Le Moqueur amoureux/22

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 172-179).


XXII


Peu de jours après, Albéric reçut une invitation de madame de Voldec, qui lui ordonnait de se rendre à neuf heures précises chez elle, pour tenir la plume et assister aux graves délibérations qui devaient avoir lieu à propos de la grande mascarade. Avant de rien décider, les princesses avaient chargé la duchesse de G… et plusieurs autres dames attachées à leur maison, de leur présenter un projet avec les personnages, et les déguisements adaptés aux femmes et aux hommes auxquels ils conviendraient le mieux. Madame de Voldec étant indisposée, avait supplié la duchesse de G… de consentir à ce que ce travail important se fit chez elle ; car il devait être l’occasion de remarques malignes, de débats amusants, et madame de Voldec n’en voulait rien perdre. Ayant obtenu cette faveur, elle n’hésita point à proposer à l’assemblée délibérante d’avoir recours aux lumières de M. de Varèze sur un point si délicat, et ces dames le nommèrent tout d’une voix leur président.

Le comité se composait des intimes de madame de Voldec, et madame de Méran n’y avait été admise que pour mieux faire apercevoir que la duchesse de Lisieux n’en était pas. Albéric se fit attendre ; peut-être même aurait-il cédé à l’envie qu’il avait de se dispenser de ce travail périlleux, si la crainte qu’inspirait madame de Voldec aux plus braves ne l’avait déterminé à ne pas l’aigrir contre lui par un refus.

— Vous êtes bien aimable, dit madame de Voldec avec le ton du reproche en le voyant entrer ; vous savez que ces dames vous attendent, que l’on me défend de veiller, et vous venez après l’Opéra, comme si nous ne méritions pas le sacrifice d’une pirouette.

— Ah ! je vous les sacrifierai toutes de bon cœur, répondit Albéric, car je les déteste ; mademoiselle Taglioni elle-même ne peut me les faire tolérer.

— Il ne s’agit point de cela, mais bien de savoir comment seront distribués nos rôles ; les principaux le sont déjà. La princesse fait la jeune reine ; le duc de… fera le roi.

— Louis XIV ? demanda M. de Varèze d’un air étonné.

— Oui, reprit madame de Voldec, et trève de réflexions.

— Je n’en fais aucune, madame ; mais je puis demander à quelle époque la scène se passe ?

— C’est à l’époque de la fête qui eut lieu à Fontainebleau, pendant le règne de madame de La Vallière.

— Et qui chargera-t-on de représenter cette charmante personne ?

— Madame de Lisieux, dit la duchesse de D…, la princesse prétend qu’elle est la seule qui puisse donner l’idée de tout ce que madame de La Vallière avait de fraîcheur et de grâce.

— Cela est médiocrement flatteur pour les autres, dit madame de Voldec, et j’en connais plus d’une qui aurait le droit de s’en offenser, si l’on pouvait réclamer contre les arrêts de la cour ; mais puisqu’ils sont irrévocables, occupons-nous des nôtres. Qui condamnerons-nous au rôle de madame de Sévigné ? car il n’est pas facile, vous en conviendrez : on a beau se réduire à ne vouloir imiter que son visage, encore faut-il en trouver un qui s’y prête.

— Offrez ce rôle à la marquise de Norville, elle est belle, et je ne connais qu’elle d’assez bête pour l’accepter, dit Albéric.

— La duchesse de G… fera à merveille Henriette d’Angleterre, avec son teint, ses beaux cheveux et sa tournure élégante.

— Nous laisserons son mari recommencer son aïeul ; il est assez beau pour cela.

— Qui fera le chevalier de Grammont ?

— Vous.

— Moi ? répondit Albéric ; je m’en garderai bien. Vraiment, je serais également offensé des rapports et des différences que vous me trouveriez avec lui.

— On ne vous demande pas votre avis là-dessus, dit madame de S…, et vous serez ce qu’on voudra ; mais je crois vos destins fixés ; il me semble avoir entendu dire au château que vous seriez déguisé en duc de Lauzun.

— Soit ; j’aime mieux être ridicule par ordre que de mon chef. D’ailleurs, si on me destine une grande Mademoiselle, belle, spirituelle et passionnée, je braverai ma disgrâce.

— Et puis vous aurez toujours la ressource de rendre le roi jaloux ; n’est-ce pas ? dit en riant madame de Voldec, c’est un des priviléges du costume ; et s’il faut en croire certaines chroniques, madame de La Vallière ne fut pas insensible aux soins de cet aimable…

— Pure calomnie, madame, interrompit Albéric ; laissez-nous croire au moins à la constance d’une femme qui a tant sacrifié à un seul amour. Que faudrait-il donc penser des autres ?

Ces mots furent dits d’un ton sérieux et d’un air qui prouvaient assez que M. de Varèze ne supporterait aucune plaisanterie sur le compte de madame de Lisieux. Et l’on passa à la distribution des autres personnages. Madame de Méran en tenait la liste ; elle se mit à en lire les noms à haute voix :

— Madame de La Fayette.

— Hélas ! dit le maréchal de Lovano, nous n’aurions pas été embarrassés de la trouver il y a deux ans. Mais aujourd’hui je ne vois que la comtesse de Ch… qui puisse remplir ce rôle. Elle fait, dit-on, des nouvelles charmantes, qu’elle a seulement le tort de ne pas publier.

— Le duc de La Rochefoucault.

— C’est cela, un auteur, un penseur. Vous avez le duc de L…, dit M. de Varèze.

— Mesdames de Grancey.

— Celles qu’on appelait les Anges. La marquise Victor de C… et sa jeune sœur donneront une idée parfaite.

— Hortense de Mancini.

— Cela conviendrait assez à la duchesse de C…

— Est-ce que vous lui trouvez un air abandonné ? demanda Albéric.

— Non ; mais elle est belle, et de ces beautés que l’on quitte toujours, répondit madame de Voldec.

— Le grand Condé.

— Soyez tranquilles, nous ne manquerons pas de généraux braves et de mauvaise humeur pour bien faire ce rôle.

— Madame de Coulanges.

— Celle dont l’esprit était une dignité à la cour ? Ce rôle va de droit à madame de Cast…

— Le marquis de Sévigné.

— De l’esprit, un charmant visage, des cheveux blonds et des dettes ! j’ai ce qu’il vous faut ; le comte Ch. de M…

— Madame de Grignan.

— Je vous propose la duchesse de R….

— Y pensez-vous ? dit madame de Voldec ; sa taille est admirable, et elle danse à merveille ; mais elle a les cheveux noirs.

— Qu’importe ? elle a une tournure si noble, elle saura si bien se mettre, et puis elle aimait tant sa mère, et sa mère avait tant d’esprit !

— Allons, elle aura l’emploi, dit Albéric, par droit de succession.

— Et Molière, car c’est une entrée de ballet de sa façon qu’on veut représenter, et il faut absolument qu’il y préside.

— Eh bien, cela vous embarrasse ? N’avez-vous pas l’auteur de Valérie ?

— Scribe ?

— Sans doute ; proportion gardée, il ne sera pas plus mal que chacun de nous, ajouta Albéric ; et puis en le mettant à portée de voir nos ridicules de près, il les peindra mieux. Je suis jaloux de la préférence que, dans ses tableaux si vrais, il accorde aux avoués, aux agents de change et à tous les travers de la bonne bourgeoisie. Il me semble que nous pourrions bien lui fournir d’aussi piquants modèles ; voyez, Molière n’était pas si dédaigneux à notre égard.

— C’est parce qu’il a exploité tous les ridicules de cour, qu’il n’y a plus rien à en dire, répondit le maréchal.

— Je ne saurais être de cet avis, reprit M. de Varèze. La mine est inépuisable ; et l’on ne peut nier que si les Dorantes et les Philintes ont changé de costume, ils sont remplacés par des gens qui les valent bien. Croyez-vous que nos vieux entêtés et nos jeunes politiques, nos Vadius classiques et nos Trissotins romantiques ne soient pas tout aussi risibles ? Ah ! qu’on nous donne un Molière, et je m’engage à lui fournir plus de ridicules qu’il n’en a déjà immortalisés.

— J’espère qu’il commencerait par…

— Moi, n’est-ce pas ? interrompit Albéric. Comment donc ! je voudrais bien être assez divertissant pour cela. Mais je me rends justice ; il ne faut pas être dans le secret de ses défauts pour en amuser les autres. Je n’ai pas l’aveuglement convenable ; et puis je rirais de si bon cœur de ses leçons, que je cesserais bientôt de les mériter.

Alors on se mit à passer en revue les gens qui pourraient inspirer un second Molière. Les Célimènes de la nouvelle école, au ton brusque, au regard audacieux ; les Arsinoés, à l’air dédaigneux et pédant ; et cette foule d’ingénues de trente ans, que dix années de mariage et deux ou trois enfants n’ont pas encore déterminées à abandonner les chuchotements, la ricanerie, enfin toutes les manières des petites pensionnaires. Les galants de l’ancien régime, au parler doux, au sourire fin ; les élégants de l’empire, à l’air fier, aux attitudes belliqueuses, à cette galanterie impérieuse qui n’avait pas de temps à perdre ; les magistrats coquets, au regard mélancolique, aux soupirs ambitieux ; aucun genre de comique ne fut oublié, et dans ce tableau général, dont la médisance fournissait les couleurs, chaque coup de pinceau de M. de Varèze emportait les suffrages.

Mais ce triomphe insultait à trop d’amours-propres pour ne pas animer la vengeance. Chacune des personnes qui avaient secondé de toute leur malice la gaieté moqueuse d’Albéric, retint et répéta ses mots piquants, les sobriquets dont il avait affublé plusieurs grands personnages ; et pour son malheur, dès le lendemain la plupart de ses portraits critiques parvinrent jusqu’à ceux qui en étaient les modèles.