Le Mouvement littéraire au XIXe siècle (Pélissier)/Partie 1/01

La bibliothèque libre.

CHAPITRE I

LE CLASSICISME

L’époque de notre histoire littéraire que l’on désigne sous le nom de classique s’étend depuis le milieu du xvie siècle jusqu’au commencement du xixe. Dans cet espace de deux cent cinquante ans environ, l’art et la poésie, quelques formes qu’ils revêtent, sont gouvernés par certains principes, assez compréhensifs pour s’accommoder à la succession de phases diverses, mais d’une signification assez marquée comme d’une influence assez persistante pour imprimer à toutes ce caractère de parenté qui tient à la prédominance ininterrompue de la même doctrine.

Du jour où la Pléiade, rompant en visière au moyen âge, façonne notre littérature et notre langue elle-même sur l’antiquité gréco-latine, on peut dire que l’école classique est fondée. Loin de tout brouiller, comme l’assure Boileau, Ronsard et ses disciples imposèrent à la poésie et à chaque genre poétique, restauré par eux sur le modèle des anciens, les lois générales et les règles parliculières que Boileau lui-même devait promulguer cent ans plus tard, non pas seulement avec l’autorité d’un sens plus ferme, mais encore avec l’appui d’une tradition déjà longue. Boileau vilipende Ronsard en lui empruntant, sans le savoir, toute sa doctrine, et cet Art poétique où il raille de si haut le chef de la Pléiade et son œuvre, est un monument élevé en leur honneur.

Ce n’est pas à dire que le « classicisme » atteigne dès le XVIe siècle le genre de perfection auquel son développement naturel devait le conduire. Une époque aussi orageuse n’était guère favorable à la floraison des qualités classiques. Ronsard et la Pléiade avaient rompu d’un seul coup toutes les racines qui tenaient au sol national, et les formes littéraires, les genres poétiques qu’ils substituaient à ceux du moyen âge, ces genres et ces formes qui s’étaient spontanément épanouis sur le sol de la Grèce antique, ne pouvaient s’acclimater sur le nôtre qu’au sein d’une atmosphère clémente, à l’abri des intempéries sociales, par des miracles de soins vigilants et continus qui exigeaient la sécurité paisible et le loisir confiant d’un siècle plus fortuné.

À peine Henri IV a-t-il rétabli l’ordre et la paix que nous avons déjà Malherbe. Malherbe fait entrer définitivement notre poésie dans la voie où elle devait fournir, sous l’impulsion de talents plus féconds et plus richement doués, une si glorieuse carrière. L’humeur libre et aventureuse, la verve débordante, l’imagination trop souvent déréglée du xvie siècle, sont soumises dès lors à une étroite et forte discipline, et, parmi les matériaux de tout genre qu’avait accumulés l’école de Ronsard, se groupent déjà ceux qui doivent le mieux convenir à la correcte et noble architecture du xviie siècle siècle. Après la mort de Henri IV et de Malherbe s’étend une période de quelques années pendant laquelle l’œuvre du poète, comme celle du roi, peut sembler compromise. Mais l’anarchie n’est qu’à la surface ; dans l’ordre littéraire aussi bien que dans l’ordre politique, nous marchons, à travers des accidents plus ou moins profonds, plus ou moins durables, vers cette ère de discipline et de régularité qui fixe définitivement les caractères du classicisme.

La littérature du xviie siècle s’approprie d’elle-même à son cadre social. Rien d’inquiet ou de tourmenté ; aucun trouble, aucun malaise. Tous les écrivains sont contents de leur époque ; ils jouissent de l’ordre établi, et, pendant que les uns en démontrent la légitimité, les autres en rehaussent la splendeur. C’est à peine si le silence universel qui succède aux bruyants conflits de la religion et de la politique est troublé çà et là par quelque voix perdue, impuissant écho d’un passé sans retour ou pressentiment confus d’un avenir encore chimérique. Bossuet, Descartes, Boileau régnent chacun dans son domaine ainsi que Louis XIV dans le sien : ils dogmatisent avec assurance ; ils gouvernent l’Église, la philosophie, la poésie, comme le roi gouverne l’État ; ils exercent une autorité paisible et unanimement reconnue parce qu’elle se fonde sur des principes en parfait accord avec le tempérament du siècle. L’unité dans la vie des écrivains et la fixité dans leurs vues se traduisent dans leurs œuvres par la pureté des lignes, par un développement tranquille et continu, par l’heureux concours de toutes les facultés vers un idéal de noble raison qui se réalise sans effort.

Les auteurs classiques considèrent le monde comme un ensemble de rapports déterminés qu’une prudence supérieure ordonne suivant des lois invariables, et dont la complexité n’a rien qui les trouble.

Leur certitude est à l’abri du doute : la raison et la foi s’accordent pour les éclairer. Une sagesse sûre d’elle-même préside à toutes leurs œuvres. Elles en tirent et leur méthode régulatrice, et leurs harmonieuses proportions, et leur lucide unité : en prose, le Discours sur l’histoire universelle, qui étale en une seule vue l’immense tableau des destinées humaines, comme si, du haut du dogme chrétien, qui est pour lui, comme pour tout son siècle, le point culminant des âges, Bossuet en embrassait toute la suite d’un même coup d’œil ; en vers, Athalie, c’est-à-dire le triomphe de la simplicité dans la grandeur, l’exquis tempérament de la hardiesse et de la mesure, l’heureuse alliance du goût avec le génie. Ce sont là les deux chefs-d’œuvre par excellence de notre xviie siècle ; mais ils ne font après tout que porter à un plus haut degré des qualités inhérentes à tous les ouvrages du temps, ces qualités classiques d’ordre et de convenance qui règlent l’audace elle-même, et qui, dans les genres tempérés, leur domaine propre, assortissent les nuances, ordonnent les formes, ménagent et graduent les effets, combinent les moyens en vue d’une fin unique, excluent toute complication au profit de l’harmonie et tout caprice au profit de la raison. L’art et la poésie du temps ont le besoin de la clarté, le goût de la symétrie, l’instinct naturel de la noblesse. Ce qui les caractérise, c’est un équilibre parfait de l’esprit, une modération à la fois active et placide, une force qui se possède, quelque chose de régulier sans soubresauts comme sans monotonie, quelque chose d’uni sans platitude comme sans accidents pittoresques, un mélange exquis de tout ce qui peut émouvoir le cœur sans le troubler et charmer l’imagination sans la séduire.

La Renaissance du xvie siècle s’était faite au nom des anciens : Ronsard et ses disciples avaient voulu transplanter d’un seul coup toutes les formes antiques sur notre sol. Le xviie siècle procède avec plus de précaution. Il est moins avide et moins rapace. Au lieu de piller avec une hâte violente, il emprunte discrètement. Il s’inspire de l’antiquité plutôt qu’il ne la reproduit, il se l’assimile plutôt qu’il ne se façonne sur elle. Mais ce ne sont là que les pratiques d’un art plus savant et plus délicat. Au fond, l’influence des anciens prédomine de plus en plus ; elle triomphe pleinement avec la seconde génération de nos grands classiques. Il y avait eu jusque-là des protestations et des résistances. Corneille regimbait contre les règles ; il inaugurait dans son Cid le drame chevaleresque ; il pressentait dans son Don Sanche la tragédie bourgeoise et parlait de chausser le cothurne plus bas ; il mêlait dans son Nicomède l’élément comique à l’élément tragique. Dès la seconde moitié du siècle, Aristote et Horace, commentés par Boileau, règnent en maîtres sur toute notre poésie. Le groupe des « modernes » est dédaigneusement rejeté en dehors de la voie classique, et aucun des écrivains médiocres qui s’y rattachent ne peut s’imposer par une seule œuvre de marque aux grands écrivains qui représentent les traditions de l’antiquité. D’ailleurs, leur polémique ne s’attaque point à la doctrine : s’ils critiquent les poèmes d’Homère, c’est en s’appuyant eux-mêmes sur les règles d’Aristote, et leur chef, Perrault, emprunte au philosophe grec la formule de l’épopée d’après laquelle il censure l’Iliade. À cette époque, on démontre moins par des raisons que par des autorités : les raisons sont discutables, mais les autorités font loi. Corneille lui-même déclare hautement qu’il serait tout prêt à condamner le Cid, si sa tragédie péchait contre « les grandes et souveraines maximes que nous tenons d’Aristote ». La Fontaine, le plus libre et le plus spontané parmi les poètes du temps, établit une règle de l’apologue sur la foi des anciens en se dispensant d’y apporter aucune raison : « C’est assez, d’après lui, que Quintilien l’ait dit. » Il suffit à Boileau d’avoir déclaré que les principes de son Art poétique sont tirés d’Horace, pour s’étonner ensuite que l’on « ose » les combattre. Racine écrit comme sous l’œil même des Grecs : « Que diraient Homère et Euripide, s’ils lisaient ces vers ? Que dirait Sophocle, s’il voyait représenter cette scène ? » Pas un écrivain classique qui ne cherche dans l’antiquité ses maîtres et ses guides. Aucun n’a ni l’insupportable prétention d’égaler les modèles de la Grèce et de Rome, ni l’extravagante fantaisie de chercher à faire autrement. Si l’on approche de leur perfection, ce ne saurait être qu’en se réglant sur eux. Telle traduction d’un médiocre écrivain latin ou grec passe pour un événement littéraire. On s’ingénie à enchâsser dans son vers une belle expression de Virgile, à insinuer avec art quelque sentence de Sénèque dans le tissu de son discours. Racine déclare qu’il n’est pas un trait éclatant de son Britannicus que Tacite ne lui ait fourni ; La Bruyère demande à Théophraste une sorte de sauf-conduit pour ses Caractères, La Fontaine met son premier recueil sous le patronage d’Ésope et se présente au public comme un modeste traducteur du fabuliste grec.

Cette religion de l’antiquité s’allie naturellement avec un profond dédain de notre passé national. Le xvie siècle éprouvait une répugnance instinctive pour la littérature hérissée et touffue du moyen âge, produit d’une civilisation bizarre, incohérente, où la société classique ne voit que barbarie et grossièreté, sans se demander s’il n’y avait pas en ce fouillis des germes puissamment féconds et capables de développer, avec le temps et à l’aide du génie, une floraison poétique moins pure sans doute, mais d’une harmonie plus complexe et d’une beauté plus expressive. L’histoire que Boileau trace en quelques vers de notre ancienne poésie montre suffisamment à quel point il l’ignore ou la méconnaît. Les cathédrales gothiques, avec leur architecture baroque et enchevêtrée, attestent encore la maladresse de nos ancêtres et la perversion de leur goût à des yeux pour lesquels la beauté réside dans la symétrie des lignes et dans la pureté des formes. Quant aux grandes œuvres poétiques du moyen âge, le souvenir même en est complètement effacé. Personne ne se doute qu’il y eut en ces temps barbares des siècles classiques en leur genre ; nul ne soupçonne ni les chansons héroïques ou les romans d’aventures, ni l’éclatante foison des genres lyriques, ni le drame chrétien dans sa gaucherie naïve et touchante. Si le xviie siècle retrouvait les monuments du génie national, il s’en détournerait avec mépris ; il n’y verrait tantôt que rudesse choquante, tantôt que raffinements puérils, et ces exhumations malencontreuses raviveraient encore son culte pour la beauté simple, correcte, proportionnée, dont il trouve les modèles à Athènes ou à Rome. Qui songerait, d’ailleurs, à s’engager dans les ténèbres de nos origines ? La société contemporaine est trop enchantée d’elle-même pour se complaire dans l’étude d’un passé dont elle n’a pas le sens. Aussi les sujets et les héros de l’histoire domestique sont-ils définitivement interdits à notre poésie : Corneille est Latin et Racine Grec ; le nom de Childebrand suffit pour couvrir de ridicule une épopée.

Dévots adorateurs de l’antiquité, les écrivains du xviie siècle n’ont pas toujours saisi l’objet de leur culte avec une pleine intelligence. S’ils entendent bien la tradition latine, ils ne sont jamais entrés naturellement dans celle de l’art grec, plus libre et plus original. Ils n’ont de l’hellénisme qu’une vue incomplète et sans profondeur ; ils le transforment à l’image de la civilisation contemporaine ; ils y introduisent leurs goûts, leurs idées, leurs habitudes sociales, leurs préjugés personnels. Les sombres légendes qui faisaient frissonner d’épouvante le théâtre antique ont perdu chez eux leur sens mystérieux et fatal. Une fille immolée aux dieux par son père, un fils agitant dans ses mains le poignard que l’implacable destin consacre au parricide, une reine jetée par le sort de la guerre dans la couche du vainqueur tout chaud encore du sang d’un époux chéri, ce sont là, pour le xviie siècle, les héros de fables qu’inventait à plaisir l’imagination des poètes, et dans lesquelles la tragédie classique trouve des cadres plus ou moins bien appropriés à ses analyses de caractère, sans en soupçonner la réalité farouche dans sa primitive horreur.

Boileau célèbre Pindare et ne le comprend pas : quand il s’avise de composer une ode, c’est au poète grec qu’il demande ses inspirations ; mais quel rapport y a-t-il entre la conception mécanique d’un lyrisme tout conventionnel et ce magnifique ensemble de l’ode pindaresque chantée et jouée par le chœur antique, cette hymne de tout un peuple qui emprunte son éclat, son mouvement, à la célébration des héros et des dieux domestiques, à la pompe des cérémonies solennelles, à l’affluence même des spectateurs, sa vérité active et présente aux traditions et aux symboles, au milieu tout mythologique où elle se déploie, aux légendes nationales dont elle est la glorification ?

Le xviie siècle ne saisit pas mieux Homère que Pindare. Ce qu’on lui reproche, c’est justement ce que nous goûtons le plus dans son épopée, vaste et vivant tableau d’une civilisation à demi barbare chez une race supérieurement douée, unique monument d’un art qui se confond encore avec la nature. Ce qu’on admire chez lui, ce sont des intentions littéraires auxquelles il n’avait jamais songé ; on voit en ce génie tout spontané un poêle réfléchi et consciencieux qui applique avec méthode les règles propres au genre épique ; pour emprisonner l’épopée grecque dans l’étroit cadre du classicisme, on en fait une composition artificielle ; on n’en saisit pas la nature intime, on n’y sent pas cette inimitable franchise de poésie, ce charme suprême d’heureuse ingénuité et de naturelle grandeur. Des questions d’art et de style dominent tout le débat entre les anciens et les modernes, et le mérite supérieur d’Homère, aux yeux de son champion attitré, consiste à descendre dans les plus minutieux détails et à dire les plus petites choses sans compromettre jamais la noblesse de sa diction. Le panthéisme hellénique, dont l’intelligence seule peut nous initier à l’art grec, n’est pour la critique du temps que le jeu d’imaginations égayées ; elle croit que les dieux olympiques sont éclos du cerveau des poètes ; elle ne voit qu’un répertoire d’ornements et de métaphores complaisantes dans ces mythes sacrés qui furent en Grèce le fond de toute poésie parce qu’ils étaient l’âme de toute religion.

Aucune société ne pouvait être plus impropre que celle du xviie siècle à comprendre et à sentir le génie de l’antiquité primitive. Pour goûter Homère, il lui faut civiliser ce barbare, en faire un écrivain scrupuleux, montrer que le mot d’âne est en grec un terme « très noble ». Le milieu contemporain avait développé le besoin factice d’une politesse raffinée et dégoûtée qui taxait toute naïveté de gaucherie ridicule et toute originalité d’indécente bizarrerie. Le type favori de l’époque se réalise dans « l’honnête homme », et les caractères distinctifs de l’honnête homme sont une convenance parfaite, une mesure exquise, l’urbanité du ton, la réserve du langage, la sobriété du geste, toutes les qualité ? d’assortiment et de nuance que la vie sociale érige en vertus. C’est là le héros de la comédie comme de la tragédie : plus aristocratique dans Racine, plus expressif dans Molière, il incarne cet idéal de raison moyenne, de sagesse sans pédantisme, d’esprit sans prétention ; de galanterie sans amour, dans lequel triomphent les bienséances du monde avec ses délicates atténuations et ses grâces discrètes. Depuis que la monarchie absolue et l’administration régulière ont effacé les derniers vestiges d’indépendance, il n’y a plus d’autre société que celle des salons et de la cour, aristocratie fine et dédaigneuse, marquant à son empreinte toutes les manifestations de la vie intellectuelle ou morale, dont elle est l’unique et suprême école.

Le savoir-vivre fait à chacun une loi d’effacer sa personnalité. Jamais le moi n’a paru plus haïssable qu’au xviie siècle, jamais l’art n’a revêtu un caractère plus objectif. Les genres littéraires les plus florissants sont ceux dont on peut jouir en compagnie, ceux aussi dans lesquels on met le moins de soi-même. Certes Corneille et Racine laissent passer en leurs tragédies quelque chose de leur âme, l’un cette hauteur de sentiments qui lui fournit de si superbes tirades, l’autre cette tendresse délicate et passionnée que nous devinons à travers le voile de figures idéales. Mais, dans cette société classique si discrète et si retenue, le poète dérobe avec pudeur tout ce qui relève de sa personne, il répugne à se livrer en spectacle, et, si nous surprenons çà et là des larmes, il n’en révèle jamais le secret.

On est tout entier aux relations, aux devoirs, aux agréments du monde ; On n’a ni le temps ni le goût de se recueillir, de rêver, de s’isoler dans sa pensée. La vie de salon, si elle développe l’esprit d’observation et d’analyse, rend inhabile à l’énergie passionnée comme à la fantaisie inventive. Lors même qu’on serait accessible à ces profondes émotions du cœur, à ces puissants ébranlements de l’imagination, qui trouvent dans la poésie lyrique leur expression naturelle, on se garderait de faire au public d’indiscrètes confidences. Qu’importent les joies ou les souffrances d’un individu ? Le seul homme qui soit en scène, c’est le roi, non pas un individu, mais la personnification même de l’État. Une règle universelle domine l’existence : agir et parler comme tout le monde, c’est-à-dire comme l’élite rare et précieuse qui donne le ton. Se distinguer des autres est une marque d’outrecuidance ou d’incivilité. Il faut que la vertu même se plie aux conventions et s’assujettisse aux tyrannies de l’usage, sous peine d’être livrée, dans la personne d’Alceste, à la risée des honnêtes gens.

Si la vie personnelle est étouffée par le monde, la vie domestique, les intimités de la famille, les affections simples et pures du foyer, ne sauraient échapper au dédain aristocratique de la société contemporaine. Les époux usent entre eux d’un froid cérémonial. Bien plus, ils se piquent de ne pas vivre ensemble : l’amour conjugal passe pour un sentiment bourgeois, dont il faut laisser le ridicule aux petites gens. Le monde voit d’un mauvais œil ceux qui ne se livrent pas entièrement à lui : c’est lui faire tort que de réserver pour soi ou les siens une portion de sa personne ; chacun se doit à tous ; il faut, pour cette existence de parade, avoir le cœur libre de toute tendresse absorbante aussi bien que l’esprit de tout importun tracas. Les enfants sont presque des étrangers pour leurs parents : ils leur parlent à peine, n’en reçoivent que de rares et froides caresses, ont pour eux une cérémonieuse déférence où la crainte a plus de part que l’amour. Le père tient son fils à distance, le confie aux mains d’un gouverneur, se protège par une jalouse étiquette contre les démonstrations gênantes. Il semble, dans le cercle de la société noble, que les affections naturelles soient entachées de vulgarité. L’homme ne doit d’ailleurs y montrer que ce dont il peut faire jouir une réunion d’honnêtes gens, les charmes de son esprit, les grâces de sa conversation, l’élégance de son costume et de ses manières. Tout ce qui rappelle, même de loin, les trivialités rebutantes du ménage, est exclu soit de la vie, soit de l’art. On passe son amour conjugal à Andromaque parce qu’Hector n’est plus ; et si Astyanax vit encore, loin de nous le montrer, ainsi qu’Euripide, dans les bras de sa mère, Racine n’a même pas osé le faire paraître sur la scène : l’amour maternel n’est ans passion noble que si les enfants restent derrière la coulisse.

Confinée dans l’atmosphère factice des salons, la littérature du xviie siècle ne sent pas plus d’attrait pour la nature que pour la vie domestique et intime. Mme de Sévigné aime les ombrages de Livry ; mais ce qui lui plaît dans son parc, ce sont ces avenues symétriques où elle s’entretient avec quelques amis des nouvelles de la ville et de la cour. La marquise de Rambouillet assure que « les esprits doux et amateurs des belles-lettres ne trouvent jamais leur compte à la campagne ». Si Boileau connaît le chèvrefeuille, c’est celui que « dirigeait » Antoine. Bossuet n’a pas un regard pour les fleurs de son parterre, et son jardinier se désole de ne pouvoir y planter des saint-Jean-Chrysostome. Le théâtre nous présente ses personnages dans un cadre tout idéal, en dehors de la création vivante, sans autre décor que quelques colonnes, le péristyle d’un temple ou le portique d’un palais. Quand Molière fait jouer une pastorale, la scène figure « un lieu champêtre, mais agréable ». Seul La Fontaine aime les champs. Mais c’est comme un épicurien. Il ne leur demande qu’un doux repos, le sommeil au pied d’un arbre. Encore ses contemporains le tiennent-ils pour une manière d’innocent, pour « un idiot » qui fait tout naturellement société avec les bêtes, et la fable n’a pas de place dans le catalogue officiel des genres littéraires. L’idylle, du moins, sera-t-elle fidèle à son origine champêtre ? Ses personnages s’appellent Lycidas et Philis ; son décor, ce sont des bois sans doute, mais des bois dignes d’un consul ; on lui impose les bienséances les plus étrangères à la vie pastorale, et, si elle est admise dans la hiérarchie des formes poétiques, c’est comme une grande dame qu’un caprice de bal travesti déguise en bergère pour donner plus de piquant, sous ce costume rustique, à la distinction de ses manières et à l’élégance de son langage.

Les champs n’offrent aux honnêtes gens du xviie siècle que des images répugnantes. Tout y blesse les sens : ce sont des paysans lourds et gauches, des bêtes malpropres, des odeurs d’étable. Tout y choque la raison : ce sont des rochers informes, des chemins raboteux, des fouillis d’arbres qui poussent au hasard. On voudrait retrouver jusqu’en pleine campagne l’art du jardinier classique. Perrault prouve que les modernes sont supérieurs aux anciens en comparant les jardins d’Alcinoüs avec le parc de Versailles. Quel langage la nature aurait-elle d’ailleurs parlé aux contemporains de Descartes ? Elle n’est pour eux qu’une machine inerte, un système de rouages et de ressorts. Où le poète moderne écoute le mystérieux battement de la vie universelle, ils n’entendent qu’un sec et monotone tic-tac d’horloge. Ils ne livrent à la nature rien d’eux-mêmes ; elle ne les trouble ni ne les console ; elle n’a pour eux ni secret ni confidence. Le seul sens qu’ils lui prêtent, c’est celui d’un grandiose et froid symbole ; ils en font l’ensemble des causes finales concourant à la démonstration de Dieu, suprême architecte et souverain administrateur du monde.

Tel est en effet le caractère du Dieu classique. Il s’impose à la raison, mais il n’habite point le cœur. Le xviie siècle est catholique, il n’est pas religieux. La piété y a quelque chose d’officiel ; la religion y est, non une foi vivante, mais un cérémonial. Elle apparaît avec un cortège de formes pompeuses qui peuvent faire illusion : elle commande l’hommage ; elle représente avec une imposante dignité, elle est la plus auguste institution de l’État. Louis XIV ordonne qu’on lui fasse un rapport sur les gentilshommes qui causent à la messe ; il prend soin de désigner lui-même aux princesses de son sang leur directeur de conscience, et les envoie se confesser à tout le moins cinq fois l’an. C’est un zèle sincère, mais borné à des pratiques d’où toute vie religieuse peut être absente. La dévotion du roi fait autour de lui un grand nombre de dévots : La Bruyère nous apprend ce qu’ils deviendraient sous un prince athée. L’aristocratie du xviie siècle est au fond si peu chrétienne que les vrais chrétiens qu’elle renferme se croient obligés de rompre avec clic. Les protestants et les jansénistes, pour qui le christianisme est une vérité vivante, active, intérieure à l’homme, sont persécutés et traqués par l’Église officielle comme par le pouvoir séculier. La religion est livrée au jésuitisme, c’est-à-dire aux compromissions ingénieuses, aux distinctions d’une casuistique subtile, à tous les relâchements d’une morale accommodante. La société mondaine de l’époque ne conçoit Dieu que sous la forme d’une abstraction. Aussi reste-t-il complètement étranger à la poésie. On lui substitue les divinités de l’Olympe, et, par une dérision suprême, c’est au nom même de la foi chrétienne que Boileau impose la mythologie du paganisme. Il y a divorce irrévocable entre la religion et l’art. Si bien des poètes riment sur leur vieillesse les Psaumes ou l’Imitation de Jésus-Christ, la plupart ne voient là qu’une pénitence de pure forme. Aucune inspiration sincère ; leur conscience peut s’acquitter avec de plates paraphrases. Corneille a fait Polyeucte et Racine Athalie : l’on sait que « le christianisme » de Polyeucte « déplut extrêmement » aux beaux esprits contemporains, et, quant à Athalie, dont la chute fut éclatante, l’inspiration qui l’anime a sa source dans la tradition hébraïque, et le Jéhovah qu’elle célèbre est un Dieu de vengeance dont la majesté froide et jalouse opprime la foi même de ses adorateurs.

La raison abstraite règne dans tous les domaines de l’activité intellectuelle et morale. Les philosophes prouvent l’existence par la pensée, et ce qui pense dans l’homme réduit au silence ce qui sent. Le rationalisme cartésien, fidèle expression de la société contemporaine, supprime autant que possible les facultés affectives comme les réalités contingentes. Il tient en défiance tout ce qui peut troubler le jugement. Il voit dans les sens des organes d’erreur, et dans l’imagination une décevante fantasmagorie. Nulle assiette ferme que sur cette raison impersonnelle et constante, la même chez tous et partout, qui n’a ni caprices ni surprises, qui atteint directement la vérité sans intermédiaire prestigieux et suspect. Ce rationalisme domine toute la littérature du xviie siècle. Il se manifeste dans la prose oratoire par un style régulier et méthodique, par des raisonnements d’une suite insensible et d’une gradation soigneusement ménagée, par un bel ordre de propositions contiguës qui s’annoncent et se commandent les unes les autres sans qu’aucun anneau de la chaîne soit omis ou transposé. La poésie elle-même exclut les fantaisies de la verve et les hasards de l’inspiration : Boileau veut qu’un poète emprunte à la raison tout le lustre et tout le prix de ses ouvrages. Aimez la raison, plaisez par la raison seule, ces maximes reviennent constamment sous sa plume. Il voit dans le « bon sens » le but suprême, le but unique de la poésie. Ce n’est pas assez de vouloir que tout en parte : tout doit y tendre. Cette raison, que Racine félicite Corneille d’avoir le premier montrée sur la scène, que Voltaire félicitera Bourdaloue d’avoir le premier fait entendre du haut de la chaire, Perrault la porte jusque dans le conte de fées comme Boileau l’exige jusque dans la chanson.

L’homme n’est plus qu’une intelligence pure. Il nous apparaît ainsi dans toutes les œuvres du temps. Les formes extérieures sont effacées. Romanciers ou poètes tragiques ont peint, non des individus en chair et en os, mais des états moraux. Les personnages semblent n’avoir pas de corps. Si, par hasard, on nous laisse entrevoir quelque trait qui les rattache à la réalité sensible, il est si bien idéalisé par les artifices du style qu’il ne nous laisse aucune impression matérielle. On dépouille l’homme de tout ce qui est individuel pour s’en tenir aux éléments les plus généraux. Point de portraits, mais des types ; non pas un avare, mais l’avare, ou plutôt l’avarice. On bannit tout ce qui peut déterminer les personnages, soit dans le temps, soit dans l’espace. Racine observe que le bon sens et la raison sont les mêmes en tout siècle. Qu’en résulte-t-il ? C’est que ses héros pourraient, sans trop de surprise, se transporter d’une époque à une autre époque, d’un pays à un autre pays. Achille n’est pas plus un Grec que Porus n’est un Indien ; Andromaque sent et parle comme une princesse du xviie siècle ; Phèdre a les remords d’une chrétienne.

La critique littéraire, toute dogmatique, ne cherche point l’homme sous l’auteur ; elle examine l’œuvre en elle-même pour la comparer à certains principes rationnels, du haut desquels elle la juge ; elle ne se préoccupe ni de conditions ni de dépendances ; elle est une sorte de géométrie. L’histoire efface la couleur des vieux âges ; elle écarte les détails caractéristiques qui datent et localisent ; elle s’abstrait des circonstances, du milieu, du costume ; elle représente Clovis comme un prototype de Louis XIV ; elle dépouille, autant que possible, les événements et les hommes de leur caractère particulier et individuel. Les « contingences » ne sont pas dignes d’occuper de purs esprits ; ils n’ont aucune curiosité pour les faits, aucun intérêt pour les sciences qui en font leur étude. Ils sont voués uniquement aux idées ; dédaignant tout ce qui est variable et accidentel, ils cherchent à atteindre le vrai dans sa généralité constante. Ils ont l’abstraction pour méthode et l’idéalisation pour principe.

Soit dans l’ordre social, soit dans l’art et dans la poésie, le xviie siècle croit avoir tout fixé. Le catholicisme unit les esprits dans une même foi, qui se repose avec sécurité sur les dogmes établis ; il n’a pas assez d’influence pour provoquer en eux une activité personnelle et spontanée. En politique, après l’ère des guerres civiles, s’est close celle des discussions brûlantes sur les principes du gouvernement et de la société. La royauté a ses dogmes aussi bien que la religion. L’histoire de France semble s’être, de tout temps, assigné pour aboutissement final et suprême cette monarchie à laquelle travaillaient déjà Clovis, Philippe Auguste, saint Louis, et dont leur héritier, Louis XIV, a pour jamais achevé le grandiose édifice. Les aspirations confuses de la démocratie ont été jadis étouffées avec la Ligue ; la défaite de la Fronde en a fini avec les revendications prématurées de la bourgeoisie parlementaire et les velléités rétrospectives de la noblesse : la première se contente désormais du rôle qui lui revient dans les conseils politiques ou les compagnies judiciaires, et la seconde, rompant avec tout rêve d’une existence indépendante, n’a plus d’autre ambition que celle de servir le roi, soit en commandant ses armées, soit en décorant sa cour. La nation tout entière est assurée que ses véritables destinées s’accomplissent. Elle se personnifie dans le souverain et lui accorde d’autant plus qu’elle se reconnaît mieux en lui. La monarchie achève paisiblement à son profit l’unité française et attire vers elle toutes les forces vives du royaume, unanime à la glorifier. En philosophie, même confiance, même possession calme et imperturbable d’une vérité supérieure à toute atteinte. Le doute de Descartes n’est qu’un artifice de sa méthode : il pense s’être affranchi de ses croyances, mais il les conserve au plus profond de son âme en se hâtant de trouver un principe sur lequel il puisse les établir. Dans les lettres, tous les contemporains ont conscience d’une perfection définitive. Il semble que la langue ne doive plus rien perdre, n’ait désormais rien à acquérir. Les règles du goût se sont décisivement fixées : l’Art poétique de Boileau est comme une table d’airain sur laquelle le représentant attitré de la discipline classique grave pour jamais des lois immuables. L’ode simulera de tout temps ce désordre qui n’est que l’effet d’un art savant ; l’épopée « se soutiendra » toujours « par la fable » ; la tragédie produira éternellement sur la scène des personnages idéaux alternant en alexandrins symétriques leurs nobles et harmonieuses tirades. La foi est, dans tous les domaines, le caractère de l’époque. Religion, philosophie, politique, morale, art, de quelque côté que l’esprit se tourne, il n’éprouve ni trouble, ni hésitation. Il arrive du premier coup à la certitude ; il s’y installe avec une inébranlable confiance. Tous les instincts du xviie siècle le portent vers un triomphant optimisme dont sa raison lui démontre la légitimité.