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Le Mort/XIII

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Henry Kistemaeckers (p. 100-107).
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XIII



Quelques jours avant la Noël, un petit homme maigre et sec entra chez les Baraque. C’était un marchand de bêtes et il venait voir si les frères n’avaient rien à vendre.

On fit sortir les porcs. Ils étaient gras, le groin rose, les cuisses crottées, et le marchand se mit à les tâter, enfonçant son poing dans leurs côtes. Les deux porcs criaient, roulaient leurs yeux rouges avec terreur, maintenus par Balt qui avait passé sa main dans les queues. À la fin, le marchand fit son prix. Mais ils voulaient dix francs en plus, par porc, et ils demeuraient debout, l’un devant l’autre, parlant bêtes et gens sans se prononcer.

Les deux porcs étaient à présent sur le fumier, retournant du groin les pailles et reniflant avec des grognements d’aise, les oreilles ballantes et la queue en tire-bouchon, et tout à coup le marchand se décida. Il fit avancer sa charrette, qu’il avait laissée sur le chemin.

Puis le pourchas commença.

Les porcs galopaient dans la cour, la tête basse, ballotant leur graisse, et l’un des trois hommes barrait le passage, tandis que les deux autres cherchaient à les attraper par le pied ou par la queue. Une fois pris, le porc trébuchait, se roulait, criant comme si on l’égorgeait, et quelqu’un posait son genou sur sa tête, laissant aux deux autres le temps de ficeler ses jarrets. Le porc, étendu de son long, continuait alors sa fanfare, en tordant son mufle, l’air ahuri. On les prenait par les pieds et on les chargeait sur la charrette. Le marchand offrit de payer au cabaret, en buvant un verre, et les Baraque ayant accepté, ils en burent un second et un troisième. Ils rentrèrent chez eux, contents du marchand et du marché.

L’année s’achevait avec profit ; il y avait comme un regain de prospérité dans la maison. Quelques jours auparavant, ils avaient vendu bon prix leur grain et leurs pommes de terre, et voici que le marchand leur achetait leurs porcs à beaux deniers comptants. Ils eurent vaguement l’idée que le mort avait cessé de leur garder rancune. Bast ressentit même au fond de lui comme une tendresse confuse pour ce bon Hein qui ne disait rien, qui jouait son rôle de mort sans protester. Et il éprouva le besoin de faire quelque chose pour lui.

— Frère, dit-il, il nous faudra penser à faire dire une messe.

Mais Balt résista.

— Non, fit-il sombrement, laissons-le en paix. Nous sommes damnés. Ce n’est pas une messe qui nous rachètera.

Ce jour-là, il gelait à pierre fendre. Balt partit à la brune ; les branches emmêlaient, sur le ciel violet, leurs cardées noires, trouées de points clairs, et la lune monta à l’horizon, dure et pleine, posant une large lumière blanche sur le paysage. Il allait d’un bon pas ; la terre, prise par la glace, grinçait sous les clous de sa semelle. Au bout d’un quart d’heure, il vit briller les lumières du village où habitait la Tonia.

Il y avait un cabaret à l’entrée du village. Comme il passait devant la porte, il entendit des cris, des bruits de verre choqués, et une voix de femme les dominait, claire, aiguë interrompue par des rires. Des voix d’hommes lui répondaient avec une grosse gaîté brutale.

Balt s’avança, regarda par la fente des rideaux. Autour de la table trois hommes étaient assis et l’un d’eux tenait la femme du tailleur par la taille. Balt serra les poings, subitement pris d’une jalousie et rêvant de la battre, au milieu de ces hommes, et de battre les hommes aussi. Mais les hommes n’étaient pas seuls : il y en avait d’autres aux autres tables, et de rage, il se mordit les lèvres, n’osant pas s’attaquer à tant de monde à la fois. Puis il pensa à entrer, comme s’il passait là, sans rien laisser paraître, pour voir ce que dirait la Tonia, et il avança la main du côté de la porte. Une prudence l’arrêta. Ces hommes étaient en noces ; on lui ferait payer à boire ; et la crainte de la dépense le radoucit subitement.

Quelqu’un ouvrit la porte en ce moment, se mit contre le mur, et Balt précipitamment s’enfonça dans le chemin pour ne pas être vu. Il prit le parti de l’attendre chez elle ; et là, assis contre le feu, seul, toute sa colère le reprit.

Elle rentra au bout d’une heure. Sans rien dire, il la prit par les poignets, la jeta à terre et se mit à la battre.

Elle luttait, enfonçait ses ongles dans ses mains, mordit ses jambes, sachant pourquoi elle était battue, et lui criant : Sale cochon ! sans se plaindre. Il la lâcha, frappa un grand coup de poing sur la table et se sentit apaisé, tandis qu’elle se remettait debout, la face rougie par les soufflets, et rajustait ses cheveux, très calme.

Il alluma sa pipe et se dirigea vers la porte, pour partir. Mais elle se pendit à lui, promettant de ne jamais recommencer, et tout à coup il se trouva assis près d’elle, la caressant et sentant par moments passer dans ses doigts des envies vagues de lui ouvrir la gorge à coups d’ongles.

La jalousie qu’il avait ressentie lui resta.

Quand il pensait à Tonia, il pensait aussi aux autres hommes, et une rage lui passait dans le sang. Il aurait voulu se trouver immédiatement auprès d’elle, l’espionner, connaître sa pensée.

Quelquefois il s’attardait avant d’entrer, regardait si personne ne venait pour elle, ou bien en passant devant les cabarets, jetait un coup d’œil à travers les portes ; et d’autres fois, l’ayant quittée, il revenait sur ses pas, se cachait derrière une charrette, ne quittait le village que lorsque la lumière était éteinte chez le tailleur. Même il finit par concevoir contre celui-ci une haine tenace ; sa femme couchait près du sien son grand corps, toute la nuit.