Le Moqueur amoureux/2

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 9-18).


II

On jouait Othello ; les dilettanti étaient déjà à leur poste, et les loges commençaient à se remplir. Chaque femme qui entrait avait soin de faire du bruit en proportion de son élégance : était-elle parée, la porte de sa loge s’ouvrait longtemps avant qu’elle arrivât ; les hommes qui l’avaient précédée se levaient en hâte pour lui céder la place, et le mieux favorisé lui offrait la main pour l’aider à franchir le degré qu’il faut descendre pour parvenir à son siége. Alors son nom se répétait dans toute la salle, et le plaisir de vanter ou de critiquer sa toilette l’emportait pendant quelques moments sur celui d’écouter le chef-d’œuvre de Rossini. Sa loge devenait, pour ainsi dire, un second spectacle : un intérêt de curiosité s’attachait à chaque nouveau personnage qui s’y présentait ; on lui assignait un rôle, on lui prêtait une intrigue pour se donner la satisfaction de la démêler ; un bouquet, un éventail ramassé, quelques mots dits à l’oreille formaient le nœud dramatique ; l’air boudeur d’un jaloux, l’air confiant du mari étaient le comique de la pièce, et la médisance des spectateurs arrangeait à son gré le dénoûment.

Il est à remarquer que le besoin de produire un effet aussi vulgaire appartient ordinairement aux femmes qui n’ont pas les moyens de se faire distinguer par de réels avantages. Le bon goût de la duchesse de Lisieux aurait peut-être suffi pour la garantir de ce travers, mais elle en était particulièrement à l’abri par son esprit, sa beauté et la réunion des talents qui la faisaient si justement remarquer. On citait sa politesse affectueuse, qui lui attirait jusqu’au suffrage des bourgeois humoristes, pour qui le titre de duchesse est comme le synonyme d’impertinente ; ses manières nobles, simples, inspiraient à la fois la confiance et la retenue ; mais on jugera encore mieux de ses qualités par les défauts que ses ennemis lui reprochaient : « Elle était trop exaltée, disaient-ils ; elle se prosternait devant le mérite et les talents, sans égard pour les gens qui en manquaient ; elle se faisait le chevalier de tous les persécutés, sans respect pour l’opinion de sa famille ; un tableau, un ouvrage faisaient-ils du bruit, elle en voulait connaître l’auteur ; enthousiaste déclarée des vers de M. de Lamartine, de la prose de M. de Châteaubriand, on ne pouvait les attaquer devant elle sans exciter son indignation ; elle imposait ses admirations à ses amis, et le seul moyen d’échapper à son despotisme était d’éviter de la rencontrer, car une fois sous son influence, on ne pensait plus que par elle. » Que de femmes voudraient mériter une telle satire !

Madame de Méran n’avait aucun rapport de caractère avec sa cousine ; cependant elle était agréable, surtout piquante ; plus élégante que jolie, elle donnait la mode par l’indépendance de sa mise, qui se soumettait rarement à l’usage adopté ; on la citait sans l’admirer, on l’imitait en la blâmant ; chacun s’exposait courageusement aux vérités peu flatteuses dont elle était prodigue, qu’elle disait sans amertume, et comme par pure déférence pour le vrai ; l’horreur des choses convenues, des manières apprêtées, la faisait souvent tomber dans le bizarre. Enfin, on peut dire qu’elle n’avait d’autre affectation que celle du naturel, mais elle la poussait quelquefois jusqu’à l’inconvenance ; alors la société se révoltait, on portait plainte devant les grands parents : la coupable était longuement chapitrée, et se vengeait bientôt de l’ennui du sermon par le plaisir d’en mériter d’autres.

Élevée avec Mathilde, madame de Méran avait conservé sur elle cette espèce d’autorité que donnent, dans l’enfance, quelques années de plus. Cependant elle reconnaissait dans madame de Lisieux une raison plus solide, un esprit plus cultivé, supérieur en tout au sien ; mais un fond de timidité, dont le grand monde n’avait pu triompher, neutralisait parfois tous les avantages de la duchesse de Lisieux ; la malveillance d’une seule personne lui ôtait tout moyen de briller : injuste envers elle-même, sa modestie se rangeait aussitôt de l’avis des envieux qui niaient ses grâces, ses talents ; il lui fallait l’assurance d’être aimée, pour être parfaitement aimable.

Madame de Méran, moins craintive, opposait la malice à la méchanceté ; rien ne la déconcertait ; en repos avec sa conscience sur ce qui fait le fond d’une conduite honnête, peu lui importaient les apparences ; s’amuser était pour elle le but de la vie. Son mari, homme d’un esprit sec et froid, avait d’abord essayé de modérer cette légèreté, mais son expérience lui avait appris que vouloir corriger c’était déplaire ; que les défauts se cachaient devant la sévérité pour se montrer plus à loisir quand ils n’avaient plus rien à craindre de leur persécuteur, et qu’il valait mieux tolérer une inconséquence que de provoquer l’hypocrisie. Le monde qui juge souvent ce qu’il ne comprend pas, blâmait sa philosophie ; plusieurs personnes même allaient jusqu’à lui donner le nom de complaisance. Mais la considération du vicomte de Méran n’en souffrait point : il y avait dans son caractère une fermeté, une exigeance des devoirs essentiels, une exactitude à les remplir qui ne permettaient point de le traiter avec le dédain qu’on a d’ordinaire pour les maris trop indulgents.

Il accompagnait souvent la duchesse de Lisieux ; sa gravité, son âge, qui n’était déjà plus celui de la galanterie, et son titre de parent, lui avaient acquis l’emploi de tuteur auprès d’elle. C’était un observateur muet, qui, sans l’approuver ni la contrarier, ne la perdait jamais de vue, et semblait se dire le plus froidement possible :

— Je suis curieux de voir quelle sera la destinée de cette femme.

Il n’en était pas ainsi du jeune comte d’Erneville, neveu du duc de Lisieux ; il n’avait que deux ans de moins que sa tante, et se croyait par cela même autorisé à la traiter avec une sorte de familiarité fraternelle qui déplaisait parfois à la duchesse. D’abord il avait déclaré qu’elle était trop jolie pour qu’il l’appelât sa tante, et il ajoutait à cela beaucoup de propos ridicules. Mais son père avait une place éminente à la cour, sa mère était d’une des premières familles de France, et l’on supportait les travers du fils comme une conséquence de l’éducation qu’il avait reçue de ses parents, dont la vanité excédait toutes celles qu’on tolère dans le monde.

Il était ce soir-là dans la loge de sa tante, à qui l’ambassadeur d’Angleterre venait de présenter lord Elborough, et il s’occupait à nommer au jeune dandy toutes les femmes qui attiraient son attention, et il poussait l’obligeance jusqu’à joindre à ces noms des notices historiques. Lord Elborough l’écoutait en regardant la duchesse de Lisieux ; tout à coup il la voit témoigner quelque impatience ; cherchant à en deviner la cause, il laisse M. d’Erneville au milieu de l’histoire qu’il contait en montrant la loge vide de madame d’Herbas, et il se rapproche de la duchesse en affectant de lui prouver qu’il préfère à tout le plaisir de causer avec elle. Pendant ce temps madame de Méran s’aperçoit qu’on rit aux éclats dans la loge de mesdames de Cérolle, où se trouvait le comte de Varèze, elle prie M. d’Erneville de lui donner la main pour faire une visite, et on la voit bientôt paraître entre madame de Cérolle et sa sœur.

— Je viens beaucoup moins pour m’informer de vos nouvelles que pour savoir ce qui vous fait rire de si bon cœur, leur dit-elle.

— Faut-il le demander ? Nous rions des folies de M. de Varèze, qui est ce soir plus extravagant que jamais.

— Ah ! je serai charmée d’en juger, reprit madame de Méran, et je lui promets d’avance le rire le plus indulgent.

— J’en suis désolé, madame, reprit M. de Varèze, mais je ne joue jamais quand on m’annonce ; d’ailleurs je veux profiter du moment où l’on peut entrer dans la loge de madame de Lisieux pour avoir l’honneur de lui faire ma cour.

— Gardez-vous en bien, reprit vivement la vicomtesse, vous seriez fort mal reçu.

— Ah ! si j’en étais certain, je n’hésiterais pas à l’aborder ; mais l’élégant lord Elborough est auprès d’elle, il lui traduit sans doute ce qu’il a dit de plus passionné en sa vie, et je crains plutôt qu’elle ne prenne pas garde à moi.

— Vous êtes en pleine disgrâce, vous dis-je.

— Eh bien, il n’en veut rien croire, interrompit madame de Cérolle ; nous avons beau lui affirmer qu’il court un bruit fort peu honorable sur son compte, qu’il a commis un vrai crime, loin de se justifier, il ne pense qu’à deviner ce qui lui attire la colère générale ; et comme Scapin, il nous fait l’aveu de toutes ses fourberies avant d’arriver au délit pour lequel on veut la pendre.

— Je ne me consolerai jamais de l’avoir interrompu dans une semblable confession, dit madame de Méran, mais j’espère qu’il va la continuer ; en était-il bien avancé ? à l’infortunée baronne, peut-être ?

— Fi donc ! il ne parlait point de ses succès, répondit madame de Cérolle, il s’accusait de torts moins graves et plus gais.

— Mais ces torts-là n’ont rien d’offensant pour madame de Lisieux, dit M. de Varèze, et je ne vois pas comment j’ai pu mériter son attention.

— Ne voulez-vous pas nous faire croire que vous l’épargnez plus qu’un autre ? répliqua madame de Cérolle ; vous disiez que vous trouviez d’autant plus de plaisir à vanter sa beauté, qu’elle vous laissait dans un repos, parfait : pensez-vous que cet éloge fût de son goût ?

— Je n’ai pas la fatuité de penser le contraire, répondit-il en souriant, et ce n’est sûrement pas là le prétexte dont madame de Lisieux s’arme contre moi.

— Je ne serais pas étonnée, reprit madame de Méran, qu’elle ne sut quelque chose de votre manière de l’admirer, car je l’ai entendue vous blâmer ce matin avec une animosité qui ne lui est pas habituelle.

— Ah ! vous me flattez, dit Albéric.

— Non, je veux éclaircir ce doute.

— Comment ferez-vous pour vous éclaircir là-dessus sans le dénoncer ? demanda madame de Cérolle en montrant M. de Varèze.

— Je n’en sais rien ; mais ce qui est certain, c’est que je le trahirai plutôt que de ne pas savoir si c’était pour son propre compte ou pour celui du prochain que ma cousine s’animait ainsi. Oui, je vous en préviens, je dénoncerai votre calme insultant.

— Et vous m’obligerez, répondit M. de Varèze en se levant.

Puis il ajouta que toutes ces niaiseries ne valant pas la musique qu’elles leur faisaient perdre, il livrait ces dames au plaisir d’entendre madame Malibran, et allait se placer au balcon pour l’écouter et l’applaudir de plus près.

Son départ ayant ramené le silence dans la loge de madame de Cérolle, madame de Méran retourna auprès de sa cousine ; mais elle ne put lui dire un mot avant l’entr’acte, tant madame de Lisieux était captivée par les accents de Desdemona, au moment où elle implore son père. À cette prière déchirante : S’il padre m’abbandonna, da chi sperar pieta ? l’émotion de Mathilde devint si forte, qu’elle sentit le besoin de s’en distraire en portant ses regards hors de la scène. Ils s’arrêtèrent alors sur M. de Varèze qui, placé en face d’elle, semblait ému au même point, de la voix, et du jeu sublime de l’actrice inimitable, et elle s’étonna qu’un homme aussi léger fût dominé comme elle par des intérêts de ce genre.

Malgré son projet d’affronter ou de vaincre la malveillance de la duchesse, M. de Varèze suivit le conseil de madame de Méran, et il se contenta de saluer respectueusement madame de Lisieux lorsqu’il la vit à la sortie du spectacle ; après toutefois l’avoir convaincue que les gens les plus distingués ne partageaient point sa rigueur envers lui, car il prenait les cajoleries de la crainte pour des preuves de bienveillance, et répondait à chacun avec grâce, en parcourant lentement le vestibule avant d’arriver à la femme chez laquelle il devait finir la soirée. Mais ce plaisir ne l’amusa que jusqu’au moment où l’on vint avertir la duchesse de Lisieux que sa voiture l’attendait, et il se retira mécontent d’avoir fait tant de frais pour déplaire à la seule personne dont il ambitionnât l’estime.