Le Mouvement libertaire sous la IIIe République/V

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Les œuvres représentatives (p. 65-78).

V

LA RÉVOLTE


Méreaux qui était un garçon calme, pondéré, devint, à la suite de sa condamnation, très étrange, un beau jour, — c’était plutôt un vilain matin — il vint frapper à ma porte, il n’était pas encore cinq heures. Nous étions en plein hiver. Il me raconta qu’il étouffait dans son lit, qu’il lui fallait remuer.

Moi qui ai toujours aimé dormir toute ma nuit, je l’envoyais, intérieurement, au diable. D’autant plus qu’il me sembla m’apercevoir que, chez lui, il y avait davantage d’imagination que de mal réel.

Ces visites se renouvelèrent plusieurs fois dans les mêmes conditions. Il s’en allait à peu près remis, revenant le lendemain, ou quelques jours après dans le même état, et à des heures insolites.

Puis il se mit à changer plusieurs fois de garni, finissant par ne plus louer sous son nom.

Et, un beau jour, j’appris que, à la sortie d’une réunion, où la police avait été brutale, il avait tiré des coups de revolver sur les sergents de ville.

Par la suite, on m’avisa qu’il s’était étroitement lié avec un garçon de son âge, intelligent, semblant plein de zèle pour la propagande, habitant les mêmes hôtels que lui.

À l’époque, je ne prêtai pas beaucoup d’attention à cela. J’attribuais ses changements de domicile à son état de surexcitation, à l’espèce d’hallucination dans laquelle il semblait vivre. Mais, plus tard, je sus que Letellier — c’était le nom de son accointance — était soupçonné d’appartenir à la police. Je me demande si ce n’est pas sous les excitations de cet individu que Méreaux s’était trouvé comme détraqué ?

Il fut condamné à cinq ans de prison, à la suite de son acte, quoique les policiers en eussent été quittes pour une simple égratignure reçue par l’un d’eux.

Il fit ses cinq ans à Poissy. Lorsqu’il en sortit, il n’éprouva plus le besoin de venir me réveiller à cinq heures du matin.

Il fonda un groupe d’études à Montreuil où il habitait. Ce fut ce groupe, appelé « Les Soirées de Montreuil », qui donna l’idée de cet autre mouvement qui prit naissance à la suite de l’affaire Dreyfus, connu sous le nom d’ « Universités Populaires », où des professeurs, des écrivains libéralisant, allaient faire des conférences sur des sujets divers. Et, il faut bien le dire, d’aucuns y faisaient leur apprentissage de conférenciers politiques.

Un ex-anarchiste, individualiste avant la lettre, qui préconisait le vol, et prétendait que l’on n’était pas un homme tant que l’on n’avait pas eu la syphilis, exploita ce mouvement auprès des bourgeois dreyfusistes, en s’en prétendant l’inventeur. Il a fini par se faire positiviste.

La Révolte ayant remplacé le Révolté, le journal continua son petit bonhomme de chemin. Ayant des hauts — pas très hauts — et des bas, publiant des brochures lorsque l’état de la caisse — ou le crédit — le permettait. Paraissant en retard ou pas du tout, de temps à autre, lorsque les fonds étaient en baisse.

Ayant conservé les mêmes caractères, et pour le titre, et pour la composition du journal, ainsi que le même format, je croyais défier audacieusement l’autorité, alors que j’aurais pu, tout bonnement, continuer le journal sous son nom de Révolté.

Jusque-là, la police nous avait laissés tranquilles, lorsqu’un jour d’hiver, vers les quatre heures du soir, la nuit commençant à venir, s’amena un monsieur qui, sortant un chiffon tricolore de sa poche, se disant commissaire de police, me déclara être chargé de faire perquisition au bureau. Pour quel motif ? Je l’ai complètement oublié, je ne l’ai jamais su.

Ayant ouvert un tiroir de ma commode, il en tira une liasse de papiers à en-tête de la Chambre des Députés avec des enveloppes de la même provenance.

— Ça ne devrait pas être ici, me dit-il, d’un air lugubre. Rien à répondre à cela. Mais il était indéniable qu’ils y étaient tout de même.

— D’où les tenez-vous ?

— Ça, c’est mon affaire,

— Savez-vous que c’est un vol ?

— Comme contribuable, j’en ai bien payé une partie.

Il s’en alla emportant son trophée. Pour cette fois, je ne réclamai pas la restitution de ce qui m’avait été pris.

Quand au papier à lettres, c’était Crié qui, étant secrétaire d’un député, en avait comme il voulait et m’en avait donné un paquet.

Aux États-Unis, avaient été condamnés à mort, Spies, Parsons et cinq autres de nos camarades, pour avoir — d’après l’accusation — lancé des bombes dans une réunion envahie par la police. Les envahisseurs appartenaient à l’agence privée de détectives connue sous le nom de son organisateur, Pinkerton.

Une campagne internationale fut menée vigoureusement en faveur des condamnés. Rien ne put les sauver. La bourgeoisie américaine était résolue à faire un exemple. Et quoique aucune preuve n’eût pu être apportée contre eux, — ceux qui les avaient condamnés le sachant mieux que tous autres, — ils furent pendus le 11 novembre 1887. Nos amis avaient su grouper des forces ouvrières importantes : il fallait semer la terreur !

Plus tard, un honnête homme, chose rare chez les politiciens, le gouverneur de l’Illinois, un nommé Algeldt, fit réviser leur procès et proclamer leur innocence. Il fut prouvé que la bombe avait été jetée par un policier inspiré par un capitaine de police sous les ordres duquel il était.

Ceux des condamnés qui étaient encore au bagne furent remis en liberté. Mais rien ne peut faire revivre les morts !

Quelque temps après l’apparition de la Révolte, Rochefort vint ajouter à nos difficultés.

Pour mener son opposition au gouvernement, ou, pour le simple plaisir de faire un « mot », le pamphlétaire n’y regardait pas de trop près. S’il dénaturait la vérité, ou calomniait quelqu’un qui n’avait rien à voir dans la question, cela n’avait, pour lui, aucune importance.

Sa fonction était de « faire de l’esprit », de chatouiller ses lecteurs. Tant pis pour ceux qu’il égratignait ou calomniait, si ça lui était utile pour sa démonstration ou pour « faire » son mot.

Lorsqu’il s’agissait des anarchistes, j’avais relevé ses âneries. Malheureusement, comme vendeur, nous avions celui de l’Intransigeant qui, un beau jour, nous signifia qu’il avait ordre de Vaughan de cesser la vente de la Révolte.

Dans le numéro suivant, j’enregistrai le fait sous le titre : « Vengeance d’un marchand de papier ! »

Nous n’en étions pas moins sans vendeur.

Vers 1888, une violente campagne fut menée contre les bureaux de placement. Elle dura longtemps ; mais ceux qui l’avaient entreprise étaient énergiques et résolus, et surent y mettre de l’esprit de suite. Il y eut des bombes placées dans quelques-uns de ces offices d’exploitation. À la vérité, elles firent plus de bruit que de mal, mais elles jetèrent la terreur. Un de ceux qui se distinguèrent le plus dans cette campagne fut un nommé Souday qui disparut peu après du mouvement.

Ensuite, ce fut l’affaire dite de « La Mano Negra », en Espagne.

Des émeutes agricoles avaient eu lieu dans la région de Xérès. Le gouvernement espagnol, qui n’a jamais hésité à s’asseoir sur la légalité, la justice — et « autres balançoires » — attribua ces révoltes aux agissements d’une soi-disant société secrète, « La Main Noire ». Il fit arrêter quantité de camarades que, selon l’habitude, en ce pays d’inquisition, on tortura pour leur arracher des aveux, et condamner ensuite contre toute évidence.

Quatre anarchistes : Busigni, Zarzuela, Lamela et Lebrijano furent exécutés à Xérès. Avant d’être « garrottés », ils protestèrent de leur innocence et affirmèrent leurs opinions anarchistes.

Cela produisit une forte impression en Espagne. Nombre de camarades furent envoyés au bagne.

Vers la même époque, le corps d’un nommé Otto Hanser était trouvé le front percé d’une balle, dans le parc de San-Antonio, au Texas. Il fut, peu après, reconnu que cet Otto Hanser n’était autre que Padlewski, révolutionnaire polonais qui, peu de temps auparavant, avait, à Paris, exécuté un des fonctionnaires russes chargés de la surveillance des terroristes. Son acte accompli, Padlewski avait pu s’échapper, grâce au concours de Séverine et de Labruyère.

Padlewski était, après sa fuite, tombé chez des compatriotes qui habitaient l’Amérique et le cachèrent. Pendant qu’il était chez eux les Pinkertons assassinèrent quatorze mineurs de Pensylvanie. Padlewski voulait les venger, mais ceux chez lesquels il était firent intervenir des questions d’intérêt de parti pour le détourner de son entreprise.

Condamné à l’inaction, découragé, sa nature ardente et généreuse ne pouvant se plier à toutes ces petitesses de politicaillerie, Padlewski avait préféré en finir avec la vie.

Aux premiers temps de la propagande, le camarade Baillet m’avait souvent parlé d’un projet qu’il caressait depuis longtemps : prendre, dans la littérature tant ancienne que moderne, surtout chez les plus chauds défenseurs du régime capitaliste et autoritaire, tout ce qui pouvait s’y trouver d’aveux en faveur de l’idée anarchiste, et publier une revue entièrement composée d’extraits de ce genre.

Je crois que ce fut pendant que j’étais à Genève qu’il tenta la réalisation de son projet, en publiant le Glaneur Anarchiste. Mais le « demi-quarteron » initial ne s’était pas encore assez développé ; le Glaneur dut cesser sa publication au second numéro.

Le premier numéro contenait l’article « Anarchie » que Ranc avait écrit pour l’ « Encyclopédie » dont Jules Mottu avait commencé la publication sous l’Ordre Moral.

L’idée de Baillet m’avait toujours paru excellente. Du reste, elle était dans l’air. Dès ses premiers numéros, le Révolté, de Genève, avait donné des extraits d’auteurs qui étaient loin d’être anarchistes. Michel Achkinazy, sous le pseudonyme de Michel Delines, avait inauguré une rubrique : « Collaborations originales », où on donnait des articles de politiciens ou de réactionnaires à tous crins apportant des arguments à notre propagande.

Quand la place le permettait, j’avais continué la rubrique. Et, lorsque, à la suite des persécutions que la « libre » Helvétie n’a jamais marchandées aux défenseurs des idées d’émancipation, je dus transporter le Révolté à Paris, l’idée d’y ajouter un supplément littéraire se présenta tout de suite à mon esprit, lorsque je cherchai quelle nouvelle amélioration apporter à notre organe.

Je fis part de mon idée à Reclus et à Kropotkine. Ceux-ci ne furent pas encourageants. Leur principale objection était que, « au bout de très peu de temps, nous manquerions de matériaux pour composer notre supplément. Mais j’étais toujours libre de tenter l’essai » !

Dans le troisième numéro de la Révolte, je publiai une lettre qu’un camarade m’écrivait pour approuver l’idée. Au n° 8 j’annonçai l’apparition du supplément. Au n° 10, paraissait le premier numéro. Ce fut toute la publicité qui fut faite.

Il contenait des extraits de L. de Grammont, Chamfort, Zola, Condorcet, Quételet, Sismondi et A. de Vigny. Plus une poésie d’Hégésippe Moreau. Le supplément était lancé, il dura vingt-sept ans, et ne mourut qu’avec les Temps Nouveaux, ayant toujours eu plus de copie qu’il ne pouvait en contenir.

Dès ses débuts, le « Supplément » fut très apprécié. D’aucuns, même, m’écrivirent pour trouver qu’il était bien plus intéressant que le journal. Si c’était flatteur en un sens, ça l’était moins d’un autre.

Les auteurs reproduits l’apprécièrent autant que les lecteurs. J’ai un énorme dossier de lettres d’eux accordant avec enthousiasme l’autorisation demandée de reproduire leurs œuvres. Il n’y en eut guère que deux ou trois pour la refuser. Dont un fut Harry Allis se retranchant derrière le motif qu’il faisait partie de la « Société des Gens de Lettres ».

Dès les débuts, par déférence pour les auteurs, j’avais cru bon de demander leur autorisation à ceux dont je me proposais de reproduire les écrits.

Un lecteur m’avait suggéré de publier entièrement Les Blasphèmes et La Chanson des Gueux, de Richepin, Par la « petite correspondance », je lui répondis que nous n’avions pas le droit de reproduire des volumes entiers. Quelques jours après, je recevais les deux volumes, avec la lettre suivante, où, en tête, Richepin avait collé le passage de la petite correspondance en question :

11 avril 91.
Monsieur,

Je vous autorise, pour ma part, à reproduire, sans payer aucuns droits, tout ce que vous voudrez de mes œuvres, absolument. Je me trouverai assez rétribué par la joie d’avoir pu faire plaisir à des amis inconnus. Si toutefois il vous est désagréable de recevoir sans rien donner en échange, considérez que vous me servez gratuitement le journal, ajoutez à ce service l’envoi d’une collection complète de la Révolte, et nous voilà quittes ! Pour la forme, du moins ; car je resterai toujours, et de beaucoup, votre débiteur, à vous qui me répandez dans le public le plus vivant, le seul où les idées semées fleurissent en actes.

Jean Richepin,
6, rue Galvani (Ternes).

Il va sans dire que je ne perdis aucun temps pour porter à Richepin la collection demandée. Trop heureux de voir qu’il y avait quelqu’un qui savait nous apprécier.

Dans une autre lettre, il m’écrivit que, « dans son traité avec Gil Blas, il avait stipulé que la mention : « reproduction interdite », ne concernait pas la Révolte.

Et mon dossier contient nombre de lettres tout aussi approbatives, même émanant d’auteurs appartenant à la Société des Gens de Lettres.

Il y avait dix-huit mois environ, que paraissait la Révolte lorsque un jour, Baillet arriva avec un numéro du Figaro contenant un article de Henry Fèvre, intitulé : « Reportage Anarchiste ».

Sous un masque de persiflage, c’était un exposé consciencieux des idées anarchistes, une appréciation sympathique de la Révolte. Il semble me rappeler que c’était Baillet qui avait dû documenter l’auteur. Car, quoique dans son article il parlât de notre mansarde et de son escalier en échelle de meunier, je ne me souvenais pas d’avoir vu Fèvre. À moins qu’il ne fût venu incognito. Je ne fis sa connaissance que plus tard.

L’article de Fèvre était notre première entrée dans la grande presse. Nous devions souvent l’occuper par la suite.

Entre temps, les bombes se remirent à parler. Il en éclata une à Lyon, au Palais de Justice, je crois, faisant du bruit sans aucun mal. Sur les murs, avait été placardée une proclamation donnant les motifs de cet acte des anarchistes.

Sur quelles raisons s’appuya la police pour soupçonner Monod, de Dijon, d’être l’auteur de cet acte ? je l’ignore. Toujours est-il que, policiers et magistrats se rendirent à son domicile, pour y perquisitionner.

Mais Monod était en voyage, ce qui n’empêcha pas que tout fut retourné chez lui. On fouilla même le berceau du nouveau-né. Et, là, sous la paillasse, on trouva un paquet bien ficelé. Cette fois, on le tenait. On avait découvert le pot-aux-roses ! Hélas ! ça n’avait rien de rose.

Vexés, robins et mouchards déguerpirent. Mais un mandat d’arrêt fut lancé contre Monod, qui s’était rendu à Paris, avait déclaré sa femme.

En effet, Monod était venu me rendre visite un soir, me laissant son havresac, — il avait fait le voyage à pied, je crois — me déclarant qu’il reviendrait le chercher le lendemain.

C’était un grand gaillard, large d’épaules, colossal. C’était un mélange de finesse et de naïveté.

Le lendemain de sa visite, — il n’était pas encore cinq heures, — on frappa à ma porte. Pensant que c’était Monod, j’ouvris… et trois policiers, dont l’un était Rossignol, firent irruption dans la pièce. Moi ayant sauté du lit en bannière, je les interrogeai.

Je ne sais plus quelle explication ils me donnèrent, ni ce qu’ils venaient chercher. Je les laissai à leur besogne et me recouchai.

Ils fouillaient le sac de Monod quand un pas lourd se fit entendre dans l’escalier. Cela ne pouvait être que lui. J’eus bien l’idée de l’avertir, mais il était lourd et mes trois lascars étaient lestes, il aurait été pris avant d’avoir redescendu un étage. Du reste, j’ignorais qu’il y avait un mandat contre lui. Il était venu me voir comme un homme en voyage, qui ne se cache pas. Il n’y avait qu’à laisser aller les choses.

Sitôt qu’ils l’entendirent gratter à la porte, les trois coquecigrues la lui ouvrirent et, patelin, Rossignol lui tendit la main, s’écriant :

— Tiens ! ce vieux Monod ! Comment ça va, Monod ?

Je compris la véritable raison de leur visite.

— Mais ça va camarade, fit Monod, en prenant la main qui lui était tendue.

Je jugeai qu’il était temps d’intervenir.

— Hé ! Attention, Monod, ce sont des mouchards.

Monod qui, sans doute, devait s’attendre à cette rencontre, sinon chez moi, à un moment ou un autre, ne sembla nullement surpris.

Il s’en alla avec eux. Mais on dut le relâcher le jour même ou le lendemain, n’ayant rien pu relever contre lui.

Un ou deux ans après, nouveau simulacre d’attentat à Dijon. Nouvelle perquisition chez Monod qui, cette fois encore, était en promenade. Et ce fut dans un placard que fut trouvé le paquet obligatoire, bien ficelé, bien dissimulé. Le pauvre Monod n’avait, il faut croire, qu’une idée à la fois.

Mais ces plaisanteries lui coûtèrent cher. Lors des rafles de 1894, il fut arrêté et envoyé au bagne où il resta cinq ans, et n’en revint qu’aveugle. Cette fois-là, pas plus que les autres, il n’avait rien à son actif, mais la magistrature et la police n’avaient encore pu digérer leurs mésaventures et elles avaient pris leur revanche.

Les anarchistes du monde entier avait choisi la date du 1er Mai comme fête du travail, Ce jour-là chômage général, réunions, manifestations, etc. C’était sur la proposition des socialistes d’Australie que cette décision avait été prise.

Le premier Mai 1890 se passa sans autres incidents que l’arrestation préventive d’un grand nombre d’anarchistes, entre autres celles de Merlino et Stoianoff, dont j’ai déjà parlé.

Mais le 1er Mai 91, les ouvriers de Fourmies organisèrent une manifestation pacifique. Parmi les manifestants se trouvaient des femmes, des enfants. La plupart d’entre eux étaient parés de fleurs, portaient des rameaux de verdure. Ils allaient réclamer la libération de camarades qui avaient été arrêtés la veille. Une bagarre s’engagea. L’ordre de tirer fut donné à la troupe. Quatorze tués et quarante blessés restèrent sur la route.

Ce ne fut qu’un cri d’indignation par tout le pays. Mais ce fut tout. Quand l’indignation se fut manifestée, l’oubli se fit.

Cependant il s’était trouvé un homme indépendant. Un capitaine, nommé Nercy, avait refusé de se soumettre à l’ordre qui lui enjoignait, la veille de la manifestation, de se rendre, avec ses hommes, à Fourmies, donnant pour raison de son refus que l’armée était faite pour défendre la frontière et non pour combattre des Français. Il fut destitué.

Les guesdistes s’emparèrent de lui et essayèrent de s’en faire un trophée. Mais le capitaine Nercy eut vite fait de les juger. Il les lâcha.

Par la suite, il publia un livre chez Stock : La Future Débâcle. Dans ce livre, l’auteur qui était un soldat dans l’âme, signalait les tares qui minaient l’armée, indiquant les réformes qui, selon lui, devaient rendre l’armée propre à sa tâche.

L’ayant rencontré chez Stock, je fis sa connaissance. L’homme n’était pas un aigle, mais, comme je l’ai dit, certainement un honnête homme.

Ce même 1er Mai, des camarades, une demi-douzaine, tentèrent une manifestation à Clichy, avec drapeau noir. Attaqués par les policiers, ils se défendirent à coups de revolver, en blessèrent plusieurs, mais succombèrent sous le nombre. Arrêtés, ils furent atrocement passes à tabac. Ils n’étaient pas encore remis des coups reçus lorsqu’ils passèrent en jugement dix ou douze jours plus tard.

Le président Benoit et l’avocat général Bulot s’étaient particulièrement acharnés contre eux.

Cette même semaine fut condamné à douze ans de bagne le camarade Grangé, réfractaire, qui avait tiré, mais sans les atteindre, sur les gendarmes venus l’arrêter. Cette férocité des juges exaspéra les milieux anarchistes.

Ces événements ne pouvaient passer sans que la Révolte les qualifiât comme ils le méritaient.

Méreaux m’apporta un article : « Viande à mitraille », Il était d’un individu assez étrange qui fréquentait leur groupe depuis peu. À ceux qui lui demandaient son nom, il répondait que son nom n’avait pas d’importance. Qu’on l’appelât « N’importequi ».

L’article était bien un peu ampoulé, sortant du ton habituel de nos articles, mais il disait ce qu’il fallait dire. J’insérai, et la semaine suivante, je recevais une convocation m’invitant à me présenter chez le juge d’instruction André.

Les articles n’étant signés, ni au Révolté, ni à la Révolte, c’était donc moi qui, comme gérant, était responsable. Le juge m’ayant demandé le nom de l’auteur de l’article, je refusai de le lui dire. Il n’insista pas, du reste.

Cela marcha vite. Trois semaines après, je passais en cour d’assises. C’était Bulot qui devait requérir contre moi. J’ai oublié le nom du président.

À la demande : quel est votre avocat, je répondis que je n’en avais pas besoin. Mais la cour eut à délibérer si, vraiment, je serais autorisé à m’en passer. Cela me fut accordé à la fin.

L’interrogatoire fut de pure forme. Tout ce que je me rappelle de la diatribe de Bulot, c’est, s’adressant aux jurés : « que leurs prédécesseurs, en semblables cas, avaient toujours condamné ; que, par conséquent, ils condamneraient, eux aussi. Ils ne pouvaient faire autrement ».

En fait de justice, c’était peut-être un peu primitif. Mais, d’un avocat général, il ne faut pas trop exiger.

Le président m’ayant ensuite donné la parole, mon discours ne fut pas long. Je n’avais rien préparé et j’étais incapable de parler en public. Je me contentai donc de déclarer au tribunal que j’avais inséré l’article parce qu’il disait ce que je pensais, et que je ne reconnaissais à personne le droit de m’empêcher de dire ce que je pensais. Que leur justice n’était que la loi du plus fort. Puisque ils étaient les plus forts, qu’ils fissent ce qu’ils voulaient : cela ne pouvait modifier ma façon de voir les choses.

Coût : 6 mois de prison, 100 francs d’amende.

La condamnation prononcée, je tournai le dos au tribunal en déclarant que mes idées ne s’en porteraient pas plus mal.

— Qu’avez-vous dit ? s’écria le président qui fit signe aux gardes de Paris de me fermer le passage.

— J’ai-dit-que-mes-idées-ne-s’en-porteraient-pas-plus-mal.

Le président resta bouche bée quelques secondes. Puis il finit par déclarer que je pouvais me retirer.

Les anarchistes étaient toujours sûrs d’écoper le maximum. Mais la Révolte était spécialement mal vue de la magistrature, à cause de son irrévérence envers elle. Déjà, au procès de Méreaux, l’avocat général avait réclamé sa condamnation, car le Révolté manquait par trop de respect envers la magistrature.

Avant que s’ouvrissent les débats, je trouvai à l’audience quelques camarades. Parmi eux, Almereyda, que je voyais pour la première fois. Dès l’abord il me fut antipathique par sa présomption.

Séverine qui avait eu la naïveté de gober les gasconnades de Guesde et sa secte, leur avait ouvert, ou plutôt, livré la rédaction du Cri du Peuple, qu’elle avait hérité de Jules Vallès. Ils avaient fini par faire le vide autour du journal, Elle résolut de s’en débarrasser, Elle me fit demander d’aller la voir, et là, me demanda d’écrire à Kropotkine s’il voulait collaborer. Elle serait enchantée de lui ouvrir les colonnes du Cri du Peuple.

Kropotkine refusa. Ce fut, je crois, un tort. Il aurait pu y faire de la bonne besogne.

Séverine se tourna vers d’autres, plus ou moins anarchisants, plus ou moins révolutionnaires, mais la plupart étaient médiocres. Il y avait, entre autres, un nommé Devertus, un vaniteux prétentieux, qui y représentant l’élément anarchiste, ne manquait jamais une occasion de se faire quelque compliment.

Ce fut dans cette même période que se fit connaître un jeune télégraphiste, Jahn, en organisant une grève parmi ses camarades. Il pouvait avoir, je crois, une quinzaine d’années à l’époque.

Il se mêla, par la suite, au mouvement anarchiste, fut condamné en France, en Belgique, arrêté en Espagne, il eut une vie très mouvementée. Puis il disparut de la circulation.

À son procès en Belgique, faisant l’apologie du vol, — il était poursuivi pour délit de parole — il affirma que le produit du vol de Duval avait servi à alimenter la propagande du Révolté.

C’était, je suppose, ce que l’on faisait courir dans les groupes, à moins qu’il ne l’ait pris sous son bonnet. Comme on a pu le voir dans le chapitre précédent, c’était une erreur profonde. Ni le Révolté ni la Révolte n’avaient touché un sou du vol de Duval ni d’aucun autre vol pratiqué, au nom des idées, sous le nom de « reprise », Pour une bonne raison d’abord, c’est qu’il ne nous fut jamais rien offert, Nous n’eûmes pas à refuser les présents d’Artaxercès.

Si, nous touchâmes une fois. Un camarade, mort à l’hôpital de Marseille, nous légua la somme de 40 francs qui fut annoncée aux souscriptions. Bien plus tard, un camarade de cette ville m’apprit que le donateur était un de ceux qui pratiquaient la « reprise ». Dans quelle mesure était-ce vrai ? En tout cas j’ignorais la provenance de l’argent lorsque je le reçus.

Et une autre fois j’eus à refuser le produit d’un vol, mais ce n’était pas d’un des professionnels du vol.

C’était peu de temps avant la bande Bonnet, Revenant de déjeuner, la concierge m’informa qu’on était venu demander Girard et que sur la réponse qu’il n’était pas encore là, l’individu lui avait dit qu’il reviendrait.

Je venais à peine de refermer la porte du bureau sur moi, que se présentait l’individu en question. Il me demanda si j’étais Girard, je lui dis que non, que j’étais Grave, Là-dessus, il me tendit une enveloppe volumineuse, me disant :

— Voilà, j’ai résolu d’en finir avec la vie. J’ai été envoyé en recouvrements par mon patron, je veux que ma disparition serve à la propagande. Je vous apporte ma recette.

On n’entend pas, sans que ça vous retourne un peu, un homme en bonne santé vous dire qu’il est décidé à se tuer. Je fus un peu interloqué. J’essayai de le persuader qu’il n’y a pas de chagrins que le temps n’efface, et autres lieux communs. C’était une situation bien embarrassante. Comme il ne me confiait pas les raisons qui l’acculaient au suicide, je n’osais les lui demander.

— Vous pouvez, reprit-il, prendre sans crainte, — il tendait toujours son enveloppe — comme je vous l’ai dit, je suis décidé à disparaître. Vous ne risquez rien. Vous n’entendrez plus parler de moi.

Il ne me dit pas la somme, mais, à son volume, elle devait être rondelette. Une vingtaine de mille francs, peut-être.

— Je regrette, lui répondis-je, mais je ne puis prendre l’argent que vous m’offrez. Nous avons toujours combattu le vol dans le journal, il serait illogique de prendre ce que vous m’offrez, en sachant la provenance.

Et je continuai de combattre sa résolution.

Mais, là-dessus, il était aussi entêté que moi. Après avoir, encore une fois, essayé de me glisser son enveloppe dans la main, il partit paraissant assez désappointé.

Deux ou trois jours après, dans un journal, je vis qu’un individu envoyé en recouvrements par son patron avait essayé de se suicider dans un fiacre. L’argent avait disparu. On donnait les initiales de l’homme, mais comme il ne m’avait pas dit son nom, cela ne m’éclairait pas. Était-ce bien celui que j’avais vu ?

À certains indices, je supposai que c’était l’Anarchie qui avait bénéficié de mon refus.

Je n’ai jamais eu à opposer pareil refus aux professionnels de la « reprise », J’aurai l’occasion de revenir là-dessus.