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Le Mort/III

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Henry Kistemaeckers (p. 32-39).
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III



Ils se mirent à la besogne.

Ils commencèrent par tracer à la pioche un grand cercle, puis bêchèrent dans le cercle, donnant de furieux coups de pelle à la terre.

Un temps noir pesait sur la campagne, ensevelissait les fonds dans une brume livide ; et leurs silhouettes se détachaient sur les haies couleur lie-de-vin, avec des mouvements saccadés. La tourmente avait emporté les feuillages ; çà et là des tremblements de feuilles demeurées rares, ressemblaient à des vols d’oiseaux, et un arbre posait par places sur les perspectives violettes son ton de vieil acajou.

Ils travaillèrent tout un jour, de l’aube à la nuit, ne s’interrompant ni pour boire ni pour manger ; et à la fin le fossé se trouva fait. Ils avaient choisi leur emplacement près de l’écurie.

C’était un trou large, profond ; et les terres s’entassaient autour, à mi-hauteur d’homme. La nuit les enveloppa, enfoncés dans la fosse jusqu’à l’estomac, comme des terrassiers de cimetière. Puis ils jetèrent bas leurs bêches, s’assirent à la table où avait eu lieu l’étranglement et mangèrent des pommes de terre cuites sous la cendre. Ils ne parlaient pas, ne s’étaient pas parlé depuis le crime, et chacun évitait le regard de l’autre.

Après le repas, il y eut un silence dans la chambre. Ils s’étaient mis dans l’âtre, et tous deux songeaient, les yeux fixés sur le feu.

Le chien hurla. Ils se regardèrent, et les yeux de Balt remontèrent jusqu’à l’horloge, attirés vers l’heure qui sonnait.

— La demie après neuf, dit-il.

Et ils se souvinrent que l’horloge avait sonné la même heure, l’avant-veille, au milieu de l’horreur de la chambre ; et le chien hurlait pareillement.

— Oui, fit Bast, en enfonçant sa tête dans ses épaules.

Balt se leva, et, ouvrant à demi la porte, commanda au chien de se taire. Mais la bête n’était pas à sa niche. Une peur les prit. Ils coururent à la mare ; et dans la nuit, ils virent une grande carcasse maigre, grattant la terre, le museau tendu. Balt prit l’animal par les reins et le lança contre le mur, la tête en avant, d’un furieux tour de bras. Le chien retomba, à demi fracassé, gémissant, puis, boitant, regagna sa niche où Bast l’attacha, après une bourrée de coups de pied.

La campagne était couleur d’encre, sans formes et plongée dans un silence doux, interrompu seulement par les bruissements du vent.

Ils allumèrent une lanterne sourde, s’armèrent de bêches et revinrent à la mare, blêmes, tremblants, redoutant quelque chose du mort.

Une clarté éclaboussa l’eau noire, et ils virent près du bord, se dressant, les talons du garçon meunier.

Le corps s’était déplacé.

Ils l’enfoncèrent du tranchant de leurs bêches, alors, pendant près de deux heures faisant rejaillir l’eau autour d’eux ; mais le corps remontait toujours au bout d’un certain temps. Ils tentèrent de le maintenir au fond, en lui jetant des pavés ; les pieds reparurent encore. Et dans la maison l’horloge sonna une heure après minuit.

Une sueur collait leurs chemises à leur peau. Ils se bataillaient contre le mort, à présent, superstitieux, croyant aux vengeances des trépassés, se sentant dans la main du diable ; à la fin, ils prirent le parti de combler la mare. Immédiatement ils accrochèrent les fumiers avec des rateaux, les attirèrent sur le bord, puis apportèrent les terres, par hautes brouettées, allant et venant incessamment. La terre tombait dans la mare avec un clapotement.

Des pâleurs passèrent dans le ciel, et petit à petit le jour remplit les ramures des arbres. Les coqs chantaient, les oiseaux gazouillaient, il y eut un bruit de réveil confus dans toute la campagne.

Et tout à coup ils virent un voisin, arrêté, qui les regardait.

— Est-ce qu’il y a un mort à la maison qu’on est à la besogne si matin ? dit le voisin.

Ce fut un moment de stupeur. Pourquoi cet homme parlait-il de mort ? Et Balt, accroupi sur sa bêche, leva vers lui sa tête farouche ; mais le voisin était inoffensif, sans malice.

— Bon ! bon ! dit Balt, on sait ce qu’on fait.

— Bien sûr, fit l’autre.

Et il partit en sifflotant.

La pesanteur des terres avait entraîné le mort ; cette fois, il était bien enterré, il ne reviendrait plus à la surface, et Bast, le plus sournois, regardait s’entasser les remblais avec un plaisir lâche, comme après un bon tour.

Ils continuèrent, la matinée et l’après-midi, ayant l’air de flâner, à présent, quand quelqu’un approchait. De temps en temps, ils tassaient la terre avec leurs pieds. Le soir, la mare se trouva comblée.

Mais il était arrivé un accident. L’eau de la mare, soulevée par les remblais, s’était déversée sur le côté, avait coulé dans le chemin. Or, celui-ci était encaissé entre des talus, au pied de la maison des Baraque, et les dernières pluies l’avaient rendu boueux. L’eau de la mare en fit une flaque profonde.

Une charrette de paille, passant par là vers le soir, s’embourba. Le charretier cria, sacra, demanda de l’aide. Les Baraque feignirent de ne rien entendre. Mais un voisin vint les chercher : ils sortirent alors de leur maison, et le voisin aidant, à quatre, on tira la charrette de l’ornière.