Le Mouvement libertaire sous la IIIe République/XXI

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Les œuvres représentatives (p. 256-268).

XXI

LA PREMIÈRE SCISSION


Arrivé en Angleterre, j’écrivis à nouveau à ceux auxquels j’avais déjà prêché l’union en vue de combattre l’impérialisme qui menaçait. Mais sans plus de succès.

En Angleterre s’était fondé un groupement de députés libéraux et socialistes qui se proposait :

1. — D’assurer un réel contrôle parlementaire sur la politique étrangère et d’empêcher qu’elle agisse en secret, en forçant le pays à accepter le fait accompli.

2. — Quand la paix reviendrait, de former avec les partis et influences démocratiques du continent une organisation internationale s’appuyant sur les partis populaires plutôt que sur les gouvernants.

3. — De réclamer de telles conditions que la paix ne fût pas humiliante pour les vaincus, et ne devint — par des frontières arbitraires — le point de départ d’un antagonisme des nations et d’une guerre future.

C’était signé : J. Ramsay Macdonald, Charles Trevelyan, Norman Angell, E. D. Morel.

Cela restait parlementaire, mais le but était celui auquel faute de mieux, on pouvait se rallier sans compromission.

Je me mis en relation avec eux.

D’autre part, Wedgewood, en réponse à une lettre où je lui exprimais la nécessité de se sentir les coudes, m’écrivit qu’il était absolument de mon avis, mais que lui allait s’enrôler dans un corps franc d’automobiles blindées, se proposant de lutter à corps perdu.

En même temps, il m’envoyait copie de la lettre qu’il adressait à ses électeurs, donnant les raisons pour lesquelles, tout anti-militariste, tout adversaire de la guerre qu’il fut, il s’enrôlait.

Je fis un article de tout cela que j’envoyai à la Bataille. L’article fut refusé par la censure.

J’envoyai copie du programme de l’ « Union du Contrôle Démocratique » — c’était le nom pris par le groupement dont j’ai parlé plus haut — à tous ceux dont je pus me rappeler l’adresse, en vue d’organiser un groupe semblable. Cela resta sans réponse.

Quand je quittai Paris ; de tous les camarades qui venaient au bureau, aucun n’avait pensé qu’il fallût s’opposer à la défense. Quelques-uns avaient envisagé la possibilité de déserter. Mais, je crois que, pour la plupart, la question de principe ne venait que secondairement.

Jusqu’en 1915, dans les lettres que nous échangeâmes. Girard, Benoît et moi, bien que nous ne fussions pas toujours d’accord, les divergences ne s’étaient pas trop accentuées. Mais la guerre se prolongeant avec son cortège de massacres, de misères, de dévastations et de douleurs, nos camarades énervés, subissant l’influence des Zimmerwaldiens, se trouvèrent entraînés à vouloir la paix quand même, s’en prenant à ceux qui, voyant la situation telle qu’elle était, et non telle qu’ils l’auraient voulue, étaient d’avis que l’imposition de la paix n’avait de raison d’être que si les peuples la réclamaient avec une unanime intensité.

Si les alliés avaient été en Allemagne et non les Allemands chez nous, j’aurais compris. Mais dix départements envahis, les populations terrorisées, déportées en masse, au gré de l’envahisseur, forcées de travailler pour lui, cela changeait absolument la question.

La non-résistance, j’aurais compris cela de la part des tolstoïens. De la part des révolutionnaires, cela me dépassait !

Voilà ce que ne voulurent pas voir les partisans de la « paix par les peuples ». Ils ne voulurent pas voir que la demi-douzaine de « social-démocrates » qui les amusaient à Kienthal, à Zimmerwald, n’étaient pas le peuple allemand, qu’ils n’étaient là que pour faire le jeu des militaristes allemands.

N’ayant même pas pu remuer le petit doigt pour empêcher la conflagration, il fallait être absolument dépourvu de jugeotte pour s’imaginer que, déchaînée, on allait pouvoir l’arrêter.

Et, lorsque de l’issue de cette lutte dépendait l’avenir de l’humanité entière, il n’était pas indifférent de s’inquiéter de quel côté serait le vainqueur.

Butés, les « gardiens des principes » ne voulurent s’embarrasser d’aucune de ces raisons. De là cette scission qui devait être si fatale au mouvement anarchiste tout entier.

Nous nous étions trop isolés de la foule, Nous payâmes pour cela. Si la leçon pouvait profiter…

Le camarade Wintsch, de Lausanne, ayant eu l’idée de publier un journal, La Libre Fédération, où il se proposait de défendre notre point de vue, me proposa d’y collaborer. J’acceptai aussitôt. Je lui fis envoyer les adresses des abonnés des Temps Nouveaux. Grâce à ses efforts, le journal vécut près de deux ans et demi.

Jusque-là, Girard s’était employé à faire parvenir à leur adresse toutes les lettres que je lui envoyais en vue de susciter un groupement semblable à celui du « Contrôle Démocratique ». Mais voyant que ça restait sans effet, il m’écrivit que, puisqu’il ne résultait rien de mes efforts, il voulait — lui et d’autres camarades — tenter quelque chose d’autre. Il m’envoyait un projet de manifeste qu’ils avaient élaboré.

C’était à peu de choses près, mais affaibli, ce que je disais dans mes lettres. Mais, ce que l’on y sentait surtout, c’était un affaissement d’hommes qui plient sous l’horreur de la situation, et veulent en sortir n’importe comment. Ce n’était pas le ton d’hommes décidés à marcher vers un but voulu, précis.

Je leur en fis la remarque. Ils me dirent que je ne les avais pas compris, que je dénaturais leur pensée. Ce que je sais bien, c’est que si ces sentiments n’y étaient pas nettement exprimés, c’était bien ce qui s’en dégageait à la lecture, l’impression qu’elle me laissa.

Ne voulant pas, sur une simple impression, les décourager, je leur écrivis — Girard était leur porte-parole — que si leur manifeste ne me plaisait pas, et si je refusais par conséquent de le signer, je restais, en principe, avec eux. Mais qu’ils devaient me tenir au courant de ce qu’ils faisaient et ne faire usage de mon nom que lorsque je leur en donnerais l’autorisation.

Entraînés, ils eurent vite fait de dégringoler la pente. Ils adhérèrent aux parlottes de Kienthal et de Zimmerwald. Et, cela, au nom des Temps Nouveaux. De plus, ils tenaient leurs réunions au journal, y faisaient adresser la correspondance de leur groupe, qu’ils appelaient « La Paix par les Peuples ». Un but des plus désirables si les peuples avaient pu avoir la parole pendant qu’on se battait, mais qui n’était que bluff, puisque les peuples restaient muets et que l’insistance du groupe ne laissait aucun espoir.

Je trouvai cela un peu excessif. J’écrivis à Girard que, puisque nous ne voyions plus de la même façon — la scission s’était encore élargie depuis leur manifeste — ils n’étaient pas autorisés à parler au nom des Temps Nouveaux, ni à se servir de son adresse. Qu’ils fussent du journal, c’était fort possible. Mais moi, Kropotkine, Pierrot et Guérin en étions aussi. Puisque le groupe se dissolvait par suite de notre mésintelligence, il était vain de disputer quels en étaient les vrais représentants. Le mieux était d’agir, en notre nom, chacun de son côté. Enfin, étant locataire en nom pour le journal, responsable par conséquent, je leur refusais le droit de se servir de cette adresse.

Il me fut répondu que, avant la guerre, pour venir en aide au journal, ils avaient fondé un groupe sous le nom des « Temps Nouveaux » et que c’était au nom de ce groupe qu’ils avaient adhéré à la conférence de Zimmerwald.

C’était tout simplement du jésuitisme, car Pierrot et Guérin faisaient également partie dudit groupe. Guérin était celui qui en avait eu l’idée. J’aime à croire que Girard était étranger à cette « subtilité ».

On condescendait aussi à ne plus intituler les manifestes à venir « Aux Abonnés des Temps Nouveaux ». On les intitulerait « Aux Amis des Temps Nouveaux » ! Mais, à cause du Cabinet Noir, aucune adresse de camarade n’étant sûre, il était préférable d’employer celle du journal !

Ce qui équivalait à dire que, si, il y avait des risques à courir, à recevoir cette correspondance, on préférait me les laisser, puisque le loyer du local était à mon nom.

Je suis sûr que, encore ici, Girard ne se rendait pas bien compte de l’énormité de ce qu’il écrivait, autrement il ne l’aurait pas écrit.

J’écrivis à Girard et à Benoit pour leur demander s’ils se moquaient de moi et que, puisqu’ils le prenaient comme cela, j’exigeais qu’ils rendissent les clefs, et ne tinssent plus aucune réunion au bureau.

Girard se froissa — ce que je regrettai — mais porta les clefs à Mme Guérin comme je le lui avais demandé, en disant que les camarades entendaient continuer à se réunir au bureau, et que Mme Guérin devrait leur en permettre l’accès.

Benoit fit des difficultés pour remettre sa clef. Voyant cela, j’écrivis à mon ami L… de prendre un serrurier et d’aller faire mettre un cadenas à la porte du bureau. Ce qui fut fait.

Ce fut pour moi très désagréable d’avoir à agir ainsi avec des camarades que j’estimais. Mais leur aveuglement ne me laissait pas d’autre alternative.

Envers l’autorité j’ai toujours pris la responsabilité de ce que je faisais, mais je ne voulais pas me trouver mêlé à une affaire j’aurais été forcé de désavouer mes co-accusés — puisque j’étais contre — si jamais il y avait eu poursuites.

Et bien m’en prit d’avoir agi ainsi, car quelques jours après la pose du cadenas, un commissaire de police se présenta rue Broca pour perquisitionner.

J’avais demandé à Girard et aux autres de faire eux-mêmes la déclaration par laquelle ils signifieraient qu’ils agissaient en leur propre nom et non en celui du journal, ou je serais forcé de le faire moi-même en des termes qui pourraient leur être désagréables. Comme ils s’y refusèrent, j’envoyai un article à La Bataille.

Enfin, pour en finir avec ce triste épisode, un jour, Cornelissen m’avisa que Benoit et Girard avaient, sous le titre « Un Désaccord », publié une brochure contenant ma correspondance avec eux.

Ce que je leur avais écrit, je le disais dans mes articles à La Bataille. Il m’était donc indifférent qu’ils publient mes lettres. Je n’avais rien à cacher. Mais la moindre loyauté aurait exigé qu’ils m’en avertissent. Ce qu’ils se gardèrent bien de faire. Bien mieux, il ne m’envoyèrent même pas un exemplaire de la brochure. Pour des camarades de lutte, liés comme nous l’avions été, je trouvais cela plutôt indélicat.

Pour donner plus de poids à leurs déclarations, quelques-uns des signataires de ladite brochure s’intitulaient : « rédacteur aux Temps Nouveaux », alors qu’ils y avaient passé simplement quelques articles, sans avoir jamais rien eu à voir dans la direction du journal.

Étant donné les divergences de vue que nous avions sur la situation, il me semblait que nous nous devions de le déclarer publiquement. Non pas seulement dans nos articles, mais par une déclaration spéciale adressée à nos camarades.

Cela me trottait par la tête depuis quelque temps, mais jamais je n’avais pu décider Kropotkine à adhérer à mon point de vue. Son objection était que, « trop vieux pour aller combattre, il ne nous convenait pas d’avoir l’air d’y pousser les autres ».

Étant allé, avec ma femme passer quelques semaines à Brighton, près de lui, nous eûmes nombre de discussions là-dessus. Je lui faisais observer que si, de ce que nous dirions, il ressortait implicitement qu’il fallait prendre part à la lutte, cela nous ne pouvions l’empêcher. Mais, ce qu’il s’agissait d’affirmer, c’était le danger d’une tentative d’hégémonie allemande, le danger pour l’évolution humaine du triomphe du militarisme allemand, et rien de plus. Que ce n’était pas parce que nous avions passé l’âge de combattre que cela devait nous ôter le droit de libérer notre conscience, nous priver de dire ce que nous pensions.

À la fin, il fut ébranlé. Il fut convenu que, sitôt retourné à Clifton, je lui enverrais un projet de manifeste. Ce que je fis, il en rejeta une partie qu’il remplaça et il fut convenu que j’en taperais des exemplaires qui seraient envoyés à différents camarades pour leur demander de le signer avec nous. Nous recueillîmes 15 signatures, À peu près tous ceux auxquels nous nous étions adressés.

Lorsqu’il fut publié, les adhésions nous vinrent nombreuses. Plus d’une centaine, dont la moitié d’Italie, figurèrent à la suite de cette « Déclaration », lorsque Guérin la publia en brochure.

Nous aurions pu en trouver quantité d’autres si nous avions eu le loisir d’écrire un peu partout. Dans le tas de lettres que je possède, j’en retrouve une de Pindy dans laquelle il regrette de ne pas avoir été appelé à signer notre Déclaration, exprimant l’espoir, qu’a la fin de la guerre, ces divisions disparaîtraient et que nous pourrions — ensemble — reprendre la bonne lutte.

Pauvre Pindy ! Je crois qu’il vit la fin de la guerre, mais la reprise de notre propagande, elle fut bien piteuse. Il avait cent fois raison. Mais il y avait ceux qui avaient pour mission d’envenimer nos dissensions, et qui profitèrent de ce que nous n’avions plus notre journal pour empoisonner l’esprit de ceux qui ne connaissaient rien du mouvement d’avant-guerre.

Et aussi quelques vieilles rancunes qui avaient à se satisfaire.

Un jour, je reçus une lettre de P.-H. Loyson, qui professait, m’écrivait-il, une « affectueuse admiration » pour moi et me voulait voir.

Si, à la lecture de cette lettre, quelqu’un fut estomaqué, ce fut moi, « En affectueuse admiration » ! Bigre ! ce n’était pas de la petite bière ! C’était le moment de se pousser du col.

Je ne me rappelais m’être rencontré qu’une fois avec Loyson. C’était à un déjeuner, pour l’anniversaire de Zola. Ma figure ne sembla pas l’avoir frappé outre mesure, car ayant à lui demander un renseignement — il était un des organisateurs — ce fut à peine s’il daigna me répondre. Et cela d’une façon plutôt rude. Ce que voyant, je ne l’importunai pas davantage.

Qu’importait ! J’étais curieux de savoir ce qu’il pouvait bien avoir à me dire. Après en avoir causé avec ma femme, nous décidâmes que, au lieu d’aller à Londres, nous l’inviterions à Clifton.

Je pensais l’inviter à un restaurant. — Nous étions chez mon beau-frère. — Mais quand j’en parlai à ce dernier, il ne voulut pas entendre parler de restaurant, me disant de l’inviter à la maison et, poussant la gentillesse jusqu’à lui offrir l’hospitalité pour la nuit. Loyson arriva un dimanche à Clifton. Mais il devait retourner à Londres le même après-midi, où il avait rendez-vous.

Il me raconta que, lieutenant de réserve, il avait concouru comme interprète, (langues italienne et anglaise). Il était chargé de la propagande chez les neutres, sous la dépendance du Ministère des Affaires Étrangères.

Il avait suivi mes articles dans La Bataille, et n’avait pu s’empêcher de me dire son contentement de voir que j’avais pris la droite ligne, malgré l’accusation de trahison que certains anarchistes lançaient contre moi.

Il me dît encore qu’il était intervenu pour d’autres auprès de la censure et me donna à entendre qu’il était prêt à me rendre le même service le cas échéant. Ce dont je le remerciai. Quoique la censure ait continué par la suite à sabrer mes articles, je jugeai inutile d’en appeler à Loyson.

Cependant, comme La Libre Fédération, de Wintsch, venait justement de se voir interdire l’entrée en France, je lui demandai d’intervenir. Mais il était déjà, dit-il, en rapports avec Wintsch, et avait commencé des démarches.

Plus tard, de France, il m’envoya copie d’un rapport, pour faire parvenir à Wintsch, qu’il adressait à son supérieur au sujet de l’interdiction de La Libre Fédération. Pourquoi me prît-il comme intermédiaire au lieu de l’envoyer directement à son destinataire ?… C’est ce que je me demande encore.

Je l’accompagnai au train ; il m’embrassa avant de partir. C’était une amitié qui lui était poussée bien vite. Elle lui passa, du reste, aussi vite. Je le revis, chez lui, après l’armistice, où il nous avait invités, ma femme et moi. Et ce fut fini.

Nous étions prêts à partir pour Tenby, dans la Galles du Sud, lorsque je reçus un mot de Cornelissen me disant qu’il se rendait à Londres et qu’il serait désireux de me voir.

Il s’agissait de la Feuille. Charles-Albert était en relations avec un ex-dreyfusard qui mettait des fonds à sa disposition pour fonder ce journal. Cornelissen voulait avoir ma collaboration, celle de Tcherkesoff et de Kropotkine.

L’ex-dreyfusard pouvait être un brave homme, mais tout réfléchi, je préférai m’abstenir. J’ignorais dans quel but il subventionnait cette feuille, où on nous promettait, il est vrai, de nous laisser toute liberté, mais c’était à voir.

D’autant plus que ce mot subvention sonnait mal, surtout dans les circonstances présentes. Kropotkine et Tcherkesoff pensèrent comme moi, et refusèrent. Quant à Cornelissen, il démissionna au deuxième numéro. Charles-Albert ayant coiffé son article d’un entrefilet qui le fit regimber — Cornelissen, pas l’article.

Entre temps avait éclaté la révolte irlandaise. Ce fut un incident malheureux. Les Alliés se vantant de combattre pour la libération des peuples et l’un d’eux ayant à combattre chez lui la révolte de populations qu’il tenait sous sa domination.

Cependant à la décharge des gouvernants actuels de l’Angleterre, il faut dire que le problème de l’Irlande était l’héritage d’une ancienne politique.

Comme tous les peuples, les Irlandais avaient le droit de réclamer leur autonomie. Mais, il faut avouer que ce sont des gens bien encombrants et peu intéressants. Dans les derniers temps, ils étaient surtout menés par des politiciens qui avaient pris à tâche de tirer de l’Angleterre tout ce qu’ils pouvaient.

Ce n’était plus le peuple asservi qu’ils aimaient à se représenter. Depuis des décades, ils étaient traités mieux que les autres peuples du Royaume-Uni, le gouvernement avançant aux paysans de l’argent à bas intérêt pour acheter de la terre, et forçant les landlords à leur en vendre. Les comptes individuels dans les banques augmentant chaque année, dénotaient une situation florissante.

La veille de la guerre, leur autonomie leur avait été reconnue, et, comme on les supposait incapables de boucler leur budget, c’étaient les contribuables anglais, gallois et écossais qui devaient combler le déficit. Le gouvernement anglais consentait à verser au trésor irlandais quelques millions de livres par an. Un vainqueur n’aurait pu imposer de conditions de libération plus avantageuses.

Mais l’Irlande ou plutôt le ramassis de politiciens qui parlait en son nom, refusait cet affranchissement, parce que l’Ulster, selon sa volonté formelle, était soustrait à la domination irlandaise et obtenait un régime particulier.

La raison ?… C’est que l’Ulster est un pays de travailleurs, riche, et que l’Irlandais, catholique, ivrogne, ignorant, paresseux, politicien jusqu’à la moelle, ne voulait pas voir lui échapper une poire juteuse, bonne à presser.

Drôles de partisans de la liberté qui veulent bien la leur, mais la refusent aux autres.

Par contre, les Irlandais ont cela de bon que, lorsqu’ils ne cherchent pas à vous apitoyer sur leurs prétendus maux, ils savent se moquer d’eux-mêmes spirituellement. On n’a qu’à lire les romans de l’humoriste irlandais Birmingham, dont la plupart traitent de la vie irlandaise, pour être fixé à ce sujet.

N’était-ce pas Birrell, le Secrétaire pour l’Irlande qui, en plein Parlement, avouait qu’il s’était souvent demandé pourquoi à sa place on n’avait pas un jackdaw (corbeau) ayant pour fonction de crier de temps à autre : « Pauvre Irlande ! Pauvre Irlande ! Pauvre Irlande ! ».

Dans les premiers temps, la censure anglaise avait été assez convenable. Mais, par la suite, elle voulut, elle aussi, faire voir qu’elle était un peu là.

Deux de mes articles envoyés a la Libre Fédération furent échoppés avant de lui parvenir. Quatre autres furent arrêtés. Quels étaient-ils ? Je les ai oubliés. Mais je jugeai bon de réclamer. J’écrivis au chef censeur une lettre où, en résumé, je lui disais que je ne discuterais pas avec lui la légalité de la confiscation de mes articles, la censure n’étant elle même qu’une extra-légalité. Seulement mes articles ne comportaient aucun renseignement pouvant compromettre la défense du royaume, seul motif valable qui pût être invoqué. Que, s’ils avaient été écrits pour un journal anglais, ils auraient passé sans difficulté. De quel droit faisait-on, dans l’ombre, ce que l’on n’aurait pas osé faire ouvertement ?

Je terminai en réclamant mes articles et mes frais de poste.

Je reçus bien une lettre de la censure m’accusant réception de ma réclamation, mais il n’était pas question de me retourner les articles ni mes frais de poste.

Vers la fin de la guerre, on commençait à parler de la « Société des Nations ». Société des Nations, certes, c’était un beau but à atteindre, mais à condition que ce soient réellement les nations qui composent l’association. Une société des nations dont les membres seraient nommés par les gouvernements était un bloc enfariné qui ne me disait rien qui vaille. J’écrivis plusieurs articles pour combattre ce gouvernement supplémentaire dont on voulait nous gratifier, et expliquer comment j’entendais ce que devait être une vraie société des nations, ayant pour but de les relier, régler elle-même leurs discussions et empêcher la guerre.

À diverses reprises, j’avais écrit à Wells pour essayer de l’intéresser aux projets qui me trottaient par la tête. Il m’avait toujours répondu des lettres polies, mais sans s’engager en rien. Je lui envoyai mes articles sur la société des nations. Voici la réponse que j’en reçus :

52. Jame’s Court.
Buckingam Gate. S. W.

Mon cher Monsieur,

Si vous n’êtes pas en train, payé ou non payé, de travailler pour la victoire de l’impérialisme Allemand, alors je n’arrive pas à comprendre ce que vous vous imaginez faire à l’heure qu’il est.

Votre très sincèrement,
H. G. Wells.

Ne voulant pas être en reste de politesse avec l’auteur de Kipps, je lui répondis par la lettre suivante :

Clifton, 21/3, 1916.
Cher Monsieur,

Ce que je m’imagine faire en les temps présents ? Ce que vous faites vous-même, combattre l’impérialisme allemand. Faute de trouver un meilleur emploi de mes forces, je discute les moyens que l’on nous propose pour le museler. Si je le fais avec moins de bruit que vous, c’est que je n’ai pas votre notoriété. Je veux la fin des guerres, la fin des armements, l’entente des peuples.

Seulement, convaincu que si ce sont les peuples qui se battent, ce sont les gouvernants qui ont voulu la guerre ou l’ont rendue possible, je ne veux pas en instituer un de plus, qui serait plus malfaisant, parce que plus puissant.

Vous assurez qu’il maintiendra la paix. Quelles garanties avez-vous qu’il sera mieux que les autres, recruté par les mêmes moyens, puisqu’il sera composé des mêmes hommes ?

Si Je voulais employer vos arguments, je vous dirais que votre projet n’est que la contre-partie du projet de Guillaume. Votre paix ne serait qu’une contrefaçon de paix allemande.

Sans doute, c’est prétentieux de la part d’une simple individualité de penser différemment que la majorité de ses contemporains, mais cela n’excuse personne, pas même Wells, d’affirmer que ceux qui se permettent d’être indépendants font le jeu de l’Allemagne.

C’est un argument que, pour ma part, je laisse aux journalistes de troisième ordre.

Avec mes salutations,

J. Grave.

La lettre resta sans réponse. Mais, plus tard, lorsqu’il revint de Russie, je lui écrivis pour savoir s’il avait des nouvelles de Kropotkine ; j’en reçus une réponse un peu plus amicale où il faisait allusion à notre petit attrapage.

Enfin, ce fut la fin du cauchemar. Arriva la nouvelle que l’armée allemande se débandait, que ses chefs avaient fait une demande d’armistice. Et puis, enfin, que cet armistice était signé.

Nous nous préparâmes à rentrer. J’avais pensé, faute de mieux, que nous pourrions provisoirement continuer la publication des petits bulletins dont Guérin avait pris l’initiative, quitte à élargir le format au fur et à mesure des possibilités.

Sa publication nous tiendrait en relation avec les camarades que nous pourrions y intéresser, et, ainsi préparer la réapparition des Temps Nouveaux, sous leur nom ou un autre. Ce serait à voir. J’écrivis donc à Pierrot et à Guérin dans ce sens.

Mais cela demande tout un autre chapitre.