Le Moqueur amoureux/26

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 201-207).


XXVI


À peine a-t-elle jeté les yeux sur Maurice, que la plus vive inquiétude s’empare de son esprit.

— Que lui est-il arrivé ? s’écria-t-elle. Oh ! ciel !… je devine… il est parti !…

Et Mathilde retomba sur son siége, ne pouvant plus se soutenir.

— Oui, madame il est parti.

Maurice prononça ces mots d’un ton qui semblait accuser Mathilde.

— Il est parti au désespoir, et je n’ai pu l’accompagner… J’ai vainement supplié le maréchal de me le permettre ; je ne lui demandais que peu de jours, le temps de me rendre a Marseille ; il a été inflexible, et le devoir…

— À Marseille ! répéta Mathilde ; qu’y va-t-il faire ?

— S’embarquer.

— Ah ! malheureuse ! s’écria Mathilde ; et elle se cacha le visage sous le mouchoir qui essuyait ses pleurs.

— Il sait qu’un bâtiment va mettre à la voile pour rejoindre notre armée en Morée, il va offrir ses services au général qui le commande, dans l’espoir de se faire tuer honorablement.

En disant ces mots, la voix de Maurice semblait étouffée sous le poids de regrets déchirants.

— Et vous, dit Mathilde, vous son unique ami, vous ne l’avez pas détourné de cette funeste résolution ?

— Je l’ai tenté en vain… mon crédit sur lui était épuisé par l’effort que j’avais obtenu de sa raison, ou plutôt de son amour, en l’obligeant à ne point se battre avec le duc de L… Ah ! madame, si comme moi vous l’aviez vu, pâle de fureur, comprimer tous les sentiments les plus vifs de son âme, faire taire la voix de ce courage dont il à déjà donné tant de preuves, demander enfin à son rival l’oubli des propos offensants qu’il lui avait adressés, vous sauriez que je ne pouvais plus rien réclamer de son amitié.

— Quoi ! lui, consentir à une semblable démarche !…

— Le soin de votre réputation l’ordonnait, madame, et peut-être de votre bonheur ; car on sait tout ce qu’on doit redouter de l’adresse et de la bravoure d’Albéric. Je connais son âme, le plaisir d’une juste vengeance ne l’aurait point Console de vous avoir livrée à d’éternels regrets ; et quand je lui ai fait sentir tout ce que le duc de L… était pour vous…

— Et vous aussi, vous m’accablez ! interrompit Mathilde en versant un torrent de larmes ; vous me croyez capable d’épouser le duc de L… quand mon cœur est tout entier à un autre ? Et pourtant vous seul aviez pénétré mon secret ; j’en ai eu cent fois la preuve dans votre empressement à me rassurer sur lui, à détruire les préventions dont ses ennemis m’entouraient. Oui, vous saviez avant moi à quel point je l’aime.

Ici, Maurice sentit son sang se glacer, comme si ce mot je l’aime avait été son arrêt suprême. Cependant ce mot cruel ne lui apprenait rien ; mais la cloche qui sonne le moment du convoi, bien qu’elle n’apprenne pas la mort, n’en est pas moins funèbre.

— Vous l’aimez ! répéta Maurice en levant les yeux au ciel ; vous l’aimez ! et vous permettez qu’il se livre à toutes les folies que le désespoir inspire ; vous excitez sa jalousie par le bruit de votre prochain mariage. C’est de votre famille même qu’il apprend l’union qui le sépare à jamais de vous. Lorsqu’un seul mot pouvait calmer sa raison, le rendre à la vie, vous cédez au pouvoir de ses ennemis, vous semblez partager leur animosité en l’éloignant de vous, en lui ôtant les moyens de se justifier ; et pour achever de le perdre, vous le laissez s’exiler pour toujours…

— Non, dit Mathilde avec toute l’exaltation d’un cœur dévoué, il ne s’exilera point. Je le rendrai à son ami, à sa patrie ; dites-moi la route qu’il a prise, en combien de temps on peut le rejoindre ; et s’il m’aime encore, nous le reverrons bientôt.

— Ah ! madame, s’écria Maurice en s’emparant de la main de Mathilde, que je vous remercie de me rendre au culte de ce que j’adorais en vous. Oui, une âme si noble ne pouvait être insensible à l’amour. Vous deviez ressentir une partie de ce feu dont vous animez tout ce qui vous approche. Vous deviez comprendre ce charme invincible, ce courage de se dévouer au bonheur de l’être qu’on aime, et d’accomplir ce bonheur au prix de ce qu’on a de plus cher au monde. Pourquoi Albéric n’est-il pas là pour recueillir ces précieuses larmes ? Pourquoi n’a-t-il pas cédé à ma prière ? Comment n’a-t-il pas deviné à tout ce que j’éprouvais, qu’il était aimé ?

Pendant que Maurice parlait ainsi, Mathilde retirait doucement sa main pour ajouter quelques mots à la lettre qu’elle avait commencée avant qu’il n’arrivât ; tous deux convinrent d’expédier sur l’heure un courrier qui porterait cette lettre à M. de Varèze ; mais le colonel ignorait laquelle il avait suivie des deux routes qui mènent à Lyon ; et malgré l’intelligence de celui de ses gens que choisit madame de Lisieux pour remplir le message, on lui recommanda d’aller droit à Marseille pour être plus certain de ne pas manquer M. de Varèze.

Les partis décisifs, de quelque nature qu’ils soient, ont ordinairement l’avantage de remettre du calme dans l’esprit, et d’enhardir le cœur à supporter les peines qui en doivent résulter. Après le départ du courrier qui portait à Albéric l’assurance d’un amour qui triomphait de tant de considérations impérieuses, Mathilde sentit qu’elle ne s’appartenait plus ; et sans se demander si la démarche qu’elle venait de faire servirait à son bonheur, ou la livrerait au blâme et à d’éternelles inquiétudes, elle ne pensa plus qu’aux devoirs prescrits par cette démarche. Le plus difficile à remplir était bien certainement d’imposer silence à tous les gens qui se permettraient de médire devant elle de la conduite de M. de Varèze ; mais elle espérait échapper à cette difficulté en n’allant point dans le monde, et en ne recevant chez elle que le colonel Andermont. Lorsqu’elle lui fit part de ce projet, il le condamna, comme devant animer encore plus la malveillance des parents de Mathilde contre Albéric.

— Il serait si malheureux, ajouta Maurice, s’il était la cause d’une rupture avec votre famille, qu’il faut tout tenter pour éviter de sacrifier le bonheur de votre tante à celui d’Albéric.

En conséquence de ces sages conseils, madame de Lisieux cessa de défendre sa porte, et s’engagea même avec Maurice à dissimuler assez bien pour que personne ne pût deviner ce qui se passait entre Maurice et elle.

— Si vous les avertissez, disait-il, que vous aurez le courage d’être heureuse en dépit de leur volonté, ils s’armeront de toute leur ruse pour s’opposer à l’accomplissement de votre projet. Ayez la force de cacher votre inquiétude, et l’héroïsme bien plus difficile de ne pas laisser voir votre bonheur en pensant à celui qui attend Albéric. C’est le plus sûr moyen de vous le faire pardonner.

Mathilde répondit par tous les témoignages d’une amitié reconnaissante à ces avis dictés par un désintéressement sans exemple. Elle fit promettre à Maurice de la soutenir de sa présence et de sa raison contre les assauts que la curiosité malveillante allait lui livrer pendant le temps qui s’écoulerait avant le retour d’Albéric, car elle ne doutait pas que sa lettre ne le ramenât plus promptement encore qu’il n’était parti ; et elle sentait qu’alors elle trouverait, dans la joie de le revoir, la force de dédaigner l’opposition maligne qu’elle n’osait braver en ce moment.

Maurice était convenu d’apposter quelqu’un chez Albéric qui viendrait l’avertir de son retour, pour qu’il en instruisît aussitôt madame de Lisieux. Un billet contenant ce peu de mots. Il est arrivé, devait être remis à Mathilde, n’importe où elle se trouverait ; et l’on peut se figurer l’émotion qui l’agitait chaque fois qu’on lui apportait les lettres les plus indifférentes.

Une préoccupation si vive ne pouvait échapper à l’observation des amis de madame de Lisieux. Ils croyaient bien deviner la cause de la tristesse qui se peignait souvent sur son front ; mais ils ne comprenaient rien aux éclairs de joie qui brillaient tout à coup dans ses yeux, et à ce charmant sourire qu’aucun mot plaisant ne faisait naître, et qui semblait trahir une douce espérance. La seule chose qui leur fût clairement démontrée, c’est que le nom de M. de Varèze faisait rougir ou pâlir Mathilde : aussi s’amusaient-ils à en faire une continuelle épreuve.