Le Mouvement littéraire au XIXe siècle (Pélissier)/Partie 1/04

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CHAPITRE IV

LES PSEUDO-CLASSIQUES

Pendant que la réforme littéraire se prépare, l’école classique en décadence essaie de maintenir des traditions épuisées ; elle reste fidèle à la discipline que le xviie siècle avait établie, sans s’apercevoir que cette discipline n’est plus en accord avec la société contemporaine, issue d’une révolution qui devait fatalement renouveler la poésie après avoir transformé les institutions et les mœurs. L’art classique, dès les premières années de notre siècle, n’est qu’un ensemble de formules stériles ; la sève se retire de lui comme d’un arbre dont les racines ne tiennent plus dans un sol profondément bouleversé ; les fruits qu’il donne ont perdu toute saveur, et, s’il continue à végéter encore, chaque saison nouvelle le retrouve plus dénudé.

Le caractère du classique, si l’on veut prendre le mot dans son acception la plus générale, c’est justement d’être en harmonie parfaite avec les idées et les principes du milieu social. L’époque digne de ce nom est celle où l’art s’épanouit de lui-même, comme la fleur d’une civilisation heureuse dont aucun malaise ne trouble la confiante sécurité. Tel avait été le siècle de Louis XIV : mais, au début du nôtre, les champions du classicisme ne représentent plus que l’ancien régime littéraire, destiné à disparaître comme l’autre ; après les classiques du xviie et du xviiiie siècle, ils sont, eux, les pseudo-classiques.

La critique de l’époque impériale est toute de résistance ; son initiative se borne à tenter la restauration d’une poétique surannée. On sait que le xviiie siècle, si hardi en d’autres matières, l’avait été beaucoup moins dans le domaine de l’art. Voltaire lui-même observe pieusement toutes les traditions que lui léguait l’âge antérieur. Quant à Laharpe, il ne faut lui demander ni aperçus nouveaux, ni même simple curiosité d’investigation ; son rôle est d’expliquer avec élégance et d’appliquer avec justesse les règles de la tragédie française telle que Racine l’avait portée au dernier degré de perfection. Quelques esprits impatients, comme Diderot et Mercier, avaient entrevu des formes nouvelles et pressenti la révolution qui se préparait : mais le premier, malgré son génie, n’était qu’une sorte d’aventurier littéraire, et le second dut à sa hardiesse même de n’exercer sur son temps aucune influence. Le critique officiel du siècle finissant, c’est Laharpe, interprète attitré du Code classique et gardien vigilant des convenances traditionnelles.

Quand fut passée la période de confusion et de licence qui se prolonge jusqu’au début du siècle suivant, l’esprit public tendit à se reformer. Après la Ligue, on avait eu Malherbe, après la Fronde, Boileau ; après la Révolution, on eut la monnaie de Boileau et de Malherbe. Les critiques les plus connus du temps sont Dussault, Feletz, Hoffman, et surtout Geoffroy, esprit judicieux, mais grossier et lourd, ennemi de toute innovation et si peu disposé à favoriser le mouvement du jeune siècle qu’il remontait par delà le théâtre de Voltaire, dont les libertés le scandalisaient, aux formes pures de la tragédie racinienne, et par delà les romans de Rousseau, dont l’éclat et la passion lui donnaient le vertige, à la facilité coulante et au naturel uni de Gil Blas.

Ce xviie siècle, dont le pseudo-classicisme prétend défendre l’héritage, l’esprit s’en était d’ailleurs bien altère. On oubliait que, parmi nos classiques, les plus grands sont aussi les plus audacieux. On restreignait l’art à des qualités négatives de correction, de prudence, de sagesse modérée et discrète. On recommandait l’imitation des modèles sans voir qu’elle était fatalement vouée à s’affadir de plus en plus. Campistron passait pour un classique, et si quelque nouveau Cid avait alors paru sur la scène, il aurait trouvé des d’Aubignac pour le rappeler aux règles et des Scudéry pour le mettre au-dessous de Mélite. Tout en professant le respect des maîtres, la critique aurait pu le concilier avec le sentiment des conditions nouvelles que faisait à la poésie un profond changement de l’état social ; elle aurait pu maintenir son culte en élargissant le temple. Loin de lu, elle s’endormait avec sécurité dans ses admirations immobiles, sans même se préoccuper de les retremper à leur source pour leur donner au moins quelque fraîcheur de nouveauté.

Plus les talents dégénéraient, plus les règles devenaient étroites. À chaque genre étaient consacrées ses formes hiératiques, auxquelles on ne pouvait attenter sous peine de sacrilège : il n’y avait plus de beautés inconnues à découvrir, plus de place pour le génie, c’est-à-dire pour l’originalité de l’invention fécondée par l’étude directe de la nature. La critique décourageait systématiquement les plus inoffensives velléités d’émancipation. Du haut des règles confiées à sa garde, elle dogmatisait dans le vide, plus soucieuse d’imposer ses formules que de les justifier, et craignant par-dessus tout, si elle revenait sur ses traditions les mieux établies, de porter quelque dérangement dans un ordre à jamais fixé.

La poésie de cette époque a perdu toute sève. Lebrun est le dernier représentant du lyrisme classique : sauf de rares bouffées d’inspiration, rien de plus froid et de plus stérile que son œuvre. L’ode, chez lui, a toujours quelque chose de raide, et les beaux mots qu’elle recherche ne peuvent faire illusion sur le vide des pensées et la sécheresse des sentiments. On y sent partout une industrie laborieuse. Son génie âpre et tendu n’aspire au sublime que pour se fourvoyer dans le déclamatoire. Que reste-t-il de lui ? À peine quelques strophes, qu’une certaine hauteur de style a sauvées de l’oubli. Ce qui fait en ce temps le lyrisme, c’est un placage de brillantes métaphores, l’abus des fausses couleurs mythologiques, un enthousiasme de commande qui tarit dans notre âme toute émotion parce qu’il révèle dans celle du poète l’absence de tout sentiment vrai.

Si l’ode se réduit à un exercice de banale rhétorique, l’élégie, dont les visées sont moins hautes, a souvent du naturel et de la grâce ; mais elle n’échappe que rarement à la fadeur. Versificateur élégant et harmonieux, Millevoye s’est immortalisé par une seule pièce, et ce qui en fait tout le charme, c’est je ne sais quelle douceur alanguie. Même débilité chez Fontanes avec même délicatesse. Il a timidement essayé dans les vers ce que Bernardin avait fait pour la prose. Nous trouvons parfois chez lui une note d’émotion tendre, un sentiment de mélancolie pénétrante qui conserve encore de la fraîcheur. Mais il n’y a pas là de quoi nous présager une rénovation pourtant si prochaine. Ses accents expirent avec trop de mollesse pour être le prélude de riches et fortes harmonies. Si Fontanes fait par moments songer à Lamartine, c’est à un Lamartine adolescent qui essaierait les cordes de sa lyre sans en soupçonner encore la puissante et large sonorité.

Au théâtre, la comédie se soutient encore : le caractère de ses sujets et de ses personnages, empruntés à la société contemporaine et à la vie commune, lui assure des franchises interdites au genre tragique. Mais, si les comédies de l’époque impériale sont, en général, bien supérieures aux tragédies, leur manque de relief et d’originalité ne peut être compensé par leur naturel aimable ou leur aisance élégante. Les plus célèbres sont des esquisses, d’une observation toute superficielle, d’un fond généralement fort mince, et d’un style aussi faible que facile. Incapables de faire vivre des caractères, les auteurs s’en tiennent à des peintures de mœurs sans portée et sans conséquence, à d’agréables badinages ; ils s’égaient innocemment sur de légers travers et des ridicules fugitifs.

Quant à la tragédie, elle a d’autant plus dégénéré que rien, dans les conditions du genre, ne la rappelait à la nature. Des maîtres du xviie siècle, les poètes de l’Empire n’ont hérité que leur système et leur appareil théâtral. Faut-il nommer les faux classiques de cette époque ? Il n’en est pas un qui ait sa physionomie distincte ; toutes leurs pièces sont coulées dans le même moule. Ils substituent partout le récit au drame et réduisent le théâtre à des descriptions et à des discours : à mesure que la pièce s’est jouée à la cantonade, les acteurs renseignent obligeamment le public. On achète en entrant, non pas le droit d’assister à une action dramatique, mais celui d’apprendre par de graves et nobles tirades comment elle s’est déroulée au delà des coulisses qui la cachent. Par respect pour l’unité de lieu, Lebrun ose à peine, dans sa Marie Stuart, transporter la scène d’une salle à l’autre de Fotheringay ; par respect pour l’unité de temps, Raynouard accuse, juge, condamne et exécute les Templiers en vingt-quatre heures. Enfermés dans un cadre étroit qui leur interdit toute liberté de mouvement, les personnages ne trouvent ni le temps ni la place de se développer. Ils n’ont point de caractère, ou ce caractère est si général que les tragédies les plus diverses peuvent se le passer les unes aux autres sans y changer que le nom. Ils sont de tous les temps, c’est-à-dire qu’ils ne sont d’aucun temps particulier ; ils sont de tous les pays, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas de nationalité propre. Le Ninus II de Brifaut avait d’abord paru sous le costume d’un prince espagnol ; il devint sans effort roi d’Assyrie, et ne fut jamais, sous ces deux formes, qu’un type de convention, une pure entité métaphysique dont aucun trait individuel ne détermine la physionomie, un monarque du pays d’abstraction fait pour s’asseoir avec dignité sur un trône quelconque, et qui, en vrai roi qu’il est, ne se sent déplacé nulle part. La tragédie, condamnée par les nécessités mêmes de sa poétique à chercher des sujets hors de l’observation contemporaine, est incapable de se renouveler par l’étude sérieuse du milieu historique et de la couleur locale.

Une rénovation s’impose. La fin du xviiie siècle et le commencement du xixe en offrent déjà quelques indices : entre la tragédie pseudo-classique et le drame romantique, il semble au premier abord y avoir eu une sorte de transition.

Ducis avait essayé d’acclimater le drame shakespearien sur la scène française ; mais rien ne montre mieux que ses imitations mêmes combien le goût du public était rebelle aux plus timides essais de nouveauté. Dans son Hamlet, le poète est tellement effrayé des « irrégularités sauvages » dont la pièce originale abonde, qu’il se déclare « obligé de créer une pièce nouvelle ». Dans Macbeth il s’applique « à faire disparaître l’impression d’horreur qui, certainement, eût fait tomber son ouvrage ». Dans Jean-sans-Terre il s’excuse au public de représenter Arthur périssant « par la main de son oncle ». Dans Othello il ne dévoile la scélératesse de son Moncenigo que tout à la fin de la tragédie, et il prend soin d’annoncer aussitôt que possible le châtiment que subit le traître ; il donne au More, non « un visage noir », mais « le teint jaune et cuivré », moins choquant pour les convenances tragiques ; enfin, il fait tuer Hédelmone d’un coup de poignard. Ce Ducis, qui paraît alors si hardi, nous semble, à nous, bien pusillanime. Le Shakespeare qu’il nous offre est un Shakespeare mitigé, édulcoré, plié à toutes les conventions et à toutes les bienséances de notre scène. C’est aussi un Shakespeare sensible et vertueux, dans le goût de Diderot : toutes les adaptations de Ducis sont dominées parle souci d’une moralité banale et puérile, complètement étrangère à l’esprit shakespearien. C’est seulement avec le triomphe de l’école romantique que le dramaturge anglais prendra pied sur notre théâtre : trente ans après la Révolution, en 1822, des acteurs venus exprès d’Angleterre pour jouer à la Porte-Saint-Martin quelques pièces de Shakespeare sont accueillis à coups de « pommes cuites et d’oeufs » par les spectateurs scandalisés.

Sous l’Empire, Népomucène Lemercier semble impatient de tenter des voies nouvelles. Dans Pinto il mêle la comédie à la tragédie ; dans Christophe Colomb, il met la scène sur un navire, il viole l’unité de lieu en transportant ses personnages d’Espagne jusque dans le Nouveau-Monde. C’est un classique parfois rebelle, mais c’est bien pourtant un classique. Pinto peut après tout passer pour une imitation de Beaumarchais, et, dans sa préface de Christophe Colomb, l’auteur s’excuse lui-même d’avoir une fois transgressé les règles « dont les chefs-d’œuvre des maîtres ont consacré l’excellence ». Son Cours de littérature est conçu dans l’esprit le plus étroit, et le romantisme à ses débuts n’eut pas d’ennemi plus acharné que ce prétendu novateur. L’auteur de Colomb et de Pinto refusa obstinément sa voix d’académicien à celui de Hernani, ne se doutant guère qu’il devait l’avoir pour successeur.

Raynouard fit les Templiers, qui, si l’on en jugeait par le titre, inaugureraient chez nous un théâtre national. Mais il est impossible de voir dans cette pièce rien qui annonce le drame romantique : c’est toujours le patron consacré de la tragédie à confidents et à tirades, et l’innovation ne porte que sur le choix du sujet. Le poète érudit avait eu beau faire du milieu et des personnages une consciencieuse étude ; le genre dont il se considérait comme le créateur n’en était pas moins condamné d’avance par les lois de notre scène à des procédés d’abstraction inconciliables avec le vrai drame historique.

Sous la Restauration il semble d’abord que la tragédie va se régénérer. Guiraud fait représenter en 1823 son Comte Julien ; Soumet donne sa Jeanne d’Arc en 1825 et son Élisabeth de France en 1828. Tous les deux s’essaient plus ou moins heureusement, mais dans une mesure toujours bien discrète, à concilier les formes traditionnelles de l’art dramatique avec les tendances encore vagues et timides du romantisme naissant. Mais le poète qui représente le mieux ces besoins et ces instincts de nouveauté, avant qu’une génération plus forte et plus militante n’arbore hardiment l’étendard romantique, c’est Pierre Lebrun, l’auteur de Marie Stuart et du Cid d’Andalousie. Lebrun se félicite d’avoir essayé un rapprochement « entre la Melpomène étrangère et la nôtre », d’avoir introduit sur la scène française, sans blesser la sévérité de notre goût et de nos règles, « des formes et des couleurs » qui manquaient à notre littérature théâtrale. Il détendit, en effet, doucement et sans violence, les vieux ressorts classiques ; il mit dans ses pièces plus de mouvement et d’action que ses devanciers ; il essaya surtout de baisser le style au ton le plus simple et le plus familier que pût supporter la tragédie. Mais, quel qu’ait été son succès dans cette tentative, il ne faut pas faire de Lebrun un précurseur de Victor Hugo : présentée en 1820 comme un triomphe pour le romantisme, Marie Stuart, que reprend, vingt ans après, la Comédie-Française, rallie autour d’elle tous les promoteurs de la réaction classique. Lebrun n’est pas l’aîné de la génération nouvelle, c’est le plus jeune et le dernier venu de l’ancienne génération. Disons-le, entre la tragédie classique et le drame romantique il n’y avait pas d’intermédiaire possible. Marie Stuart était peut-être une transition, mais c’était, comme le dit Sainte-Beuve, « une transition à ce qui n’est pas venu », à ce que l’auteur n’a pas achevé de réaliser lui-même, à ce qui n’a jamais été réalisé qu’après le triomphe du romantisme dans un genre bâtard et voué à l’impuissance. Ce qui vint après Marie Stuart, ce fut une véritable révolution, et Lebrun, si estimable que soit son talent, n’était point de taille à l’opérer. Pour faire tomber la triple enceinte de la tragédie classique, il fallut le cor d’Hernani.

Si certains poètes essaient, en effet, de rajeunir notre théâtre, ils trouvent dans le public les plus vives résistances, et ils n’ont ni assez de génie pour en triompher, ni même assez de hardiesse pour lutter contre elles. Depuis le temps que, malgré ses ménagements, Ducis soulevait tant de clameurs, l’éducation du goût public n’avait fait que de bien lents progrès. Toutes les tragédies qui ne se conformaient pas au type consacré étaient accueillies par des murmures. Le Christophe Colomb de Lemercier fit un violent scandale. Pour empêcher Colomb de transgresser l’unité de lieu, on eût renoncé à la découverte de l’Amérique. Le tumulte ne cessa que du jour où Napoléon mit la pièce sous la protection des baïonnettes. Vingt ans plus tard, il ne semble pas qu’on trouve au théâtre moins de répugnance chez le public pour toute innovation. Peut-être commençait il à se dégoûter des vieilleries que lui ressassaient les pseudo-classiques, mais il avait en suspicion la moindre velléité d’indépendance. Dans Marie Stuart il ne supporte pas que le château de Fotheringay renferme plus d’une salle. Dans le Cid d’Andalousie, une des meilleures scènes, celle où don Sanche, assis aux pieds d’Estrelle, lui rappelle, en vers pleins de délicatesse et de grâce, la première éclosion de leur mutuel amour, trouve le parterre récalcitrant sous prétexte qu’elle retarde la marche de l’action. Une réforme du théâtre n’était possible que si l’on renonçait tout d’abord, soit dans les mœurs, soit dans le langage, à je ne sais quel faux idéal de noblesse convenue ; or c’est là peut-être que le public se montrait le plus susceptible. Ces deux vers de Christophe Colomb soulevèrent une véritable tempête :

Je réponds qu’une fois saisi par ces coquins,
On t’enverra bientôt au pays des requins.

Un homme fut tué dans la bagarre, et plusieurs grièvement blessés. À la veille de 1830, l’Othello de Vigny est accueilli par des sifflets : on ne tolère pas que le poète substitue au classique poignard l’oreiller sous lequel le More étouffe Desdemona. La bataille d’Hernani, joué quelques mois après Othello, suffit à montrer combien les superstitions sont encore vivaces. On reprochait à Victor Hugo de violer les unités ; malgré les coupures qu’il avait jugé prudent de faire subir au texte primitif, on trouvait encore des longueurs et des hors-d’œuvre dans ce drame si compact et si rapide ; on se révoltait contre le mélange du comique et du tragique ; on ne pouvait entendre sans protestations un roi demander quelle heure il est ; on réclamait contre « des tortures, des cris qui feraient trop mal à voir et à entendre dans une salle d’hôpital » ; on se plaignait que « la toile se levât au dernier acte sur les féeries d’un bal de l’Opéra et qu’elle s’abaissât sur un spectacle digne de la Morgue ». Une pétition fut adressée à Charles X pour qu’il fît interdire la pièce, et cette pétition était signée par plusieurs des poètes qui, depuis le commencement du siècle, avaient eux-mêmes cherché à rajeunir notre théâtre classique.

Le « prince de la poésie », au début du siècle, c’est Delille. La plupart de ses ouvrages, beaucoup même de ceux qu’il publia de 1800 à 1813, avaient été composés quelques années auparavant ; il n’en est pas moins vrai que son nom domine toute l’époque impériale, et rien ne la caractérise mieux que l’enthousiasme universel pour ce versificateur descriptif et didactique. Il parut dans son temps comme un nouvel Homère. Il fut égalé, préféré même, aux maîtres du xviie siècle. S’il se rattache encore à eux, ne serait-ce que par l’intermédiaire de Louis Racine, s’il essaie de soutenir leur héritage et s’il croit continuer leurs traditions, son œuvre nous montre de la manière la plus frappante comment cet héritage s’est peu à peu dégradé, comment ces traditions de la grande école classique se sont altérées et perverties.

Le poème didactique, tel que l’entend Delille, est aussi étranger à la véritable poésie que peut l’être l’art du tourneur. Nulle émotion humaine n’y a place. Le seul mérite consiste dans la main-d’œuvre. Chez les poètes dignes de ce nom, la description s’associe soit à un sentiment personnel qui l’anime et la colore, soit à des conceptions philosophiques du haut desquelles ils jettent un regard profond sur la nature et sur l’homme. Rien de tel chez les pseudo-classiques : ils décrivent pour décrire ; ils font métier de versification ; ils s’imposent des difficultés gratuites pour le seul plaisir d’en triompher. Delille n’a jamais fait que lier bout à bout des « morceaux choisis ». Ce ne sont pas seulement les printemps et les hivers, les aurores et les couchers de soleil ; — ces matières faciles, on dédaignerait de les traiter, si l’on ne s’ingéniait, chaque fois qu’on les reprend, à les relever par quelques tours de force nouveaux ; — c’est le chameau, le tigre, le chien, c’est un échiquier, un trictrac, un damier ; ce sont surtout les objets les plus bas, qu’un art délicat sait ennoblir sans même les nommer. Delille avait en portefeuille tout un assortiment de ces morceaux, et il les casait de son mieux dans un cadre de convention. Tout ce qui pouvait se décrire relevant de son domaine, il était sûr qu’aucun ne lui resterait pour compte. Il ne visait à rien de moins qu’à versifier l’univers. Une sorte d’encyclopédie rimée couronna dignement sa carrière : après les Trois Règnes il ne lui restait plus qu’à mourir, et il pouvait mourir en paix.

Entré tout vivant dans l’apothéose, il fut le père d’une nombreuse lignée de poètes qui eurent sous l’Empire leur saison de vogue et même de gloire : Esménard chante la navigation, Gudin l’astronomie, Ricard la sphère, Aimé Martin la physique, la chimie et l’histoire naturelle. N’oublions pas les grammaires et les arithmétiques que certains philanthropes riment au bénéfice des jeunes écoliers. La source d’inspiration étant désormais tarie, tout thème devient bon à mettre en vers. Le plus grand poète, c’est le plus habile à jongler avec la rime, à dérober par l’adresse de l’exécution l’incurable inanité d’une poésie morte en esprit, perdue dans d’épineuses vétilles, et d’où s’est retirée toute vie, tout sentiment, toute humanité.

Fondée par la Renaissance, l’école classique s’était maintenue pendant près de trois cents ans. Au xvie siècle elle ne sut pas encore dégager d’une imitation superstitieuse l’originalité propre du caractère national ; de là ce qu’il y avait d’artificiel en ses œuvres, dont elle empruntait aux Grecs et aux Romains, non seulement le cadre, mais aussi l’inspiration. Au xviie siècle, la religion de l’antiquité est tempérée par une conscience plus intime et plus profonde du génie français ; le respect légitime des traditions gréco-romaines s’accorde avec un juste sentiment de l’indépendance nécessaire à la fécondité de l’esprit. Une harmonie étroite s’est établie entre les doctrines littéraires et l’état social. Au magnifique développement de l’art et de la poésie concourent tous les éléments et toutes les forces de la civilisation monarchique. Ce développement se prolonge jusque dans le xviiie siècle ; mais le déclin est bientôt sensible. La philosophie qui doit aboutir à la chute de l’ancien régime social, prépare aussi celle de l’ancien régime littéraire. Après la Révolution il n’y a plus d’illusion possible : l’art doit nécessairement se mettre en accord avec les lois et les mœurs d’une société nouvelle, et les derniers représentants du classicisme ne sont plus que des « ci-devant ».

Pendant que l’esprit d’innovation se propage dans tous les sens, l’esprit de conservation cherche à garantir les formes consacrées. Mais c’est en vain qu’il invoque le respect des maîtres et l’autorité des règles : les écrivains qui imitent ces maîtres et qui s’assujettissent à ces règles ne sauraient produire, malgré leur talent, que des œuvres vouées à la médiocrité, puisqu’elles sont dépourvues de toute inspiration personnelle, et frappées par avance de mort, puisque les traditions dont elles s’inspirent ont depuis longtemps épuisé toute leur vertu.