Le Moqueur amoureux/3

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 18-28).


III


Cependant M. de Marigny, se doutant bien que l’humiliation qu’il venait de recevoir était l’objet de la risée de tout Paris, formait le dessein d’en tirer une éclatante vengeance ; mais la difficulté était de trouver quelqu’un sur qui la faire tomber. Mademoiselle d’Herbas n’avait point de frère, et son père n’était plus dans l’âge où l’on se mesure avec égalité dans une affaire semblable. Pour sortir d’embarras il eut l’idée de s’en prendre au jeune d’Ernevillle, qui, par suite de l’ancienne amitié de sa mère pour celle de Léontine, se trouvait depuis son enfance dans l’intimité de la famille d’Herbas.

M. de Marigny se reprocha de n’avoir pas pensé plus tôt que les assiduités de l’élégant Isidore auprès de Léontine étaient la conséquence du sentiment qu’il lui avait inspiré, et qu’elle avait espéré vaincre jusqu’au moment du sacrifice. L’espoir d’amener cet Isidore à l’épouser, malgré son goût déterminé pour les héritières, avait décidé Léontine à l’éclat d’une rupture qui, flattant l’amour-propre de M. d’Erneville, le contraindrait peut-être à quelque brillant témoignage de sa reconnaissance. Dans cette supposition rien n’était vrai, mais M. de Marigny, convaincu que M. d’Erneville était l’unique cause de son malheur, n’hésita pas à lui en demander raison par un billet qui jeta tout à coup la terreur dans la famille d’Isidore. Certain de n’avoir jamais eu que de bons procédés pour M. de Marigny, il crut d’abord que ce billet était l’effet d’une méprise, et il consulta son père sur ce qu’il en devait penser. Celui-ci, reconnaissant à quelques phrases la fureur d’un jaloux, prit aussitôt parti pour M. de Marigny contre son fils.

— Vous voilà bien tous, dit-il avec humeur, cherchant à vous faire adorer de toutes les femmes, mariées ou non, sans vous embarrasser des ménages que vous troublez, des mariages que vous faites manquer, et des affaires que toutes ces gentillesses vous attirent.

— Mais, mon père, je vous jure que je n’ai jamais parlé d’amour à Léontine, disait Isidore.

Mais son père s’obstinait dans sa pensée.

— J’avais bien prévu, continua-t-il, que cette familiarité contractée dans l’enfance finirait comme cela. J’en ai cent fois parlé à votre mère, afin qu’elle y prît garde ; mais sa faiblesse pour vous ne lui permettait pas de vous contrarier. Ce n’était que de la fraternité, disait-elle. Jamais deux enfants élevés ensemble ne prenaient d’amour l’un pour l’autre. D’ailleurs vous étiez trop bien né pour faire un choix sans consulter vos parents ; et vingt fadaises de cette espèce qui devaient avoir ce beau résultat.

— Encore une fois, mon père, s’écriait Isidore, je vous atteste sur l’honneur que Léontine n’a point d’amour pour moi, que je n’ai jamais tenté de lui en inspirer, et que mon attachement pour elle est celui d’un frère pour sa sœur.

— Si cela est vrai, d’où vient la colère de M. de Marigny ? demanda le marquis en se radoucissant.

— Probablement de quelque faux rapport, reprit Isidore ; mais fondée ou non, sa colère me provoque, et j’y répondrai comme je le dois, sauf à nous expliquer ensuite.

— Voilà un bel expédient ! Si vous êtes certain de prouver à M. de Marigny que vous êtes innocent de l’injure qu’on lui a faite, il n’est pas nécessaire de vous couper la gorge avec lui.

— Les explications qui dispensent de se battre ne sont pas de mon goût ; et puis j’ai toujours entendu dire que pour entrer dans le monde d’une manière brillante, il fallait qu’un jeune homme eût une affaire d’honneur, et je ne saurais trouver une plus favorable occasion de me faire connaître. M. de Marigny est un bon gentilhomme, il a servi autrefois, il est répandu dans la meilleure compagnie, toutes les convenances s’y trouvent.

— Mais vous ne pensez pas au tort que cela peut faire à la réputation de mademoiselle d’Herbas.

— Vous conviendrez, mon père, que je serais bien dupe de m’en inquiéter plus qu’elle ne le fait elle-même en rompant ainsi son mariage.

— Mais si vous n’êtes pour rien dans ce ridicule procédé, vous en savez du moins la cause ; elle ne l’aura point cachée à son cher frère, dit M. d’Erneville en appuyant avec affectation sur le titre de frère.

— Sans doute, je la sais, reprit Isidore, ce n’est plus un mystère que pour M. de Marigny : mais ce n’est certes pas de moi qu’il l’apprendra.

Alors il instruisit son père du misérable sujet qui avait amené la rétractation de Léontine. M. d’Erneville se répandit en injures contre l’exécrable manie de M. de Varèze, et finit par conclure que c’était à lui à en porter la peine.

Mais, sans se laisser persuader par tout ce que son père dit pour le déterminer à s’expliquer avant d’accepter la proposition de M. de Marigny, Isidore s’empressa de lui répondre qu’il se trouverait le lendemain à l’endroit désigné.

M. d’Erneville avait vu la résolution de son fils, il en était au désespoir. Laisser compromettre ainsi les jours d’un fils unique pour une cause aussi injuste, c’était à son avis une action coupable et qu’il fallait empêcher à tout prix. Mais comment y parvenir ? comment éclairer M. de Marigny ? La duchesse de Lisieux lui parut la seule personne dont l’esprit et la bonté pussent à la fois le guider et le servir dans cette circonstance ; il se rendit chez elle, au moment où elle montait en voiture pour aller voir une galerie de tableaux. Le fils du général Andermont lui donnait la main. Tous deux furent frappés de l’altération qui se peignait sur le visage du marquis d’Erneville, et lorsqu’il pria sa belle-sœur de rentrer un instant pour l’écouter, M. Andermont voulut discrètement se retirer ; mais M. d’Erneville le retint, comme pouvant mieux qu’un autre donner un conseil sur l’affaire qu’il venait communiquer, et peut-être aussi pensait-il que le plus sûr moyen de s’opposer à ce duel était de l’ébruiter.

Après leur avoir parlé du billet que son fils venait de recevoir, il demanda à la duchesse si ses relations d’amitié avec M. de Marigny ne lui permettaient pas de le désabuser.

— Ces relations, répondit-elle, datent de l’époque où M. de Marigny a demandé mademoiselle d’Herbas en mariage. Je ne le connaissais point avant, et j’ai tout lieu de présumer qu’il me croit dans la confidence de l’injure qu’on lui préparait. Cependant j’offre de lui écrire à l’instant même tout ce qui peut justifier Isidore dans son esprit, excepté pourtant ce qui dénoncerait M. de Varèze ; car je ne vois pas la nécessité de livrer une autre victime à la fureur de M. de Marigny, ajouta Mathilde en baissant la voix.

Victime ! répéta le jeune Andermont, ah ! madame, c’est aussi trop préjuger de M. de Marigny que de le croire invincible. Je n’ai pas si grande idée de lui ; malgré mon amitié pour M. de Varèze, je le verrais sans frémir aux prises avec ce fier champion, et vous pouvez, sans scrupule, le livrer à son ressentiment. Croyez même qu’Alberic ne vous pardonnerait pas de lui en ravir sa part, et qu’il serait inconsolable d’apprendre que M. d’Erneville le remplace dans cette occasion.

— Je pense comme monsieur, dit vivement M. d’Erneville, saisissant avec joie ce moyen de soustraire son fils à un danger inutile. Si les suppositions de M. de Marigny avaient quelque fondement, je serais le premier à engager mon fils à le satisfaire, car dans ma famille on sait comment se terminent, entre gens comme il faut les débats de ce genre ; mais ma belle-sœur peut mieux que personne attester que son cousin n’a jamais été amoureux de mademoiselle d’Herbas, que leur intimité est toute fraternelle. N’est-ce pas, Mathilde ? ajouta M. d’Erneville, comme pour se persuader à lui-même ce qu’il affirmait.

Madame de Lisieux convint en effet que Léontine connaissait trop bien Isidore, pour s’être jamais flattée de le captiver et de le faire renoncer à l’espoir d’un brillant mariage. En disant ces mots elle s’approcha d’une table et se disposait à écrire, lorsque M. Audermont se leva et dit :

— Si vous le permettez, madame, je vous éviterai cette peine, je suis assez connu de M. de Marigny pour qu’il ne mette pas en doute ce que je lui affirmerai. Vous pouvez compter qu’il saura avant une heure combien son défi adressé à M. d’Erneville est ridicule, et je suis garant de l’empressement qu’il mettra à lui rendre justice.

Alors, voyant que M. Andermont se disposait à sortir, le marquis vint à lui d’un air pénétré, et lui serra la main en signe de reconnaissance. Dès qu’il fut seul avec sa belle-sœur, il lui demanda quel était ce jeune homme, dont les manières nobles et gracieuses répondaient si bien à ses procédés obligeants.

— Mais vous le rencontrez sans cesse, répondit la duchesse, c’est le premier aide de camp du maréchal de Lovano.

— En effet, reprit le marquis, son visage m’est connu ; il n’est point de ceux qu’on voit sans les remarquer, et je ne sais pas comment je suis resté si long-temps sans demander son nom : à en juger par son ton, son air distingué, cela ne peut être qu’un homme fort bien né.

— Il est vrai, c’est le fils d’un pair de France.

— Je m’en étais douté : il a cette distinction dont on hérite, mais qu’on n’imite jamais.

— J’étais certaine que vous seriez frappé de l’élégance de ses manières ; convenez que nous en voudrions de pareilles à tous nos amis.

— Assurément, et elles me donnent bonne idée du père qui l’a élevé.

— Eh bien, son père c’est le général Andermont.

— Quoi ! ce fermier soldat, qui, de bataille en bataille, s’est réveillé un beau matin lieutenant-général ?

— Oui, ce fermier soldat, qui a conquis tous ses grades à la pointe de son épée, ce général dont la bravoure et le noble caractère ont été récompensés par la première dignité de l’État, est père de cet aimable Maurice, qui vous rend peut-être à cette heure un service important.

— Vous m’étonnez, dit le marquis ; je connais le général pour un brave militaire, mais à qui la révolution n’a pas nui, convenez-en ; la différence de nos opinions, celle de notre naissance, m’ont toujours tenu assez éloigné de lui pour n’avoir pas à souffrir de ses manières, que je suppose fort communes ; et je ne comprends pas comment un homme de cette classe s’amuse à donner à son fils une éducation dont le premier bienfait est de lui montrer tous les ridicules de son père, en lui apprenant à les éviter. Mais c’est la manie de tous les parvenus.

— Vous oubliez, mon frère que cette manière de parvenir par les armes est celle de toute la noblesse française, depuis les Montmorency jusqu’aux…

— Je n’en disconviens pas, interrompit M. d’Erneville ; mais il faut que le temps ait mûri tous ces titres, et vous n’empêcherez pas qu’on n’en fasse encore une très-grande différence avec ceux… Enfin ne parlons pas de cela, vous avez été nourrie dans des principes différents des nôtres, et nous avons chacun nos raisons pour les défendre. N’importe, puisque le hasard veut que je me trouve en ce moment l’obligé du jeune Andermont, je me conduirai en conséquence ; et lorsque je rencontrerai son père à la chambre, il n’aura pas à se plaindre de moi. S’il y avait même quelque occasion de le servir à la cour, je m’y emploierais de tout cœur, vous pouvez l’en prévenir : cela suffit, j’espère, pour m’acquitter ?

— C’est plus qu’il n’en exigera, soyez tranquille, reprit la duchesse avec une dignité qui repoussait toute protection humiliante pour le général et son fils.

— Mais, ajouta le marquis, croyez-vous à ce jeune homme assez de crédit sur M. de Marigny pour lui faire entendre raison ? J’ai peur qu’il ne le traite comme un de ces étourdis qui se mêlent des affaires qui ne les regardent pas, et qu’il ne tienne aucun compte de tout ce qu’il pourra lui dire.

— Je vous affirme que personne n’oserait traiter aussi légèrement M. Andermont ; vous en pouvez juger vous-même par l’opinion que vous avez prise de lui à la première vue, et que l’obscurité de sa naissance ne peut vous avoir fait perdre entièrement : il jouit d’une considération très-méritée ; vous n’en douteriez pas, si vous aviez entendu ce que m’a dit de lui le maréchal de Lovano, le jour qu’il me l’a présenté.

— Mais n’est-il pas l’ami de M. de Varèze ?

— Oui, et c’est le seul tort qu’on lui connaisse.

— Enfin, dit le marquis en se levant, vous pensez que je dois être tranquille sur cette affaire, et je m’en fie à vous : s’il en résultait quelque malheur pour mon fils, vous savez dans quel désespoir serait sa malheureuse mère, et je suis certain que nulle démarche ne vous coûtera pour la mettre à l’abri d’un affreux événement.

Alors M. d’Erneville prit congé de sa belle-sœur, en la laissant, pour ainsi dire, responsable de tout ce qui arriverait.

Les préventions de madame de Lisieux contre M. de Varèze redoublèrent en apprenant le trouble qu’il jetait en ce moment dans sa famille. Elle se promit d’éviter tous rapports avec un homme si dangereux, et se félicita en secret de pouvoir cacher sous un ressentiment légitime une crainte trop flatteuse pour lui.