Le Moqueur amoureux/25

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 197-201).


XXV


Mathilde passa le reste de la journée dans l’agitation ou l’accablement, écoutant avec avidité tout ce qu’on venait lui raconter sur M. de Varèze, s’étudiant à paraître indifférente au récit qu’on lui faisait de sa querelle avec le duc de L…, et aux traits piquants qui avaient révolté tant de monde contre lui ; puis retombant ensuite dans la douleur de s’avouer qu’elle aimait un homme si coupable.

À tant de sentiments pénibles se mêlait une crainte nouvelle. Sa tante venait de lui révéler son impuissance à cacher sa faiblesse ; on la connaissait, elle allait devenir le sujet de toutes les conversations. Comment se soustraire aux soupçons, aux conjectures que la conduite d’Albéric faisait naître ? Comment rester neutre dans une affaire qui l’intéressait particulièrement ? Blâmer M. de Varèze lui paraissait une lâcheté quand il était si vivement atteint par une disgrâce éclatante ; le défendre lui semblait une imprudence qui confirmerait tous les soupçons. Dans cet embarras, Mathilde préféra éviter les regards curieux, que de s’appliquer à les tromper. Elle s’enferma chez elle, en prétextant une indisposition légère.

La nuit vint ajouter encore à tout ce qu’elle souffrait. Les tristes visions qui accompagnent l’inquiétude, un vague pressentiment, l’avertissaient des malheurs attachés à un amour qui était blâmé, même avant d’être connu. Elle sentait que cette faiblesse allait lui coûter ses amis, sa considération peut-être, sans lui assurer le bonheur d’être aimée, tant la légèreté d’Albéric lui inspirait de défiance. Elle était accablée sous le poids de tant de craintes diverses, lorsque mademoiselle Rosalie entra chez elle et lui remit une lettre, Mathilde l’ouvrit en tremblant, car l’empreinte du cachet portait les armes du comte de Varèze. Dans l’excès de son émotion, et craignant de la laisser voir, elle attendit que mademoiselle Rosalie sortît de sa chambre pour lire ce qui suit :

« Je ne vous apprends rien, madame, en vous disant que ma vie était à vous ; qu’il vous appartenait d’en faire un enchantement ou un supplice. Vous le savez, et pourtant nul aveu, nul serment n’est sorti de ma bouche. Mais un tel empire ne peut être ignoré de celle qui l’exerce ; vous l’auriez reconnu à tous mes efforts pour dompter le caractère qui vous déplaît, si l’espoir de vous intéresser un jour, ou la crainte de n’y jamais parvenir, n’avaient trahi mille fois ma pensée. Cet amour que vous dédaignez, madame, je l’avoue à ma honte, je me suis flatté un instant qu’il avait touché votre cœur ; et croyez-moi, aucun sentiment de vanité n’entrait dans cette espérance. Elle m’enivrait sans m’aveugler. Je sentais mon infériorité ; tout ce qui vous entourait me semblait plus digne que moi de cette préférence ; mais je sentais aussi qu’elle pouvait m’élever au niveau des hommes les plus distingués de notre siècle, car il n’est point de vertus, point d’actions héroïques dont votre amour ne m’eût rendu capable.

« Ne vous offensez point, madame, de cette illusion présomptueuse qui me coûte tant de regrets ; j’en suis assez puni par la profonde humiliation qu’elle vient de m’attirer. L’idée de renoncer à vous pour toujours, de vous voir appartenir à un autre, enfin la rage de mourir sans pouvoir me venger du malheur qui me tue, ont égaré ma raison au point de me porter à insulter l’homme que vous devez épouser. Une démence si coupable méritait un châtiment sévère ; je l’ai subi. Il n’est pas en mon pouvoir, madame, de vous peindre ce qu’un semblable sacrifice peut coûter à un homme d’honneur. Mais le soin de votre réputation l’exigeait, et je n’ai pas hésité à me soumettre à l’intérêt de la personne que j’honore le plus au monde. Maurice vous dira que ce dévouement mérite au moins votre pitié. Ne me la refusez point, madame ; accordez-moi, pour prix de tant d’amour, de ne pas croire aux calomnies que nos braves courtisans répandent déjà sur mon compte. J’aurais dû m’indigner de leur bassesse ; j’en ai ri, voilà mon seul tort envers eux. Ils s’en vengent en me noircissant aux yeux des princes, et en m’éloignant de la cour ; je leur pardonne ; mais s’ils parvenaient à m’enlever votre estime, ah ! Mathilde, je mourrais au désespoir.

« Je n’ose réclamer un mot de cette pitié que j’implore ; et pourtant il serait l’unique consolation d’un exil éternel. »

Comment retracer les sensations de douleur et de joie qu’éprouva madame de Lisieux après avoir lu et relu cette lettre ? Enfin l’amour d’Albéric lui était dévoilé, il pouvait y faire les plus grands sacrifices ; car en était-il un plus cruel pour un homme de son caractère que de convenir de ses torts envers le rival dont il brûlait de se venger ? et Mathilde devenait l’arbitre de ce bonheur qu’il voulait immoler pour elle. Que de ravissements dans cette pensée : « Il est malheureux, et je puis d’un mot changer sa destinée ! » Mais cette douce réflexion était empoisonnée par l’idée des nombreux obstacles qu’il fallait vaincre avant d’arriver à consoler Albéric de tous les maux qui le frappaient en ce moment.

Il fallait avant tout l’empêcher de partir, et obtenir de sa docilité le temps convenable pour amener madame d’Ostange à voir sa nièce braver l’opinion, en se consacrant à un homme dont chacun se croyait en droit de blâmer la conduite. Quant au mécontentement du reste de sa famille, Mathilde pensait qu’elle pourrait facilement en éviter les effets en vivant loin de Paris, et cette considération l’arrêtait bien moins que la crainte d’affliger sa tante.

Cependant elle est aimée, la joie qu’elle en ressent lui prouve à quel point cet amour lui est cher, et elle n’hésite plus à laisser lire Albéric dans son âme. Elle va lui écrire tout ce que son cœur lui cachait avec tant de peine ; elle va lui ordonner de rester, pour se voir bientôt justifié des torts dont on l’accuse, par le bonheur qui les attend tous deux. Mais lorsqu’elle se livre avec délices au plaisir de rassurer celui qu’elle aime, on vient lui demander si elle consent à recevoir le colonel Andermont. Surprise de le voir venir de si bonne heure, elle pense qu’il a quelque chose d’important à lui apprendre, et elle dit de le laisser entrer.