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Le Moqueur amoureux/5

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 36-45).


V


Maurice savait positivement que, malgré ses cinquante-cinq ans, le maréchal avait pour madame de Lisieux une amitié passionnée que beaucoup de gens prenaient pour de l’amour. Trop spirituel, trop modeste pour espérer de lui plaire, il se contentait de la voir aussi souvent que ses accès de goutte pouvaient le lui permettre. Il aspirait, lui disait-il, à la place de confident, sachant bien qu’il n’en méritait plus d’autre ; mais tout en paraissant résigné au plus petit rôle, il avait grand soin d’observer si personne ne s’emparait du premier, et il ne savait pas lui-même ce qu’il éprouverait s’il venait un jour à faire cette découverte.

Mathilde, née d’une de ces grandes familles de France qui ont accepté du service à la cour de Napoléon, avait été élevée dans l’idée d’épouser le jeune Alfred de Lisieux, qui dès l’âge de seize ans avait conçu pour elle l’amour le plus dévoué. Le duc de Lisieux, son père, opposé d’opinion à la mère de Mathilde, ne désirait point ce mariage ; et lorsque son fils arriva à sa majorité, la crainte de le voir prendre un parti violent avait engagé le duc à faire faire un voyage à Alfred : il espérait que les beautés de l’Italie, et la rencontre de tant de personnes distinguées qui la visitent, le distrairaient de sa passion pour Mathilde.

Alfred avait cédé à la volonté de son père, mais à la condition de voir ses désirs comblés, s’il revenait de son exil dans les mêmes sentiments pour Mathilde.

Il était parti plein d’espérance, certain d’être aimé d’elle, et ne doutant pas d’obtenir à son retour ce qu’il désirait de la tendresse de son père. Mais arrivé à Naples, il se proposait de passer en Sicile, lorsqu’une imprudence lui coûta la vie. Il dessinait parfaitement, et la mère de Mathilde, en interdisant toute correspondance entre lui et sa fille, n’avait pas poussé la rigueur jusqu’à l’empêcher de lui envoyer les dessins qu’il faisait des sites les plus intéressants ; et l’impatience d’achever celui qu’il avait commencé près du golfe de Baïa lui avait fait oublier le danger de rester trop tard dans cet élysée célébré par Virgile, où l’on respire la mort dans un air embaumé : le tremblement qui suit la fièvre l’avertit cependant de la nécessité de revenir à Naples, où il espérait que le changement d’air le guérirait. Mais il n’était plus temps ; et la fièvre étant devenue inflammatoire, Alfred avait succombé le troisième jour de cette terrible maladie, malgré tous les secours de l’art.

Ainsi Mathilde débuta dans la vie par la perte de ce qu’elle aimait le plus au monde. Sa douleur était légitime ; elle ne la cacha point. Le désespoir du duc de Lisieux pouvait seul lui être comparé ; il s’y joignait de plus les reproches qu’il se faisait d’avoir contraint son fils à la quitter pour aller trouver la mort en Italie. Dans l’excès de sa peine, il écrivit à Mathilde qu’il ne pouvait espérer de consolation qu’en pleurant avec elle sur leur commun malheur ; elle obtint de sa mère de le recevoir, et pendant la longue maladie qui la mit aux portes du tombeau, le duc de Lisieux lui prodigua de si tendres soins, qu’elle s’efforça de vivre pour les reconnaître ; sa présence lui était devenue nécessaire, sa conversation seule la captivait, car il parlait sans cesse d’Alfred ; et convaincue que son cœur, voué à d’éternels regrets, serait inaccessible à un autre amour, elle résolut de se consacrer tout entière au père de celui qui devait être son époux. Les représentations de sa famille, les plaisanteries des gens du monde, qui regardaient un mariage entre un vieillard et une jeune personne comme un prétexte choisi d’avance pour se livrer plus commodément à tous les plaisirs de la coquetterie ; les avis de sa mère elle-même ne parvinrent point à la détourner de la résolution d’épouser le duc de Lisieux.

Sa conduite avec lui, pendant les trois années qu’il survécut à son fils, loin de confirmer les conjectures de la malveillance, avaient suffi pour mériter à Mathilde l’estime générale, et personne ne douta de la sincérité des pleurs qu’elle donna à sa mort.

Cependant son âge faisait présumer qu’elle ferait un autre choix, et depuis un an qu’elle était revenue à la cour, après avoir passé dans la retraite le temps consacré au deuil de son mari et à celui de sa mère, on voyait près d’elle une foule de prétendants dont aucun n’avait obtenu jusqu’alors la moindre préférence.

Le maréchal de Lovano, que tant de raisons semblaient exclure de ce nombre, était le seul qui reçût des preuves d’une bienveillance marquée, et M. de Varèze, en plaisantant sur le goût de la duchesse de Lisieux pour les sentiments graves, avait prédit à Maurice qu’elle épouserait le maréchal par suite de son système sur la manière de rester fidèle à un premier amour.

Maurice ne croyait point à cette prédiction, et pourtant le trouble que l’arrivée du maréchal venait de causer à Mathilde lui parut cacher quelque mystère ; il l’aurait facilement éclairci en écoutant ce que ce dernier dit de la présence d’Albéric, et les observations malignes qu’il fit à la duchesse sur sa complaisance à recevoir les gens dont elle blâmait si hautement les défauts ; mais s’étant vu forcé de lui céder sa place auprès de madame de Lisieux, Maurice venait de se rapprocher d’Albéric, et tous deux, les yeux fixés sur elle, cherchaient vainement à deviner ce qui la faisait rougir et sourire à la fois.

Si Mathilde avait prévu la visite du maréchal, elle ne se serait point exposée aux remarques embarrassantes que lui fournissait la présence de M. de Varèze ; mais ce fut bien pis lorsque madame de Méran vint y joindre les siennes.

— Ah ! voilà donc pourquoi, dit-elle en entrant, nous ne vous avons point vue ? Vraiment, j’étais bien bonne de m’inquiéter de cette migraine qui nous a privés du plaisir de vous avoir à dîner ! Je la croyais si douloureuse que, pour en savoir plus tôt des nouvelles, j’ai quitté le ballet à moitié ; ces messieurs peuvent l’attester, ajouta-t-elle en montrant son mari et M. de Sétival.

Mathilde s’excusa en répondant qu’une affaire importante l’avait obligée à rester chez elle.

— J’en suis témoin, dit le colonel.

— Et peut-être complice, reprit madame de Méran ; mais je vous pardonne d’avoir préféré ce qui vous amusait davantage : moi, je n’en fais pas autrement ; au reste, je suis charmée de vous voir tous rassemblés, ajouta-t-elle en se tournant vers M. de Varèze ; vous allez m’expliquer les caquets dont j’ai été étourdie pendant tout l’opéra. Vous me paraissez les meilleurs amis du monde, et l’on vient de m’affirmer qu’Isidore et M. de Varèze se battaient demain matin ; que M. de Marigny avait provoqué l’affaire, et que tout cela remontait à cette petite sotte de Léontine : qu’en faut-il croire ?

— Rien, madame, répondit négligemment le comte de Varèze.

— Rien ! c’est trop peu, reprit la vicomtesse, il y a toujours quelque chose de vrai dans le faux qu’on débite.

— Le vrai, dit Isidore, c’est que M. de Marigny m’a flatté un moment de l’honneur de lui disputer Léontine en champ clos, et qu’il a changé d’avis en faveur d’un rival probablement plus heureux que moi.

— Et ce rival, quel est-il ?

— Je l’ignore ; on m’en a fait un secret, sans cela j’aurais été lui demander raison de la faveur qu’il m’enlève.

— Eh bien, je parie l’avoir deviné, reprit madame de Méran, mais je ne veux le nommer qu’à Mathilde.

— Je ne pense pas que cela soit d’aucun intérêt pour madame, dit en se levant M. de Varèze, et vous feriez mieux de nous apprendre le sort du ballet nouveau.

— Cela ne pouvait manquer de se terminer ainsi, ajouta la vicomtesse après avoir dit quelques mots à l’oreille de sa cousine.

— J’espère que vous vous trompez, répondit Mathilde ; et ce vœu fut accompagné d’un triste regard qui vint pénétrer le cœur d’Albéric d’une joie inconnue. Dès lors son esprit retrouvant sa vivacité ordinaire, il soutint et changea la conversation à son gré, et prouva qu’il pouvait amuser sans médire. Mais madame de Méran qui ne l’avait jamais vu si charitable s’en étonna tout haut ; puis, s’interrompant tout à coup :

— Ah ! je comprends, dit-elle, c’est une suite du plan formé chez madame de Cérolle ; fort bien !

Puis se tournant vers Albéric, elle ajouta :

— Vraiment, avec un talent semblable, je ne conçois pas comment vous avez préféré la guerre à la diplomatie ; vous auriez fait merveille. Mais avant de vous applaudir, il faut voir comment vous soutiendrez l’entreprise ; je pourrais doubler votre gloire, en vous créant quelques obstacles de plus à vaincre ; mais tant que votre manége m’amusera, je le laisserai durer, et vous pouvez compter sur ma discrétion.

Une question politique, qui s’éleva en ce moment entre le maréchal et M. de Sétival, empêcha Mathilde d’entendre la réponse que fit Albéric à la vicomtesse ; il s’agissait d’un projet de loi qui intéressait particulièrement toutes les personnes présentes, et chacune donna son avis. Il s’ensuivit une discussion dans laquelle M. de Lormier prouva, en termes excellents, que les lois propres à maintenir l’ordre dans de petits États n’étaient point applicables à une grande nation ; qu’on ne pouvait arrêter la marche des idées ; qu’il fallait attendre qu’un peuple fût mûr pour la liberté, avant de lui donner des lois républicaines ; que la religion était le soutien des gouvernements, et le fanatisme leur perte ; et une foule de vérités de ce genre, qui étaient comme un point de réunion où chacun venait se reposer dans la fatigue des débats. Madame de Méran était celle qui s’amusait le plus du soin que prenait Albéric d’encourager les sentences de M. de Lormier par ses approbations réitérées.

— C’est fort juste, disait-il à chaque phrase de l’orateur ; bien observé, incontestable.

Et M. de Lormier, ravi d’être aussi bien écouté, redoublait de zèle à répéter ce qu’il avait lu, entendu et dit depuis qu’il était au monde.

Cette espèce de proverbe se serait prolongé à la satisfaction générale, si la bonté de madame de Lisieux n’avait cru devoir y mettre un terme, en faisant préparer le whist de madame d’Ostange.

— Ah ! mon Dieu ! dit alors à voix basse M. de Varèze à la duchesse, j’ai bien peur que cet ordre, donné pour nous faire taire, ne soit aussi un signal de départ ; le temps reçu pour une visite est déjà dépassé, et je ne sais plus comment faire pour rester sans vous paraître indiscret.

— Mais vous avez à me parler, m’a-t-on dit ; et comme je suis obligée de faire la partie de ma tante, je vous engage à attendre qu’elle soit finie, si cela ne contrarie pas vos projets.

— Avouez, madame, que je puis me dispenser de répondre ?

L’accent d’Albéric, en prononçant ces mots, jeta Mathilde dans un embarras qu’elle espéra dissimuler en appelant auprès d’elle Maurice, pour lui faire part de l’invitation qu’elle adressait à M. de Varèze, et lui demander s’il voulait lui tenir compagnie à souper.

— Je crains, dit-elle, que le même motif qui m’a fait oublier mon dîner n’ait aussi dérangé le vôtre, et je pense vous devoir cette réparation. Nous retiendrons aussi ma cousine ; sa gaieté nous sera d’un grand secours, car vous aussi, ajouta-t-elle en regardant Maurice, vous avez un fonds de tristesse qui se voit à travers votre sourire.

En effet, le colonel paraissait accablé sous le poids de réflexions pénibles, mais l’observation qu’en fit la duchesse lui rendit le courage de les surmonter : il céda de bonne grâce à la prière de madame de Méran, qui l’engageait à chanter avec elle ; plusieurs personnes passèrent alors dans le salon de musique, tandis que madame d’Ostange, le maréchal, la duchesse et M. de Lormier s’établirent à la table de whist. Alors M. de Varèze, sacrifiant le plaisir d’entendre la jolie voix de madame de Méran, vint s’asseoir auprès de Mathilde sous prétexte de prendre une leçon de ce jeu qu’il jouait beaucoup mieux qu’elle.