Le Moqueur amoureux/23

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 179-188).


XXIII


Pendant que l’on conspirait activement contre M. de Varèze, il se formait, chez madame d’Ostange, un autre complot, qui, bien que d’un genre différent, devait atteindre plus cruellement encore Albéric. La baronne, S’affligeant de la tristesse qui semblait dominer Mathilde, en avait parlé à plusieurs de ses amis ; et tous étaient tombés d’accord sur le remède qu’il fallait apporter à cet état de langueur.

— Si vous avez la faiblesse, disaient-ils à la baronne, de la laisser subir l’arrêt qu’elle a rendu contre elle-même dans la ferveur d’une première année de veuvage, vous la verrez mourir d’ennui. Cet état n’est tolérable que pour les femmes qui savent en tirer parti, et madame de Lisieux est trop sage pour s’en amuser. Soyez donc son protecteur contre une résolution insensée, et contraignez-la à être heureuse.

À travers le sincère intérêt qui dictait ces avis, il s’en mêlait un moins noble ; celui d’être pour quelque chose, par soi-même ou par ses amis, dans le choix qu’on ferait faire à la duchesse de Lisieux. Aussi chaque discours à ce sujet se terminait-il toujours par la proposition d’un parti plus ou moins avantageux pour elle.

Madame d’Ostange, persuadée de la prudence de conseils qui s’accordaient si bien avec ses désirs, se décida sans peine à les suivre. Mais avant de faire une nouvelle tentative auprès de sa nièce, elle voulait pouvoir lui offrir toutes les conditions de bonheur qui devaient l’engager à un second mariage. Cette fois, elle crut les avoir trouvées dans la jeunesse, les agréments et la brillante position du duc de L… M. de Lormier, l’homme le moins inconsidéré de France, lui avait affirmé que la famille du duc de L… trouvait cette alliance convenable ; et il prétendait savoir pertinemment que le jeune duc était fort épris de madame de Lisieux, et que la crainte d’être mal accueilli l’empêchait seule de déclarer son amour.

Dans la joie d’apprendre un sentiment qui devait assurer à sa nièce la plus belle existence, madame d’Ostange ne douta pas que tant de séductions réunies ne l’emportassent bientôt sur une résolution qui n’avait jamais été vivement combattue ; et elle chargea M. de Lormier de conduire cette affaire de façon à en assurer le succès, lui promettant d’agir de son côté avec toute l’adresse nécessaire pour amener sa nièce à consentir.

Mais la baronne se rendait justice en comptant plus sur le crédit de sa franche amitié que sur ses moyens de ruse. Chaque fois qu’elle essayait de mettre la conversation sur le duc de L…, elle en faisait un éloge vrai, mais si mal amené, qu’il produisait un effet contraire à celui qu’elle en attendait, surtout lorsqu’elle y ajoutait que la femme qu’il choisirait serait la plus heureuse du monde. Désespérée du peu de progrès qu’elle faisait avec ses adroites insinuations, elle eut recours à madame de Méran pour la seconder dans une entreprise qui devait flatter au moins son orgueil de famille.

La vicomtesse, charmée de cette confidence, et prévoyant déjà tout ce qu’une alliance semblable offrirait d’avantage aux parents de Mathilde, se rendit garant de la docilité de sa cousine à accepter sans nulle résistance un parti qui était un objet d’ambition pour toutes les premières famille de la cour. Dans l’espoir d’arriver plus promptement à son but, madame de Méran employa deux moyens bien usés, mais qui réussissent ordinairement mieux que tous les autres. Elle dit à Mathilde que le duc de L… était amoureux d’elle à en perdre la raison. Elle fit accroire à celui-ci que Mathilde était fort coquette pour lui ; ensuite, elle répandit dans le monde le bruit de leur prochain mariage ; et il résulta de tout ce manége que le duc se crut obligé de rendre des soins à madame de Lisieux, et qu’elle les reçut avec une sorte d’embarras que madame d’Ostange et ses amis prirent pour de l’amour. On les observa, on trouva qu’une union si bien assortie devait être probable, et en moins d’une semaine on parla de ce mariage comme d’une chose décidée.

— Eh bien, tu sais la nouvelle ! dit Albéric à Maurice. Cette veuve inconsolable…, cette femme que…

Et le tremblement de ses lèvres l’empêchait d’articuler toutes les injures que la colère lui inspirait.

— Oui, répondit Maurice, on dit qu’elle épouse le duc de L…

— Par qui le sais-tu ? demanda Albéric.

— Par le maréchal, à qui madame de Méran en a parlé ce matin même.

— Madame de Méran ! répéta Albéric ; ainsi l’on n’en saurait douter.

— Ah ! l’on pouvait s’attendre à la voir céder d’un moment à l’autre aux instances de sa famille, reprit Maurice d’un air accablé. Je suis certain que nul sentiment tendre n’a déterminé ce choix.

— Un sentiment tendre !… Oh ! j’affirme bien qu’elle en est incapable, dit Albéric la rage dans le cœur. Il lui importe si peu qu’on l’aime ! c’est le premier rang, le plus beau nom qu’il lui faut. Enfin elle ressemble à toutes les autres. Ah ! si son cœur avait su apprécier un amour véritable, tu serais plus heureux ; et ton bonheur me consolerait du moins.

— Moi ! reprit Maurice pâle d’étonnement.

— Oui, toi, le plus noble des amis ; toi, dont j’ai si souvent déchiré le cœur par mes folles confidences ; toi, qui espérais me cacher ton amour en protégeant le mien. Ah ! je méritais peut-être qu’elle se moquât de mes sentiments, de ma sottise à interpréter ses airs émus, ses mots contraints dont mon espérance faisait autant d’aveux. Mais toi, qui l’aimais sans oser te plaindre, toi, qui n’as pas un seul tort à te reprocher, devait-elle te préférer un homme qu’elle connaît à peine ?

— Je n’ai pas le droit de m’en offenser, dit Maurice cherchant à revenir de la surprise que lui causait le discours d’Albéric.

Et se flattant de pouvoir dissimuler encore avec lui, il ajouta :

— Madame de Lisieux n’a jamais pu supposer que j’eusse pour elle d’autre sentiment qu’une amitié respectueuse. Son rang, son extrême beauté, ses qualités brillantes la plaçaient si haut à mes yeux, que je ne pouvais m’abuser sur l’espoir de l’atteindre, et jamais je n’ai pensé…

— Ne t’efforce pas de me tromper plus longtemps, interrompit Albéric en prenant affectueusement la main de Maurice, je lis dans ton cœur ; j’y vois le même tourment que j’éprouve, sauf le mépris, la rage et toutes les affreuses pensées qui m’étouffent. Je crois qu’elle t’a joué comme moi, qu’elle a pris avec toi cette même attitude d’une femme qui s’efforce en vain de cacher le retour qu’elle accorde à l’amour qu’elle inspire ; enfin, je lui suppose autant de défauts abominables que je lui voyais de perfections.

— La colère t’égare ; ah ! garde-toi de la juger ainsi, elle est incapable d’un aussi vil manége. Je ne sais si je suis parvenu à lui dissimuler mieux qu’à toi ce qui se passait dans mon âme ; mais je te jure sur l’honneur qu’elle n’a jamais tenté d’arracher mon secret. Sa confiante affection, loin de flatter mon espérance, élevait entre nous une barrière insurmontable ; elle me faisait trop bien connaître son cœur pour qu’il me fût possible d’ignorer la modeste place que j’y occupais ; et ce qui me confond dans le parti qu’elle prend aujourd’hui, ce n’est ni son indifférence envers moi, ni le mystère qu’elle m’a fait de ce mariage, c’est qu’elle se soit déterminée aussi vite à renoncer à tes soins ; car, je l’avoue à ma honte, j’ai souffert bien souvent de l’idée qu’elle les recevait avec plus que de la reconnaissance.

— Tu le croyais aussi ! dit Albéric d’un ton où se peignaient la colère et la joie ; je n’étais donc pas si présomptueux quand je m’imaginais la voir partager mon trouble. Ah ! voilà son véritable crime : faire servir sa candeur, tous les charmes de son âme à exciter un amour délirant, et sacrifier sans pitié cet amour aux calculs de l’orgueil. Voilà ce que je n’aurais jamais soupçonné. Je la croyais trop distinguée pour tomber dans un tort si vulgaire. Mais puisqu’elle rentre dans l’ordre commun, traitons-là en conséquence. Je veux imiter ta raison, ton indulgence ; et puis, se venger d’une femme, ce serait égaler sa faiblesse… Quelle soit heureuse ! pourquoi la regretterais-je ? elle n’est celle que je rêvais… Mais pour ce prince Charmant, ce duc de L…, qui s’en empare avec tant d’autorité, je ne vois pas ce qui m’empêcherait de la lui faire acheter par quelques coups d’épée.

— Te battre contre celui qu’elle te préfère ! y penses-tu ? ce serait faire croire qu’elle t’appartient ; ce serait la perdre de réputation. Non, tu ne te rendras jamais coupable d’une action si infâme, j’en suis garant.

— Eh bien, je le mets, ce beau vainqueur, sous ta sauvegarde, reprit Albéric en s’efforçant de modérer le ressentiment qui le dominait ; car je sens que toi seul peux m’empêcher de leur faire justice à tous deux. Qu’ils rendent grâce à ta raison, à ta générosité.

— Hélas ! je n’ai tant de raison, dit Maurice, que par désespoir. Mais je ne me crois pas le droit d’insulter au bonheur que je ne puis obtenir. Au reste, dans la peine que j’éprouve aujourd’hui, il n’entre d’autre regret que celui de voir redescendre sur terre un être que j’avais divinisé ; je savais bien que cet ange ne s’abaisserait jamais jusqu’à moi, je me jugeais indigne de tant de perfections réunies ; mais je ne les croyais réservées qu’à un homme doué de toutes les qualités et les défauts les plus séduisants. Je voulais une meilleure excuse à sa faiblesse, qu’une telle condescendance à la vanité de sa famille ; et je sens qu’en voyant fuir le prestige qui me la faisait adorer, je perds la consolation de ma vie.

— Dis plutôt une illusion fatale qui fascinait tes yeux au point de ne jamais te laisser apercevoir la femme qui méritera un jour d’être aimée par toi, et rends grâce à l’événement qui t’éclaire ; car tu aurais passé ta vie dans la contemplation d’une idole insensible, et ce n’est pas là la destinée d’un homme tel que toi ; j’en connais une plus digne de mon ami, et si le ciel me seconde, j’espère avant peu…

— Cher Albéric, interrompit Maurice, ne t’occupe pas de mon bonheur. Il est devenu impossible… mais ton amitié me console ; garde-la-moi, ajouta-t-il en serrant la main d’Albéric ; laisse-moi tempérer, par ma triste raison, la fougue de ton caractère. C’est surtout dans cette circonstance où ton cœur et ton amour-propre sont également blessés que je voudrais exercer assez d’empire sur toi pour imposer silence à ton esprit. Tu reverras bientôt madame de Lisieux…

— La revoir ! jamais… Non… Pour qu’elle ignore tout le mépris qu’elle m’inspire, il faut que je ne la revoie de ma vie.

— Si : tu dois la revoir, et ce soir même. Oublies-tu que le bal de la princesse a lieu aujourd’hui, et que tu ne peux te dispenser d’y paraître sous le costume qu’on t’a imposé.

— Quoi ! tu veux que j’aille dans cette disposition d’esprit me mêler à leur mascarade ! Non, vraiment… Je vais écrire qu’un accident… une maladie… que sais-je ?… Enfin je n’irai pas…

— Tu ne peux t’en dispenser ; d’abord par égard pour la princesse, qui ne trouverait pas facilement à te faire remplacer : ensuite, parce que l’on ne manquerait pas de deviner le véritable motif qui t’éloignerait de la fête, et qu’il est fort inutile de donner cette petite joie à tes ennemis.

— Eh ! que m’importent leurs jugements et leurs méchancetés, maintenant que leur médisance ne peut plus me nuire auprès d’elle ?

— Mais la princesse t’accusera, et le duc de L… s’imaginera peut-être…

— Ah ! je voudrais bien qu’il s’imaginât m’inspirer quelque crainte, interrompit Albéric les yeux brillants de colère ; j’aurais grand plaisir à lui en faire perdre l’idée, et cette seule considération me détermine. Oui, j’irai à ce bal ; je m’amuserai de l’embarras que ma présence lui causera, car, j’en suis certain, elle sait le ressentiment que j’éprouve ; elle l’a voulu ; mais elle en redoute les effets, et je veux au moins jouir de sa terreur.

— Promets-moi de surmonter ce ressentiment, dit Maurice d’un ton où l’autorité se faisait sentir à travers une inflexion suppliante ; laisse-moi te guider dans cette circonstance où mon amitié peut te servir mieux que ne ferait ta colère. Je t’accompagnerai ce soir si tu consens à m’obéir.

— Eh bien, soit, tu dirigeras ma conduite, tu m’empêcheras de rien faire, de rien dire qui puisse trahir la rage qui me dévore ; je serai docile à tout ce que tu exigeras : c’est le moins que je doive à une amitié comme la tienne.

En finissant ces mots, Albéric laissa voir une émotion si vive que Maurice l’embrassa comme un frère ; et tous deux s’avouèrent au même instant qu’il n’était point de dépit, point de chagrin qui résistât à la douceur d’en parler avec son ami.