Le Mort/XV

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Henry Kistemaeckers (p. 113-123).
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XV



On enterrait le tailleur le lendemain.

Balt se leva, sombre, la tête remplie des visions de la nuit. Il avait vu son mort à lui et l’autre mort se donner la main, danser autour de son grabat, et tous deux avaient fini par s’asseoir sur son oreiller, posant dessus son estomac leurs pieds froids comme la pierre. Il s’était débattu, et ayant ouvert les yeux, il avait vu dans le crépuscule du matin une silhouette d’homme qui le regardait. C’était Bast, que ses cris avaient éveillé.

Il s’habilla, cassa un peu de pain dans de l’eau, ouvrit un tiroir, lentement, pour ne pas faire de bruit ; et sa main tâtait, cherchant l’argent qui s’y trouvait la veille. Mais il n’y avait plus que de la menue monnaie.

Un juron lui vint aux dents et, au même moment, son frère lui apparut, pieds nus, déterminé.

— Où est l’argent ? fit Balt.

— Il est où je l’ai mis, répondit l’autre.

Alors ils se regardèrent, ayant tous deux sur la peau le verdissement du petit jour passant par la fenêtre. Et Bast continuait à s’avancer, avec une résolution froide qui étonnait Balt, l’empêchait de parler. Il poussa le tiroir, fit le tour de la chambre, cherchant dans les coins, puis s’arrêta.

— Il me faut dix francs, dit-il.

Bast gagnait la porte, sans répondre. L’autre alla à lui brusquement, le retourna de son côté d’un coup sec de la main, et les deux Baraque se regardèrent de nouveau, face à face.

— Cet argent est aussi le mien, dit Balt. Où est-il ?

— Non ! non ! non ! cria Bast.

Une lueur de sang noyait ses yeux. Il croisa les bras, eut l’air d’attendre de pied ferme la colère de son frère, et tout à coup éclata.

Ce n’était pas pour une coureuse comme la Tonia qu’il avait subi des privations, couché sur la dure, mangé du pain sec, vécu comme un chien depuis bientôt dix ans. Il la haïssait, cette femme ; elle avait apporté le trouble dans leur vie ; elle serait cause qu’ils monteraient un jour à l’échafaud, tous les deux. Et il faisait des gestes d’homme exaspéré, en l’accablant des plus gros mots.

Balt eut un rire féroce, l’entendant parler d’échafaud, et secoua sa tête à deux mains, de toutes ses forces.

— Bah ! Elle est sur mes épaules encore, dit-il.

— Plus bas ! fit Bast, effrayé à cause d’un bruit de pas sur le chemin.

Il ouvrit la porte, regarda s’effacer des gens au loin, puis revint sur ses pas et, changeant de ton :

— Balt, dit-il, demandez-moi une livre de ma chair, mais, au nom de notre repos, laissez l’argent où il est.

Balt fit signe que non. Alors le cadet se mit à le supplier, lui offrant cinq francs d’abord, puis par degrés montant jusqu’à sept, et criant, geignant comme si on l’assassinait.

— Voyons, je vous donnerai sept francs. N’est-ce pas bien ? Ils seront à vous : je ne vous les réclamerai jamais.

Mais, comme Balt, devenu violent, exigeait toujours les dix francs, il tira un bas en laine de dessous son matelas, défit la corde, et lui compta la somme, pièce par pièce, disant :

— Tâchez d’en rapporter quelque chose, au moins. Huit francs ! Aïe ! Est-ce assez ? Non ? Neuf francs alors. Ne dépensez pas tout. Pas encore ? Aïe ! Ce pauvre argent ! Tenez, voilà les dix francs !

Balt arriva chez la Tonia au moment où les hommes emportaient la bière pour la mener à l’église. Des voisins, des femmes, des enfants faisaient un groupe devant le seuil, regardant sortir le corps, et quelques-uns suivirent le cercueil, qui s’en allait seul, sans parents.

Puis la Tonia ferma sa porte, et Baraque resta seul avec elle.

— Mon frère avait caché l’argent, dit-il. Nous ne sommes pas riches, nous vivons pauvrement.

Elle haussa les épaules avec impatience, et sa main s’allongea vers les poches de l’homme.

Il lui demanda si elle avait toujours besoin de cet argent et, comme elle répondait affirmativement, il tira les dix francs, les jeta devant elle, d’un geste bourru, sans rien dire.

Le glas fêlé des cloches pénétrait à travers les volets clos, et la veuve alla voir sur le pas de la porte si le monde ne revenait pas encore. Ensuite, elle fut prise d’un besoin de prier, et elle s’aplatit sur le lit du mort, tout de son long, embrassant le creux formé par le cadavre et marmottant des pater.

Une voisine poussa la porte ; tout était fini ; on l’avait descendu en terre ; et subitement la Tonia se calma, n’y pensa plus.

Balt partit, ayant un marché à conclure dans le village.

La commère, alors, s’allongea devant le feu. Les enfants étaient demeurés au cimetière, s’amusant des pelletées que le fossoyeur jetait sur la bière et regardant s’enfouir à mesure leur père, sans rien comprendre. Et la Tonia s’enfonça dans une rêverie profonde.

Elle en avait assez de la misère, des jours d’hiver sans feu, du pain sec, et vaguement elle rêvait d’une vie régulière, bien assise, avec un petit train de maison. L’amour des hommes, du reste, ne la tourmentait plus beaucoup ; elle éprouvait une lassitude de se donner, et quelquefois se disait qu’elle aurait pu vivre sans mâle, à présent, dans un béguinage, comme les femmes à bon Dieu.

D’ailleurs, la ribaude vieillissait ; des rhumatismes raidissaient ses membres ; ses jambes, qui avaient couru les chemins et dansé aux kermesses, semblaient par moments comme enclouées et elle ressentait un énervement de vieilles débauches par tout le corps.

Balt était tombé au milieu de cette décrépitude comme une proie. Elle l’avait pris d’abord ainsi qu’elle avait pris les autres, par habitude de vice ; puis, son sûr instinct de la chair lui ayant fait reconnaître chez le rustre un homme neuf à l’amour, elle s’était mise à l’apprivoiser par ses pratiques et ses ruses. Et Balt, lié à elle d’une paillardise inassouvie, au sortir de sa longue virginité insensible, goûtait dans ce giron de femelle expérimentée des délectations de virilité tardive.

Maintenant que le mari, en s’en allant, laissait la porte ouverte aux réalisations, elle ruminait des plans pour mieux empaumer cet homme avare, brutal et mauvais. D’abord, elle le laisserait absolument tranquille du côté de l’argent ; sa vie à elle s’arrangerait comme elle pourrait.

Mais elle sentait un obstacle : c’était le frère, sur le compte duquel Balt rejetait sa propre crasserie. Bah ! on verrait ; elle savait les sortiléges avec lesquels on vient à bout des hommes, et s’étant mise à rire tout haut, dans le silence de la chambre pleine encore de l’odeur du mort, elle frappa son ventre du plat de sa main.

Elle vendit le lit, l’armoire, la table où travaillait le tailleur, quelques bijoux en argent, et vécut de cela deux mois, se payant des douceurs de pain blanc, de café au sucre et de genièvre.

Puis, à bout de ressources, elle courut le village, s’installa chez les voisins, quelquefois mendiait une tranche de pain sans vergogne. Les enfants partaient le matin et rentraient à la vesprée, menant une vie de gueux. Ils allaient à la maraude dans les villages, faisaient jusqu’à cinq et six lieues par jour, et petit à petit ils prirent l’habitude de nuiter dans les bois. Ils tuaient les poules, les lapins, les petits oiseaux, et les ayant fait cuire au pied d’un arbre, sur un feu de bois, les mangeaient dans des endroits solitaires, de leurs dents aiguisées de jeunes loups ; et cette vie sauvage les avait rendus féroces.

Un jour l’aîné, irrité contre sa mère, lui lança un fer à repasser dans le dos, n’ayant pu l’atteindre à la tête, qu’il avait visée. Et quand Balt se rencontrait sur leur chemin, ils lui jetaient des morceaux de briques, ou de la bouse de vache, embusqués derrière le mur.