Le Mouvement libertaire sous la IIIe République/VI

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Les œuvres représentatives (p. 79-85).

VI

À SAINTE-PÉLAGIE


On ne me laissa pas moisir. La condamnation étant devenue effective, je fus aussitôt appelé à la Préfecture de Police, où on me donna l’ordre de me constituer prisonnier.

Le lendemain, je me présentais au greffe de Sainte-Pélagie, d’où je fus mené à une des cellules du Pavillon des Princes.

Dans la journée toutes les cellules étaient ouvertes, les prisonniers pouvaient fréquenter les uns chez les autres. Là, je trouvai réunis, un vague journaliste qui signait d’un pseudonyme. De ses explications — traduites — il ressortait qu’il avait voulu faire chanter le Casino de Monte-Carlo, mais, n’étant pas de taille, il s’était trouvé que c’était lui qui avait écopé ; un chef de bureau de poste qui, éditeur d’un petit journal professionnel, y avait mal parlé de l’administration ; une petite fripouille, du nom de V…, connu dans les groupes anarchistes sous le nom de « Pas d’Erreur », son exclamation favorite.

J’ai dit petite fripouille, il n’était que cela. Prêt à toutes les sales besognes. Il devint, par la suite, le factotum de la Limouzin, pour finir dans je ne sais quelle boue.

Il y avait enfin Malato.

Quelque temps auparavant, il avait publié en brochure — que Stock réédita plus tard en volume — sa Philosophie de l’Anarchie. Là dedans, il expliquait que, pour faire la révolution, les anarchistes devraient accepter de se donner des chefs.

Rendant compte de la brochure, j’avais osé avancer que cela pouvait bien être de la philosophie de Malato, mais quant à de la philosophie anarchiste, cela restait à voir.

Malato me répliqua que j’étais le Pape de la rue Mouffetard, et que je prenais ma blouse pour une soutane.

Pauvre blouse ! — de typo — elle me fut souvent reprochée. C’est cependant un vêtement de travail commode et économique.

J’insérai sa lettre sans commentaire. Nous ne nous étions pas revus depuis.

La prison étant un terrain neutre, nous nous serrâmes la main comme deux copains heureux de se revoir. Pour moi, du reste, la réflexion de Malato m’avait laissé absolument froid. Ça n’était méchant que d’intention. Je ne lui en avais donc pas gardé rancune. Je ne jurerais pas qu’il en fût de même chez lui. Mais ne soyons pas trop inquisiteurs !

Je crois que, au fond, il n’était pas mauvais garçon. Il avait toujours quelque conspiration qui finissait immanquablement en eau de boudin. Mais… je m’arrête.

Comme dernier venu, j’avais la plus mauvaise pièce. Le « Petit Tombeau » ça s’appelait, si mes souvenirs sont exacts.

Le temps passait assez agréablement. Quand j’arrivai, ils en étaient à faire des calembours ou à emmancher le commencement d’un mot sur la fin d’un autre. C’est étonnant comme il faut peu de pratique pour arriver à être d’une force étonnante à ce jeu.

Parmi les pensionnaires, j’ai oublié de signaler — la société était plutôt mélangée — l’éditeur d’un livre pornographique qui, du reste, se prétendait victime d’une erreur, et posait pour l’homme respectable.

Je m’étais réservé l’administration et la correspondance du journal, que je pouvais faire parfaitement à Sainte-Pélagie. Ma parente, Mme  Benoit, m’apportait les lettres chaque jour, et remportait les miennes.

Au journal, Ritzerfeld était un garçon intelligent, mais qui n’avait pu se plier à aucun travail régulier. Il vivait aux crochets de sa mère, déjà âgée qui, elle-même, vivait d’une maigre pension que lui faisaient des parents, riches marchands de vins à Bordeaux.

Ils vivaient chichement, mais s’en contentaient. Lui, venait, depuis quelque temps, déjà, au journal deux ou trois fois par semaine, m’aidant à la besogne sans rechigner, faisant les courses, la correspondance ou allant à la Bibliothèque Nationale pour y copier tous les passages d’auteurs que l’on me signalait pour le supplément.

Il était un de ces exemples de notre mauvaise organisation sociale. Au sens courant, Ritz était un paresseux. Et, pourtant, il restait toute la journée au bureau, copiant des adresses, ou tout autre travail assommant, sans aucune rémunération.

Il mourut de bonne heure. En lui, je perdis un bon camarade et un bon collaborateur.

J’avais découpé dans l’Endehors, de Zo d’Axa, un article intitulé « Le Néophyte Cacolet », dirigé contre l’« estampage », dont la doctrine battait son plein déjà, et que j’envoyai pour le Supplément.

P. Reclus, sans m’avertir, inséra un article où, sans approuver l’« estampage », on ne le désapprouvait pas. On n’avait jamais entendu le préconiser chez les anarchistes ! Et que de circonlocutions pour désapprouver l’« estampage » sans le désapprouver, et ne pas faire trop de peine aux « estampeurs ». Un peu plus, on aurait affirmé que le coupable ce n’était pas l’« estampeur », mais l’« estampé ».

L’auteur était un de ces grands cœurs qui prétendent que tout comprendre c’est tout pardonner. Mais dans un mouvement d’idées, ces hommes-là peuvent être aussi dangereux que des malintentionnés. Je m’empressai donc de lui répondre dans le journal. Ce qui nous valut une lettre d’Élisée Reclus qui, à ce point de vue, était tout aussi dans l’erreur que lui.

Baillet m’avait écrit qu’il viendrait me voir, amenant son ami Darzens.

Darzens était un garçon bon vivant, bohème. Il avait publié deux ou trois romans intéressants. Je ne sais plus de quoi nous causâmes, mais il en tira un article pour l’Événement.

Après lui, ce fut Georges Lecomte qui me demanda une entrevue. Je n’avais aucune raison de la lui refuser. J’avais plus ou moins correspondu avec lui au sujet du Supplément. Puisque les journalistes voulaient bien nous faire de la réclame, ç’aurait été stupide de la refuser.

À cette époque, Georges Lecomte fleuretait avec l’anarchie. Il me parut un peu prudhommesque.

Quant à sa largeur d’idées, j’ai bien peur qu’il ne l’ait semée en route. Lui aussi il y alla de son article, mais j’ai oublié où il parut.

Barrès, qui se piquait d’un certain anarchisme, — n’avait-il pas publié l’Ennemi des Lois — à son tour voulut m’interviewer, — C’était la série ! — De lui aussi j’ai oublié sur quoi roula notre conversation. Tout ce qu’il en reste, c’est que je fus frappé par son profil d’oiseau, et qu’il épata les camarades par l’excellence de ses cigares, qu’il jetait après en avoir tiré deux ou trois bouffées.

J’ai également oublié où il publia l’article qu’il tira de notre entrevue. On sait comme il a fini.

Mais un nouveau locataire était venu augmenter notre colonie. Paul Lafargue nous rejoignit un jour. Dans la région de Lille, les guesdistes avaient fait une propagande électorale intense. Je ne suis pas sûr qu’il n’y eût pas eu quelques tripotages avec les royalistes. Lafargue, détenu en province pour je ne sais plus quel délit de parole ou de presse, avait été élu député. En attendant que son élection fût validée, on l’avait amené à Sainte-Pélagie.

Comme homme il était charmant. Il m’apprit à jouer aux échecs. Mais politiquement, il était tout aussi jésuite que son beau-père Karl Marx.

En Espagne, il avait, dans un journal, publié les noms des adhérents de l’« Alliance Internationale », qui avaient pris le parti de Bakounine dans sa dispute avec Marx. Or, comme l’Internationale était interdite en Espagne en tant que société secrète, les camarades ainsi dénoncés furent emprisonnés.

Lafargue, pris à partie par ceux que révoltait cette façon de se débarrasser de ses adversaires, donna comme justification que ce n’était pas dénoncer que de publier les noms dans un journal. Comme escobarderie cela ne laissait rien à désirer. Dans ses discussions avec les anarchistes, comme tout bon guesdiste, il était généralement de mauvaise foi.

Un matin que Lafargue et moi nous nous rendions aux douches, nous rencontrâmes le directeur de la prison. Nous nous arrêtâmes pour causer et, au cours de la conversation, ce dernier dit à Lafargue :

— Comment, c’est vous, monsieur Lafargue, un socialiste, qui demandez un détenu de droit commun comme domestique !

La réponse de Lafargue fut plutôt embarrassée.

Dès mon arrivée à Sainte-Pélagie, je m’étais mis à revoir les articles que j’avais publiés pour en faire un choix et les réunir en volume. Chose que je projetais depuis longtemps, mais je n’avais jamais trouvé le temps de m’y mettre.

Quand le travail fut au point, je l’envoyai à Reclus, lui demandant de m’écrire une préface. Il me suggéra le titre : La Société mourante et l’Anarchie, mais, disait-il, il n’était pas assez entraîné pour écrire une préface.

Je me retournai du côté de Mirbeau, et lui demandai de bien vouloir s’en charger. Il ne se fit nullement prier et accepta tout de suite, d’une façon tout à fait encourageante et gracieuse. Je lui envoyai le manuscrit.

Mais, lorsque je sortis de Sainte-Pélagie, voulant présenter le volume à Stock, je n’avais encore rien reçu de Mirbeau.

J’écrivis à ce dernier pour lui demander quand il comptait se mettre à écrire la préface. Deux lettres restèrent sans réponse. Je lui écrivis de me retourner le manuscrit avec ou sans la préface. Rien.

Il ne me restait plus qu’à me présenter chez Mirbeau qui à ce moment habitait près de Pont-de-l’Arche. Je lui écrivis, par lettre recommandée, que je comptais me présenter chez lui le dimanche suivant avec mon ami Baillet qui m’avait promis de m’accompagner.

Pas de réponse ! Cela me paraissait d’assez mauvais augure. N’importe, le dimanche annoncé nous prîmes le chemin de fer pour Pont-de-l’Arche. Arrivés à la gare, vers midi, personne. C’était encore de plus mauvais augure.

Mirbeau n’ayant pas cru devoir nous donner signe de vie, je ne voulus pas me présenter chez lui à l’heure du déjeuner, nous allâmes prendre le nôtre à l’auberge.

Le repas fini, nous nous mîmes en route pour les Damps où habitait Mirbeau. Ce fut une bonne qui répondit à notre coup de sonnette et nous déclara que Monsieur était en train de déjeuner, qu’il ne fallait pas le déranger. Nous n’avions qu’à nous retirer en laissant nos noms, et nous dîmes à la bonne d’avertir son maître, que nous repasserions un peu plus tard.

Ayant fait un tour dans le pays, jugeant que nous pouvions retourner, il nous fut répondu que Monsieur était sorti.

Cette fois la moutarde me monta au nez, trouvant que la plaisanterie dépassait la mesure. Nous nous rendîmes au bureau de poste, d’où j’adressai une carte postale à Mirbeau, lui notant que, m’étant présenté deux fois chez lui, après l’avoir prévenu de ma visite par lettre recommandée, non seulement, il n’avait pas cru devoir me répondre, mais avait refusé de me recevoir quoique chez lui, et qu’il eût à me retourner mon manuscrit. Et nous reprîmes le train pour Paris.

Je reçus la réponse suivante :

Mon cher Grave,

Le jour où je vous ai télégraphié (?) en rentrant à la maison, j’ai trouvé ma femme, qui était tombée dans l’escalier, évanouie, le poignet brisé. Il a fallu envoyer chercher un médecin à Rouen, bref, je n’avais guère le cœur à vous écrire. Voilà pourquoi vous n’avez pas reçu ma lettre.

Mais autre chose.

Je suis désolé, désolé de ce qui est arrivé, et la faute en est à cette petite fille, si sotte, qui vous a ouvert, et qui nous joue, gaminement, souvent de pareils tours. Huret était venu ce matin avec un de ses amis, M. Tardieu, pour me demander un service. Il a fallu que nous repartions pour Paris, par l’express de Saint-Pierre. Ce qui fait que j’ai trouvé votre carte postale et votre lettre en rentrant de Paris.

Mais pourquoi ne m’avez-vous pas averti (!) que vous veniez avec Baillet ? J’aurais été vous chercher à la gare. Et rien de tout cela ne serait arrivé.

Vous ne savez pas combien je suis navré de ces choses. Je ne vous connais pas, mais j’ai pris l’habitude de vous écrire, d’aimer votre esprit, et ç’eût été une grande joie pour moi de vous recevoir.

Ne m’en veuillez pas de mon silence. Vous ne pouvez comprendre, je ne comprends pas moi-même ce que j’ai, et quelle crise d’affreuse tristesse, sans cause, je traverse, depuis près d’un an. Je ne fais plus rien…, plus rien… Et pourtant je ne suis pas paresseux. Je suis malade. Pissarro était chez moi ces temps derniers. Il a (ici un mot indéchiffrable) à ma vie, à ma tristesse ; il était navré de me voir ainsi.

Mais je veux surmonter cela, pour vous. Et je veux vous écrire une belle préface. Dès mon prochain voyage à Paris, je vous avertirai et nous irons ensemble chez Charpentier.

Je pars après-demain passer quelques jours avec mon père, à Breymalard (?). Je repasserai par Paris. Vous recevrez un mot qui vous donnera un rendez-vous. Et nous conviendrons d’une journée à passer aux Damps avec Baillet.

Dites-moi que vous avez oublié tout ce malentendu, et recevez l’assurance de mes sentiments sincères et affectueux.

Octave Mirbeau.

Devant une lettre pareille, je ne pouvais que m’excuser d’avoir été plutôt rude dans ma carte postale, et attribuer au mauvais service de la poste la disparition des lettres qui le prévenaient de ma visite.

Quant à la préface, il tint parole. Elle était magnifique. Mais je ne le vis pas à Paris. Nous n’allâmes pas chez Charpentier.

Pauvre Mirbeau ! Je crois qu’il avait souvent de ces accès de neurasthénie. Plus tard, au temps des premiers jours du Journal, de Xau, j’y allai le voir quelquefois. Un jour il me raconta ses insomnies, les hallucinations qui le hantaient. Il me fit l’effet d’un homme sur la pente de la folie.

Ce fut vers cette période qu’il donna au Journal toute une série de nouvelles, déjà parues dans l’Écho de Paris. Ce qui lui valut un procès de la part de Letellier.

La Société mourante terminée, j’écrivis le brouillon de mon roman La Grande Famille.

Mes six mois de détention terminés, je réintégrai la rue Mouffetard et ma place au journal.