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Le Mort/XVII

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Henry Kistemaeckers (p. 129-138).
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XVII



Bast partit un matin pour la cure.

Le curé était dans son jardin, lisant ses heures, une casquette de loutre rabattue sur les oreilles, et marchait à grands pas.

— Qui va là ? dit-il. C’est Bastian Baraque, je crois.

L’autre approcha, avec un salut de la tête, obséquieux.

— Lui-même, M. le curé.

Et plus bas, regardant derrière les arbres si personne n’écoutait :

— J’viens pour causer, là, un petit moment.

Le curé mit son pouce dans son livre, coula ses bras derrière son dos, et haussant la tête, répondit :

— Parlez, l’ami, je vous écoute.

Ils firent cinq ou six fois le tour du jardin, et Bast parla longuement.

— Voyez-vous, M. le curé, ça n’est pas pour moi. Dieu soit loué ! je n’ai rien sur ma conscience. Mais mon aîné se dérange.

Le curé stoppa une seconde, et fronçant les sourcils :

— Ah ! il se dérange !… Continuez.

— C’est que, M. le curé, il n’ faudrait pas avoir l’air de le tenir de moi. Il m’en arriverait du mal.

« Ben, oui, il se dérange, et là, tenez, M. le curé, je vais tout vous dire. C’est avec cette grande p… de Tonia.

Le curé remua ses bajoues, avec dégoût.

— Pouah !

Bast poursuivit :

— Il y aura bientôt quarante ans que je vis, M. le curé, et jamais je n’ai pensé à me marier. Me marier ! ah, bien non ! C’est déjà bien assez difficile de gagner sa part du paradis tout seul, sans se mettre sur le dos une femme et des enfants. Dans tous les cas, on aurait fait son choix. Mais une truie comme celle-là, ça, non !

Il s’animait, puis s’attendrit.

Notre pauvre père défunt, le vieux Zander Baraque, — que Dieu ait son âme ! — en aurait eu deux fois la mort dans les os !

— Vous avez bien raison, excellent ami ! fit le curé, touché. Coquin de temps ! Marchons.

— Si c’était pour faire à mon idée, M. le curé, je donnerais tout à l’église, aux pauvres… Mais faut vivre, laisser de quoi pour des messes après soi… Eh bien ! du train que ça va, n’y aura plus même une messe à espérer pour quand je n’y serai plus ; tout notre pauvre argent passe à cette…

— Bon… Et que faudrait-il faire ?

Il prit sa voix la plus douce, haussa légèrement les épaules :

— Faudrait peut-être bien, M. le curé, que vous lui parliez du danger que court son âme… Je ne sais pas, moi.

Le curé réfléchit un instant, son menton dans sa main, toussa, remit d’aplomb sa coiffure, et finit par dire :

— J’irai, je parlerai… Vous avez bien fait de venir.

Bast rentra la tête dans ses épaules, avec humilité, et, tout à coup, félicita le curé sur son jardin :

— De fameux poiriers, M. le curé ! Je n’en ai jamais vu de plus beaux !

— Ni de meilleurs, fit le digne homme, satisfait.

Et comme ils étaient à ce moment près de la porte du jardin, le curé l’ouvrit, disant :

— Comptez sur moi.

Le lendemain, en effet, vers le midi, on le vit descendre le chemin qui menait chez les Baraque. Il appuyait fortement sur son cornouiller noueux ses mains gantées de grosse laine écrue, et de ses souliers sortait la bordure d’une paire de chaussons de flanelle. Il frappa, criant d’une voix forte :

— Y a-t-il quelqu’un ?

En même temps, il poussa la porte avec autorité, faisant lever les deux Baraque, accroupis devant du bois qu’ils fendaient. Bast avança une chaise, tisonna le bois consumé ; et le curé s’assit, son bâton dans les jambes, après avoir levé sa soutane jusque par-dessus ses genoux.

— Fichu temps, mes enfants… Voulez-vous une prise ?

Il ouvrit sa tabatière, la leur passa, et, à son tour, glissa deux doigts dans le tabac, qu’il roula longuement, cherchant des mots.

— Oui, je passais. J’avais aussi quelque chose à vous dire. Je suis votre père, moi.

Il frappa sa canne à terre, résolûment, et levant la tête :

— Balthazar Baraque, je ne suis pas content de vous. Vous êtes sur une mauvaise pente. J’ai appris vos fréquentations. Mais, malheureux, avez-vous donc oublié votre catéchisme ?

Balt dressa la tête.

— Dites, l’avez-vous oublié ? reprit le curé.

Le paysan eut un mouvement brusque d’épaules et répondit :

— Pour ça, oui, M. le curé.

— Eh bien ! le catéchisme parle des châtiments réservés à ceux qui n’observent pas les saints commandements de Dieu.

Balt fronçait les sourcils, ahuri, se demandant où le curé voulait en venir ; et le vieux prêtre parla avec onction de l’enfer, des âmes, de la damnation éternelle, puis termina ainsi :

— Si vous m’aimez, Balt, si vous avez souci du salut de votre âme, cessez de voir cette femme, dont le nom seul souille les lèvres, et revenez à une vie pure, selon l’exemple de votre brave et digne frère.

Bast, debout derrière son aîné, à chaque parole du curé hochait la tête en signe d’approbation, les yeux demi-clos, sa casquette tournant avec lenteur dans ses mains.

Mais Balt s’étant tout à coup retourné, sous l’aiguillon d’une idée subite, le vit balancer la tête. Alors, il brandit le poing, hors de lui, hurlant :

— Canaille !

Le curé s’interposa, les bras ouverts, ayant à la bouche des paroles d’apaisement et serrant en même temps son bâton entre ses doigts.

Balt continuait à dévorer des yeux son frère, le corps en avant, comme prêt à se lancer, et Bast, rassuré par la présence du curé, hochait la tête avec résignation, semblait prendre le Ciel à témoin des violences qu’il endurait. Le curé frappa la table d’un grand coup de poing, et se plaçant devant Balt :

— C’est moi qui vous parle, entendez-vous ! Moi qui ai pitié de vous ! Moi qui vous défends de vous en prendre à votre frère d’une chose devenue publique et qui fait le scandale du village !

Il lui prit la main, chercha ses yeux, que l’autre détournait, lui reparla avec douceur :

— Voyons, promettez-moi…

— M. le curé, ce n’est pas ce péché-là qui rendra l’autre moins lourd.

Et montrant son frère du doigt, Balt ajouta :

— Demandez-lui.

Il finit par ne plus rien dire, insensible aux objurgations et à la mansuétude. Le curé, doutant de son salut, détala.

Et ils demeurèrent seuls.

Balt éclata ; il frappait les murs, les tables, criait que personne au monde ne l’obligerait à quitter la Tonia, et par moments se rapprochait de Bast, ses larges mains distendues.

Puis cette colère passa ; Balt s’assit dans un coin, eut froidement l’idée de faire entrer la Tonia chez eux, de l’y installer comme ménagère, et il jouissait à l’avance des rages de son frère.