Le Moqueur amoureux/4

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 28-36).


IV


Il était déjà plus de six heures, et la duchesse de Lisieux n’avait aucune nouvelle de M. Andermont. Il n’aura point trouvé M. de Marigny, pensa-t-elle, et s’il ne peut le voir avant demain matin, une fois au rendez-vous, l’explication deviendra plus difficile : Isidore, enchanté de faire parler de lui, ne voudra entendre à rien, et l’on m’accusera de n’avoir pas mis assez de zèle à prévenir ce malheur. Tourmentée par ces réflexions, madame de Lisieux avait non-seulement renoncé à accepter le dîner de madame de Méran chez qui elle était attendue, mais elle avait fait desservir le sien, ne pouvant se décider à se mettre à table avant d’être rassurée sur ce qui l’inquiétait.

Enfin, on lui annonce le colonel Andermont ; il lit dans les yeux de Mathilde l’impatience qu’elle éprouve, et sans attendre ses questions :

— Tout est arrangé selon vos vœux, madame, dit-il, M. de Marigny sera satisfait sans que M. d’Erneville soit obligé de se battre. Je les quitte à l’instant tous deux. Ma parole a suffi pour convaincre M. de Marigny de la vérité ; mais il ne pouvait pas rester longtemps dans l’erreur, Albéric venait d’apprendre les droits qu’il avait à sa colère, et il ne pouvait tarder à les revendiquer.

— Quoi ! M. de Varèze est convenu… que ses mauvaises plaisanteries…

— Passaient dans le monde pour être la cause ou le prétexte de la disgrâce de M. de Marigny. Oui, madame, et cette histoire singulière lui a fourni le sujet d’une lettre fort plaisante qu’il vient d’adresser à M. de Marigny.

— Et cette lettre est sans doute un chef-d’œuvre d’ironie.

— Non pas précisément ; mais il est difficile de s’accuser plus gaiement d’un tort incorrigible, et d’en réclamer la punition avec meilleure grâce.

— Et que résultera-t-il de toutes ces choses si spirituelles ? dit la duchesse avec dédain.

— Qu’il remplacera demain M. d’Erneville.

— Comment, M. de Varèze se battra !…

— Que voulez-vous, madame, il fallait bien contenter M. de Marigny, et ce soin lui appartenait plus qu’à tout autre. Par grâce, oubliez que vous êtes instruite de cette affaire, car Albéric m’en voudrait avec raison d’en avoir parlé ; mais j’ai pensé qu’ayant à solliciter une faveur pour lui, je l’obtiendrais plus facilement en vous faisant connaître ce qui l’attend.

— En quoi puis-je obliger M. de Varèze, je vous prie ? Ses intérêts me sont étrangers, et j’ai trop peu de crédit…

— Il ne m’a point dit ce qu’il espérait de votre extrême bonté, madame ; voici ses propres paroles :

» Puisque tu es assez heureux pour voir tout à l’heure madame la duchesse de Lisieux, tu devrais bien m’obtenir d’elle la permission de lui faire ma cour un instant ce soir. On ne sait pas ce qui peut arriver, et je voudrais lui dire quelques mots avant… »

» Alors, sans le laisser continuer, ajouta Maurice, je lui ai promis de vous adresser sa prière et d’y joindre la mienne.

— C’était m’ôter tout moyen de refus. Comment vous désobliger après avoir tant accepté de votre aimable zèle ? Cependant que pensera-t-on si l’on voit M. de Varèze chez moi après le trouble qu’il vient de jeter chez mes amis, et même dans ma famille, car sans vous mon neveu allait en être victime ?

— On devinera ce qui est, madame ; n’étiez-vous pas décidée à employer tous les moyens d’empêcher cette affaire ? Eh bien, le plus sûr était d’instruire Albéric de la méprise dont il était la cause. Cela suffit pour expliquer sa présence chez vous.

— Je n’examinerai pas si cette raison est bonne, j’aurais trop peur de découvrir le contraire, dit Mathilde ; car, je vous l’avouerai, ma faiblesse est telle que vous la supposiez, je ne refuserai jamais d’entendre une personne qui voudra me parler avant de risquer sa vie, fût-ce mon plus grand ennemi.

— Que cette faiblesse vous sied bien ! dit le colonel en regardant Mathilde avec attendrissement ; mais en parlant d’ennemi, vous ne voulez pas sans doute désigner Albéric, lui dont la juste admiration pour vous, madame, me fait pardonner tant de malice envers les autres !

— Moi, je n’ai aucun droit à son indulgence, et je pense bien qu’il ne m’épargne pas plus que…

— Ah ! madame, interrompit Maurice, s’il en était ainsi, nous serions brouillés depuis longtemps.

— En vérité, reprit la duchesse en souriant, vous avez une manière de le défendre qui donnerait envie de l’attaquer.

— Par grâce, soyez moins sévère pour lui dans ce moment où tout le monde l’accable. Je sais bien qu’il fait souvent un mauvais emploi de son esprit, et nous nous querellons parfois à ce sujet ; mais la générosité de son cœur, la noblesse de son caractère rachètent bien ce petit travers. Et puis il est brave sans faste, et nous autres soldats nous pardonnons bien des torts à ce mérite-là.

— Eh bien, dit Mathilde, je n’irai point ce soir chez ma belle-sœur, je vais le lui faire dire.

— Et moi, je cours chez Albéric le féliciter de la bonté que vous avez de le recevoir. Cette faveur-là lui portera bonheur.

— J’en serais désolée vraiment ! Et ce pauvre M. de Marigny ?

— Ah ! madame, ne lui suffit-il pas d’emporter vos regrets ?

À ces mots le colonel sortit, en se promettant bien d’accompagner M. de Varèze dans sa visite.

À peine la duchesse fut-elle livrée à elle-même qu’elle se reprocha d’avoir consenti cette visite, donc elle cherchait vainement à deviner le motif. Mais elle ne pouvait plus se rétracter, et elle s’efforça de penser à autre chose. Cependant l’idée lui en revint plusieurs fois en faisant sa toilette ; cette affaire qui devait avoir lieu le lendemain lui inspirait une tristesse qu’elle avait peine à surmonter, et pourtant M. de Marigny et M. de Varèze n’étaient point de ses amis ; elle reprochait à Maurice de ne lui avoir pas fait mystère de ce duel, sans penser qu’il n’avait guère d’autre moyen de la tranquilliser sur ce qui regardait le jeune d’Erneville ; enfin elle était dans une agitation dont elle ne se rendait pas compte, et que mademoiselle Rosalie ne tarda pas à remarquer.

— Si madame la duchesse est trop souffrante pour sortir, dit-elle, je vais lui apprêter une robe négligée ?

— Non, reprit Mathilde, je mettrai celle que vous aviez préparée.

— Ah ! je ne savais pas que madame attendît du monde.

— Du monde ! répéta la duchesse avec impatience, qui vous dit cela ? tout au plus quelques visites.

Et mademoiselle Rosalie se promit tout bas de chercher à savoir pour quelle visite sa maîtresse se parait ainsi.

Le moindre événement qui dérange l’ordre établi dans une maison excite la curiosité des domestiques, et il est rare qu’ils n’en devinent pas la cause. Madame de Lisieux, n’ayant point dîné ce jour-là, venait d’ordonner qu’on lui servît à souper à minuit. Cela seul démontrait quelque chose d’extraordinaire, et les moins curieux étaient en observation.

La première personne qui se fit annoncer causa quelque trouble à Mathilde. C’était sa vieille tante la baronne d’Ostange. Le bruit du défi de M. de Marigny au jeune d’Erneville venait de lui parvenir. Ce dernier, sous prétexte de chercher deux témoins, avait confié l’affaire à tous ses amis, et déjà l’on en parlait dans Paris comme d’une chose certaine. Madame d’Ostange avait vu naître Isidore, et tout en blâmant sa suffisance elle lui portait l’attachement qu’on a pour l’ami d’enfance d’un fils qu’on a perdu ; c’en était assez pour s’intéresser vivement à la nouvelle qui se répandait, et elle vint demander à sa nièce ce qu’il en fallait croire.

Madame de Lisieux lui raconta comment, M. de Marigny ayant reconnu son erreur, l’affaire était arrangée à la satisfaction de tout le monde, excepté d’Isidore, qui était inconsolable de ne pas se battre ; mais elle se garda bien de dire la part que M. Andermont et

M. de Varèze avaient dans cet arrangement ; et la crainte d’en laisser soupçonner quelque chose donnait à ses paroles une tournure embarrassée qui frappa la baronne.

— Vous ne me dites pas tout, Mathilde, loin de me rassurer, ces ménagements me font supposer ce qu’il y a de pire ; d’ailleurs, cela ne s’accorde point avec ce que monsieur vient de s’affirmer.

En disant ces mots, madame d’Ostange montrait M. de Lormier, dont l’air grave et les longues phrases lourdement rédigées donnaient tant de poids à ce qu’il disait, qu’on n’osait en douter. C’était un homme de quarante ans, né dans la magistrature, et décidé à y mourir, quelque fût le gouvernement qui voulût l’y laisser. Un nom honorable, une fortune indépendante, et l’absence d’aucun défaut marquant, lui donnaient un certain aplomb dans le monde que beaucoup de gens prenaient pour de la supériorité ; le fait est que parlant toujours par sentence, et n’avançant jamais que de ces gros principes consacrés par le temps, il avait toujours raison, ce qui le rendait fort ennuyeux et suffisait pour justifier ce titre de roi des lieux communs que lui avait donné M. de Varèze. Mais M. de Lormier n’en jouissait pas moins d’une grande considération ; car il est à remarquer que chez notre nation, que l’on accuse de frivolité, la réputation d’ennuyeux est fort souvent un titre au respect, et plus souvent encore un moyen d’avancement.

M. de Lormier, regrettant d’avoir plongé madame d’Ostange dans une si vive inquiétude, s’était offert pour la conduire chez la duchesse de Lisieux. Peu lui importait que la soirée destinée à la tante fût consacrée à la nièce ; l’essentiel était qu’elle se passât, comme il l’avait projeté, à apprendre quelques nouvelles, et à les commenter.

Mathilde désespérait de calmer les craintes de la baronne, qui s’obstinait à interpréter le trouble de sa nièce d’une manière sinistre. Mais Isidore arriva, et les reproches qu’il adressa à la duchesse prouvèrent assez la conciliation qui le désespérait. C’était, l’humilier, disait-il, que de rendre à M. de Marigny une confiance dont il ne se sentait pas digne ; car, si Léontine ne lui avait pas paru fort séduisante jusqu’alors, l’idée de se battre pour elle venait de la parer tout à coup de tant de charmes, qu’il était décidé à l’adorer. Il s’étendait sur ce sujet avec une complaisance ridicule, lorsqu’on annonça le comte de Varèze et le colonel Andermont. Heureusement pour Mathilde, madame d’Ostange se récria sur le plaisir inattendu de voir sa dernière passion : c’était ainsi qu’elle appelait Albéric ; et elle fit tant de frais pour lui, qu’on ne s’aperçut pas que la duchesse s’était contentée de le saluer sans lui adresser une seule parole ; lui-même n’avait dit que quelques mots de politesse, qui, articulés faiblement, avaient semblé à peine être écoutés ; et il avait été se placer auprès de la baronne.

— Vraiment, je ne comptais guère vous rencontrer ici, dit-elle en riant. Ne donne-t-on pas ce soir le ballet nouveau, et n’est-ce plus ma rivale qui joue les premiers rôles ? Perfide, vous n’osez répondre ; mais ne m’épargnez point, je suis accoutumée à vous pardonner ces sortes d’outrages.

En écoutant ces plaisanteries, M. de Varèze éprouvait un embarras visible, qui excitait la baronne à les redoubler. Isidore, dont la prétention était de savoir toutes les intrigues de coulisse, vint se mêler de cette conversation ; alors la patience d’Albéric se révolta, et il fit entendre le plus poliment possible à M. d’Erneville que sa résignation à supporter les plaisanteries de madame d’Ostange ne s’étendait pas jusqu’à souffrir celles d’un autre. La conversation prit alors une tournure plus sérieuse ; Mathilde s’efforça de la soutenir par des questions dont il était facile de voir qu’elle n’écoutait pas les réponses. Maurice s’en aperçut, et bientôt après le mouvement qu’elle fit en voyant entrer le maréchal de Lovano le livra à d’étranges conjectures.