La scène croule ; il faut bien que la pièce croule avec elle dans le gouffre. Toutes les fois donc que nous reportons nos regards sur la terre, et que nous disons progrès indéfini, nous le disons dans l’acception restreinte d’un progrès dont nous ne pouvons concevoir ni préciser la limite. Mais parce que cette limite, ensevelie dans le mystère de l’inconnu, échappe à notre prévision et à la pointe de notre compas, nous n’avons pas la prétention, par trop illogique en vérité, de prolonger le progrès sur la terre plus longtemps que la terre elle-même. La légende seule a le droit d’imaginer un genre de bataille où l’âme des morts après l’action combat encore en l’air au-dessus des cadavres.

Si nous avons montré que le progrès est indéfini, nous avons prouvé par la même occasion qu’il est continu ; car ces deux idées sont corrélatives, symétriques, liées entre elles par une étroite et intime solidarité. Cependant, comme cette expression de progrès continu jette le trouble dans certains esprits, nous avons besoin de rassurer une fois pour toutes leur inquiétude.

Nous pouvons les uns et les autres, selon nos aspirations ou nos mélancolies, accepter ou repousser le progrès ; mais du moment où nous l’acceptons, nous devons l’accepter comme une loi de l’humanité. C’est parce que la Providence, en nous créant, nous a créés à la fois sociables et perfectibles, que nous vivons en société, et qu’à l’aide de la société, nous marchons à notre perfectionnement. Autrement il y aurait un effet sans cause, ou un effet supérieur à la cause, hypothèse qui, en bonne dialectique, implique contradiction.

Or il est de l’essence d’une loi de nature, préposée à la destinée d’un être, de rester sur cet être à l’état d’immanence et d’inviolabilité ; à ce point de vue, le progrès, envisagé comme loi, comme cause, est à proprement parler continu, car la faculté de la perfectibilité, toujours présente dans l’homme, agit toujours sur l’homme réellement ou virtuellement, à ciel ouvert ou en silence.

Mais, d’une cause toujours agissante, pouvons-nous conclure à un effet toujours visible dans l’humanité ? non ; car cette cause n’agit pas toujours dans les mêmes circonstances et sur les mêmes obstacles. Elle doit nécessairement subir, du fait de ces circonstances et de ces difficultés, des variations et des retards.

Si donc, regardant du matin au soir votre pendule, vous demandez, à chaque tour de l’aiguille sur le cadran, quel nouveau progrès sensible le temps a accompli dans la journée, le plus intrépide croyant à la perfectibilité éprouvera sans doute quelque embarras à vous répondre. Le progrès ne fait pas au temps l’honneur de le prendre pour le régulateur suprême de son travail. Le temps est son élément, sa matière première, et il en use largement à sa façon, en maître et non en esclave. Il n’est pas ouvrier à l’heure, obligé de justifier d’une quantité mathématique de besogne entre un lever et un coucher de soleil. Il réclame pour le déploiement de son œuvre plus d’espace et plus d’indépendance.

Nous autres, existences finies et courtes, nous avons des règles bornées et courtes comme nous, et nous voulons voir les choses aller selon ces règles et ces tendances géométriques de notre esprit. Nous comptons par un, deux, trois, et nous aimons que le progrès, en marchant, batte la même mesure. Mais le progrès a sa géométrie à lui, plus ample et plus souple que la nôtre, plus dramatique surtout et plus incidentée. Il a en dédain la monotonie et la régularité. Comme la vie elle-même, il donne la préférence à l’écart et à l’inattendu. Il va, il vient, il hésite, il oscille, mais il avance toujours. L’astronomie a remarqué que la terre, en tournant autour du soleil, ne trace pas une courbe parfaite, mais une courbe dentelée par une innombrable série de vibrations. Voilà l’image du progrès. Il a, lui aussi, ses perturbations sur la ligne de son orbite.

Il ne fait pas marcher tous ses développements, de front, dans l’ordonnance stratégique des soldats à la parade ; tantôt il pousse un peuple en avant, tantôt il en pousse un autre, tantôt il fait une œuvre, et tantôt il en fait une autre ; il passe de la science à l’art, et de l’art à un autre art ; il prend, quitte, reprend incessamment le fil de son action, mais sans jamais donner la répétition du même drame ni du même épisode.

Si vous voulez juger la civilisation au point de vue étroit d’un moment, d’une période même de l’humanité, la continuité du progrès échappera évidemment au regard de votre intelligence. Mais si, vous plaçant au point de vue large du progrès lui-même, vous embrassez de la pensée la série entière des civilisations, alors vous verrez d’un horizon à l’autre de l’histoire la loi de continuité éclater dans le majestueux déroulement de son unité.

Quand donc nous disons progrès continu, nous ne disons pas progrès continu d’un jour à l’autre, d’un siècle à l’autre, mais d’une civilisation à l’autre, et d’une transfiguration à l’autre de l’humanité. Le progrès compte par civilisations comme nous comptons par années. C’est là le temps à sa dimension. Vouloir le réduire à notre cadran, c’est le rapetisser à notre stature.

Nous affirmons donc le progrès continu, mais seulement de la civilisation chasseresse à la civilisation agricole, de la civilisation agricole à la civilisation politique, de la civilisation politique à la civilisation industrielle, de la civilisation industrielle à la civilisation commerciale, de la civilisation commerciale à la civilisation brahmanique, de la civilisation brahmanique à la civilisation égyptienne, de la civilisation égyptienne à la civilisation hellénique, et de la civilisation païenne à la civilisation chrétienne. Une force continue comme une loi ne saurait avoir un effet discontinu. Son travail peut être latent et en apparence contradictoire ; mais, pour Dieu, qui sait comment la vie couve dans l’ombre et germe dans le sillon, et par quel lien secret elle rattache toujours à une conséquence invisible une conséquence visible, il n’y a dans la marche de l’humanité ni interruption ni intermittence. Voyez la mer à l’heure de la marée : une première vague arrive jusqu’à cette limite, une seconde expire en chemin. Pour l’enfant qui compterait les deux vagues, il semblerait au premier moment que la mer recule. Attendez cependant, et de minute en minute, et de vague en vague, la marée aura bientôt couvert de son immense nappe toute la surface du rivage.

Il y a d’ailleurs la part de la liberté humaine dans le drame de l’histoire. L’homme exerce un droit d’intervention sur sa propre destinée. Et bien que sa destinée marche invinciblement au but fixé par la Providence, il peut cependant, en vertu de son libre arbitre, à un moment donné, et sur un point donné, précipiter ou retarder l’évolution du progrès.

Mais renversons l’hypothèse : supposons avec vous, pour un quart d’heure, qu’après avoir touché la borne du progrès, demain, dans mille ans, n’importe, les peuples vont revenir sur leurs pas, rompre les rangs et reprendre par groupes les chemins des forêts. C’est bien ; Dieu retire sa main de la civilisation, la ronce couvre partout la terre, la barbarie a reconquis son droit d’aînesse. Mais il ne suffit pas aux millénaires de la décadence de prophétiser cette immense dislocation à un jour donné, et cette dispersion aux quatre vents de l’humanité ; ils doivent encore, en bonne logique, nous dire par quel bouleversement de la nature et par quel cataclysme ils conçoivent l’accomplissement de leur prophétie.

Les temps prédits de l’Apocalypse sont venus. Le Seigneur, las de nous, a jeté un dernier regard de pitié sur la terre parée de nos œuvres, couverte de villes, de coupoles, de palais, de villages, de fermes, d’usines, de routes, de ponts, de canaux, de ports, de parcs, de moissons, de rails, de télégraphes, de flottes, de caravanes ; il a murmuré en lui-même : Ces choses m’ennuient, elles semblent défier ma puissance ; et il a dit aux aquilons : Soufflez ; et il a lâché les trombes, et il a ouvert les cataractes du ciel, et des pluies de feu et de bitume ont ruisselé de toutes les profondeurs de l’atmosphère ; et la parure de la terre, cette création de seconde main que l’industrie humaine avait lentement déposée sur le sol siècle par siècle, a disparu en un jour comme Sodome et Gomorrhe. Il ne reste plus de la civilisation qu’une lave fumante, et sur cette lave, çà et là de pâles fantômes, autrefois des hommes, condamnés à errer et à chercher de ruine en ruine la place où était une société. J’imagine que l’homme aura survécu à l’embrasement général ; car s’il y avait péri, la question serait vidée.

L’homme a donc survécu mais le lendemain il retrouve naturellement, au bout de sa main, la science acquise du passé. Il sait, comme la veille, labourer, bâtir, forger, tisser, compter, coudre, dessiner, fondre, raboter, sculpter ; et sur les débris de ses œuvres englouties, dispersées sous les alluvions d’un nouveau déluge, il jettera les fondements de nouvelles cités, de nouvelles nations ; il bâtira de nouvelles fermes, de nouvelles usines ; il creusera de nouveaux ports, aménagera de nouvelles terres, et, avec plus ou moins de temps, ressuscitera toutes les industries évanouies, et rentrera dans toutes les richesses des autres civilisations. La prétendue chute de l’homme n’aura été, en dernière analyse, qu’une réédition sur une grande échelle du tremblement de terre de Lisbonne, un désastre immense sans doute, mais un désastre réparable, et réparé à la longue en y mettant la somme nécessaire de travaux et de générations. Dieu aura donc dépensé en pure perte sa colère et son bitume.

Tant que l’homme pensera et continuera de penser, la foudre et le vent attaqueront en vain ses œuvres et chercheront en vain à les détruire. Ses œuvres sont les produits de son intelligence ; son intelligence les reproduira toujours. Nous admettons à la rigueur, en accordant toutefois quelque complaisance à la fiction, que ses bibliothèques puissent toutes périr d’un bout à l’autre de la terre, par une sorte de complot universel des éléments contre les arts et les sciences ; mais les sciences, mais les inventions ne reposent pas tout entières dans les livres et sur les feuilles de papier. Elles vivent aussi dans l’esprit de l’homme, sous la garde sacrée de la mémoire : pour les détruire, il faut les chasser de ce sanctuaire et bouleverser le sanctuaire lui-même de fond en comble, et dénaturer l’essence même de la pensée. Or connaissez-vous une pluie de soufre assez magique pour opérer ce miracle ?

Pour que le progrès tombe en défaillance et que l’homme rétrograde à la barbarie, il faut préalablement que sa main sèche, que la parole tarisse sur sa lèvre, que sa pensée croule de la science dans l’ignorance. Il reculerait alors, au delà du sauvage, dans l’idiotisme. Le sauvage vit comme l’enfant dans l’ignorance, sans que cette ignorance cependant préjuge aucune impossibilité pour le développement de son intelligence. Mais quand l’homme, dans la plénitude de l’âge, après avoir connu la science, retombe tout à coup à l’état d’enfance, c’est qu’il a passé à l’état d’idiotisme, qu’il a perdu la faculté de penser. Le mal alors est sans remède. Comment d’ailleurs nous figurer la fuite et la disparition subite du cerveau humain, de la géométrie, de la mécanique, de la philosophie, de la chimie, de l’astronomie ? Avez-vous entendu quelquefois, la nuit, les heures battre de l’aile au sommet du clocher, et prendre leur vol dans l’espace en ne laissant après elles, sur l’ombre palpitante, qu’une note insensible qui va sans cesse expirant à l’oreille ? Les idées aussi, comme les heures échappées de la cloche, fuiraient donc de la tête de l’homme après avoir dit leur dernier mot, et disparaîtraient à jamais, emportées dans un souffle de l’atmosphère. Nous aurions la nuit de l’âme, et tout retomberait dans le silence.

Vous nous reprochez souvent de prodiguer les miracles. Permettez-nous à notre tour de vous renvoyer l’accusation, car, à coup sûr, vous avez encore plus besoin que nous de multiplier ces coups d’État de Dieu pour retirer l’homme de la civilisation. Nous, du moins, nous le mettons sous la tutelle de toutes les lois de la nature, de la nature extérieure comme de sa propre nature, tandis que, bon gré malgré, vous subissez l’obligation de les renverser toutes pour le précipiter dans la déchéance. Pereat mundus, voilà votre extrémité. Vivat mundus, dirons-nous au contraire, et vivons avec lui en pleine sécurité ; car la nature aimante ne saurait cacher pour nous une perfidie dans son sourire ; pourquoi croirions-nous au mal pour le mal, et à je ne sais quel avenir à contre-sens ? Le jour de Typhon est passé ; de longtemps encore un génie destructeur ne viendra mettre le pied sur la civilisation, comme un enfant sur la fourmilière.