Le Mort/XII

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Henry Kistemaeckers (p. 93-99).
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XII



Tonia était assise devant le feu, les bras croisés, à demi-sommeillante. Le plus jeune des enfants dormait la tête sur la table, et les deux autres, accroupis dans l’âtre, taquinaient un jeune chat et cherchaient à lui arracher les griffes. Une lampe charbonnait sur le manteau de la cheminée.

Quand elle le vit, elle se leva, aigre-douce, et lui fit des reproches : elle ne pouvait plus vivre sans lui ; elle le préférait à tous les hommes du village ; et tout à coup elle mit sa tête dans ses mains, imitant la secousse des sanglots. Il la regardait, troublé par cette tendresse, et sa main s’allongea vers ses genoux. En même temps il bredouillait des explications : il était pauvre ; il craignait qu’elle ne lui demandât de l’argent ; il ne pouvait pas lui en donner. Mais elle mit sa tête contre son épaule et le regarda fixement, avec malice. Il avait de l’argent, tout le monde le savait bien, et même il passait pour être généreux, tandis que son frère était avare. Il la laissait dire, accessible à la vanité et content de paraître meilleur qu’il n’était.

— Tonia, qui est là ? demanda le vieux, de la chambre voisine.

— C’est quelqu’un qui ne vient pas pour votre bec, vieux propre-à-rien.

Et elle alla fermer la porte qui séparait les deux chambres.

Le tailleur eut une colère, lança quelques injures, mais une toux finit par les étouffer. Elle haussa les épaules et vint s’abattre sur les genoux de Balt.

— Un homme comme mon Balt aurait fait mon affaire, dit-elle en riant. Nous nous serions convenus.

Et elle ajouta qu’elle aimait les hommes bruns, que son mari avait du lait dans les veines, qu’elle le battait quelquefois, mais qu’il n’osait pas lever la main sur elle seulement ; et cela l’exaspérait d’avoir un homme toujours couché dans son lit comme une femme.

Lui, c’était bien autre chose. Il ne l’aurait pas laissée manquer du pain ; il aurait été son maître, et elle regretta son jeune temps, alors qu’elle aurait pu devenir sa femme.

Il l’écoutait, étourdi par cette musique, et regardait ses larges dents à travers son rire, s’amollissant dans des contemplations.

De temps en temps, un des enfants levait la tête, regardait l’homme qui était avec leur mère, et le montrait à l’autre, en riant.

Cela recommença à quelques jours de là.

Elle ne se gênait pas pour son mari. Un jour qu’il était assis près du feu, elle l’obligea à quitter sa chaise pour la céder à Balt, puis l’envoya au lit. Lui, s’installait avec une grosse joie de la sentir sous sa main, et, petit à petit, prenait l’habitude de cette vie maritale.

Bast, son frère, se taisait, faisant semblant de ne rien savoir. C’était ruse pure ; car on lui avait dit au village que son frère était l’amant de la Tonia. Mais il rongeait sa colère, attendant le moment de parler.

Le coquin redoutait la malice de la femme, se disant qu’entre un homme et sa femelle un secret est bien près de n’en être plus un. De plus, une jalousie basse s’était ajoutée à sa défiance. Comment ! Balt se payait une femme, se donnait du bon temps, alors que lui, Bast, trimait son célibat en vrai mulet et crèverait dans l’abstinence ! Il maudissait le mariage et les œuvres du mariage.

Une nuit, en rentrant, Balt trouva la porte close. Il frappa à coups redoublés sans qu’on ouvrît, et finalement se résigna à coucher dans l’étable sur une botte de paille. Au petit jour, il se leva, gagna la maison.

Tournant le dos au jour, Bast déjeûnait d’un morceau de pain.

Il y eut d’abord un silence, tous les deux s’attendant, puis Balt frappa du poing la table.

— Si vous tenez à votre peau, cria-t-il, vous ne fermerez plus la porte à clef, quand je serai dehors. J’ai dit.

Bast prit son temps, avala la bouchée de pain qu’il mâchait et répondit presque avec douceur :

— Lequel a le droit de se plaindre, de celui qui reste à la maison ou de celui qui court les chemins ?

Balt fit un pas en avant, croisa les bras :

— Eh bien, dit-il, nous tirerons chacun de notre côté.

Bast haussa les épaules :

— Et que ferons-nous de l’autre ?

Cela calma Balt. Il ouvrit la bouche pour parler, chercha des mots et se tut, ne les trouvant pas.

Bast, pendant ce temps, ricanait, heureux de lui avoir cloué la bouche.

— Quoi ? fit Balt, rageant de l’entendre rire.

— Rien, répondit Bast, achevant son rire en quinte ; c’est ma toux.