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Le Mort/XIV

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Henry Kistemaeckers (p. 107-113).
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XIV



Le jour des Rois, les enfants de Tonia entrèrent de nouveau dans la cour des Baraque.

Balt fendait des souches sous le hangar.

— Notre père est mort, dirent-ils tranquillement.

Il eut une joie brutale, mit la main à sa poche pour en tirer de la monnaie, puis se ravisa.

Cette fois, elle devenait sa chose ; plus personne ne s’interposerait entre elle et lui, et tout à coup il eut froid aux os, pensant à l’argent que lui gagnait le tailleur et qu’il ne lui gagnerait plus. Il prit sa hache, alla au bois ; il ruminait des projets dans sa tête. Il aurait voulu la posséder entièrement, et en même temps, comme par le passé, la posséder pour rien. À la fin, il prit un parti : il la planterait là.

Cette résolution dura tout un jour.

Puis il pensa à des tendresses, et sa chair se révolta, se souvenant. Dès lors, il ne se sentit plus la force de la quitter, et il désira la voir sans retard.

Elle n’était pas à la maison. Deux voisines, assises dans l’âtre, avaient fait un grand feu et marmottaient des prières, un chapelet dans les mains. Par la porte ouverte, on voyait le mort sur son lit, dans l’autre chambre. Il était ficelé dans un drap blanc, trop petit, duquel sortaient les pieds crispés et noirs, et sa mâchoire était tombée sur le côté, comme tiraillée par un rictus. La fenêtre, entrebâillée à cause de l’odeur, laissait pénétrer la senteur des purins ; et de temps en temps un des enfants allongeait la tête, regardait la grimace du mort, et étouffait un rire qui, un peu après, devenait convulsif.

Tonia était dans le voisinage ; mais les deux femmes ne savaient pas en quel endroit. Baraque se mit à la chercher, de cabaret en cabaret.

Comme il ouvrait la porte du Mouton-Bleu, quelqu’un lui dit qu’elle était chez l’épicière. Et, en effet, étant entré chez celle-ci, il la vit près du feu, la figure dans les mains, geignant au souvenir des qualités du défunt, et de temps en temps buvant de pleins verres de genièvre, pour se donner des forces.

Il la ramena chez elle ; alors, s’oubliant, elle eut pour lui des caresses, devant les deux femmes. Et furieux, il regarda le lit, rempli par le mort. Puis de nouveau elle se désola.

— J’avais un mari ; après tout, il me donnait du pain ; il nourrissait les enfants. Maintenant que je l’ai perdu, que vais-je devenir ?

Il s’était assis à côté des voisines, sa pipe dans les dents, n’ayant pas l’air de s’apercevoir que la question lui était adressée. Et elle continua :

— L’homme, me viendrez-vous en aide ? Il y aura d’abord le cercueil et l’enterrement à payer. Puis, c’est bien le moins que je mange, moi et les petits.

Elle attira à elle un des enfants, le prit dans ses bras, l’embrassa avec des larmes, tout son corps secoué par des sanglots. Cette crise s’étant petit à petit calmée, elle repoussa l’enfant et se mit à invectiver le défunt.

Il y avait deux mois qu’il ne travaillait plus ; un autre aurait pris de la peine pour laisser quelque chose après lui. Et, la bouche sèche d’avoir tant parlé, elle eut l’air de râler et demanda un pot de bière. Balt feignit de ne rien entendre. Une voisine se leva alors, alla remplir un litre au cabaret et la grande Tonia but trois verres coup sur coup.

Cette lampée l’éjoya. Elle posa largement ses mains sur ses genoux et se balança d’avant en arrière, en riant.

Elle était bien bête de se remuer les sangs ; elle prendrait des hommes, elle aurait ainsi le plaisir et l’argent ; et cyniquement, s’adressant à Balt, elle lui jeta ces mots :

— Mon cœur, tu viendras quelquefois ?

Il fit un geste qui ne signifiait ni oui ni non.

Par moments, il regardait à la dérobée le mort, pensant à l’autre, et ses narines se tendaient comme d’elles-mêmes à l’odeur du cadavre.

Un menuisier apporta la bière.

Balt et lui prirent le corps, l’un par la tête, l’autre par les pieds, le couchèrent sur les planches, puis le menuisier cloua le couvercle ; et la bière fut mise sur des chaises, près du lit. Deux chandelles brûlaient sur la table.

Baraque s’en alla, et sur le pas de la porte, la Tonia le reprit, lui reparla de sa misère, cherchant à l’apitoyer.