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Le Mouvement libertaire sous la IIIe République/XXII

La bibliothèque libre.
Les œuvres représentatives (p. 269-280).

XXII

COMMENT ON TUE UNE PROPAGANDE


Pour différentes raisons, notre retour en France fut retardé à plusieurs reprises. Ce fut épistolairement que je commençai à m’attraper avec Pierrot et Guérin.

Je leur avais écrit que, peut-être on pourrait penser à faire reparaître les Temps Nouveaux, mais que, ne pouvant plus, comme par le passé, m’occuper de l’administration, il faudrait que ce soit quelque autre camarade qui en prenne la charge. Je me réservais la partie rédaction, Il fut à peu près convenu que ce serait Guérin qui prendrait l’administration.

Du reste » voici le programme que je leur avais envoyé. Ils en publièrent une partie dans le Bulletin de Guérin. Ce qui indiquait qu’ils adhéraient à cette partie, du moins. Or, c’était la principale.

Programme pour la réapparition des Temps Nouveaux.

1. — Trouver 5 à 6 camarades capables de résister aux influences de chapelles, sachant juger des choses et des gens pour assurer une tenue nette et logique du journal, sachant s’opposer aux ingérences indésirables, et écarter toute déviation.

2. — Le groupe devra se composer de camarades se connaissant, ayant un fonds commun d’idées leur permettant de s’entendre après discussion sans avoir à se partager en majorité et en minorité.

3. — Ce groupe organisera la rédaction et l’administration, décidera du mode de publication, et fera appel au concours de tous ceux qui approuveront le programme qui leur sera soumis. (Il va sans dire que, en dehors de la rédaction responsable, la collaboration au journal sera ouverte à toutes les bonnes volontés valant d’être utilisées).

4. — Un fonds de caisse de 5 000 francs sera crée avant que soit lancé le premier numéro.

5. — Ce fonds de caisse sera constitué par des souscriptions, le produit de réunions, conférences, etc… — ce qui impliquera l’organisation de groupes actifs, — les camarades feront donc bien, dès à présent, d’envisager ce côté de la propagande. C’est le manque d’organisation et de cohésion qui nous a rendus impuissants devant les événements.

(Un moyen de nous aider à former ce fonds de caisse serait de nous aider à liquider le stock de brochures, de volumes et de lithos qui nous restent de l’ancienne administration. 50 % de cette vente serait affectés à liquider les dettes de ladite administration, les autres 50 % à verser au fonds de caisse et suppléer aux frais de propagande et d’organisation).

6. — Création d’un groupe de souscripteurs permanents s’engageant à des versements réguliers.

7. — Partout où nous aurons des camarades, leur demander qu’ils nous trouvent des abonnés, des acheteurs au numéro, et tous autres concours possibles et utiles. Leur suggérer de prendre, chaque fois que paraîtra le journal, ou une quelconque de nos publications, plusieurs exemplaires dont ils garantiraient le paiement, engageant leurs amis à opérer de même.

(Nous invitons instamment ceux de nos camarades qui estiment nécessaire la réapparition des Temps Nouveaux, de nous faire connaître, dès à présent, le chiffre d’abonnés qu’ils espèrent trouver, le nombre de numéros dont ils peuvent assurer la vente et le chiffre de souscriptions qu’ils peuvent ramasser. Cela nous aiderait grandement à calculer les chances de réussite que nous pouvons avoir. Le paiement des abonnements et souscriptions ne sera demandé qu’à l’apparition du journal).

8. — Quand les fonds le permettront, il sera bon d’organiser, au moyen de voyages circulaires, des visites aux camarades de province — et de l’étranger — par des camarades qui, sans être orateurs, sauront exposer nos buts, et organiser des groupes de propagande.

Ces voyages seraient une force pour le journal, également pour la propagande.

9. — Si, jamais nous arrivons à avoir avec nous des camarades pouvant être autre chose que des moulins à paroles, nous pourrions organiser des tournées de conférences, et profiter du passage du conférencier pour organiser dans les localités où il s’arrêterait, et dans les localités voisines, des groupes qui se chargeraient d’envoyer au journal tous renseignements utiles. Mais il ne faudrait pas que ce soit leur seule besogne. Jusqu’ici, on a trop parlé d’initiative, sans jamais la pratiquer, il serait temps que les camarades s’associent en vue de mettre sur pied quelque œuvre de propagande.

S’il veut durer, le groupe doit avoir un but à accomplir. Ce ne sont que les groupes déjà existants au moment de la révolution qui en assureront le triomphe, en étant capables de se substituer aux organisations capitalistes qu’il s’agit de détruire. Ces formes de groupement ne manquent pas. Il ne s’agit que de les rendre conscientes du rôle qu’elles auront à jouer. (Défense Sociale, Résistance aux abus de toutes sortes, Ligue de consommateurs, Groupes d’Échanges, Coopératives de production et de Consommation, etc.).

Provisoirement, le Bulletin de Guérin servira de lien entre ceux qui pensent que quelque chose doit être fait pour reprendre sérieusement la propagande.

Ce programme, comme on le voit, ne concernait pas seulement la réapparition du journal. Il visait à organiser une propagande suivie et raisonnée.

Au lieu de cela, le numéro du Bulletin qui suivit celui qui avait publié ce programme en partie, annonçait, dans une petite note que, dans une réunion organisée par Pierrot et Guérin, il avait été décidé que les Temps Nouveaux reparaîtrait sous forme de revue, et qu’on avait procédé au choix d’un comité de rédaction.

C’était le contre-pied absolu du programme qu’ils avaient accepté sans objection. Tellement bien accepté, que, d’eux-mêmes, ils avaient porté à 8 000 fr. le fonds que je demandais de 5 000 seulement.

Je m’empressai de protester contre cette hâte et ce mépris des conditions acceptées. Nous échangeâmes plusieurs lettres. Je n’ai pas gardé copie de toutes les miennes, mais j’en retrouve une qui, à mon avis, résume bien la situation ; sa longueur seule m’oblige à ne pas l’insérer.

J’expliquais que, tôt ou tard, la place d’un journal manquant serait prise et — peut-être pas pour le bien de la Propagande. Que, risquer une faillite serait néfaste, qu’il fallait ne partir que lorsque le chiffre des adhésions permettrait d’espérer de pouvoir tenir. Et combien d’autres raisons !

Bien qu’ils eussent annoncé l’apparition, j’espérais que, au dernier moment, ils réfléchiraient. À une de mes lettres, Pierrot ne m’avait-il pas répondu : « Ne vous alarmez pas. Il n’y a rien de cassé ». À la fin, notre retour à Paris avait été décidé pour le milieu de juillet. Je les adjurai d’attendre.

Sitôt rentrés, ma femme et moi allâmes rendre visite à Guérin, Durant cette visite nous avions tant à nous dire qu’il ne fut pas question de ce qui nous divisait. Mais en partant, je dis à Guérin : « J’espère que vous avez réfléchi. Je reviendrai pour discuter la question à fond ».

— Oui, oui, fit Guérin.

Quelques jours après, j’apprenais que, à ce moment-là, il avait le numéro imprimé chez lui.

Non seulement, ils avaient passé outre à ma résistance, mais s’ils avaient eu soin de faire disparaître mon nom de la liste des collaborateurs, ils s’étaient bien gardé d’indiquer les raisons, comme je le leur avais demandé, qui faisaient que j’étais opposé à la tentative, et ma volonté qu’ils aient à changer de titre.

Aussi, lorsque je reçus le premier numéro, je rédigeai une protestation où le plus courtoisement possible, je faisais l’historique de nos divergences et donnais les raisons de mon opposition. On refusa d’insérer. Ce fut encore Pierrot qui servit de porte-parole à ces messieurs : « Si nous insérions votre protestation, me disait-il, nous passerions pour des vaniteux

— Je ne vous l’ai pas fait dire, lui répondis-je.

Moi, qui pendant les trente ans que j’avais dirigé le journal, n’avais pas même changé un mot à leurs articles, je trouvais un peu excessif que l’on me refusât dans un journal qui avait repris un titre que, à tous les points de vue, je pouvais considérer comme m’appartenant, l’insertion d’une note qui avait pour but de donner les raisons de mon exclusion.

Mais cela m’était dur de me trouver divisé avec les derniers camarades de lutte qui restaient. Je renouvelai ma protestation que, pour ne pas allonger ce chapitre outre mesure, je ne donnerai pas.

Je me déclarais prêt à marcher avec eux s’ils voulaient seulement changer le titre des Temps Nouveaux...

Cela ne fut pas davantage inséré. Mais on m’expédia Tcherkesoff et Paul Reclus qui vinrent m’expliquer que, « pour le bien de la propagande », nous devions rester unis, que, peut-être les camarades avaient eu tort d’être si précipités, mais qu’en agissant ainsi ils avaient cru agir pour le mieux ; que ce qui était fait était fait, qu’il fallait passer l’éponge.

Je fus assez jobard pour négliger leur manque de parole et travailler avec eux. D’autant plus jobard que les belles paroles de leurs délégués ne m’avaient nullement convaincu. Mais je voulais faire preuve de bonne volonté.

J’étais censé devoir m’occuper de la confection des numéros, mais les articles ne me furent jamais communiqués que par les épreuves en feuille. Une seule fois, je demandai la suppression d’un article qui me semblait par trop « déroulédiste ». Pierrot me répondit qu’il l’avait donné à lire à sa fille qui l’avait trouvé excellent !

Je laissai passer. J’avais promis de faire mon possible pour aider.

Vint la mort de Guérin, Dans la notice nécrologique qui lui fut consacrée, on disait que ce n’était que grâce à lui que les Temps Nouveaux avaient pu reparaître. Lorsque j’en pris connaissance, je trouvai vraiment qu’ils exagéraient. C’était moi, le premier, qui leur avait demandé de travailler ensemble à cette réapparition. Et quoique nous ayons été en discussion à ce sujet, je rentrais pour une partie dans la proposition de reparaître.

Je leur demandai la suppression de ce passage. Cela ne faisait aucun tort à Guérin, et me donnait satisfaction. On refusa de modifier le passage.

Je ne donnerai pas les lettres que j’eus à leur écrire pour obtenir l’insertion d’une protestation. Ce ne fut qu’à la troisième qu’ils s’exécutèrent, et de mauvaise grâce. Au lieu d’être insérée dans la revue, ma protestation fut imprimée sur une feuille à part. C’était d’autant plus dégoûtant qu’en me forçant à cette protestation, j’avais l’air de peser au compte-goutte les éloges à Guérin.

J’ai des lettres instructives sur ce débat. Mais, à quoi bon insister !

Après ceci, mon tort fut de ne pas rompre aussitôt avec eux. Mais, en rompant, je restais isolé. Et il y avait tant à faire pour remettre la propagande sur pied. Je continuai à « marcher ». Ce fut un tas de petites piqûres qui, à la fin, me firent comprendre que nous avions assez les uns des autres.

Quand les Temps Nouveaux paraissaient, m’avait-on assez reproché que le journal n’était pas vivant, ne faisant que de la théorie, ne sachant pas se tenir au courant de la vie active.

Ayant le temps, — n’étant plus tenu à la lutte journalière pour faire vivre le journal — je ramassai avec soin dans mes lectures tout ce qui était de nature à intéresser le lecteur — et la propagande — et l’envoyai pour l’insertion. C’était régulièrement mis au panier.

Personne ne s’intéressait à la bibliographie. Moi, ça m’intéressait, on me l’avait laissée. J’essayai de faire le travail consciencieusement. Il n’arriva qu’un seul volume intéressant : on ne me le remit qu’au bout de six mois, malgré mes réclamations réitérées. Un camarade de Guérin l’avait emprunté pour le lire !

Ne voulant pas passer pour un farceur, je donnai, dans mon compte-rendu, les raisons qui faisaient que j’en parlais si tard. On supprima le passage.

Ce qui me dégoûta le plus, c’est qu’il me vint aux oreilles que le sieur Bertrand — l’homme aux idées — revenait avec le projet que j’avais fait écarter au début : mettre le journal sous la coupe d’actionnaires. Mais, cette fois, par un détour.

On fonderait une coopérative de librairie et d’éditions. C’est à cette coopérative que l’on confierait le soin d’éditer le journal.

Je n’avais aucune objection contre la coopérative de librairie. Elle pouvait rendre des services. Mais j’en avais de fortes à mettre le journal à la merci d’un vote d’une assemblée qui pouvait nous mettre en désaccord avec elle.

J’écrivis à Pierrot que j’en avais assez, qu’à titre de conciliation, je voulais bien continuer de marcher avec eux, mais que j’exigeais qu’on abandonnât le titre des Temps Nouveaux.

Une réunion eut lieu. Étaient présents : Pierrot, Bullières, l’inévitable Bertrand et son fils, trop jeune pour avoir collaboré aux Temps Nouveaux, mais aussi prétentieux que son père, et quelques autres dont la collaboration à l’ancien Journal avait été plutôt vague.

Bertrand commença à pontifier. C’était par solidarité pour moi que l’on s’était résigné à prendre le titre des Temps Nouveaux. Ils en étaient payés par la plus noire ingratitude. Enfin, ils étaient assez magnanimes pour passer là-dessus.

En passant, j’admirai la solidarité de ces gens, dont la première besogne avait été de vouloir me prendre comme paravent dans une publication dont ils entendaient être les maîtres, et qui, lorsque me refusant à ce rôle, je leur avais demandé de me laisser dire, dans ce qui avait été mon journal — puisqu’ils en avaient pris le litre — les raisons pour lesquelles je n’avais rien à faire dans le nouveau, s’y étaient absolument refusés.

N’étant pas venu pour entendre les gasconnades du sieur Bertrand, je l’interrompis lorsque je vis qu’il allait tenir toute la séance sur des questions d’à-côté. Je les avais fait réunir pour leur demander d’abandonner le titre : c’était cela que je voulais que l’on discute. Et me levant, je me préparai à quitter la pièce.

Pierrot, c’était chez lui que cela se passait, courut après nous, — ma femme m’accompagnait — me disant de ne pas m’emballer, que les choses s’arrangeraient, et d’attendre la fin. Et il nous fit passer dans une pièce contiguë. La porte de communication étant restée entr’ouverte, il nous venait des bribes de la discussion.

— Si vous renoncez au titre, disait Bertand, c’est la débâcle certaine, tandis que je vous promets 1 500 abonnés avant trois mois d’ici, si nous le gardons.

Tiens ! tiens ! ce n’était donc pas seulement pour mes beaux yeux que l’on s’était emparé du titre ?

Des murmures de voix, quelques paroles que je ne comprenais pas, d’autres chuchotements, puis la voix d’un homme que je ne nommerai pas, mais qui ne s’était jamais occupé du journal lorsqu’il vivait, qui affirmait que, « somme toute, Grave n’avait jamais été que leur mandataire ». Un comble !

D’autres chuchotements. La séance était finie. Pierrot vint nous délivrer, déclarant que l’on n’avait pas pris de décision. Qu’il nous ferait savoir lorsqu’une décision aurait été prise. Le lendemain, je recevais une lettre de lui, disant qu’il lui avait été désagréable de nous le dire de vive voix, mais que les camarades avaient décidé de garder le titre.

C’était donc la rupture.

Comme sur les 2 ou 300 abonnés qu’ils avaient ramassés, il y en avait bien les 80 centièmes qui étaient déjà d’anciens abonnés, il s’en trouva quelques-uns pour trouver étrange mon exclusion. Ils écrivirent aux « pirates » pour leur demander une explication.

Deux d’entre eux m’envoyèrent la réponse qu’ils avaient reçue. La lettre elle-même. Comme c’est bien l’écriture du signataire, donc, pas d’erreur :

31/7, 1920.
Mon cher…

Croyez-vous que la séparation ne nous a pas été pénible ? Nous avons fait tout notre possible pour l’éviter, Paul Reclus surtout, qui a une âme de chrétien. Quant à moi excédé, j’aurais rompu depuis longtemps.

Nous n’avons ni ambition ni vanité. Nous avons repris les Temps Nouveaux à l’instigation de Grave. Il demandait qu’on le déchargeât des dettes et de toute la cuisine du journal (administration, etc.).

Guérin accepta tout, — Je m’embarquai dans la galère sans aucune espèce d’enthousiasme, Grave retardant sans cesse son retour d’Angleterre et les camarades me pressant, Guérin et moi lançâmes le premier numéro, en juin 1919 — à la grande fureur de Grave.

Puis la vie continua à être impossible. Grave habite la banlieue, ne veut pas se déranger pour venir à Paris, et veut que tout marche sur ses ordres, comme lorsqu’il faisait tout seul le journal. Notre petit groupe faisait pour le mieux : nous étions régulièrement engueulés et excommuniés.

Heureusement, le vieux Tcherkesoff et Paul Reclus intervinrent pour dire à Grave qu’il n’avait pas la propriété exclusive de la propagande (et même des Temps Nouveaux). Et cela se remit à marcher plus ou moins bien.

Mais ce ne fut qu’une accalmie, Grave absent, était travaillé de la maladie de la méfiance, Guérin mort, il imagina qu’on avait voulu l’écarter. Aucune preuve ne le satisfit. Il nous envoya le factum inséré dans le N° 9, par lequel il déclarait se désintéresser de la revue.

Reclus ayant succédé à Guérin, rencontra les mêmes difficultés. Enfin, je passe sur les choses de détail. Les fonds n’étant pas suffisants, nous pensons créer une coopérative de librairie pour faire vivre le journal. Grave en est aussi partisan, mais exige maintenant qu’on abandonne le titre, Cela devenait fou. Nous avions conservé le titre au début justement pour ne pas abandonner Grave.

Maintenant, c’est trop tard.

Atteint par la maladie de la persécution, Grave se retire. Mais il voudrait que le journal mourût avec lui. Par honnêteté, nous avons voulu que le public fût prévenu de cette scission.

Bien à vous,
X…

Par respect pour notre ancienne amitié, je ne donne pas le nom du signataire.

Cette lettre est un modèle du jésuitisme le plus parfait, où le signataire se sert de quelques demi-vérités pour en extraire les mensonges les plus audacieux.

1. — En ce qui concerne les dettes, il est vrai que je leur avais écrit que, les discussions d’affaires n’étant pas mon fort et me déplaisant, ils eussent l’obligeance de voir nos créanciers pour moi et d’arranger l’affaire avec eux. Que je paierais.

2. — Je leur avais déclaré qu’il m’était impossible de reprendre l’administration, mais que je me réservais la rédaction.

3. — Si Paul Reclus et Tcherkesoff avaient usé, avec moi, du langage que leur prête le signataire avec moi, je les aurais remis à leur place.

4. — Leur comité de rédaction avait été nommé en dehors de moi. En effet, je n’ai jamais voulu le reconnaître et ne suis jamais allé à ses réunions. Je ne marche qu’avec ceux que j’ai librement choisis. Je ne m’en laisse imposer par personne.

5. — Par honnêteté, ils voulurent que le public fut prévenu de notre scission. Ils refusèrent d’insérer la note que je leur envoyais à ce sujet. Ce ne fut que grâce à l’intervention d’une amie commune qu’ils se résignèrent à insérer quelques lignes de leur crû à ce sujet.

6. — J’étais atteint du délire de persécution !

Inutile de reproduire la deuxième lettre qui renouvelle les mêmes faussetés, les mêmes mensonges.

Tout ce que je puis dire, c’est qu’il est pitoyable que des amis de vingt ans, pour se justifier d’un premier manque de franchise aient eu recours à tant d’autres mensonges qui frisent tant soit peu la calomnie.

Ils voulaient avoir leur journal à eux. C’est là le fond de l’affaire. De cela, ils étaient parfaitement libres, et maîtres de le faire si telle était leur intention. Seulement pourquoi ne pas le dire franchement ? Pourquoi s’acharner à prendre un titre qui certainement m’appartenait, à tous les points de vue, plus qu’à eux ?

Un journal à eux paraissant dans les mêmes conditions d’incertitude, il est probable que je leur aurais fait les mêmes objections d’inopportunité, dont ils auraient toujours été libres de ne pas tenir compte. Mais, alors, ils auraient agi sous leur seule et propre responsabilité. Je n’y aurais rien eu à dire. Je n’aurais même eu aucune objection à collaborer avec eux, s’ils avaient voulu accepter.

Pour ne pas perdre contact avec le peu d’amis qui me restaient, je profitai d’un « Message aux Ouvriers d’Occident » que Kropotkine avait envoyé par Miss Bonfield qui l’avait visité en Russie, pour commencer la publication de petits « Bulletins », dans le genre de ceux de Guérin, que je me proposais de publier chaque fois qu’il me serait possible.

J’écrivis à Turner, le secrétaire de « l’Union des Employés », de Londres, ami de Kropotkine, qui m’envoya le numéro du « Labour Leader » contenant ledit message, que je traduisis et qui fut le texte du premier numéro de la série que j’entreprenais.

Je n’avais aucune illusion en faisant cette tentative. Je n’espérais pas atteindre la demi-douzaine sans être forcé de lâcher. Mais ma faillite ne barrerait la route à personne. Or voilà sept ans que cela dure, et j’ai la perspective de pouvoir tenir encore un peu de temps. Mon cercle ne s’élargit pas beaucoup. Mais les nouveaux venus compensent la perte de ceux qui s’en vont. La publication ne fait pas ses frais, mais quels furent les journaux révolutionnaires — à part « la Guerre Sociale » — qui les ont jamais faits ? L’important est de tenir. Il faudra bien que l’opinion publique se ressaisisse un jour[1].

Mais il reste la question des dettes, un gros mensonge à réfuter…

« Que je me serais déchargé sur eux » !

Voyons un peu comment ?

Ces dettes se montaient à :

L’imprimeur du journal, environ 
1 300    »
Au camarade Prouvost, reliquat des 3 000 fr. qu’il m’avait autrefois prêtés 
501,50
Marchand de papier 
60    »
« La Productrice », impression de brochures 
160    »
En tout 
2 021,50

Mais, s’il y avait des dettes, il y avait de la marchandise pour payer.


Pendant mon absence, d’après le détail qu’il me fournit, Guérin avait encaissé… y compris 305 fr. qui lui furent remis par Girard 
1 736,10
Par contre, il avait dépensé 
1 283,70

(Dans cette dépense étaient compris 501, 50 pour la dette Prouvost qu’il avait payés, déménagement, etc…)

Il lui restait donc en caisse 
452,40

Ajoutons :

Vente de brochures et volumes 
1 400    »
Vente, par moi, de papier et remis à Guérin 
160    »
Sur une vente de lithos, à lui remis par moi 
500    »
Pour les boiseries du bureau, achetées par Bertrand (à bon compte) 
250    »
Vente de lithos Naudin, par Guérin 
200    »
Il y avait donc à leur avoir 
2 962,40
Dont il convient de déduire les dettes, soit 
1 520    »
Il resta, en leur possession 
1 442,40

C’est ce qu’ils appelaient leur avoir laissé la charge des dettes.

Mais ce n’était pas tout.

Il était resté, chez Guérin, au moins 100 lithos Naudin, à 20 fr. pièce, au bas mot, c’était la coquette somme de 2 000 fr. De plus, il avait conservé trois ou quatre collections de nos lithos, de 30 lithos chaque. Cela représentait au bas mot 800 fr. Pendant le temps que je collaborais avec eux, je fournis toutes les commandes de brochures qu’ils me transmirent. Je n’en ai pas conservé la liste. Mais cela représente encore au moins 2 à 300 fr., sinon davantage.

Les dettes furent-elles payées ? Je l’espère.


  1. Je dois ajouter que si j’ai pu parer au déficit toujours croissant et tenir si longtemps, je le dois à un camarade suisse qui, à sa mort, me laissa environ 2 000 francs. Ce camarade, ancien lecteur du Révolté, atteint d’une maladie incurable, m’avait écrit me disant son état et son estime pour moi.

    Dans la vie de propagandiste, il se trouve, comme cela, des amis inconnus venant vous consoler de la muflerie de quelques-uns.

    Quelques temps après cette lettre, un ami d’enfance de ce camarade, ancien lecteur du Révolté lui aussi, m’apprenait la mort de mon correspondant et m’avisait que, par testament, il me laissait le quart de son petit avoir, 1,352 francs suisses, lesquels à l’époque, faisaient 2 107 francs.

    Ce camarade insistait que la somme était pour moi, personnellement, et non pour la propagande.