Le Mouvement littéraire au XIXe siècle (Pélissier)/Partie 1/02

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CHAPITRE II

LES PRÉCURSEURS DU XIXe SIÈCLE

Le classicisme eut sous Louis XIV sa période la plus brillante et la plus féconde mais, quoique le siècle suivant nous présente dès le début certains indices d’une rénovation plus ou moins prochaine, sa doctrine littéraire demeure celle qu’ont fait prévaloir les grands génies de l’âge antérieur. Certes, l’état moral de notre société a subi de sensibles modifications ; autant le xviie siècle est une époque de confiance et de quiétude, autant le xviiie témoigne de trouble, d’impatience, d’humeur agressive et batailleuse. Pourtant, quoiqu’il n’y ait plus entre l’esprit général du temps et les formes sociales l’accord intime qui est un des traits caractéristiques de l’âge précédent, ces formes n’en restent pas moins intactes, et souvent même c’est l’excès tyrannique de leur développement qui provoque contre elles une réaction. Les gens de lettres, auxquels on donne le nom significatif de philosophes, ne font que combattre des abus. Quant aux bases de la société monarchique, elles demeurent à l’abri de toute attaque. Les mœurs elles-mêmes ne se sont altérées que par un raffinement naturel. De toutes les institutions sur lesquelles le xviie siècle se reposait avec tant de sécurité, ce sont d’ailleurs celles de l’art et des lettres qui paraissent le plus solidement assises ; ni la raillerie irrévérencieuse, ni le pénétrant scepticisme des écrivains n’osent s’y attaquer : dire du mal de Nicolas porte malheur. Les œuvres purement littéraires de l’époque accusent toutes l’empreinte de ces dogmes classiques que tant de monuments ont consacrés. Voltaire prolonge le siècle de Louis XIV jusqu’à son temps, et trouve moyen d’y faire entrer Mérope : Mérope, en effet, se rattache manifestement à la même école qu’Andromaque, comme le lyrisme artificiel des Rousseau et des Pompignan a sa théorie dans l’Art poétique de Boileau.

C’est seulement vers la fin du siècle qu’apparaissent les précurseurs auxquels on peut faire remonter le mouvement d’où notre littérature contemporaine est sortie.

Trois surtout semblent mériter ce nom. Le premier fait entendre à son temps la voix de la nature, oppose les intuitions du sentiment aux froides analyses, découvre dans le cœur et l’imagination des sources nouvelles de poésie. Le second, par la tournure scientifique de son esprit, par ses prédilections pour la méthode expérimentale, par son goût de la réalité matérielle, peut être considéré comme le chef de cette école qui, alliée d’abord avec le romantisme contre les conventions scolastiques, finira par lui rompre bruyamment en visière pour substituer, dans la deuxième moitié de notre siècle, les documents aux fictions, les « sujets » aux héros, les procédés exacts de la science aux rêves et aux caprices de l’imagination. Le troisième, simple poète, mais poète fervent et exquis, s’il se rattache au xviiie siècle par toutes ses idées, annonce aussi de loin l’avènement d’un art nouveau, soit par son adoration de la beauté plastique et son pieux souci de la forme, soit même par des accents élégiaques ou lyriques qui, trente ans plus tard, lorsque ses vers seront enfin publiés, le feront reconnaître et revendiquer comme un jeune ancêtre par le romantisme naissant. Autour de ces trois écrivains peuvent se grouper tous les symptômes de la rénovation qui se prépare : nous réunirons ici Jean-Jacques Rousseau, Diderot, André Chénier, comme ayant été, à des titres bien divers, les premiers initiateurs du xixe siècle.

Tout, dans la vie de Jean-Jacques, ainsi que dans ses œuvres, nous le montre en antagonisme inconscient ou systématique avec les idées, les mœurs, les institutions de son temps. Genevois, fils d’un artisan, nourri dans le culte des vertus républicaines que s’accordent à lui enseigner et l’histoire même de sa patrie et les leçons de Plutarque, son premier maître, c’est avant tout un démocrate en cette société tout aristocratique à laquelle il doit se révéler par un virulent anathème contre la culture brillante et factice dont elle se glorifie. Homme nouveau, il ne sait ni parler ni se tenir ; il ignore les convenances du monde, il se vante d’en mépriser les conventions. Il a tous les défauts d’une éducation vulgaire, la manie de se singulariser, la fureur de se mettre toujours en avant, le mauvais goût de crier au milieu de gens qui s’entendent à demi-mot. Son verbe est âpre, son geste provocateur. Il s’exclame, il apostrophe. Il est à la fois timide et brutal, honteux et cynique. Son éloquence aura toujours des crudités, sa langue des provincialismes vulgaires. Il fera tache dans la société contemporaine par sa farouche misanthropie et aussi par je ne sais quelle cordialité expansive où l’homme du peuple se reconnaît. Aux manèges élégants de la galanterie mondaine, il opposera l’amour avec les sensualités grossières de l’instinct comme avec les transports d’une passion exaltée et mystique. Il préconisera l’état sauvage dans un milieu que parent toutes les délicatesses de la vie sociale. Parmi des gens dont la seule morale a pour règle un honneur conventionnel, il fera sonner les mots plébéiens de vertu, de conscience et de devoir. Enfin, dans un monde où la vie purement extérieure et l’exercice abusif de l’esprit critique ont tari toute sève de sentiment, il prêchera une philosophie dont la première maxime est de rentrer en soi-même pour écouter cette voix de l’âme que les bruits du dehors semblent avoir étouffée.

Rentrer en soi-même, ce fut la première parole que Rousseau adressa au siècle, et cette parole résume son œuvre. Il ne fit guère jamais qu’écouter en lui son propre cœur ; il se mit tout entier dans ses écrits ; il inaugura l’avènement de ce moi, qui devait régner sans partage pendant la période romantique, en rompant soit avec la philosophie rationaliste, que son siècle avait de plus en plus desséchée en la raffinant, soit avec les bienséances d’une politesse superficielle, impuissante à masquer l’épuisement de l’activité morale. Ceux de ses ouvrages qui ont exercé le plus d’influence sur notre littérature sont justement ceux qui le peignent : il commence par le roman de Julie et de Saint-Preux, qu’il avait rêvé pour lui-même avant de l’écrire, il termine par les Confessions, qui ont pour objet de faire connaître ce qu’il appelle « son intérieur », c’est-à-dire tout ce qu’il y a en lui de plus personnel et de plus secret. Ce n’est pas seulement l’histoire de sa vie qu’il raconte, c’est « l’histoire de son âme ». Il a le moi pour unique domaine. Rousseau a échauffé le siècle de ses ardeurs, il l’a enchanté de ses rêves, il l’a troublé de sa folie. Sa propre personnalité l’absorbe : il n’est jamais sorti de lui-même que pour se retrouver hors de lui. Tandis que les philosophes contemporains font appel à la raison, il s’adresse à la sensibilité. Il enflamme jusqu’à la logique. D’autres éclairent le monde avec la lumière des idées : Rousseau l’embrase avec le feu des passions.

Si le sort commun de l’humanité est de sentir avant de penser, il l’éprouva plus qu’un autre. « Je n’avais, dit-il, aucune idée des choses que tous les sentiments m’étaient déjà connus. » Penser fut toujours pour lui, nous l’en croyons volontiers, une occupation pénible et sans charme. C’est parle sentiment qu’il vivait ; c’est aussi par le sentiment qu’il a accompli toute son œuvre et renouvelé l’âme de sa génération. La raison, en analysant l’homme, l’avait comme stérilisé. Elle tenait la sensibilité en défiance et ne voyait dans l’imagination qu’une vierge folle dont les charmes mêmes étaient suspects. Rousseau protesta contre les abus de l’analyse et opposa la philosophie du cœur à celle de la raison. À ses yeux, c’est la raison qui est sans principes et l’entendement sans règles : l'entendement et la raison ne donnent à l’homme d’autre supériorité sur les animaux que le triste privilège de s’égarer d’erreur en erreur. Toute notre force et toute notre certitude viennent de cette conscience morale dont les actes sont des sentiments, non des jugements, et qui ne trompe jamais celui qui la prend pour guide. C’est en elle que Jean-Jacques retrouve la vertu, sur elle qu’il fonde le libre arbitre et le droit naturel. Tandis que Descartes avait fait de l’évidence une clarté tout intellectuelle, Jean-Jacques transporte cette lumière de l’intelligence dans la sensibilité. L’adhésion de l’esprit lui paraît froide ; il lui faut l’attachement du cœur. La vérité ne doit pas être conçue, mais sentie.

Dans sa conduite, c’est la sensibilité qui est sa seule règle. Dans ses œuvres, elle lui inspire toutes les pages ardentes qui passionnèrent son siècle. C’est par elle qu’il le fait « remonter à l'amour ». C’est par elle aussi qu’il découvre la poésie de la nature, cette poésie qui vit, non de descriptions ou d’allégories artificielles, mais d’impressions directes et d’émotions spontanées. C’est par elle enfin qu’il relève le spiritualisme chrétien, non dans un traité scolastique, mais dans une profession de foi, en opposant à la froide et sèche ironie de l’incrédulité, non point l’appareil des arguments, mais le témoignage sensible du cœur, en adorant le Dieu que chicanait l’analyse des philosophes.

Cette prédominance de la sensibilité explique toutes ses faiblesses. De là, le manque de suite et d’équilibre ; de là, les bizarreries d’une existence décousue et hasardeuse qui ne parvint jamais à se fixer. Rien, chez lui, de moyen ni de consistant ; nulle teneur, nulle assiette stable ; il oscille d’un extrême à l’autre sans s’arrêter dans l’entre-deux ; son âme en branle « ne fait que passer par la ligne du repos ». L’éducation avait encore avivé son irritabilité naturelle Dès six ans, il se repaît de lectures romanesques, et prend sur l’existence humaine des notions bizarres dont l’expérience et la réflexion ne pourront jamais le guérir. Il a toujours vécu dans un monde imaginaire, dont les fantômes ne cessent de l’obséder. Malheureux, il exaspérait ses souffrances ; heureux, il « s’ennuyait du bien-être ». Le génie de Rousseau trahit un fond de maladie. Rousseau, nous dit Hume, « ressemble à un homme qui serait nu, non seulement nu de ses vêtements, mais nu et dépouillé de sa peau, et qui, mis ainsi à vif, aurait à lutter avec l’intempérie des éléments qui troublent sans cesse ce bas monde ». Toujours inquiet, toujours mécontent de tout et de lui-même, tourmenté de désirs sans objets, en proie à une inaction qui le dévore, la sensibilité et l’imagination ont dissous en lui le caractère. Son incurable passivité le fait le jouet d’impressions contre lesquelles il est impuissant à réagir. Il désire et ne sait pas vouloir ; il rêve et n’a pas la force d’entreprendre. Dans cette nature ardente et faible, aussi prompte au découragement qu’à l’enthousiasme, nourrie de chimères et impropre aux réalités de la vie, nous reconnaissons déjà ce mal que les romantiques appelleront le mal du siècle, et dont Saint-Preux fut la première incarnation poétique comme Rousseau en avait été la première victime.

Source de ses égarements et de ses misères, cette faculté de sentir fit aussi la puissance communicative de son génie. Il lui doit l’éloquence enchanteresse et contagieuse qui, dans une société blasée, évoqua tout à coup comme par magie les puissances latentes de la passion. Au xviie siècle, l’amour avait été un élégant commerce d’esprit, un thème de conversations délicates, une cour cérémonieuse où le cœur et les sens n’avaient que peu de part. Le xviiie siècle en avait fait soit un froid libertinage, soit une galanterie subtile : d’une part les gravelures de Grébillon fils, de l’autre les mièvreries de Marivaux. Jean-Jacques retrempa et régénéra l’amour, qui se mourait d’inanition. Il y introduisit à la fois et la sensualité naturelle au lieu d’une dépravation raffinée, et l’exaltation morale au lieu des préciosités du sentiment. Il lui rendit sa gravité passionnée, sa ferveur d’enthousiasme, sa dévotion ardente, et, s’il donnait à son héroïne le nom de nouvelle Héloïse, c’est que, pour retrouver le véritable amour, celui dont sa Julie et lui-même se sentaient enivrés, il lui fallait remonter dans le lointain des siècles jusqu’à l’Héloïse d’Abailard. Julie dit en une lettre fameuse que Saint-Preux lui a donné sous la tonnelle un âcre baiser : cet âcre baiser, qui fut pour Voltaire un inépuisable thème de moqueries, marquait, dans les choses du cœur, toute une révolution, et les ironies les plus fines des « philosophes », les plus précieux, dégoûts des beaux esprits, ne purent prévaloir contre la force irrésistible de la passion, qui vivifia par ses orages l’atmosphère factice de la vie contemporaine. Saint-Preux se faisant aimer de son élève, c’est le plébéien Jean-Jacques appelant à l’amour tout ce cortège de grandes dames dont il traîna les cœurs après lui.

Cet amour ne saurait avoir pour cadre, comme le vain badinage de la galanterie, ni les élégants boudoirs des hôtels, ni même les ombrages taillés des parcs. Il lui faut un site magnifique et grandiose avec lequel s’harmonisent d’eux-mêmes les sentiments des héros. C’est à Clarens que Julie et Saint-Preux s’aiment, dans un pays de torrents et de sapins, au pied des montagnes dont les fraîches brises retrempent les sens et le cœur. En même temps que la poésie de la passion, Jean-Jacques révélait à son siècle la poésie de la nature. La nature, dit-il, « était morte aux yeux des hommes ». Tandis que les poètes descriptifs du temps en faisaient une élégante et sèche anatomie, il lui rendit une âme en lui prêtant la sienne. Il l’associa à ses joies et à ses peines, à ses espérances et à ses regrets. Elle fut pour lui une confidente et souvent une consolatrice ; il fut pour elle l’interprète de ses mystères et le chantre de ses harmonies. Rousseau s’enivre des grandes scènes alpestres. Mais un site riant suffit pour l’émouvoir, une fleur champêtre pour l’attendrir. Il aime la nature dans ses familiarités intimes comme dans ses pompeuses magnificences et dans ses horreurs sauvages ; elle n’a pas de voix si humble qui ne parle à son cœur. Dès les premières années de son enfance songeuse et impressionnable, il en avait senti le captivant attrait : à Bossey, « il ne pouvait se lasser d’en jouir » ; il criait de joie en découvrant le germe des graines que ses propres mains avaient semées. À Annecy. logé dans une chambre d’où s’aperçoit un coin de paysage, il est tout heureux d’avoir du vert devant ses fenêtres et fait de ce charmant aspect un nouveau bienfait de sa chère patronne. Toute sa vie il fut plus sensible aux charmes de la campagne qu’aux brillants spectacles d’un monde artificiel pour lequel il ne se sentait pas né. Un des plus doux souvenirs de sa jeunesse est d’avoir passé la nuit sur le bord de la Saône, dans l’enfoncement d’une terrasse, avec les cimes des arbres comme ciel de lit et le chant d’un rossignol pour bercer son sommeil.

C’est au milieu des rochers et des bois qu’il « écrit dans son cerveau ». À l’Ermitage, il fait de la forêt son cabinet de travail. Mais il n’est jamais plus heureux que s’il peut échapper à la peine de penser. Rien ne le charme autant que cette volupté de la rêverie, à laquelle l’inclinent doucement la solitude, le calme, les mille bruits eux-mêmes de la nature. Il adore ce qu’il appelle ses égarements, cette vie confuse qui lui fait perdre à moitié la conscience de lui-même comme si son être se dissolvait dans les objets environnants. Tantôt, assis au bord d’un lac, le bruit des vagues et l’agitation des eaux, fixant ses sens et chassant de son âme toute autre agitation, le plongent peu à peu dans des délices au sein desquelles la nuit le surprend sans qu’il s’en soit aperçu ; tantôt, étendu tout de son long dans une barque, les yeux tournés vers le ciel, il laisse dériver ses songes au gré de leur caprice comme sa barque au fil de l’eau. Rousseau apprit à ses contemporains le secret de cette rêverie que n’avait pas connue la saine raison du xviie siècle et dans laquelle la froide lucidité des philosophes et des algébristes contemporains ne voyait que d’incohérentes divagations. Elle entre avec lui dans noire littérature, elle s’inocule au génie français, elle ouvre à la poésie ces régions crépusculaires de lame, ce monde de mouvements obscurs, de sentiments confus et voilés, dont le romantisme chantera les tristesses vagues, les enivrantes douceurs et les tendresses ineffables.

L’amour de la nature et le penchant à la rêverie s’allient chez Rousseau avec le goût de la réalité, de la vie familière, du bonheur intime et domestique. Il se plaît à tout ce qui concerne les champs, aux soins de la ferme, au colombier, où il passe souvent plusieurs heures de suite « sans s’ennuyer un moment », aux ruches, dont il apprivoise après quelques piqûres les petites habitantes. Il s’intéresse non seulement aux fleurs du jardin, mais aux légumes du potager. On le trouve parfois juché au haut d’un arbre, ceint d’un sac qu’il remplit de fruits et dévale ensuite à terre avec une corde. Dans sa jeunesse, il voyage à pied : il ne connaît pas de plus grand plaisir que d’aller devant lui, sans être pressé, par un beau temps, dans un beau pays. Devenu vieux, il fait de sa vie pendant dix ans une herborisation perpétuelle. Dans ses Confessions, il note avec une sensualité attendrie les frugals repas de laitage et de « grisses » qui le rendaient jadis le plus heureux des gourmands. Mêlé au commerce du beau monde, il ne peut, en traversant un hameau, humer l’odeur d’une bonne omelette au cerfeuil sans donner au diable et le rouge et les falbalas et l’ambre. Tous les travaux auxquels il s’assujettit, tous les projets d’ambition qui par accès animèrent son zèle, n’avaient d’autre but que d’atteindre un jour à ces bienheureux loisirs dont le cadre devait être un petit domaine rustique, asile du bonheur simple, modeste et recueilli après lequel il soupire. « L’habitude la plus douce qui puisse exister, dit-il, est celle de la vie domestique.  » Ce père qui avait mis ses enfants à l’hospice, ce mari d’une inepte servante d’auberge qui fut d’abord sa maîtresse, avait au fond le sentiment le plus cordial des douces vertus et des pures affections qui fleurissent sous le toit paternel autour du foyer conjugal. Il enseigna aux pères leurs devoirs et fit pour eux des programmes d’éducation. Il vivifia chez les mères le sentiment de la maternité, c’est à son appel qu’elles se firent nourrices comme les pères se faisaient précepteurs. Ce qu’il regrette dans sa vieillesse. c’est cette vie tranquille et douce qu’il pouvait humblement passer au sein de sa cité, de sa famille et de ses amis. Le plus obscur état eût suffi à son ambition ; il l’aurait aimé, il l’aurait honoré peut-être, et, après avoir vécu en bon chrétien, en bon père, en bon ouvrier, en bon homme dans toute chose, il serait mort paisiblement entre les bras des siens.

En dépit de ses faiblesses, de ses fautes, de ses souillures même, Rousseau fut, au xviiie siècle, l’interprète éloquent, convaincu, enthousiaste, du sentiment moral et du sentiment religieux. Au milieu de cette société usée par le plaisir, desséchée par une critique abusive, pervertie par un catholicisme artificiel et mondain, sa voix grave et passionnée prêcha le respect et le culte de toutes les vertus que le siècle livrait à la dérision. De lui date la renaissance spiritualiste. Les philosophes qui donnaient le ton se targuaient d’être athées. Rousseau ne craignit pas de s’exposer à leurs sarcasmes. Un jour, chez Mlle Quinault, indigné des négations hautaines qu’il venait d’entendre : « Moi, messieurs, dit-il, je crois en Dieu, et je sors si vous dites un mot de plus. » Sans doute. Voltaire professait le déisme, mais un déisme purement intellectuel. Il s’associait d’ailleurs aux athées pour bafouer ce qu’il y a de plus pur et de plus profondément humain dans le christianisme. Rousseau met tout son cœur dans la Profession de foi du vicaire savoyard ; non seulement il ressaisit par le sentiment et réchauffe de son éloquence ardente les grandes vérités de la religion naturelle, mais encore, loin de railler le Christ et l’Évangile, il leur rend à tous deux un éclatant hommage qui met l’un au-dessus de tous les hommes comme l’autre au-dessus de tous les livres. S’il n’accepte pas la révélation, ses sympathies naturelles l’inclinent vers le christianisme, même lorsqu’il rompt ouvertement avec les dogmes chrétiens. À travers les vaines formules et les grossières superfétations, il reconnaît « cette religion pure, sainte, éternelle comme son auteur, que les hommes ont souillée en feignant de vouloir la purifier ». Il n’y a pas si loin de son christianisme sentimental à celui sur lequel Chateaubriand devait, quarante ans plus tard, fonder le romantisme.

À Jean-Jacques Rousseau il nous faut rattacher Bernardin de Saint-Pierre, comme celui de ses disciples par lequel s’est le mieux transmise l’influence littéraire et poétique que l’auteur de la Nouvelle Héloïse, des Rêveries et des Confessions devait exercer sur notre siècle, au moins dans ce qu’elle eut de plus délicat et de plus insinuant. Bernardin fut un Rousseau d’imagination tendre. Ce que nous admirons surtout chez Jean-Jacques, c’est la largeur, la plénitude, l’éclat, non pas monotone sans doute, mais uni et soutenu ; son style sûr et ferme manque de nuances et de reflets. Bernardin a la trempe moins forte mais plus souple ; il détaille avec plus de curiosité ; il ne recule pas devant les expressions les plus familières, les termes techniques ou d’un rare usage qui peuvent rendre exactement la teinte qu’il cherche et l’impression qu’il veut produire. Le premier parmi nos peintres de paysage, il a voyagé hors d’Europe. Notre littérature s’enrichit peu à peu en faisant de nouvelles découvertes : après les Alpes, voici les mornes de l’Île de France, en attendant les savanes et les forêts vierges de l’Amérique. Bernardin assied ses amants, non plus au bord des ruisseaux, dans les prairies et sous le feuillage des hêtres, mais à l’ombre des cocotiers, des bananiers et des citronniers en fleur, au pied des falaises, sur le rivage de l’océan. Son originalité, d’ailleurs, est moins encore dans le sujet de ses tableaux que dans sa manière de peindre. S’il pèche par monotonie, par faiblesse, par une sensibilité trop prompte aux effusions et qui dégénère souvent en sensiblerie, par un optimisme exubérant et indiscret qui ne va pas toujours sans fadeur, il porte dans ses descriptions de la nature une grâce caressante, une douceur d’émotion, une suavité d’harmonie, une tendresse de style qui en sont la marque propre, et c’est par là qu’il doit avoir, comme paysagiste, une place à part entre Jean-Jacques et Chateaubriand.

Si Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre annoncent déjà ce spiritualisme chrétien dont le dernier vécut assez longtemps pour voir l’éclatante renaissance à l’appel d’un génie plus puissant et plus hardi que le sien, Diderot peut passer pour le chef de l’école naturaliste, et le trait qui caractérise le mieux cet esprit fumeux, inquiet, débordant d’une activité incohérente et brouillonne, réunissant en lui tous les contrastes et toutes les contradictions, c’est peut-être le sens de la réalité, du monde visible et tangible, de la nature extérieure dans l’effervescence de ses phénomènes sans fin et dans la fermentation de sa vie multiple et effrénée. Notre siècle, si l’on se contente d’une vue d’ensemble, se divise en deux parties qui sont d’étendue à peu près égale. La première a pour initiateur Rousseau, auquel on peut rattacher le romantisme presque tout entier, Mme de Staël et Chateaubriand, Lamartine, George Sand, les héros du roman et ceux du théâtre, l’idéalisme plaintif, l’exaltation morale, le mal de la rêverie. Parmi les écrivains de l’âge précédent, c’est en Diderot que la seconde a reconnu son précurseur ; oublié ou méprisé depuis un demi-siècle, il fut reconnu comme leur plus lointain chef de file par les générations qui, il y a quarante ou cinquante ans, inaugurèrent contre le romantisme une inévitable réaction. De lui procédaient déjà, par une filiation plus ou moins directe, les Stendhal et les Balzac de la première période ; de lui dérivent encore, dans la seconde, tous ceux qui ont dirigé le mouvement universel de notre littérature contemporaine vers l’observation exacte et la sincère « notation » des réalités « ambiantes. »

Diderot est un esprit scientifique, particulièrement tourné vers les sciences expérimentales. Mathématicien, mais surtout naturaliste, son maître est, non pas le géomètre Descartes, mais le physicien Bacon, auquel il a rendu plus d’une fois d’éclatants hommages. Sa philosophie s’accorde sur bien des points avec celle que voit triompher la seconde moitié de notre siècle. En morale, ce prédicateur enthousiaste ne voit dans le vice et la vertu que les produits d’une activité irresponsable et fatale. En métaphysique, il est un simple négateur ; mais chez l’athée et le matérialiste il y a, par une contradiction que l’esprit de notre temps a parfois reproduite, un coin de mysticisme plus ou moins inconscient. Enfin, dans la critique, qu’il s’agisse d’art ou de lettres, ce qui domine en lui, c’est encore le goût du réel, le sens de la vie dans toutes ses formes, par suite l’absence de tout système étroit et exclusif, la libéralité de l’esprit, une tolérance accueillante, une vivacité de sympathie qui, sans s’offusquer des défauts, va tout droit aux beautés.

Nous retrouvons les mêmes idées dans la réforme théâtrale que Diderot entreprit : elle lui fut suggérée par sa prédilection pour la vérité réelle et vivante, à laquelle les conventions de notre scène lui semblaient répugner. Dès le début de sa carrière, il fait, dans un roman, le procès de la tragédie classique, qu’il accuse d’altérer et de fausser la nature. Bien des années après, il ajoute à cette critique, déjà complète et approfondie, soit ses vues particulières sur l’art du théâtre, soit des pièces qu’il a composées d’après sa nouvelle formule. Ces pièces sont depuis longtemps oubliées. Diderot avait « l’inverse du talent dramatique » ; il transformait tous ses personnages en lui-même. À ce défaut capital joignons les effusions d’une sensibilité déclamatoire, les vertueuses tirades, la fureur de moraliser à tort et à travers, toute cette rhétorique larmoyante qui appartient à la personne même de l’auteur et non pas à ses théories. Sedaine prouvera que le drame bourgeois peut être naturel sans platitude, émouvant sans niaiserie sentimentale, moral sans pédantisme. Des drames de Diderot distinguons son esthétique théâtrale, et cherchons en quoi consiste ce retour à la vérité et à la nature dont il donna le signal.

La comédie et la tragédie sont deux termes extrêmes. Dans notre existence, ni la douleur ni la joie ne tiennent la place que nos poètes dramatiques leur donnent sur le théâtre ; ce sont des accidents passagers, non des états durables. Entre les deux genres, dont l’un se propose de nous faire pleurer et l’autre de nous faire rire, il faut créer un genre intermédiaire. La tragi-comédie a vainement essayé de concilier le rire avec les pleurs : elle ne saurait avoir d’unité. Au lieu de nous faire tour à tour rire et pleurer en confondant deux genres séparés par une barrière naturelle, le drame nouveau ne nous fera ni pleurer ni rire, et, sous le nom de comédie sérieuse, il présentera le tableau fidèle de noire existence en se tenant à égale distance des deux extrêmes.

Cette vue n’empêche pas Diderot d’inventer, après la comédie sérieuse, ce qu’il appelle la tragédie bourgeoise. Si le rire a peu de place dans son théâtre, les larmes s’y donnent pleine carrière. Il y a contradiction flagrante entre sa théorie de la comédie sérieuse et cette tragédie bourgeoise qui, comme la haute tragédie, aura pour sujets les infortunes et les catastrophes de la vie humaine. Remarquons du moins que la conception des deux genres s’inspire de la même idée générale : nécessité d’accorder le théâtre avec la nature. L’un et l’autre visent également à la vérité moyenne, le premier dans les passions, le second dans les événements et les personnages. La tragédie classique avait toujours mis en scène des princes que non seulement leur condition, mais encore leur temps et leur pays nous rendaient absolument étrangers, et ces personnages tout exceptionnels, elle les engageait dans des périls tout extraordinaires. Diderot veut que la tragédie bourgeoise s’en tienne à la vie réelle et contemporaine, qu’elle tire ses sujets du milieu actuel, qu’elle prenne pour héros de simples particuliers dont les infortunes feront d’autant plus d’impression sur les spectateurs qu’ils se reconnaîtront en eux.

On a reproché à Diderot, et non sans raison, d’affadir le théâtre par une peinture monotone de la vertu. Ses pièces dégénèrent aisément en berquinades : on voudrait des personnages moins sujets, en toutes les situations où la fortune les jette, à ces grands et beaux sentiments dont surabondent les Clairville ou les Dorval. Mais toute l’esthétique de Diderot se subordonne à des préoccupations morales qui lui font considérer la scène comme une école. Et, d’ailleurs, cette idée est profondément implantée en lui, que les hommes naissent bons et que la vertu leur est naturelle. Optimiste intrépide et passionné, l’œil toujours étincelant d’enthousiasme ou humide d’émotion, il ne voit même pas le mal autour de lui : comment l’aurait-il représenté sur le théâtre ? Les personnages qu’il met dans ses pièces sont les mêmes qu’il a connus dans le monde ; dans ses pièces comme dans le monde, il leur a prêté à tous, sans s’en être aperçu, ses propres qualités, et celles qu’il a et celles qu’il croit ou qu’il veut avoir. En donnant une place si prépondérante à ce qu’il appelle « l’honnête », Diderot ne s’écarte donc pas des conditions de la réalité, telle du moins qu’il la conçoit. Si la nature humaine est bonne, on en présenterait une fausse image en peignant le vice, qui est l’exception, au lieu de la vertu, qui est la règle.

Cette vie réelle que la comédie sérieuse et la tragédie bourgeoise portent sur la scène, il faut la rendre, non par l’étude des caractères, qui sont d’ailleurs épuisés, mais par celle des conditions, que n’a pas encore abordée le théâtre. Dans les pièces de caractère, on force toujours le personnage dominant, on lui sacrifie tout ce qui l’environne. On le tourne, on l’exerce, on le fatigue en tout sens, comme un cheval au manège : nous voyons la bête sauter et caracoler, mais nous ne savons rien de son allure naturelle. On nous présente au théâtre, non de vrais individus, mais des types idéaux, dans lesquels nous ne saurions nous retrouver. Qu’on substitue les divers « états » aux caractères : les personnages ne seront plus tentés de tourner à l’abstraction ; ils auront toujours pied dans la réalité du milieu commun, à laquelle les exigences mêmes de leur condition ne peuvent manquer de les ramener.

Justes ou fausses, les réformes que Diderot préconise ou qu’il pratique lui-même ont toutes pour objet de représenter la vie avec plus d’exactitude. À ces coups de théâtre, si souvent invraisemblables, qui changent brusquement l’état des acteurs, il préfère des tableaux, c’est-à-dire une disposition si naturelle et si vraie que, rendue fidèlement par un peintre, elle nous plairait sur la toile. Il demande une scène spacieuse, qui permette aux personnages plus de liberté dans leurs mouvements et aux faits une complexité ou même une dispersion plus conforme à la nature. Il se plaint des « bienséances cruelles qui rendent les ouvrages décents et petits ». Il répudie les convention de notre théâtre, ici les confidents et les tirades, là les valets et les bons mots. Il veut que certains endroits soient presque entièrement abandonnés aux acteurs : un homme animé de quelque grande passion doit s’exprimer, non par des discours réguliers et suivis, mais par des cris, des mots inarticulés, des voix rompues ; le silence lui-même, avec une pantomime expressive, est à la fois plus naturel et plus émouvant que les plus éloquentes tirades. Point de vers ; la prose seule s’accorde avec le caractère du drame qu’a voulu créer Diderot. Une scène réelle, des habits vrais, une action simple, des personnages moyens, des événements tirés de la vie ordinaire, des dangers dont le spectateur ait tremblé pour lui-même, voilà la tragédie bourgeoise telle qu’il la conçoit.

Nous retrouvons les mêmes préoccupations de la réalité scénique dans un écrivain dont il faut associer le nom à celui de Diderot, Sébastien Mercier, auteur d’un Essai sur l’art dramatique, où il reprend les idées de son devancier pour les accentuer avec plus de force et les compléter par ses propres vues. Le principe d’où part Mercier, c’est que, si « le théâtre est un mensonge, on doit le rapprocher de la plus grande vérité possible ». Ni l’un ni l’autre de nos deux genres classiques ne trouvent grâce devant lui. Les poètes comiques altèrent le cours ordinaire des choses, chargent leurs personnages, excluent les caractères mixtes, dédaignent les couleurs fondues, sacrifient enfin la nature aux plus grossiers effets de rire. Quant à la tragédie, elle n’est « qu’un fantôme revêtu de pourpre et d’or ». Restreinte aux sujets antiques qui n’ont nul intérêt pour le véritable public, elle les gâte d’ailleurs en y introduisant toutes les convenances modernes. Pyrrhus est peint comme un soupirant, Monime paraît avec des gants et un panier, Hippolyte se fait poudrer à blanc. Le héros tragique en lui-même n’a aucune vérité, il est « semblable à un mannequin dont tous les mouvements attestent par leur roideur les ressorts inanimés qui le font jouer ». L’action étouffe dans son espace de trente pieds carrés et dans sa durée de vingt-quatre heures : les unités la réduisent à une crise extrême et forcée qui ne permet ni aux faits ni aux personnages de prendre leur développement naturel. L’art dramatique est encore dans son enfance ; pour lui donner l’intérêt et la vérité qui lui manquent, il faut renoncer aux deux genres classiques, aux grossières caricatures de l’un comme aux froides idéalisations de l’autre, et les remplacer tous les deux par un genre nouveau qui représentera la vie humaine sous ses formes diverses avec toute son ampleur et toute sa variété. Ne voyons-nous pas « que le rire et le pleurer, ces deux émotions de l’âme, ont au fond la même origine, qu’elles touchent l’une à l’autre, qu’elles se fondent ensemble » ? Cessons de dire : Je veux faire rire dans cette pièce et faire pleurer dans cette autre. Soyons des peintres exacts et animés sans nous soucier des catégories d’une poétique artificielle. Mieux vaudraient les causes célèbres de Gayot découpées en scènes dans toute la grossièreté de leur style que les pompeuses infortunes, les sentiments ampoulés, le langage conventionnel des trois quarts de nos tragédies.

Le nouveau drame n’ira pas chercher dans l’antiquité des faits et des héros pour les dénaturer à plaisir. Il représentera sur la scène des personnages contemporains dans le milieu de la vie ordinaire, parfois des princes, plus souvent de simples bourgeois : les plus glorieux monarques de Perse ou d’Assyrie nous intéressent moins que les plus humbles gens de métier. Il aura tout le pathétique de la tragédie par ses scènes émouvantes et tout le charme naïf de la comédie par ses peintures de mœurs. Au lieu de s’assujettir à deux ou trois cents beaux esprits qui décorent leurs préjugés du nom de bon goût, il se fera réellement populaire aussi bien que national ; il sera pour nous ce que la tragédie grecque était pour les anciens, ce que les mystères furent pour notre moyen âge ; il s’adressera non plus à je ne sais quelles « chambrées », mais au grand public, qui est la France tout entière. Il rompra sans scrupule avec les bienséances factices comme avec les règles arbitraires : débarrassé des unes, il représentera la vie avec sincérité sans se croire obligé d’en raboter toutes les saillies ; affranchi des autres, il élargira son cadre dans le temps et dans l’espace pour y faire entrer, au lieu de raccourcis artificiels, un large et vrai tableau de la vérité humaine.

Entre les idées de Diderot et celles de Mercier il y a, on le voit, une parenté étroite. Diderot, sensible à ce qu’offrent d’exquis l’art et le goût classique, fait le procès aux conventions de notre théâtre avec plus de mesure qu’un barbare comme Mercier, mais il ne tient pas moins la tragédie et la comédie pour des genres qui ne répondent plus aux conditions de la société contemporaine, et, s’il admire les pièces de Racine, c’est au même titre que celles de Sophocle et d’Euripide, en y voyant les chefs-d’œuvre d’un système dramatique qui a fait son temps. Chacun d’eux propose sa formule nouvelle. Celle de Diderot s’applique plus particulièrement à la tragédie bourgeoise, dont Sedaine allait donner le chef-d’œuvre. Celle de Mercier embrasse un champ plus vaste ; on y trouve en germe, si l’on veut, le drame romantique, tout au moins celui d’Alexandre Dumas, mais elle s’adapte bien mieux soit au mélodrame populaire, dans lequel il s’essaya lui-même, soit à notre comédie contemporaine, dont Beaumarchais, son disciple comme celui de Diderot, devait bientôt porter sur la scène le premier modèle.

Pendant que Diderot et Mercier tentaient une réforme du théâtre, que Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre ouvraient des sources inépuisables d’inspiration, la poésie s’amenuisait, s’affadissait de plus en plus, avec les sèches descriptions de Saint-Lambert ou les pastorales insipides de Florian. Ce fut André Chénier qui la régénéra. Publiés près de trente ans après sa mort, quand la littérature de notre siècle s’était déjà frayé de nouvelles voies, ses vers n’en furent pas moins accueillis par les chefs de la jeune école comme ceux d’un frère aîné : fiers d’inscrire sur leur drapeau le nom du seul grand poète que la France eût produit depuis Racine, ils se le choisirent pour maître et voulurent faire entrer son œuvre en plein courant du romantisme.

André Chénier appartient au xviiie siècle par le fond même de son esprit. Sa philosophie est celle de Buffon et de Diderot, ce naturalisme auquel lui-même élevait dans l’Hermès un monument. Tout sentiment religieux lui est étranger. C’est un païen des siècles où l’on ne croyait plus. Si « l’infini s’ouvre à son œil avide », cet infini n’est que celui des atomes. La renaissance du nouveau siècle eût trouvé Chénier rebelle à toutes les inspirations du christianisme sentimental. Sur ce point, l’école romantique n’aurait pas eu de plus irréconciliable adversaire ; aucune fibre en son cœur qui soit sensible à l’émotion chrétienne. La pensée même de la mort n’éveille chez lui aucun sentiment de piété : ni rêverie troublante, ni pressentiment inquiet d’une autre vie ; des images toutes profanes de paix douce et souriante, une eau pure, des fleurs et de l’ombrage pour ses jeunes reliques, pour cette cendre qu’il dépose aux mains de ses amis avec une sérénité d’épicurien. Son Hermès, ce poème favori qui le préoccupe dès l’âge de vingt ans, ne devait être dans le fond qu’une sorte d’encyclopédie aussi peu mystique que celle de Diderot. La religion de Chénier, c’est celle du xviiie siècle ; c’est la foi dans la raison, ce sont toutes ces idées de justice humaine et de progrès dont s’était nourrie la philosophie contemporaine et avec lesquelles rompit tout d’abord le siècle nouveau, comme si la Révolution, dont il ne voyait que les ruines, en eût été une irréparable banqueroute.

Dans les vers de ce poète mort à trente ans, l’amour tient le plus de place ; mais l’amour, chez André Chénier, n’a rien de commun avec cet idéalisme vaporeux que les premiers romantiques devaient mettre à la mode : c’est une jouissance toute charnelle. Si, après Lamartine, dont la lyre chante ce que la tendresse a de plus délicatement chaste et pudique, d’autres portèrent dans l’amour toutes les ardeurs de la passion, il y eut chez eux, chez Alfred de Musset lui-même en ses plus grossières débauches, une idée d’immortalité, un sentiment de l’infini qui tourmentait leur pensée et leur cœur. Rien de tel chez André Chénier, et cette Vénus dont il dit que, sans elle, rien ici-bas n’est doux, il la personnifie tour à tour en ses Camille, ses Rose, ses Julie, toutes beautés de fête païenne comme celles qu’avaient célébrées sur le même mode ses devanciers Tibulle et Properce. Chez lui l’amour ne se rapporte qu’aux sens, c’est tantôt la danse nonchalante et voluptueuse de Rose, tantôt le rire étincelant de Julie, c’est

Dans une bouche étroite un double rang d’ivoire,
Et sur de beaux yeux bleus une paupière noire.

Il ne lui demande que ce qu’il est sûr d’y trouver, le plaisir, un plaisir qui se suffit à lui-même, qui s’oint de parfums et se couronne de fleurs, et dont jamais aucun sentiment de vide, aucun arrière-goût d’amertume, aucune inquiétude de l’au-delà, ne trouble ou n’exaspère la jouissance pleine et robuste. Les femmes qu’il aime sont des hétaïres, et dans son amour vraiment païen l’âme n’entre guère que pour un exquis sentiment de la beauté plastique

Mais ce sentiment inspire, sous ses formes diverses, toute la poésie de Chénier. Or, malgré leurs origines chrétiennes, c’est par là surtout que les romantiques transformeront l’art. Chateaubriand lui-même n’est, à vrai dire, qu’« un païen d’imagination catholique », et, par delà l’auteur des Martyrs, André tend la main, sinon à Lamartine, qui ne le goûta jamais, du moins à Victor Hugo, à Alfred de Vigny, qui commença par l’imiter, à Sainte-Beuve, qui le proclame hautement un des maîtres de la nouvelle école, enfin à tous les néo-romantiques, qui, Théophile Gautier à leur tête, se glorifièrent avant tout de rendre la beauté matérielle par la vertu des mots et des rythmes.

Chénier est un artiste. Depuis les poètes du xviie siècle nul n’avait eu à ce point le culte de la forme. Il écrit d’abord en prose ; il amasse de longue main par des lectures choisies l’or et la soie dont ses vers doivent être tissés ; il cueille une à une, dans Homère ou dans Théocrite, les gracieuses comparaisons et les fraîches métaphores : sur l’Anthologie comme sur une couronne de fleurs se pose cette abeille grecque pour y butiner ce que la poésie savante des alexandrins a de plus délicat et de plus charmant. En imitant, il invente ; tantôt c’est une pensée qu’il s’assimile par la vertu de quelque image originale, tantôt ce sont des mots qu’il relient pour en détourner le sens et les contraindre avec art vers des objets nouveaux. Lui-même nous a révélé les mille secrets de cette ingénieuse élaboration dans quelques-unes de ses pièces, comme l’Invention ou l’Épître à Lebrun, dans ses notes, dans maints fragments où nous le surprenons en plein travail. Même à travers ce qu’il appelle les distractions et les égarements d’une jeunesse forte et fougueuse, l’art fut toujours sa préoccupation dominante, et, quand le premier feu de cette jeunesse s’est apaisé, le « saint loisir » qu’il rêve est un loisir sanctifié par la poésie. On peut voir dans son commentaire de Malherbe combien il s’intéresse à tous les secrets les plus menus, les plus subtils, de la langue et de la métrique. Ce souci de la forme explique d’autant mieux la sympathie des romantiques pour André Chénier qu’ils retrouvaient dans son style le premier emploi des procédés par lesquels eux-mêmes tentaient de réparer un instrument poétique dont les cordes détendues avaient perdu toute leur sonorité.

André remonta la lyre. Il rendit la vie, le mouvement, la variété, l’expression rythmique, à ce flasque et monotone alexandrin que lui transmettaient les poètes du xviiie siècle. Guidé par l’étude des anciens et aussi par un secret instinct d’harmonie, il reprit, pour lui donner une trempe plus forte et plus souple, le vieil hexamètre de Ronsard et de la Pléiade, l’hexamètre à libre rejet, à césure variable, dont le rythme se prête à toutes les nuances de la pensée et à toutes les inflexions du sentiment. Il retrouvait en même temps cette espèce de vers « pleins et immenses, drus et spacieux, tout d’une venue, soufflés d’une longue et seule haleine », très rares dans la vieille école, même chez Racine, et dont Sainte-Beuve aimait à citer d’abondants exemples chez les poètes de 1830 pour les rapprocher de leur précurseur.

La langue d’André ne fut pas moins une nouveauté que sa versification, et cela dans le sens même où le romantisme devait incliner. L’auteur de Joseph Delorme note avec un soin pieux que le procédé de couleur chez le jeune maître comme chez ses disciples roule sur deux points, d’abord la substitution du terme propre et pittoresque au terme métaphorique et sentimental, ensuite le discret usage d’épithètes un peu vagues et comme voilées, de mots indéfinis, inexpliqués, flottants, qui laissent deviner l’idée sous leur ampleur plutôt qu’ils n’en précisent et n’en serrent la forme. Certes, André Chénier porte encore l’empreinte de son temps : on trouve chez lui bien des traces du « style noble », bien des périphrases de convention ; il emploie le décor mythologique même en des sujets modernes ; il conçoit, il commence de longs poèmes didactiques dans le goût des Lemierre ou des Esménard. Mais on peut en dire autant des débuts d’Alfred de Vigny ou de Victor Hugo, et ces restes de pseudo-classicisme ne l’empêchent pas d’être regardé avec raison par le romantisme naissant comme un devancier et comme un guide.

Faut-il borner à ces questions de forme extérieure la parenté du poète avec les novateurs de 1820 ? En politique, en religion, en philosophie, André, nous l’avons dit, appartient à son époque ; et pourtant, s’il n’y a dans son esprit rien qui fasse pressentir le nouveau siècle, son âme et son génie poétique semblent par moments en avoir eu l’intuition. On retrouve chez lui pour la première fois cette poésie d’images dont le secret s’était perdu depuis Ronsard. La nature fleurit et rayonne dans ses vers ; le printemps s’y égaye, les bois y frémissent, la source aux pieds d’argent y roule son flot léger et pur. Il chante les lacs de la Suisse, Thun, fils des torrents, les monts chevelus, les bois et les cités qui pendent en précipice ; il célèbre d’un ton plus doux les rivages où Senart épaissit ses ombres, les coteaux de Luciennes couronnés d’herbe et de fleurs, les routes embaumées de Versailles et son silence fertile en doux songes, en extases choisies. Avec lui reparaissent tout à coup dans notre poésie les montagnes, les rochers, les vallons mélodieux, les grottes sauvages, les prés brillants de rosée. Cette veine, si longtemps sèche et stérile, jaillit avec un nouvel éclat de sang riche et généreux. Le poète s’égare à pas lents sur le penchant des collines ; dans sa volupté pensive et muette il s’assied et regarde à ses pieds les toits et les feuillages se peindre au liquide azur du fleuve : son âme tombe en une rêverie molle et délicieuse ; il revoit ces chers fantômes dont la troupe immortelle habite sa mémoire ; il refeuillette son cœur et sa vie avec un attendrissement auquel la nature tout entière semble s’associer. Les vers se pressent alors en foule autour de lui, vers tout aussi modernes d’accent que de forme, et dont la note pénétrante sera reprise trente ans plus tard par les jeunes poètes du romantisme.

Ce qui fait d’André Chénier un précurseur, c’est qu’il restaure la poésie lyrique, dégénérée depuis plus de deux siècles soit en artificielles déclamations, soit en galants badinages. Après les froides cantates de Jean-Baptiste Rousseau, après les quatrains musqués et fardés des rimeurs à la mode, voici venir un poète vraiment ému : il renouvelle d’abord la pastorale par la sincérité du sentiment comme par la vive et naturelle fraîcheur des peintures ; il ranime l’élégie par l’ardeur d’une passion qui enflamme tout son sang, qui fait succéder les cris d’une volupté frémissante aux fades soupirs et aux langueurs affétées de la galanterie ; il rêve déjà, il ébauche une sorte d’épopée encyclopédique, non pas quelque rapsodie descriptive à la façon des versificateurs contemporains, mais un poème tout chaud de lyrisme, où il fera de sa Muse une prêtresse de la science et de la civilisation.

Dans la seconde partie de sa carrière, son génie s’élève et grandit encore. La pureté des accents par lesquels il célèbre Fanny semble présager une inspiration toute nouvelle, une conception de l’amour où l’idéal aura sa place. Parmi les sanglantes luttes de la Révolution, il met la poésie au service des grandes idées et des nobles sentiments ; il célèbre d’abord avec enthousiasme la liberté naissante, puis il flétrit les excès que l’on commet en son nom ; sa pitié pour les victimes lui dicte des chants d’une exquise tendresse, son indignation contre les bourreaux lui arrache des ïambes enflammés et vengeurs. La poésie n’est plus pour lui ce qu’elle était pour ses contemporains, un divertissement élégant et frivole : il lui prête non seulement la sévère gravité d’un art accompli, mais encore la religion d’un mystère. Il représente le poète en proie aux transports ardents, le front échevelé, les veux pleins de fièvre, tantôt quittant ses amis, le jeu, la table, pour s’enfermer dans le silence et écouter la voix qui parle en lui, tantôt cherchant au fond des bois solitaires s’il pourra calmer les orages de sa tête et secouer le dieu qui l’opprime. Il conçoit le génie comme une source vaste et sublime, et qu’on ne peut tarir : de son sein jaillissent à flots pressés les images, les tours impétueux, les expressions de flamme, les mots magiques où vit et se meut et respire l’univers tout entier.

Cette idée de la poésie et de la vocation poétique annonce une nouvelle ère. Pourquoi Chénier, dont le génie s’ennoblissait toujours, n’aurait-il pas, si sa destinée se fût remplie, abordé lui-même, avant la fin du siècle, à ces plages romantiques dont il ne fit qu’apercevoir les lointains aspects ? Qui sait ce qu’eussent pu être, après les fleurs brillantes de sa jeunesse, les fruits d’une maturité que l’expérience de la vie et le spectacle des choses tournaient déjà vers les aspirations idéales ? Quand sa tête fut tombée sous le couteau, la Muse voulut peut-être réparer un si grand crime, elle recueillit ce qu’il y avait de plus pur dans l’âme et dans le génie d’André, et, lorsque des jours meilleurs commencèrent à luire, c’est avec cette divine étincelle qu’elle alluma l’inspiration au cœur des jeunes poètes dont une mort si précoce n’empêche pas qu’il ait été le précurseur.