Le Moulin des prés/II

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Le Moulin des prés
Deuxième partie
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I[modifier]

L’inattendu joue un si grand rôle dans nos pauvres destinées humaines, qu’un sage du monde antique, un Athénien, disait :

« Pour affirmer avec certitude que tel homme fut heureux, il faut attendre qu’il ait cessé de vivre. »

Réflexion peu consolante, mais qui trop souvent nous revient en mémoire.

A Rochefort-sur-Mer, Georges avait fait construire une barque de forme élégante, quillée, toute blanche avec un fin liston bleu.

Par une chaude matinée, suivant les sinuosités de leur petite rivière, tous deux remontaient le courant, lui aux avirons, elle au gouvernail, une main à la barre, l’autre pendante au fil de l’eau qui la rafraîchissait.

Par instants, tous deux se contemplaient et s’enivraient l’un de l’autre ; leurs beaux regards rayonnaient de la sainte joie des cœurs, lorsque, à un détour de la rivière, dans le demi-jour verdâtre tamisé par les aunes, en écoutant le frémissement des feuilles, Mésange eut un frisson brusque, un tressaillement involontaire, et devint toute pâle.

— Qu’as-tu donc, ma pauvre Mésange ? froid peut-être. Un bras nu dans l’eau. C’est imprudent.

— Non, non, c’est autre chose, dit-elle en hochant la tête ; une pensée noire, un pressentiment, une horrible crainte m’a serré le cœur.

— Que veux-tu dire ? Parle, je t’en prie ! Qu’avons-nous à craindre ?

— Je ne sais… mais je souffre d’une vague appréhension dont je ne me rends pas compte… Je rêvais que j’étais trop heureuse… que les grands bonheurs durent peu… je croyais voir passer des nuages dans notre ciel.

— Songe fantastique, ma belle peureuse… Et moi qui te croyais brave !

Mais, toute frémissante, elle appuya sa tête inquiète contre la poitrine de Georges, comme y cherchant un refuge, et l’étreignit convulsivement de ses deux bras.

Georges lui répondit par un long baiser.

Elle essaya de sourire, mais en vain, et jusqu’au soir resta toute sérieuse, obsédée par une pensée fixe, comme par une sombre hallucination…

Bien que Georges l’eût traitée de superstitieuse, ses craintes n’étaient pas vaines et ne tardèrent pas à se réaliser.

Le mois d’après, nous étions en juillet : de mauvais bruits, inconsistants d’abord, commençaient à se confirmer. Dans l’air passaient déjà de vagues rumeurs de guerre et comme des bouffées d’orages lointains… Les événements marchent vite, ainsi que les morts de l’ancienne ballade d’outre-Rhin.

Pour la première fois depuis le commencement du siècle, avant de s’en être aperçue, la France avait l’ennemi aux frontières et se trouvait brusquement envahie.

Se reposant un peu trop peut-être sur de glorieux souvenirs et ses grandes conquêtes d’autrefois, elle se croyait forte et plus qu’en mesure de résister, tandis que rien n’était prêt pour la défendre.

Nous étions en juillet de l’année terrible.

Aujourd’hui que les plus braves des deux armées reposent, pour la plupart, dans la grande égalité de la mort, gardons-nous de récriminations rétrospectives et de larmes déclamatoires. Assurément, mieux vaudrait oublier ; mais qui peut oublier ? Ne rien taire est un devoir grave. Le passé doit éclairer l’avenir.

Que ceux qui restent et ne peuvent être consolés nous pardonnent du moins si nous touchons d’une main pieuse à de profondes douleurs encore mal endormies.

Les hommes de terre ne suffisant pas à la défense de Paris, on fit appel aux hommes de mer. Lorient, Toulon, Brest, Cherbourg, Rochefort fournirent leur contingent. De tous les points du littoral, on répondit.

Quand, aux dernières nouvelles, plus sombres que les précédentes ; Georges Paulet interrogea Thérèse, simplement du regard :

— Va, dit-elle, répondant la première à sa pensée. Fais ton devoir ; je serai courageuse.

— Tu viens, Baptiste ? avait demandé Georges.

— Oui, mon commandant.

Deux jours plus tard, tous deux s’enfermaient dans Paris assiégé.

Nous ne raconterons pas tous les épisodes funèbres de ce désastreux hiver. Nous tournerons d’une main rapide la page marquée de noir dans le grand livre de nos annales. D’autres, plus tard, diront mieux que nous les scènes d’héroïsme obscurément accomplies, les sentinelles perdues frappées en silence et tombant à leur poste dans les brumes glacées de la nuit. Nous nous bornerons aux quelques détails indispensables pour l’intelligence de notre récit.

Dans le premier effarement de la grande ville investie, renfermée dans un cercle de feu, nos marins arrivèrent simplement, sans cri, sans geste et sans phrases, comme de braves gens qui accomplissent un devoir.

Avec leur habituel sang-froid et une rigoureuse discipline, ils se multiplièrent sans bruit, heureux d’obéir à des chefs intelligents et graves, que tous aimaient et respectaient.

Répartis sur divers points de la ceinture, où rien n’était encore préparé, ils déployèrent une activité surhumaine, et grâce à eux, tous nos forts, mis en état de défense, purent décemment répondre au feu de l’ennemi.

Le 21 décembre, Georges Paulet et son matelot se trouvaient à l’affaire du Bourget, héroïque et funèbre journée, qui jette un éclair de gloire sur le fond noir de nos souvenirs, et que certes nos adversaires n’oublieront pas.

Tandis qu’eux, abrités, tiraient à coup sûr du trou des caves, des fenêtres des maisons, des rues barricadées, des murs crénelés d’un parc, nos marins, tête haute et la poitrine en avant, sans détacher leur fusil de l’épaule, attaquaient au pas de course, hache à la main, comme à l’abordage, sous Jean-Bart et Duguay-Trouin.

Ce fut là, dans une lutte inégale et terrible, que tombèrent trois cents des nôtres, humbles et stoïques serviteurs d’une grande cause. La plupart d’entre eux savaient qu’ils n’en reviendraient pas, mais s’étaient dit que leur exemple était bon, et c’est avec une âpre joie qu’ils s’en allaient dans la mort.

Que de jeunes et vaillants cœurs cessèrent de battre ce jour-là ! Que de beaux et francs regards éteints pour jamais ! Quelles mains robustes et loyales brusquement refroidies, crispées dans une dernière étreinte sur la grande hache de combat !

De toute cette ardente et sérieuse jeunesse, emportée d’un souffle épique, comme si Jeanne d’Arc et Marceau revivaient en elle, restèrent quelques flaques de sang noir éparses dans la neige.

Quand Georges Paulet tomba, d’un coup de feu en pleine poitrine, son matelot s’agenouilla pour arracher l’uniforme et de la main chercha son cœur, qui ne répondait plus. Il voulut emporter son maître, mais presque aussitôt, frappé lui-même, il s’affaissa sur le corps de son lieutenant.

Il ne reprit connaissance que deux nuits après, sur un froid grabat d’hôpital, la tête enveloppée de linges saignants, à la lueur d’une pâle veilleuse qui tremblait sous les voûtes.

— Mon commandant ? où est mon commandant ? furent ses premières paroles.

— Derrière l’église, où sont couchés les braves, répondit un camarade, du lit voisin… Il était encore temps pour toi… et pour moi… Les brancardiers nous ont ramassés… Mais ceux qui dorment sont plus heureux que nous.

La paix signée, après un séjour de trois longs mois à l’hôpital, Baptiste revint seul au Moulin des Prés, avec une large balafre à la tempe gauche et un crêpe au bras.

A Saint-Christophe, tout le monde prit le deuil. Bien que le souvenir de l’héroïque défunt fût encore tout récent dans les cœurs, personne n’osait en parler, dans la crainte de faire déborder le torrent des larmes. Tous y pensaient, les yeux se comprenaient, mais les bouches restaient muettes.

— Baptiste, avait dit Guillaume Desmarennes au matelot, si rien ne t’appelle ailleurs, reste avec nous, mon garçon. Ici le travail n’est pas trop rude. Regarde-toi comme faisant partie de la maison. Ta vie est assurée, et chacun aura pour toi les égards qui sont dus à un digne serviteur respectant comme nous la mémoire de celui que nous pleurons.

Baptiste avait accepté. Il eut son installation à part, dans une cabane rustique, mais bien aménagée, où il remisa les filets, les verveux et les nasses, les perches et les avirons des barques et des bateaux, et tous les engins et instruments de pêche.

C’était au fond du grand parc, non loin du cher pavillon où, quelques mois avant, s’abritaient, comme dans un nid d’amour, les pauvres bienheureux au bonheur si rapide, sanctuaire à jamais voilé depuis à tous les yeux profanes, où portes et fenêtres restaient hermétiquement closes.

Après son travail de la journée, Baptiste, à l’heure du souper, racontait parfois les divers épisodes de l’année terrible, et les misères du siège, aux paysans de Saintonge revenant de leurs vignes ou de leurs champs de blé ; gens paisibles qui, dans nos temps modernes, sont restés si loin du bruit des guerres. A chacun son tour : ils en ont eu leur bonne part autrefois.

A l’époque de saint Louis, de Charles IX et de Louis XIII, ils ont assez largement payé leur tribut. La bataille de Taillebourg, le siège de la Rochelle, la prise de Saint-Jean-d’Angély, ont laissé chez les arrière-petits-fils comme de vagues réminiscences lointaines des luttes religieuses où ligueurs et parpaillots se portaient de si rudes coups, au temps des grandes amours et des vigoureuses haines.

Mais voilà des siècles que les vignerons de Saintonge sont bien tranquilles chez eux. Aussi les narrations de Baptiste, rapides et colorées comme les récits des marins primitifs, leur semblaient-elles des chroniques toutes neuves, attrayantes comme les fabuleuses légendes d’un autre âge.

Peu à peu on se reprit à vivre à Saint-Christophe. Le train régulier des affaires, la bruyante activité du moulin, les arrivages de blé, la vente des farines, le bruit des longues charrettes allant et revenant de jour et de nuit, et la récolte des foins, et la moisson, et la vendange, occupèrent plus ou moins tout le monde.

Me Guérineau, l’avocat ; Verdier, le notaire ; le docteur Laborde revinrent d’abord à de rares intervalles, puis régulièrement, comme autrefois, déjeuner ou dîner à la maison.

Me Guérineau était certainement un de ceux qui avaient le plus douloureusement ressenti la perte de Georges Paulet, son ami d’enfance et son plus cher camarade, mais lui-même évita plus d’une fois de prononcer son nom, d’abord à cause du grand deuil trop récent de Thérèse, par crainte de toucher à des plaies encore vives ; puis, par habitude, soit qu’on y songeât moins, soit que, dans le tumulte et le mouvement des affaires courantes, l’oubli, comme une mousse sur les arbres, eût envahi par degrés une bonne partie des pensées quotidiennes. De sorte qu’au bout de quelques mois on finit par ne plus en parler, bien que sa mémoire restât profondément gardée dans le silence des cœurs.

Quelques jours avant la funèbre nouvelle, Thérèse avait fait une grave confidence à Mme Desmarennes : elle avait senti vaguement quelque chose d’inconnu tressaillir en elle. Prise du fol espoir d’être mère, de voir revivre dans un fier garçon bien à elle l’image du cher absent tant pleuré, elle s’était quelque temps rattachée à ce dernier lambeau d’espérance ; mais, trop vite déçue dans son rêve, la jeune et sombre veuve était retombée, de tout le poids de son cœur, dans sa résignation muette, vouée simplement désormais au culte religieux des stériles souvenirs.

La seconde année de son deuil, vers la fin du printemps, Mme Desmarennes avait dit à sa fille :

— Thérèse, je vois bien que notre santé s’altère… Rester ainsi, toujours au même endroit, ce n’est pas vivre, mais végéter. Il serait bon de changer d’air. La saison sera belle et chaude. Que dirais-tu de Royan-les-Bains ? Si nous allions y passer deux mois ? Pour ma part, j’y retournerai volontiers si le voyage t’agrée. Qu’en penses-tu, ma fille ?

— Mon père viendrait-il ?

— Nous accompagner, si tu le désires. Cela te distraira sans doute un peu, et, dans tous les cas, vaudra mieux pour nous que de piétiner constamment sur place, avec toute une légion de pensées noires qui nous obsèdent jour et nuit. Si tu m’en crois, nous partirons en juillet.

— Comme vous voudrez, répondit Thérèse, avec son pâle sourire de résignée à qui tout semble indifférent.

La belle saison venue, Mme Desmarennes et sa fille louèrent à Royan le chalet des Pins, où Desmarennes resta deux jours avec elles, et vécurent là, non précisément comme deux recluses, mais très modestement et comme dans un monde à part, sans se mêler à la foule tumultueuse et bariolée grouillant aux bains de Pontaillac ou au théâtre du Casino ; se bornant, pour toute société, aux deux familles qui étaient venues les rejoindre, celle du docteur et celle du notaire. Me Guérineau lui-même apparaissait quelquefois, entre deux plaidoyers, au bord de la mer, pour y retremper son éloquence, assurait-il avec la verve enjouée et par instants gouailleuse qui était le vrai fond de son caractère.

Thérèse avait officiellement fini son deuil, et obéissant à l’étiquette mondaine, avait quitté ses robes noires, pour ne pas attirer trop longtemps l’attention des indifférents sur ses afflictions personnelles, gardant pour elle seule le secret de sa douleur intime et profonde ; mais, comme d’instinct, elle avait renoncé aux couleurs claires et aux nuances gaies d’autrefois. Ses toilettes habituelles étaient toujours plus ou moins sévères, en harmonie avec le ton sérieux de ses pensées.

Bien qu’elle descendît rarement sur les plages, elle devint bientôt, malgré elle, le point de mire des lorgnettes et des longues-vues (rien n’échappe à l’œil désœuvré des curieux qui s’ennuient) ; et peu à peu les espérances des prétendants commencèrent à renaître. Une jeune veuve, très belle encore, sans enfants, fille unique dont la fortune était par avance cotée à son chiffre, intéressait au plus haut point tous les élégants à bourse mince qui ouvrent si facilement leur bouche de fretin vulgaire à l’hameçon d’argent.

Quand elle sortait avec sa mère pour une promenade à pied tout simplement, du côté de Saint-Georges ou de Saint-Palais-sur-Mer, tous les regards étaient braqués sur elle. On se montrait de loin cette jeune femme aux sourcils froncés, aux lèvres serrées et ne souriant jamais. On se demandait, avec une curiosité désobligeante, si parmi les beaux élégants de la contrée personne ne pourrait tôt ou tard réveiller un éclair dans ces grands yeux si obstinément voilés ; si ce cœur en deuil de son premier amour resterait à jamais fermé ; et, en attendant la solution du problème, on avait baptisé la jeune femme d’un surnom. On disait la Carmélite en parlant d’elle.

Thérèse et Mme Desmarennes avaient fait une excursion à la Pointe-de-Grave ; elles étaient descendues à Soulac, dans la vieille église souterraine si profondément enfouie dans les sables. Une autre fois, par un jour de calme exceptionnel, elles avaient pu aborder à Cordouan, au phare planté sur un écueil à quatre lieues des côtes, et qui, de loin, par les temps clairs, se dresse en champ d’azur comme une haute aiguille blanche.

Thérèse monta jusqu’au sommet de la tour, d’où le magnifique panorama de la Saintonge et du Médoc se déroulait à ses yeux dans les splendides lueurs d’un soleil tombant.

Si l’aspect de la mer élargit les pensées et rend plus solennelles les saintes joies des heureux, en revanche, pour ceux qui souffrent, elle fait plus grande la solitude des cœurs. Vue de si haut et de si loin, cette plaine bleue qui s’en allait à l’infini lui semblait immense et éternelle comme son premier amour.

— Quel admirable décor, pensait-elle, pour notre pauvre bonheur perdu ! S’il était encore là, celui qui depuis deux ans ne peut rien voir ni rien entendre !

Elle se sentit défaillante, et, prise d’un frisson mortel, eut une vraie crise de larmes. Mais elle essuya vite ses joues en entendant derrière elle le pas de sa mère montant les dernières marches de granit.

— Tu as pleuré, ma fille ?…

— C’est le grand vent de mer qui nous fouette les yeux, répondit-elle en essayant de sourire.

— Descendons, tu n’y tiendrais pas.

D’autres fois, levée avec le soleil, elle s’en allait toute seule, emportée par son bel arabe noir, jusqu’à la descente pittoresque et sauvage où commence la Grande-Côte. Narines ouvertes et la crinière au vent, Mistral semblait aspirer dans la brise de mer comme un souvenir du pays natal. A l’aspect de ces larges grèves étalées à perte de vue, l’impressionnable et fin pur-sang, dans sa noble intuition de race, rêvait de ces grands déserts de sable où dormaient ses glorieux ancêtres d’Orient. Il semblait entrevoir, comme par un effet de lointain mirage à travers les âges, ces merveilleuses contrées d’outre-mer qu’il n’avait jamais connues, mais qui lui apparaissaient comme dans une perspective étrange, à la fois lumineuse et confuse.

Et Thérèse et Mistral, lancés tous deux à corps perdu dans ces grands espaces libres, s’enivraient de la fraîcheur des brises, dans leur course vertigineuse, aérienne et rapide comme un vol.

Un de ces jours-là, Thérèse commit une grave imprudence à son retour. Au lieu de suivre, à gauche, dans les sables, le chemin tout tracé par la roue des voitures, elle descendit à droite jusqu’au Puits-de-Lauture, où le flot de marée s’engouffre avec des bruits de tonnerre.

De nombreux spectateurs, déjà groupés sur la falaise, regardaient, comme à un décor de théâtre, jaillir par le trou béant les formidables flocons d’écume.

Elle aussi voulut voir de près, mais sans descendre de cheval, le curieux phénomène, et poussa Mistral en avant. Mal lui en prit : Mistral regimba, d’abord effrayé du bruit ; puis, hennissant et flairant la mer, il s’arrêta court, humilié d’abord d’engager son fin sabot d’arabe sur des roches de granit, coupantes comme des lames de rasoir, et qui eussent effarouché des pieds de mule. L’écuyère s’entêta, la bête s’obstina. Un coup de cravache bien cinglé répondit à son hésitation. Et Mistral, bondissant sous l’outrage, se leva tout droit et, baissant l’oreille, partit comme une flèche vers l’abîme où ils allaient infailliblement rouler et disparaître tous deux.

Mais du groupe des curieux quelqu’un s’élança, se jetant à la tête du cheval, et d’une main de fer lui comprima les naseaux.

Mistral s’abattit presque au bord de la falaise ; Thérèse, dégagée de l’étrier, se releva sans aucun mal apparent… Mistral se remit sur pied en boitant, mais il n’en fut pas de même du courageux sauveteur, gisant inanimé sur les roches, tout pâle, avec un flot de sang qui lui jaillissait des lèvres.

Le danger disparu, la foule s’approcha pour voir et fit cercle autour de l’homme tombé… C’était un jeune garçon imberbe, d’une vingtaine d’années au plus. Sa fine chemise de batiste, déchirée par endroits, laissait voir une poitrine toute blanche, labourée de sillons rouges, et les tempes saignaient sous les cheveux blonds agglutinés. Ses yeux fermés devaient-ils se rouvrir ? Le cœur, interrogé, répondait encore par de faibles battements. On lui jeta de l’eau de mer au visage, mais en vain. Rien ne put le faire revenir de son évanouissement.

Deux douaniers, accourus en hâte, le couchèrent sur un brancard, pour le transporter, avec des précautions infinies, jusqu’à la petite auberge dominant la hauteur. Un lit de sangle y fut provisoirement disposé.

Quel était ce pauvre garçon ? Personne ne le connaissait parmi les gens du pays. Tout ce qu’on savait de lui, c’est qu’arrivé seul depuis trois jours par le vapeur de Bordeaux, il avait loué pour la saison un chalet à Saint-Palais-sur-Mer. Comme signalement, pantalon gris, cravate de foulard et jaquette bleue… le vent de la côte avait emporté son béret. Sur lui ni montre ni portefeuille, pas même une simple carte de nature à éclairer sur son identité.

Le docteur Laborde, mandé d’urgence, n’arriva que deux heures après l’accident. Thérèse, inquiète et surprise, encore pâle de sa chute et toute émue du danger que le jeune inconnu avait couru pour elle, était restée à son chevet.

Dans l’attente, et durant deux mortelles heures, elle put contempler à son aise et envelopper de tous ses regards ce jeune et courageux garçon, immobile et les yeux fermés, et qui semblait endormi de son dernier sommeil.

Plus elle le contemplait et plus elle croyait retrouver en lui une vague ressemblance avec quelqu’un… vu autrefois, mais à une époque très lointaine qu’elle ne pouvait préciser… A qui ressemblait-il ? Était-ce une hallucination de son pauvre cerveau troublé ? Il y avait là quelque chose d’étrange, de mystérieux et de voilé comme l’implacable destin antique. Elle n’osait s’arrêter sur une telle pensée et frémissait de se répondre à elle-même.

Enfin le docteur Laborde arriva. Il commença par faire sortir tout le monde, même Thérèse qui dut s’y résigner, et ouvrit toute grande l’unique fenêtre pour faire affluer l’air vif du dehors.

Puis il mit un petit flacon sous les narines du malade, qui aspira longuement et rouvrit enfin les yeux.

Il voulut parler, mais sans pouvoir articuler aucun son ; la voix expira dans sa gorge.

Le docteur l’ausculta, épongea ses plaies, les recouvrit de bandelettes, mit un doigt sur ses lèvres pour lui imposer un silence absolu et ordonna une potion calmante pour la nuit.

A Thérèse anxieuse qui attendait sa réponse :

— La convalescence sera longue peut-être dit-il, mais je réponds du malade. Aucun organe essentiel n’est sérieusement intéressé… Pas de lésion interne… Nous le sauverons. Mais que personne ne le fasse parler. Pas un mot. Demain, de très bonne heure, je serai là, et dans trois ou quatre jours nous pourrons le transporter dans un bon lit.

Sur ces entrefaites, Me Guérineau, en quête de toutes les nouvelles, était survenu. Il avait pris des informations. Cet intéressant jeune homme, objet de l’attention publique, si rapidement éveillée, avait loué pour toute la saison le chalet des Grèves, à Saint-Palais-sur-Mer.

Il demeurait à Bordeaux, quai des Chartrons… Orphelin de père et de mère, il n’avait pas encore vingt et un ans, et ses tuteur et subrogé-tuteur veillaient à son immense fortune, en attendant sa majorité.

— Et son nom ? dit vivement Thérèse.

— Henri Paulet, votre jeune beau-frère.

La ressemblance qui l’avait frappée s’expliquait naturellement.

— Et comment se fait-il que je ne l’aie jamais vu ni connu jusqu’à présent ? reprit-elle comme se parlant à elle-même.

— Par une raison bien simple, reprit l’avocat… Il voyageait dans l’Amérique du Sud à l’époque de votre mariage… et, depuis, les circonstances dans lesquelles vous auriez pu le connaître ne se sont pas présentées… Depuis votre deuil vous avez toujours vécu dans l’isolement, en recluse, absolument retirée du monde… et vos deux familles sont restées comme étrangères l’une à l’autre…

— C’est singulier, reprit-elle… et lui sans doute ne sait pas sans doute qui je suis… et ne connaît pas le moins du monde la femme qu’il a sauvée.

— Nous le saurons bien dans quelques jours, répondit sentencieusement Me Guérineau, puisque le docteur nous affirme sa guérison prochaine. Dans tous les cas, l’incident n’en serait pas moins curieux pour des reporters… mais je reste bouche close pour tout ce qui intéresse votre chère famille.

Malgré les prévisions du docteur et ses potions calmantes, le malade eut fièvre et délire deux jours et deux nuits, tantôt les yeux grands ouverts et prononçant des mots incohérents d’une voix à peine perceptible, tantôt retombant dans une prostration profonde et dans une somnolence comateuse prolongée d’assez mauvais augure. Enfin, au lever du troisième jour, on vit apparaître dans son regard quelques lueurs de raison et dans son état général un vrai retour à la vie normale.

Le docteur, anxieux, malgré son calme apparent, épiait de tous ses regards la renaissance tardive de son précieux sujet, observant les phases diverses de son retour à la vie.

Quand le malade rouvrit enfin les yeux, étonné de se voir dans une chambre d’auberge, cherchant à se rendre compte de son entourage, et comme mal réveillé d’un mauvais rêve, Thérèse, à son chevet, soufflait sur une tasse de tisane un peu chaude et attendait l’ordre du médecin pour la présenter.

Mais le malade, peu soucieux du breuvage, les yeux obstinément fixés sur la belle et sombre veuve, buvait simplement la femme du regard.

— C’est bien moi !… Sauvée, grâce à vous, dit Thérèse.

Puis, rapprochant la tasse :

— Allons, prenez, fit-elle d’une voix caressante et quasi-maternelle, mais impérieuse dans sa prière, comme si elle parlait à un enfant.

Il but d’un trait et remercia en baissant la tête. Puis, comme fatigué d’un premier effort, et doutant de la réalité, il referma les yeux et retomba sur l’oreiller comme pour retrouver en songe une apparition trop prompte à s’évanouir.

Le docteur crut comprendre alors que le pauvre garçon avait reçu en plein cœur une de ces rudes atteintes que les médecins terrestres ne guérissent pas.

— Diantre ! pensa-t-il à part lui, ce cas pathologique échapperait à mon ministère.

Dès que le malade fut bien couché dans un grand lit horizontal, au chalet des Grèves, sa convalescence fut beaucoup plus rapide qu’on ne l’avait d’abord supposé.

On avait fait venir de Bordeaux une vieille servante de la maison, du nom de Rosalie, portant la grande coiffe des filles de Marennes, et qui veillait, comme un vrai garde du corps, près du malade qu’elle avait connu tout enfant.

Si jamais convalescent fut choyé, soigné, dorloté comme un vrai fils de prince, ce fut assurément le jeune héros de cette aventure.

Le chalet des Grèves n’était pas éloigné du chalet des Pins, où demeuraient Thérèse et sa mère ; et d’autre part la famille Verdier et celle du docteur s’étaient installées, d’un commun accord, au chalet des Bruyères, avoisinant la Conche de Vaux.

Quant à Me Guérineau, pour garder, disait-il, sa pleine liberté d’envergure, il était tout simplement à Royan même, à l’hôtel de Bordeaux, mais tous les jours un panier de louage le ramenait aux chalets amis, où les familles en villégiature de mer continuaient assidûment leurs relations de bon voisinage.

Grâce à la parenté désormais reconnue des familles, il n’était pas rare de voir réunies dans la chambre du malade, mais parlant à voix basse et à phrases décousues, Thérèse et sa mère en compagnie de Mmes Verdier et Laborde, occupées à divers ouvrages d’aiguille ou de crochet, et menant à bonne fin ces menus chefs-d’œuvre de dessin et de couleur qui révèlent à la fois la patience et l’esprit des petits doigts féminins, pour la plus grande joie des heureux à qui les cadeaux sont destinés.

Un matin que le docteur, après sa première visite, avait bien auguré de la journée et permis au convalescent de causer un peu plus que d’habitude, Thérèse se trouva quelques instants seule avec lui…

Sur un pliant, assise au pied du lit dont les rideaux étaient relevés et continuant son travail de tapisserie (un grand vulcain, papillon rouge et noir, épanoui sur une branche de tilleul), elle travaillait avec recueillement, les yeux baissés sur son aiguille, tandis que lui (qu’elle croyait assoupi) la regardait fixement avec une douceur infinie.

Bientôt ce regard pesa sur elle dans un silence embarrassant qu’elle voulut rompre.

Elle se leva vivement, sous prétexte d’arranger les oreillers, qu’elle tassa d’une main rapide en se rapprochant du malade.

Lui continuait à la contempler, mais sans mot dire, comme si le bruit d’une parole eût brisé le charme de ses pensées.

II[modifier]

C’était par une chaude journée de juillet, exceptionnellement calme.

Par la haute fenêtre, ouverte sur un ciel d’un bleu profond, les effluves résineux des pins se mariaient au parfum de girofle des œillets sauvages.

Et tandis que la mer invisible continuait sur les plages le bruit cadencé de sa basse continue, les notes égrenées d’un piano lointain laissaient monter par intervalles un vague souvenir de berceuse à l’oreille du convalescent.

— Puisque le docteur vous permet aujourd’hui de causer un peu, dit Thérèse, permettrez-vous à une curieuse, indiscrète peut-être, de vous demander quelque chose ?

Il inclina la tête en signe d’assentiment.

— Quand vous vous êtes jeté si bravement à la tête de mon cheval, me connaissiez-vous déjà ?

— J’ignorais qui vous étiez et je ne sais pas encore votre nom… Puis-je enfin le savoir ?

Elle ne répondit pas directement et continua d’interroger.

— Et vous ne m’aviez jamais vue avant ce jour-là ?

— Oh ! si… une fois… une seule…

— Où donc ? et à quelle époque ?

— A Bordeaux, il y a quelques jours… au quai d’embarquement, quand vous y êtes passée pour prendre le vapeur de Royan… Et, depuis ce jour-là, je n’ai eu qu’une pensée, vous revoir… Dès le lendemain, je suis parti pour vous rejoindre, espérant bien vous rencontrer tôt ou tard sur les plages, mais vous restiez invisible, cachée à tous les yeux. Je suis allé partout, à Saint-Georges, à Pontaillac, à la pointe de Grave, mais en vain… Ce n’est que le jour où vous avez failli vous briser sur les roches que j’ai pu vous revoir et vous sacrifier ma vie… Car, vous n’en doutez pas, je vous suivais si vous aviez roulé dans l’abîme…

Et un sourire d’une joie profonde éclaira son visage.

— Ah ! fit Thérèse toute surprise, mais d’une voix très calme cependant.

— Et maintenant, reprit-il, puis-je enfin savoir votre nom ?

Il avait osé prendre une de ses mains dans les siennes… il ajouta :

— Puis-je savoir si votre main est libre ?

Il attendait sa réponse avec une anxiété fiévreuse… Elle hésita quelques secondes ; mais, comprenant qu’il était impossible de garder le silence plus longtemps, elle répondit d’une voix lente et grave :

— Vous avez sauvé votre belle-sœur… Mme Georges Paulet… la femme de votre frère… sa veuve aujourd’hui… Elle vous en gardera une éternelle gratitude…

Cette révélation inattendue fit au pauvre malade une impression profonde… une vive rougeur empourpra ses joues, envahies presque aussitôt d’une pâleur mortelle. Il resta longtemps sans pouvoir prononcer une parole… sa main avait abandonné celle de Thérèse.

Cette fatale réponse l’accablait…

— Ah ! pourquoi m’a-t-on fait revenir à la vie ? murmura-t-il enfin, comme se parlant tout bas à lui-même… Mieux eût valu mourir et ne jamais rien savoir.

L’arrivée de Mmes Verdier et Desmarennes vint à propos faire diversion à la scène douloureuse, et bientôt la conversation habituelle à voix basse reprit son allure générale autour du malade qui, dans sa prostration, semblait sommeiller, étranger désormais à tous les bruits du monde.

Le docteur, comme de coutume, revint dans la soirée, et fronça le sourcil en interrogeant le pouls de son malade. Il constata de la fièvre, une vive agitation cérébrale, et recommanda expressément de le faire moins causer le lendemain ; même pas du tout, si faire se pouvait.

— Pour une première fois, il aura beaucoup trop parlé, pensa-t-il.

Quoi qu’il en fût, les jours suivants, le calme parut se rétablir graduellement, et grâce à de sages ordonnances, régulièrement exécutées, la convalescence marcha vite, la jeunesse reprit ses droits, et dans la quinzaine Henri Paulet put faire à pied sa première promenade.

Ces premiers jours où il renaissait à la lumière et à la vie, au bord de cette grande mer variant d’aspect à chaque heure, tantôt verte et blanche sous l’écume des lames, tantôt bleue comme un saphir et aplanie comme un lac, ces premiers jours furent pour Henri Paulet une longue série d’enchantements.

Bien qu’il n’eût que trop clairement compris, aux paroles graves de sa belle-sœur, que tout espoir d’un amour partagé lui était absolument interdit, il n’en restait pas moins sous l’impression d’une joie profonde, dont il ne se rendait pas compte et qu’il ne cherchait pas à analyser.

Il pouvait au moins voir Thérèse presque à chaque heure du jour ; il marchait près d’elle, lui parlait, s’enivrait de sa voix et de son regard, vivait dans l’air qu’elle respirait, et sentait parfois son petit bras nerveux et volontaire s’appuyer résolument sur le sien aux passages difficiles creusés dans le roc ou dans les sables.

Il tressaillait de tout son être au frôlement de sa robe, ou quand sa chevelure dénouée le frappait en plein visage dans un brusque soubresaut des rafales marines.

Fils d’une blonde Norvégienne de Drontheim, morte en lui donnant la vie, ce fin garçon, aux longs cheveux ambrés et à l’œil vert de mer, réalisait sous le ciel du Midi un des types les plus purs des races primitives du pays des neiges. Sa mère lui avait, assurément, légué quelque chose de sa grâce native et de sa fière beauté sauvage. Son profil presque droit, intelligent et grave, révélait à la fois énergie et douceur. Près de Thérèse, il cheminait à pas recueillis, comme dans un immense et lumineux décor de féerie. On eût dit qu’il marchait dans un paradis terrestre.

A la place de Thérèse, il eût fallu être aveugle et sourde pour ne pas s’apercevoir à chaque instant de cette muette et folle adoration, de cette passion toute juvénile, si discrètement voilée dans son intensité.

Bien des femmes voisines de la trentaine, dans le charme souverain de leur beauté mûrissante, éprouvent une étrange douceur câline à se laisser franchement idolâtrer par un tout jeune homme aux impressions neuves, dont le premier amour s’éveille comme un orage de printemps, dans un ciel de lumière et de parfums. Il n’en était pas ainsi de Thérèse ; c’était même bien différent pour elle. Non choquée assurément, mais toute surprise de cette brusque éclosion d’amour, elle en eut d’abord un frémissement douloureux, comme une espèce de commisération maternelle, à l’égard d’un enfant malade, inconscient et irresponsable ; mais elle n’en fut pas émue plus que de raison pour son propre compte, et resta absolument étrangère à toute pensée d’amour. Dans son pauvre cœur, encore tout meurtri de son deuil, une image inoubliable vivait enchâssée profondément ; aucune autre ne pouvait y pénétrer. Il n’y avait pas deux ans qu’elle était veuve.

Que de fois, dans le silence et l’obscurité des nuits, n’avait-elle pas eu de chères et douloureuses apparitions, qui, de leurs sources profondes, faisaient jaillir des torrents de larmes !

Même longtemps après son réveil, elle croyait encore à la réalité de ses visions trompeuses, et parfois refermait les paupières en essayant de renouer ses rêves.

Quand le jour brumeux du matin éclairait, vaguement autour d’elle les rideaux, les tapis et les meubles, tristement accoudée sur l’oreiller, elle avait peine à croire qu’elle était définitivement seule, ouvrait tout grands ses yeux fixes et tendait l’oreille, se demandant si Georges ne reviendrait pas rouvrir sa porte et répéter ce cher petit nom de Mésange qui remuait si délicieusement toutes les fibres de son cœur…

— Qui sait ? se disait-elle ; il aura été mal enterré peut-être… et précipitamment. Nous avons eu l’extrait mortuaire, c’est vrai… mais on n’a pas rapporté le corps… Je n’ai pas vu de mes yeux, touché de mes deux mains ses plaies glorieuses dans une horrible certitude… Quand il est tombé sur le champ de combat, qui donc l’a ramassé ?… On ne sait. Nous n’avons eu aucun détail précis à cet égard. Le doute est permis. Baptiste l’a vu tomber, assure-t-il ; mais, frappé presque aussitôt lui-même, il n’a pu voir qui l’avait relevé… Et que s’est-il passé depuis ?… Une erreur est possible, dans le pêle-mêle et le grand désordre qui suit une retraite après les batailles…

La pauvre femme revenait souvent à ces pensées tristes et mornes, qui troublaient à la fois sa tête et son cœur, tandis qu’elle cheminait près de son jeune beau-frère, Henri Paulet, que berçaient encore toutes les illusions de son âge.

Certes, pour ce brave enfant qui s’était spontanément dévoué pour elle, elle ressentait une gratitude infinie. Bien que simple femme, elle était de force à lui rendre la pareille si l’occasion s’en présentait… En temps de guerre et d’épidémie, sous la tente du soldat ou sur un lit d’hôpital, elle l’eût soigné avec l’abnégation absolue d’une vraie sœur de charité, mais il ne fallait pas lui demander autre chose… Aucune pensée d’amour ne pouvait trouver place dans un cœur qui ne lui appartenait plus ; où veillait, sans jamais s’éteindre, un religieux et fervent souvenir.

Au cours de ces longues promenades quotidiennes, elle, la femme reconnaissante, et son jeune beau-frère, ébloui de sa beauté, cheminaient dans la vie, côte à côte, pour ainsi dire, mais se trouvaient fatalement sur deux lignes parallèles, pouvant aller jusqu’au bout du monde sans jamais se rencontrer.

Ces excursions de famille, où se trouvaient souvent réunies Mmes Desmarennes, Laborde et Verdier, étaient toutes naturelles en villégiature de mer ; aux yeux du monde le plus strict et le plus scrupuleux, il n’y avait absolument rien à dire. Il n’en est pas moins vrai qu’on en jasait déjà depuis quelques jours. Les commentaires allaient leur train de Pontaillac à Saint-Georges. Les gens les mieux informés prétendaient que le jeune Henri (et à ce nom ils fredonnaient un air de chasse de l’Opéra-Comique), le jeune Henri devait bientôt consoler la belle veuve, en essuyant ses dernières larmes ; tandis que les robes noires étaient mises au crochet de l’oubli, les toilettes bleues et roses allaient donner du travail aux couturières de la contrée.

Un simple télégramme de quelques mots vint brutalement couper court à tous ces bruits, et briser pour le pauvre amoureux le fil d’or des enchantements.

Le télégramme était ainsi conçu :


« Saint-Christophe. — M. Desmarennes très mal… Vous demande.

« Signé : BAPTISTE. »


On fit en hâte malles et paquets, et le soir même Mme Desmarennes et sa fille prenaient le chemin de fer par la ligne de Pons.

Elles étaient déjà casées dans leur compartiment, et le sifflet de la locomotive avait donné le premier avertissement du départ, lorsque Henri Paulet, debout sur le marchepied du wagon, demanda à Thérèse d’une voix émue :

— Me sera-t-il permis de venir à Saint-Christophe prendre des nouvelles de M. Desmarennes, et de vous revoir bientôt ?

— Assurément, répondit Thérèse. Vous êtes de la famille… Notre maison sera toujours la vôtre.

Mais ces quelques mots furent prononcés lentement, d’un ton grave et solennel qui disait absolument le contraire des paroles et ne laissait aucune place à l’espérance.

III[modifier]

Mais revenons à Saint-Christophe, où depuis bientôt deux mois, en l’absence de sa femme et de sa fille, Guillaume Desmarennes se trouvait seul dans une maison vide qui lui semblait bien grande.

Racontons simplement ce qui s’était passé. On a beau dire : « Menteur comme un proverbe, » un désastre n’arrive jamais seul. Quand la série noire commence pour une famille, la pauvre famille est bientôt prise de vertige dans l’engrenage sinistre des fatalités, surtout à l’époque des grandes crises politiques, que suivent les crises financières.

1870 et 1871 furent de terribles années ; dans le désarroi général des affaires, commerciales et industrielles, plusieurs banques sautèrent dans les principales villes du département.

Une banque qui saute fait sauter les autres… comme les moutons de Panurge. L’exemple est contagieux. Desmarennes y avait déposé une partie de sa fortune. Il en fut pour une perte sèche de trois cent mille francs.

D’autre part, la concurrence des blés d’Amérique et de Russie, les arrivages de New-York et d’Odessa, cotés à des prix inférieurs, réduisirent presque à rien la vente de ses farines.

Pour comble de calamités, à l’ancien oïdium de la vigne avait succédé un fléau bien autrement terrible. Le phylloxéra avait envahi presque tous les plants de la contrée. Les vignes offraient un spectacle navrant : sur les belles collines pierreuses, ensoleillées, où, les années précédentes, pampres, vrilles et sarments s’enchevêtraient à embarrasser le pied des chasseurs, on ne voyait que des orties et des ronces, autour d’un cep noir atrophié, comme s’il était brûlé par le feu du ciel… Tout était mort sur pied… Il n’y avait plus qu’à arracher. Les vignerons se chauffaient avec le bois de leurs vignes. Et il ne fallait pas songer à ensemencer autre chose sur des champs de cailloux. La vigne, heureuse autrefois, y trouvait assez d’humus pour croître et multiplier… Mais blé, luzerne ou maïs, rien n’y serait venu… Autant de propriétés perdues, pour longtemps du moins.

Accablé par ces trois désastres successifs, Desmarennes n’y tint pas. Bien qu’il fût solide de corps et qu’il passât à bon droit pour avoir une des fortes têtes du pays, le coup fut trop rude… et quand Baptiste envoya son télégramme à Royan, Desmarennes venait d’être frappé d’une première attaque de paralysie (une hémiplégie bien caractérisée). Il s’en était remis pourtant et commençait à recouvrer l’usage de sa jambe et de son bras droit, quand Thérèse et sa mère revinrent à Saint-Christophe.

Elles avaient pris toutes leurs précautions pour ne rien brusquer, et fait annoncer leur arrivée par avance, comme si elles revenaient d’elles-mêmes, sans avoir reçu le télégramme.

Quand elles entrèrent chez Desmarennes, elles le trouvèrent, non pas étendu, mais échoué dans son grand fauteuil à oreillers, l’œil fixe et les deux pieds sur les chenets de sa haute cheminée, où la cendre rouge achevait de s’éteindre.

Après une première scène de larmes et d’embrassements :

— Père, étant malade, dit Thérèse, pourquoi n’avoir pas fait écrire ? Nous serions revenues depuis longtemps.

— Je craignais de vous attrister là-bas par de mauvaises nouvelles. Il est toujours assez tôt pour les savoir.

Et il leur raconta une partie de ses grandes pertes financières, sans oser leur tout avouer, de crainte de leur porter un coup trop terrible d’abord, ou gardant peut-être encore à part lui quelques lueurs d’espoir jusque dans l’abîme.

Grâce à sa constitution robuste, revenu assez promptement de cette première attaque, il se levait, marchait, vaquait encore comme d’habitude à ses affaires, mais ce n’était plus le même homme. Quel changement en si peu de jours ! Il n’était plus que l’ombre de lui-même. — Il avait l’œil éteint, les orbites creux ; ses belles joues fleuries, d’un rose vif autrefois, n’offraient plus qu’une graisse molle et jaunâtre ; ses larges pantalons flottaient sur des jambes amaigries et vacillantes ; son riche abdomen avait effacé sa rondeur ; et, signe caractéristique de mauvais augure pour un paysan de Saintonge, la rôtie au vin blanc sucré du matin n’avait plus de saveur pour son palais et lui semblait fade comme de l’eau claire.

Chaque jour le pauvre homme se retirait de bonne heure dans son cabinet de travail et ne causait plus. Comme absorbé par une idée fixe, il se parlait tout bas à lui-même. Chez les êtres sanguins où l’afflux du sang au cerveau est rapide comme un coup de fouet, il n’y a pas loin du projet à l’exécution. Thérèse et sa mère redoutaient quelque chose… Toutes deux étaient dans les transes… Desmarennes n’avait plus foi dans son étoile, et bien souvent les pauvres femmes, sans ouvrir les lèvres, échangeaient un rapide regard qui traduisait leurs communes pensées :

— Surveille bien ton père, disait Mme Desmarennes.

— Ne le perds pas des yeux, disait Thérèse.

Quelques jours après le départ de Mme Desmarennes et de sa fille pour Saint-Christophe, toute la colonie voyageuse de Royan, Verdier, Laborde et Guérineau avaient quitté les bains de mer pour rentrer dans leur bonne petite ville et reprendre, à leurs foyers respectifs, le train habituel de leurs affaires.

Disons de suite, pour ne pas l’oublier, que Mme Verdier, la femme du notaire, avait, au retour, fait à Thérèse un tableau navrant du pauvre Henri Paulet, inconsolable de son brusque départ et rentrant seul et désespéré dans sa grande ville de Bordeaux, où il emportait en plein cœur l’image de Thérèse oublieuse. Thérèse était beaucoup trop sévère pour lui, pensait et disait Mme Verdier d’un air et d’un ton de reproche.

C’était une excellente petite femme que Mme Verdier, plutôt blonde que brune, sans caractère bien accusé, mais, bienveillante et potelée, adorant son mari et ne s’en cachant pas,— n’ayant pas eu d’enfants, mais aimant avec frénésie ceux des autres. Elle eût donné une partie de sa fortune pour faire des heureux. Il y a peut-être peu de femmes comme elle, mais il y en a, fort heureusement, et leur aspect vous console des types rêches qu’on rencontre trop fréquemment dans les ornières de la vie.

A l’encontre des égoïstes, dont le bonheur est fait du malheur d’autrui, elle était surtout heureuse du bonheur des autres.— Elle avait très sincèrement pris part à la douleur vraie d’Henri Paulet, et tout naturellement fait de son mieux pour le consoler, lui disant d’espérer quand même… que peut-être tout n’était pas définitivement perdu… En attendant, elle l’avait autorisé à lui écrire, et avait promis de lui répondre.

Quant au docteur Laborde, il avait un peu rassuré Mme Desmarennes sur l’état alarmant du chef de la famille.

— Ne soyez pas trop inquiète, avait-il dit ; il est promptement revenu d’une première attaque, ce qui nous offre un signe rassurant ; une seconde n’est pas à craindre de si tôt, et vous savez qu’il n’y a que la troisième qui soit vraiment dangereuse. Une bonne hygiène, des ménagements, des précautions, pas d’émotions trop vives. On peut durer longtemps dans ces conditions-là.

Evidemment ; mais le programme du docteur n’était pas facile à réaliser après les désastres financiers qui avaient si rudement frappé le pauvre homme. Le malade avait des hauts et des bas, comme on dit : tantôt des jours de profonde accalmie, tantôt des jours sombres où les pensées noires tournaient et retournaient dans sa grosse tête troublée, comme de mauvaises graines aux cribles de ses moulins.

Un matin d’orage, après une nuit d’insomnie, Desmarennes, sous prétexte de grande fatigue et de manque absolu d’appétit, ne descendit pas déjeuner.

Il resta dans sa chambre de travail, où il avait à répondre, disait-il, à de nombreuses lettres d’affaires en retard depuis longtemps.

Très inquiète, Thérèse veillait.

Desmarennes, se croyant bien seul, écrivait… sans doute ses dernières volontés.

Thérèse entra sans bruit et se tint toute droite derrière le fauteuil de son père qui d’abord ne l’avait pas aperçue.

Mais en levant la tête, comme par hasard, en réfléchissant à une phrase qui n’était pas claire, il vit dans une glace latérale l’image de sa fille, immobile et blanche comme une statue.

— Toi, ma fille ! dit-il d’une voix altérée où passaient des larmes… T’avais-je appelée ?

— Non, mais je suis venue de moi-même, mon père… J’avais à vous parler de choses graves… Avec votre consentement, je me remarie.

— Et qui épouses-tu ?

— Henri Paulet, le frère… de l’autre.

Elle n’osa prononcer le nom de Georges.

— Et l’autre, reprit froidement Desmarennes, tu l’as donc oublié ?

— Vous êtes cruel, mon père… Il n’est pas de ceux qu’on oublie… mais laissons en paix ceux qui dorment… S’il pouvait m’entendre lui-même aujourd’hui, peut-être m’approuverait-il.

— Ah ! fit Desmarennes tout surpris, qui avait peine à en croire ses oreilles.

— Il n’y aura qu’un prénom de changé, continua Thérèse… on m’appellera Mme Paulet, comme toujours… Vous comprenez bien, mon père, que je ne puis rester éternellement veuve… Autrefois j’ai fait un mariage d’amour ; aujourd’hui je suis décidée à faire un mariage de raison… Il vous faut une famille… J’ai réfléchi mûrement… je ne suis plus une jeune fille, mais une femme sérieuse…

Une vraie lutte de générosité s’engageait entre Thérèse et son père, dont les derniers doutes semblaient encore longs à dissiper.

— Mais enfin, reprit-il, je ne veux pas que tu te sacrifies…

— Ce n’est pas un sacrifice, mon père… J’agis en femme éclairée… et de ma pleine volonté.

— Alors tu l’aimes donc ?

Elle hésita un instant devant le regard fixe de Desmarennes qui lui fouillait le cœur…

— Lui m’adore, répondit-elle enfin, et fera aveuglément tout ce qu’il me plaira de vouloir.

— Où donc l’as-tu si bien connu ?

— A Royan-les-Bains, quelques jours après votre départ… C’est un brave et digne cœur… Il m’a déjà sauvé la vie dans ma folle équipée de cheval… Et quant à vous, mon père, cette union assure une tranquillité parfaite à vos derniers jours.

Desmarennes, heureux et convaincu, ne résista plus… un pâle sourire éclaira son visage depuis longtemps assombri.

Il embrassa éperdument sa fille, la prit sur ses genoux comme à l’époque où elle était petite enfant, et, riant et pleurant à la fois, l’enveloppa de ses baisers et de ses larmes.

Elle répondit d’abord à son étreinte, puis se dégageant et se levant toute droite :

— Mon père, là, dans la chambre à côté, ma mère aussi a quelque chose à vous dire.

Et après avoir poussé son père, presque fou de joie, dans les bras de sa femme, elle referma vivement la porte et se mit à fouiller précipitamment dans le tas de journaux et de papiers qui encombraient la table… Elle y trouva ce qu’elle cherchait… un revolver tout chargé. Elle ouvrit aussitôt la fenêtre et le jeta dans la rivière, profonde et noire en cet endroit, sous le grand rideau frémissant des trembles et des aulnes.

Comme elle redescendait au salon, elle trouva Mme Verdier qui l’attendait.

— Justement j’allais vous écrire, lui dit-elle. Vous arrivez à propos… Mais qu’y a-t-il donc ? Vous paraissez toute émue.

— Il y a vraiment de quoi l’être profondément, répondit-elle… Voyez et lisez.

Et elle tendit à Thérèse une lettre d’Henri Paulet, reçue le matin même.

Cette lettre, succédant à plusieurs autres adressées à Mme Verdier, avait un caractère particulièrement funèbre… Elle disait que, s’il ne recevait pas dans la semaine un mot de réponse lui donnant au moins quelques lueurs d’espoir, son parti était pris. Il était décidé… Il allait entreprendre un très long voyage (sans fixer la contrée), mais le vrai sens de sa lettre était qu’il allait partir pour ces grands pays inconnus d’où personne ne revient… Il n’y avait pas à s’y méprendre.

Cette pauvre Mme Verdier en était encore toute frémissante et se disposait, avec la persistance de son brave petit cœur, à plaider en dernier ressort la cause d’Henri Paulet, comme s’il se fût agi de son propre fils, quand Thérèse l’arrêta d’un geste et lui dit simplement :

— Chère madame Verdier, répondez-lui qu’il peut venir… qu’il est attendu… et faites-lui comprendre que désormais il lui est permis de tout espérer. Je serai sa femme.

Les préliminaires du mariage ne furent pas longs. Henri Paulet resta à Saint-Christophe un mois, à peine ; puis toute la famille partit pour Bordeaux, où, le mois d’après, eut lieu la cérémonie, à trente lieues du grand parc où la première solennité s’était accomplie.

Ce soir-là, la nouvelle mariée se donna sans larmes, résolument, mais sans amour.


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