Le Mouvement littéraire au XIXe siècle (Pélissier)/Partie 1/03

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CHAPITRE III

MADAME DE STAËL ET CHATEAUBRIAND

Si Jean-Jacques Rousseau, Diderot, André Chénier sont, à des titres divers, les initiateurs du xixe siècle, Mme de Staël et Chateaubriand l’ouvrent et y président. Ils furent opposés l’un à l’autre dès le début et tenus longtemps, à juste titre, pour les représentants de deux doctrines rivales ; mais, alors même que cet antagonisme aurait persisté jusqu’au bout, nous n’en devrions pas moins unir ici leurs noms comme ceux des deux écrivains qui ont fondé chez nous ce qu’on est convenu d’appeler le romantisme. C’est avec eux que commence notre littérature moderne : sentiments dont elle s’inspire, idées dont elle s’alimente, la forme aussi bien que le fond, la philosophie aussi bien que l’art, tout se renouvelle sous leurs auspices. L’une pousse au delà de son siècle des reconnaissances toujours plus hardies jusqu’à ce qu’elle découvre enfin devant elle tout l’horizon du siècle nouveau ; l’autre prend d’un seul coup possession de ce nouveau siècle et y plante triomphalement l’étendard qui va rallier autour de lui les générations prochaines.

On peut marquer aisément ce que Mme de Staël tient de la société au sein de laquelle s’est formé son esprit. Le scepticisme du xviiie siècle, qui ne faisait grâce à aucune des anciennes religions, en avait fondé lui-même une, celle de l’humanité. C’est par cette religion que Mme de Staël appartient tout d’abord à son temps. Elle y appartient, et c’est chez elle un trait caractéristique, par ce qu’il a d’affirmatif et d’entreprenant. Ce qu’elle saisit en lui de toutes ses forces, c’est un principe d’activité, le seul que n’eût pas miné une impitoyable analyse, c’est une foi indestructible dans la raison humaine, dans la liberté et dans la justice. Tandis que Chateaubriand, par une conversion éclatante et soudaine, se retournera brusquement contre le xviiie siècle pour en anathématiser de parti pris toutes les idées, toutes les traditions, Mme de Staël s’abandonne au grand courant de philosophie enthousiaste et militante qui doit la porter vers un idéal nouveau. Ce qui domine en elle, c’est la croyance en la perfectibilité humaine, et ce legs du siècle précédent, elle le transmet au nôtre. L’espérance dans « les progrès futurs de notre espèce » est à ses yeux « la plus religieuse qui soit sur terre ». Sa nature même est de croire et d’agir en vertu de sa croyance. Pendant que Chateaubriand publiait un Essai tout sceptique et pessimiste, où il nous montre l’humanité tournant éternellement dans le cercle des mêmes erreurs et des mêmes misères, Mme de Staël s’efforçait d’établir dans sa Littérature qu’une force irrésistible de perfectionnement est inhérente à notre société, et que le progrès, dont elle montrait dans l’histoire la marche ininterrompue, devait être toujours la loi des temps à venir comme il avait été celle des âges passés. C’était là l’expression suprême de la philosophie que le xviiie siècle laissait en héritage à Mme de Staël, et ce fut sur cette dernière, sur cette unique croyance du xviiie siècle, qu’elle fonda sa foi dans les destinées du xixe.

Parmi les écrivains qui contribuèrent le plus à son éducation, nul n’exerça sur elle une influence aussi profonde que Jean-Jacques Rousseau. Les premiers essais de sa jeunesse ne sont guère que des réminiscences : c’est le sentimentalisme romanesque de Julie qui a déteint sur ses Adèle et ses Mirza, comme ce sont les idées de l’Émile qui lui inspirent un peu plus tard son livre de l’Influence des passions sur le bonheur. Les Lettres sur Jean-Jacques respirent un enthousiasme exubérant que toutes les hyperboles de la rhétorique peuvent à peine satisfaire. Sans doute, elle n’admire pas Rousseau tout entier : cette prophétesse de perfectibilité ne peut se sentir en complet accord d’idées avec le philosophe qui voyait dans l’état de nature l’âge d’or du genre humain ; cette missionnaire de la liberté individuelle ne saurait adopter chez l’auteur du Contrat social des principes politiques dont la conséquence implacable est l’asservissement de l’individu à la société ; cette grande dame éprise de la vie mondaine, cette discoureuse éloquente dont l’esprit brille dans les salons, répugne à la sauvagerie misanthropique et solitaire où l’hypocondre Jean-Jacques s’était de bonne heure retranché. Ce qui passe tout naturellement de Rousseau en elle, c’est ce qu’il y avait chez lui de tendresse passionnée, d’expansion sentimentale, d’invincible confiance en la bonté native de l’homme. Elle répudie tout ce qui, dans la philosophie de son maître, est intolérance, pessimisme, défi d’un maniaque à la civilisation ; mais elle adopte tout ce que cette philosophie a de fortifiant, de consolateur, de propre à relever notre nature, tout ce qui peut s’accorder avec son optimisme inné, son ardeur généreuse et confiante, son rêve d’une humanité toujours plus heureuse et toujours meilleure, sa foi dans le triomphe définitif de la vérité sur l’erreur et du bien sur le mal.

C’est aussi de Jean-Jacques, auquel la rattachent d’ailleurs les affinités de la race et l’éducation religieuse, qu’elle tient un spiritualisme à l’épreuve du doute, à l’abri de toute défaillance. Quand elle débute, sa profession de foi est celle du vicaire savoyard. Profondément imbue de l’idée morale, elle est spiritualiste non seulement parce qu’elle croit en Dieu et en l’âme immatérielle, mais encore parce qu’elle conçoit une religion toute d’esprit et de sentiment qui n’a besoin ni de pompe ni de symboles, et qui est une communion intime de l’homme avec Dieu. De ce spiritualisme qui fait le fond même de sa nature, elle penchera de plus en plus vers le christianisme, sinon pour en adopter les dogmes, au moins pour en revêtir l’esprit ; mais — c’est ce qui la distingue de Chateaubriand — si elle peut devenir chrétienne, elle ne sera jamais catholique.

Bien jeune encore, Mme de Staël fut témoin de la Révolution. Elle salua avec enthousiasme les revendications légitimes et les pacifiques conquêtes ; plus tard, elle se garda d’imputer aux principes les crimes des hommes. Le lendemain même de la Terreur, elle publie son livre de la Littérature. Et que veut-elle y prouver ? Laissons-la parler elle-même : « Que la raison et la philosophie acquièrent toujours de nouvelles forces à travers les malheurs sans nombre de l’espèce humaine. » Les plus violents excès de la période révolutionnaire ne refroidissent même pas chez elle cette foi dans le progrès qui demeure le plus puissant ressort de son activité intellectuelle et morale. Les démentis apparents de l’histoire contemporaine se heurtent contre ses convictions sans les ébranler.

Elle fut révoltée par les crimes, mais attendrie par les misères et les douleurs. La sympathie native de son âme s’apitoya. De là, cette mélancolie, non inerte, mais active, non égoïste et morbide, mais généreuse et saine, dont elle vante déjà la robuste fécondité, ce goût de tristesse grave que va développer en elle une initiation plus intime à « l’esprit du Nord ». En même temps, son intelligence avide s’élançait par delà la Révolution, cherchant à entrevoir les perspectives nouvelles qu’une aussi profonde crise ouvrait à l’esprit, pour s’y engager la première et y guider ses contemporains. Avec le don des intuitions vives et impétueuses qui éclairent d’un trait tout l’horizon, elle a une faculté de s’approprier aux divers milieux intellectuels, un empressement à tout sentir, une aptitude à tout comprendre, qui la prédestinaient à être la grande inauguratrice de l’ère nouvelle. La voilà qui répudie ses origines toutes mondaines et classiques pour fraterniser avec la démocratie naissante. Son goût, naturellement libéral et hospitalier, s’élargit de plus en plus. Elle sent que l’esprit républicain permettra de « transporter dans la littérature des beautés plus énergiques, un tableau plus philosophique et plus déchirant des événements de la vie ». L’introduction d’une nouvelle classe dans le gouvernement de la France peut, au premier coup d’œil, simuler la barbarie ; mais cette barbarie féconde porte dans ses flancs une autre forme de société, et à cette société nouvelle doit répondre une nouvelle esthétique, plus libre, plus variée, qui permettra de « reculer les bornes de l’art ». La tragédie de Racine, quelque admiration qu’elle mérite, ne peut survivre au régime social qui l’a vue fleurir : c’est là ce que Mme de Staël a compris, ce qu’elle explique à son temps, et, loin de se répandre en stériles regrets sur un passé qui ne saurait renaître, elle travaille avec confiance à un avenir dont elle a deviné le sens.

Sa naissance, son éducation, son milieu, les vicissitudes de son existence, défendirent de tout temps Mme de Staël contre les préjugés et les dédains du purisme. Il faut rapporter à ces influences diverses l’« européanisme » intellectuel qui est un des traits caractéristiques de son esprit et de l’action qu’elle exerça sur notre littérature. Appartenant par sa famille à une cité toute cosmopolite, sa religion ne la dépaysait pas moins que ses origines : elle avait été élevée par une mère strictement calviniste dans un pays où le catholicisme marquait toute chose de son empreinte, aussi bien les doctrines littéraires que les institutions politiques et sociales. La plus grande portion de sa vie, à partir de la Révolution, s’écoula à l’étranger. Elle passa en Suède, en Russie, en Angleterre ; elle demeura en Italie ; elle fit en Allemagne un séjour de longue durée. Quand elle rentrait en France, un ministre de l’empereur lui déclarait que « l’air du pays ne lui convenait pas ». Elle eut pour amis des Genevois comme Sismondi et Benjamin Constant, des Bernois comme Bonstetten, des Allemands comme Schlegel, dont elle fit même le précepteur de ses enfants ; et quelle action un tel entourage ne devait-il pas exercer sur ce génie essentiellement curieux, toujours en quête d’aperçus nouveaux, d’idées originales, et qu’un goût moins sûr que hardi ne défendait pas toujours contre des sympathies trop empressées ?

C’est par l’influence de l’Italie que Mme de Staël fut initiée à la beauté plastique. Sans doute, cette incorrigible penseuse n’en continua pas moins de préférer la « littérature à idées » mais le sens de la forme s’éveilla dès lors en elle, et sa prédilection pour les écrivains philosophes ne l’empêcha plus d’apprécier ceux qu’avait séduits l’idole de l’art. Sans le voyage en Italie, Delphine ne serait point devenue Corinne. C’est par l’influence de l’Allemagne que le sentiment, l’enthousiasme, la religion mystique du beau, l’emportèrent définitivement sur ce goût d’analyse, auquel on reconnaissait toujours en elle, malgré ses protestations, l’esprit persistant du xviiie siècle. Mme de Staël eut pour mission d’inoculer au génie français une foule de sentiments et d’idées que son cosmopolitisme empruntait de tout pays pour les accommoder au nôtre. « Désormais, a-t-elle dit elle-même, il faut avoir l’esprit européen. »

En la suivant dans le développement graduel de son esprit pour noter au passage les éléments divers qui y concoururent, nous ne devons pas oublier ce qu’elle doit à Chateaubriand. Mais, si Chateaubriand lui enseigna le pouvoir des mots, lui révéla les secrets de la phrase, les prestiges des belles lignes et des rythmes harmonieux, il ne fut pour rien dans l’évolution morale qui l’inclinait de plus en plus vers le christianisme. C’est là, chez elle, un penchant natif, et qui se développe de lui-même. Dès la Littérature elle manifestait ses sympathies pour la religion chrétienne, à condition d’en retrancher ce qu’elle appelle les inventions sacerdotales. Et quoi de plus profondément chrétien, dans le sens intime du mot, que cette fatigue de tout ce qui se mesure, ce sentiment de ce qu’il y a d’incomplet dans notre destinée et d’inassouvi dans nos désirs, auquel elle attribue « les plus grandes et les plus belles choses que l’homme ait faites » ?

D’ailleurs, alors même que le christianisme l’attire le plus fortement, qu’elle le considère comme « la source même du génie moderne », dans ces pages de l’Allemagne qui s’en inspirent avec tant de ferveur, sa conception religieuse n’offre aucune ressemblance avec celle de Chateaubriand. Ce qu’elle oppose à la pompe du paganisme, ce n’est point l’éclat de je ne sais quel Olympe catholique, mais « la douleur, l’innocence, la vieillesse, la mort d’un chrétien ». Pour convertir un incrédule, elle l’enverra, non pas dans une superbe cathédrale où la fumée de l’encens, la magnificence des décors, les mystiques sonorités des orgues, s’accordent pour enchanter nos sens et pour éblouir notre imagination, mais dans une pauvre église de campagne, dans une église toute nue où la présence de Dieu se révèle sans images et sans artifices à quelque humble auditoire de paysans. Pour elle, « le sanctuaire du christianisme est au fond de l’âme ». Plus profondément religieuse que Chateaubriand, elle l’est surtout par le cœur comme Chateaubriand par l’imagination.

Si nous nous expliquons maintenant sous quelles influences se développa son génie, nous comprendrons plus aisément quelle part lui revient dans le mouvement littéraire du siècle.

Pour résumer d’un mot son rôle, nous pourrions dire qu’elle initia la France à « l’esprit septentrional ». Dans sa Littérature elle consacrait déjà plusieurs chapitres aux poètes d’outre-Manche et d’outre-Rhin. Quant à son livre sur l’Allemagne, c’est un dithyrambe passionné en l’honneur du génie germanique. L’Allemagne nous était restée jusqu’au début du xixe siècle presque entièrement inconnue. Voltaire n’avait guère eu de relations littéraires qu’avec Gottsched, disciple fidèle du goût classique. Les Idylles de Gessner et la Messiade pénétrèrent plus tard en France ; l’Assemblée nationale décerna à Schiller en même temps qu’à Klopslock le titre de citoyen français ; mais, si quelques grands noms étaient parvenus jusqu’à nos oreilles, le mouvement d’idées qui venait de s’opérer en dehors de notre influence et même dans un sens contraire à notre tradition, nous avait complètement échappé : ce fut Mme de Staël qui nous le révéla.

Mieux qu’aucun de ses contemporains, l’auteur de l’Allemagne sent le besoin d’une rénovation. « La stérilité dont notre littérature est menacée ferait croire, dit-elle, que l’esprit français a besoin maintenant d’être régénéré par une sève plus vigoureuse. » Elle veut emprunter au génie du Nord le sérieux et la profondeur, qui, d’après elle, en sont les caractères distinctifs. Toute sa philosophie littéraire se rapporte à la division qu’elle établit dès le début : d’une part, la poésie imitée des anciens, de l’autre, celle qui doit sa naissance à l’esprit du moyen âge ; d’une part, « la poésie qui, dans son origine, a reçu du paganisme sa couleur et son charme », de l’autre, « celle dont l’impulsion et le développement appartiennent à une religion essentiellement spiritualiste ». À cette vue se rattache déjà la Littérature, et l’auteur y avoue hautement que « toutes ses impressions, toutes ses idées, la portent de préférence vers le Nord ». Lui reproche-t-on de renier les traditions domestiques, de trahir le génie français, elle répond qu’élever autour de la France une sorte de grande muraille, c’est en faire une nouvelle Chine. On peut, d’ailleurs (et c’est ce qu’elle ajoute), respecter les vrais principes du goût classique, tout en admirant « ce qu’il y a de passionné dans les affections que les Septentrionaux éprouvent, de profond dans les pensées qu’ils conçoivent », tout en inculquant à notre littérature à « ce qu’offre de beau, de sublime, de touchant, la nature sombre qu’ils ont su peindre ». Elle est loin de vouloir que nous nous asservissions au Nord : les idées nouvelles que nous fournira l’Allemagne, « patrie de la pensée », nous devrons les modifier à notre manière et leur imprimer notre marque, mais en dépouillant nos superstitions indigènes, en élargissant notre critique, en cessant de regarder « le siècle de Louis XIV comme un modèle de perfection au delà duquel aucun écrivain éloquent ni penseur ne pourra jamais s’élever ».

Dès sa Littérature, Mme de Staël avait été accusée de présenter « une poétique nouvelle ». Elle a beau s’en défendre, c’est bien une nouvelle poétique qu’elle apporte en effet au nouveau siècle. Mais elle ne substitue point des règles à d’autres règles, des formules neuves à de vieilles formules. Émanciper l’art en l’affranchissant des formules et des règles, tel est justement le caractère original de cette poétique pour laquelle le vrai bon goût n’est que l’observation raisonnée de la nature. Elle reproche aux législateurs du classicisme une critique purement négative qui « ne s’attache qu’à ce qu’il faut éviter », qui masque le temple même de l’art par un laborieux échafaudage de préceptes stérilisants et pédantesques. Elle trouve qu’il y a trop de freins en France pour des coursiers si peu fougueux. Elle dit leur fait aux unités dramatiques : s’y assujettir, c’est préférer une symétrie factice à la vérité de l’action, c’est sacrifier le fond à la forme comme dans les acrostiches. Elle demande sur la scène des sujets plus appropriés au public, moins de pompe, un naturel qui ne craigne pas d’aller parfois jusqu’à la vulgarité pour relever l’effet du sublime, des car.ictères complets au lieu de passions abstraites, de véritables hommes au lieu de t marionnettes héroïques », moins de logique dans les personnages et de géométrie dans la coupe de l’action. Sortant de la tragédie et de la comédie, dont la forme classique lui semble artificielle, du genre descriptif et didactique, où elle reconnaît que nous avons excellé, Mme de Staël annonce le grand élan poétique de notre siècle ; elle convie les générations prochaines à ce lyrisme qui déborde d’un cœur inspiré en effusions involontaires et soudaines « comme les chants de la Sibylle ou des prophètes ». Elle veut qu’on fasse œuvre de poète en s’abandonnant à son inspiration, et qu’on juge d’un poème par l’impression qu’on en reçoit. À un ouvrage médiocre et correct, elle en préfère un dont les taches et les défauts sont rachetés çà et là par quelque trait de génie. Elle oppose le sentiment au mécanisme, l’abandon du cœur aux dextérités de l’esprit, la candeur de la nature aux procédés factices de l’art.

Dans le fond, sa préoccupation essentielle, c’est la morale. Elle y revient toujours et y ramène tout. Son art poétique peut se résumer tout entier dans cette exhortation qu’elle adresse aux poètes : « Soyez vertueux, croyants, libres, respectez ce que vous aimez, cherchez l’immortalité dans l’amour et la Divinité dans la nature ; sanctifiez votre âme comme un temple. » Elle se prend à l’ironie qui réduit tout en poussière. Elle a compris que le temps est passé des plaisanteries plus ou moins piquantes contre ce qui est sérieux, noble et divin. Elle annonce une doctrine de croyance et d’enthousiasme qui confirme par la raison ce que le cœur nous révèle. Elle déclare qu’on ne rendra désormais quelque jeunesse à l’humanité qu’en retournant à la religion par la philosophie et au sentiment par la raison. La première condition pour renouveler l’art et la poésie consiste à régénérer la vie interne de l’âme. Or c’est de religion et de sentiment que l’âme vit. Nos poètes classiques ont su mettre envers l’esprit d’une société raffinée et brillante ; à la poésie romantique, qu’elle exalte chez d’autres peuples et dont elle pressent chez nous une prochaine floraison, il est resté tout le domaine des impressions solitaires, des rêveries lointaines, des contemplations recueillies et pieuses.

Tel est l’idéal vers lequel Mme de Staël se tourne de plus en plus. Âme tout en dehors, improvisatrice ardente, vaillante nature de guerrière toujours en mouvement et en action, la voilà qui fait de la « mélancolie » le sceau par excellence de l’élection divine, un signe de profondeur aussi bien qu’un gage de fécondité. Dans l’Allemagne, ce qui inspire toute son esthétique comme toute sa morale, c’est le sentiment de l’infini, « véritable attribut de l’âme », source du génie et de la vertu.

Cet infini, elle ne le sent pas seulement en elle, mais aussi dans l’univers. Son cœur se met en communion avec la nature extérieure. Nous l’entendons célébrer avec enthousiasme ces scènes et ces spectacles du monde visible sur lesquels son œil ne se serait jadis même pas arrêté. Mais ce qu’elle y voit, ce ne sont point, comme Chateaubriand, des lignes et des couleurs, c’est une âme qui vient chercher la sienne et s’entretenir avec elle. Elle n’admire ni ne traduit ce qui est purement sensible ; elle n’a ni crayon pour tracer les contours, ni pinceau pour reproduire les nuances et les reflets, ni gamme de sonorités inflnies pour rendre les accords. Elle considère l’univers comme un assemblage de symboles dont la forme lui est indifférente et qui n’ont d’intérêt à ses yeux que par l’idée dont ils sont les signes. Elle trouve je ne sais quel rapport entre l’azur des cieux et la fierté du cœur, entre un rayon de lune qui repose sur la montagne et le calme de la conscience ; et, vers le soir, quand, à l’extrémité du paysage, le ciel semble toucher de si près à la terre, son imagination se figure par delà l’horizon un asile de l’espérance, une patrie de l’amour, un sanctuaire de l’immorlalité. « C’est, dit-elle, cette alliance secrète de notre âme avec les merveilles de l’univers qui donne à la poésie sa véritable grandeur » ; et elle compare le poète à ces « sorciers » dont toute la magie consiste en une intimité si étroite avec les éléments, qu’ils découvrent les sources par l’émotion nerveuse qu’elles leur causent.

Moraliste dans l’âme, Mme de Staël est, pour user de son expression favorite, un grand « esprit penseur », elle n’est point un grand écrivain. La rapide succession des pensées et des sentiments qui se pressent sous sa plume ne lui laisse pas le temps de songer à la forme dont elle les revêt, et elle n’en a pas plus le goût que le temps. Sa sensibilité est trop vive et sa conception trop prompte : chez l’artiste pur il y a nécessairement quelque paresse de l’intelligence, quelque indifférence du cœur. Elle a trop de candeur et de spontanéité : chez l’artiste pur il y a nécessairement (qu’on prenne le mot au sens étymologique) une certaine dose d’hypocrisie. Mme de Staël écrit comme elle parle et sans pouvoir mettre dans son style la vivante action de sa parole. Ses plus beaux livres n’ont pas été écrits ; c’étaient ses improvisations. Nul écrivain n’a plus fait qu’elle pour l’art, en ce sens qu’aucun n’a jamais répandu autour de lui des idées plus fécondes et plus vivifiantes. Mais ces idées, paradoxales quand elle les exprimait la première, devinrent banales vingt ou trente ans plus tard. Elles ne lui appartiennent plus. Elles sont tombées dans le domaine commun, et personne n’a besoin d’ouvrir la Littérature ou l’Allemagne pour les y trouver. Suivant la profonde parole de Buffon, c’est le style qui est propre à l’homme. Or Mme de Staël n’a pas de style. Voilà pourquoi, de tout ce qu’elle laissa après elle, sa mémoire seule semble promise à la postérité. Aucun écrivain n’est plus célèbre, aucun n’est, en réalité, moins connu. On consent à l’admirer de confiance, mais qui la lit encore ? Elle a discouru la plume à la main, et des causeries écrites, si éloquentes qu’elles soient, ne feront jamais un monument. Aussi, bien supérieure à Chateaubriand pour l’étendue et la fécondité de l’esprit, elle ne vivra sans doute que par le nom.

Mme de Staël n’en a pas moins exercé sur le mouvement littéraire de notre temps une influence plus profonde et plus diversifiée que Chateaubriand lui-même. Unissant le xviiie siècle au xixe, elle a conservé du premier ce qu’il contenait de plus noble et de plus pur, elle a découvert pour le second les inspirations nouvelles où il devait puiser. Élans de l’âme vers l’infini, méditations ferventes, tendres intimités, n’est-ce pas là ce que le nouveau siècle allait exprimer, avec cette émotion religieuse dont elle avait rouvert la source ? Mais la régénération du sentiment poétique n’est qu’une partie de son œuvre. Elle a contribué plus que personne à cette émancipation de l’art qui fut le mot d’ordre de la génération suivante. Elle a fait la guerre aux préjugés littéraires avec une chaleur d’éloquence et une justesse de vues qui assuraient dès lors la victoire du romantisme. D’une intelligence trop compréhensive pour être systématique, elle a amorcé des voies dans tous les sens. Elle a mis sa gloire à tout deviner et à tout saisir, ou plutôt c’était là le rôle prédestiné de cette âme sympathique, de cet infatigable esprit. En affranchissant l’art, elle a du même coup renouvelé toute notre philosophie littéraire. Le premier de ses grands ouvrages instituait une critique nouvelle qu’elle appliqua bientôt après dans le second, la critique moderne, notre critique explicative et éclectique, moins jalouse de juger que de comprendre, ne se piquant ni de théories absolues ni de conclusions décisives, se prêtant d’elle-même à l’infinie variété des caractères et des talents plutôt que de violenter la nature pour obtenir à tout prix un trompe-l’œil d’unité artificielle et raide.

Retremper la vie intime du cœur et le sentiment religieux, délivrer l’art des règles étroites et des formules stériles, renouveler l’esprit de la critique littéraire, telle est à grands traits l’œuvre de Mme de Staël. S’il ne doit rester d’elle qu’un nom, ce nom sera toujours celui d’un grand initiateur. Elle a inauguré dans les directions les plus diverses le mouvement intellectuel et moral de notre époque. Elle a ensemencé le siècle d’idées fécondes ; elle a donné comme une nouvelle âme à notre poésie.

Si l’on peut dire que Mme de Staël, dont l’esprit est allé sans cesse se développant, a réalisé pour elle-même, dans la suite de son progrès intellectuel et moral, cette théorie de la perfectibilité qui fut le fondement même de sa philosophie, ce qui frappe au contraire dans Chateaubriand, c’est la fixité des vues d’après lesquelles il compose sa vie aussi bien que ses ouvrages. Ce xixe siècle que Mme de Staël veut unir au xviiie, Chateaubriand l’y oppose. Il est le promoteur d’une réaction pour laquelle tout accommodement serait une trahison et un sacrilège. Et même, en se tenant à ce point de vue, son Essai sur les révolutions pourrait fort bien rentrer dans l’unité de son œuvre, puisqu’il est dirigé tout entier contre la doctrine du progrès, dernier mot de la philosophie que le xviiie siècle léguait au nôtre. Si Chateaubriand n’y est pas encore chrétien, il semble, après tout, que l’état moral dont témoigne l’œuvre soit très favorable à la conversion, et qu’un jeune homme si douloureusement sceptique ne doive pas regimber contre les aiguillons de la grâce.

Cette théorie de la perfectibilité qu’il attaque dans l’Essai en vertu de son scepticisme, il la réfutera bientôt, dans le Génie du christianisme, en vertu de sa foi chrétienne. À cette époque, Mme de Staël en était l’interprète le plus en vue, et c’est contre elle qu’il se tourne. Il se pose en antagoniste naturel du xviiie siècle, qu’elle représente ; il profite d’une polémique entre elle et Fontanes, son ami, pour prendre lui-même parti et position. Il écrit sa lettre au Mercure : dans cette lutte qu’il va soutenir contre la philosophie rationaliste, c’est son premier coup d’épée. « Vous n’ignorez pas, dit-il, que ma folie à moi est de voir Jésus-Christ partout comme Mme de Staël la perfectibilité. » Voilà Chateaubriand tout entier. Il est, dès 1800, l’apologiste de la religion chrétienne ; il le sera toute sa vie et dans tous ses ouvrages, depuis le Génie du christianisme jusqu’à la Vie de Rancé. Il est le chevalier de la Croix, et, lors même qu’il aura de longs accès de doute et de désespoir, il restera fidèle par point d’honneur, sinon par foi, moins sensible ao reproche d’impiété qu’à celui de félonie.

Ce qu’il y a de plus significatif dans ce christianisme, qui sonne parfois un peu creux, c’en est la conception tout artistique et décorative. Nous touchons là au caractère essentiel de Chateaubriand, à ce qui fait l’originalité propre de son génie. Il a au plus haut degré ce goût et ce sens de la beauté plastique qui manquaient à sa rivale. La première, avec son impatience avide, parcourt sa vaste carrière en tout sens, saute d’un aperçu à un autre, s’épuise et se dévore elle-même ; le second a circonscrit tout d’abord son domaine, et, dans les limites qu’il s’est tracées, il l’embrasse tout entier d’un coup d’oeil ; il est maître de lui-même, il sait régler son élan d’avance, se contenir et même se contraindre. Mme de Staël ouvre des vues. Chateaubriand ordonne des formes. Mme de Staël est une idéologue, Chateaubriand est avant tout un artiste.

Il l’est dans sa vie elle-même, qu’il arrange et dispose pour l’effet. Des amours fatales ou grandioses, un voyage de découverte à travers les solitudes du Nouveau-Monde, un chemin de Damas tout inondé de rayons et tout éclatant de tonnerres, un duel à mort avec le maître omnipotent de l’Europe, un pèlerinage éblouissant de Paris à Jérusalem en passant par Athènes et par Memphis, l’auréole chrétienne et le reflet de la Muse grecque, les triomphes de l’ambition et puis le dédain du pouvoir, plus glorieux que le pouvoir même, une apothéose, soignée et ménagée de longue main, qui prosterne tout un siècle aux pieds d’un homme : telle fut son existence depuis les légendes imposantes et sombres du berceau jusqu’à cette tombe que, par un dernier prestige, l’illustre poète s’était fait préparer en face de l’Océan, comme si tout autre voisinage eût été une insulte à ses cendres.

On peut signaler maints écarts dans la vie de Chateaubriand, maints défauts dans son caractère ; mais, dans l’une pas plus que dans l’autre, on ne saurait trouver aucune tache. Les vertus qu’il pratique n’ont rien de bourgeois ; plus éclatantes que solides, ce sont celles qui doivent le mieux rehausser et faire valoir son génie. Elles se résument toutes dans le sentiment de l’honneur, qui, à travers tant de caprices et tant d’imprudences, le préserva toujours des compromissions vulgaires. Chateaubriand joua un personnage ; il introduisit le romantisme jusque dans les affaires d’État ; il ne vit trop souvent dans la politique qu’une occasion de parade grandiose. Ses inconséquences de conduite, son amour des postures, les raffinements de sa vanité, les impatiences et les saccades de son ambition, toutes ses contradictions et toutes ses faiblesses, sont, après tout, celles d’un poète et d’un acteur ; et, si l’homme privé est en lui égoïste, orgueilleux, inégal, si l’homme public manque de tenue et de teneur, peut-être même de gravité, l’acteur et le poète prêtent à son existence tout entière, vue d’en dehors à titre de spectacle, une noblesse d’attitude et un prestige de générosité qui se sont toujours alliés chez lui à la grandeur du talent.

Chateaubriand est à la fois personnel par le caractère et « objectif » par le génie. Personnel, c’est ce que montre suffisamment son œuvre. Il y est toujours en scène. Il se peint dans tous ses héros, il pose pour toutes ses créations. Lui-même se compare à ces animaux qui, « faute d’aliments extérieurs, se nourrissent de leur propre substance ». Mais il sait pourtant se détacher de lui-même et choisir pour se peindre ses plus belles et ses plus nobles attitudes. Il ne s’abandonne jamais ; jamais, chez lui, l’émotion du moment ne s’épanche en liberté ; jamais il n’improvise ses larmes. « Je pleure, dit-il, mais c’est au son de la lyre d’Orphée. »

Puisque Chateaubriand s’est complu dans le personnage de René, qui, sous ce nom ou sous d’autres, reparaît de poème en poème comme la figure caractéristique de son œuvre, comparons-le, ce type du désenchantement et de l’inanité morale, à l’Oberman de Sénancour, et voyons ce qu’était le véritable René avant que l’imagination charmeresse et l’art éblouissant d’un poète vinssent illuminer sa brume et la changer en auréole. Chateaubriand n’a point affecté sa tristesse. « Je crois, disait-il, que je me suis ennuyé dès le ventre de ma mère. » Il est « le grand inspiré de la mélancolie », celui qui ne peut pas être consolé. L’âme de René, cette âme démesurée que toute limite gêne comme un obstacle et blesse comme un affront, dont l’activité s’use sans fruit, qui meurt de ses désirs sans pouvoir, non seulement les satisfaire, mais même les préciser, c’est sans doute celle de Chateaubriand lui-même avec toutes ses misères aussi bien qu’avec toutes ses grandeurs, avec cette capacité d’infini qui restera toujours vide. Pourtant, comme sa sincérité laisse paraître l’artiste ! Comme elle se complaît à l’arrangement, à l’apprêt, à la draperie, à la recherche de l’effet pittoresque ! Oberman s’abîme dans une contemplation morne ; il ne prétend point se parer de sa douleur ; il ne montre pas avec orgueil sa blessure ; la mélancolie répand autour de lui je ne sais quelle tristesse terne et aride. René, au contraire, caresse le mal dont il gémit. Il ne peut pas, mais il ne veut pas non plus être consolé ; ou plutôt, si le malade souffre, le poète le berce en lui chantant ses souffrances avec une magnificence de paroles qui les rendent enviables et glorieuses. René, c’est un chevalier que poétisent sa naissance, la gloire de ses armes, ses voyages lointains et mystérieux au pays du soleil levant, c’est l’amant fascinateur qui inspire fatalement les irrésistibles passions, c’est un front que marque le sceau du génie, c’est, entre tous, le confident des dieux et l’élu de la Muse. — Et son irrémédiable tristesse ? Sans doute ; mais Oberman était la victime de l’ennui, et lui, il en est le héros.

Le christianisme de Chateaubriand, ce christianisme qui fait l’unité morale de toute son œuvre, se rattache à un idéal où la raison n’est pour rien, où le cœur lui-même est pour beaucoup moins que l’imagination. Nous ne renouvellerons pas contre lui les accusations que ses adversaires ne se firent pas faute de lui lancer quand ils virent le sceptique et le fataliste de l’Essai se poser en champion de la foi chrétienne. Nous croyons à la sincérité du poète ; nous croyons qu’il a réellement pleuré et qu’il a réellement cru, qu’il a cru parce qu’il avait pleuré. Certes, la foi de Chateaubriand n’est pas celle d’un Bossuet. Il a des défaillances, des accès de découragement. À de certains jours il est repris par ce pessimisme fondamental qui tourne chez lui tantôt à l’incrédulité absolue, tantôt à un christianisme exalté. Lui-même l’a dit : « Cette alternative de doute et de croyance a fait longtemps de ma vie un mélange de désespoir et d’ineffables délices. » Mais, si fréquentes qu’aient pu être les éclipses de sa foi, c’est la foi pourtant qui lui a inspiré son œuvre et tout particulièrement ce Génie du christianisme qu’il composait en expiation de l’Essai. Ce que nous suspectons en Chateaubriand, ce n’est pas la sincérité d’une ferveur qu’il pousse jusqu’au mysticisme, jusqu’à la superstition mythologique ; c’est la solidité, c’est presque le sérieux de la conviction religieuse.

Toute l’argumentation, dans le Génie du christianisme, est déraisonnable, absurde, puérile. La divinité de la religion chrétienne peut-elle se démontrer par les migrations des oiseaux ? Que le serpent rampe, cela suffit-il vraiment pour établir le péché originel ? Le célibat des prêtres est-il bien autorisé par la virginité des abeilles ? Ajoutons aux « preuves » des descriptions de tournois et autres tableaux poétiques, des élans de sentimentalité et des accès d’enthousiasme : voilà la démonstration de Chateaubriand. À cette apologie du christianisme, c’est un roman d’amour, Atala, qui sert de préface, et l’on croit faire passer René pour une œuvre d’inspiration chrétienne en prétendant nous y montrer les funestes effets des passions dans un cœur que la grâce n’a pas touché. Mais Chateaubriand se souciait peu de verser le poison dans le calice. Du christianisme il n’a jamais vu que les beautés ». Il le traite en artiste ; il y cherche des motifs brillants, de riches décors. Le sanctuaire se convertit en musée, les Saintes Écritures en dictionnaire de mythologie. Parti pour un pieux pèlerinage dans la Palestine et au tombeau du Christ, le poète nous arrête chemin faisant, à chaque paysage historique ou pittoresque, et il nous confesse à la fin qu’il allait en Terre-Sainte se préparer des couleurs, chercher une gloire qui le fit aimer.

Prenons Chateaubriand pour ce qu’il est. Il ne compose pas un traité de théologie ; il fait une œuvre d’art chrétien, mais avant tout une œuvre d’art. Ce qu’il se propose de prouver dans le Génie du christianisme, c’est que, de toutes les religions qui ont jamais existé, la religion chrétienne est la plus poétique. À la fin du xviiie siècle, le christianisme passait pour une superstition gothique et puérile : Chateaubriand n’en démontra pas la vérité, comme l’avait jadis entrepris Pascal, il ne voulut qu’en faire ressortir les beautés sentimentales et esthétiques. Au lieu de pénétrer, comme l’auteur des Pensées, dans l’âme même de l’homme, il se prit au monde extérieur, aux belles apparences, à tout ce qui charme les sens. C’est une méthode d’artiste, opposée à celle du philosophe ; c’est la méthode « romantique ». Bonald, qui cherchait à prouver le christianisme par des faits, non par des images, par des raisonnements, non par des artifices et des prestiges, compare la religion, telle que la représente Chateaubriand, avec une reine qui se montre à son peuple dans une cérémonie solennelle, la couronne au front, tout élincelante d’or et de pierreries. L’auteur du Génie et des Martyrs ne convainc pas l’entendement, il trouble la sensibilité, il éblouit l’imagination. Dans Atala, au moment où l’on célèbre les mystères divins, « le soleil sort d’un abîme de lumières, et son premier rayon rencontre l’hostie consacrée que le prêtre, en cet instant même, élevait dans les airs » : on peut dire de Chateaubriand qu’il a doré l’hostie catholique.

Sa religion n’est en réalité qu’une esthétique. Son esthétique elle-même est celle d’un pur artiste, épris avant tout de noblesse et d’harmonie. Il a l’admiration assez large pour goûter le beau sous quelque forme qu’il se présente ; mais ses prédilections vont à la beauté classique. Le premier il a rendu sa place au xviie siècle méconnu, et, s’il le met au-dessus du xviiie, ce n’est pas seulement par aversion pour la philosophie de Voltaire et de Diderot, c’est aussi parce que l’art de Diderot lui semble inférieur à celui de Bossuet et l’art de Voltaire à celui de Racine. Cet ancêtre du romantisme veut renouveler la tradition, mais sans la déformer. Il est pour la distinction et la hiérarchie des genres ; il soutient l’unité dramatique et même les unités ; il se déclare contre le mélange du comique et du tragique ; il ne veut pas admettre le laid comme partie intégrante de l’œuvre d’art. Dès le début du siècle, il voyait le monde des lettrés divisé chez nous en deux écoles, l’une « qui n’admirait que des ouvrages étrangers », l’autre qui continuait la tradition du xviie siècle ; et c’était à la seconde qu’il se rattachait, pourvu qu’on lui permît quelques amendements. Lui-même définit son rôle quand il dit qu’« un homme marchant avec précaution entre les deux lignes, en se tenant toutefois beaucoup plus près de l’antique que du moderne », pourrait ainsi « marier ces deux écoles et en faire sortir le génie d’un nouveau siècle ».

Restaurateur du christianisme et du moyen âge, Chateaubriand est en même temps le révélateur de la beauté grecque. Son épopée catholique rajeunit la mythologie païenne avec une souveraine magie de style et de sentiment. Chantre du merveilleux biblique, il sacrifie aux habitants de l’Olympe : il se confesse dans les cathédrales d’une dévotion idolâtre aux dieux du Panthéon grec. Sa poétique est chrétienne par le fond ; mais comme il voudrait faire passer dans les œuvres qu’elle inspire un reflet de la beauté païenne ! On sent qu’il a lu l’Iliade et Œdipe roi avec non moins de ferveur que la Bible. Ses maîtres sont Homère et Sophocle. Dans les Martyrs, tout ce qui touche à la mythologie hellénique est charmant de fraîcheur, de grâce animée, d’aimable et vif coloris ; tout ce qui relève du merveilleux chrétien est embarrassé, lourd, froid, pénible, en même temps laborieux et enfantin. Dans l’Itinéraire, son paganisme natif le reprend dès qu’il aborde aux côtes de la Grèce. L’exaltation qu’il manifeste devant les souvenirs les plus précieux et les plus sacrés de l’antiquité chrétienne est parfois celle d’un homme qui se monte à plaisir et dont la tête seule est prise. En Grèce, au contraire, l’ivresse n’a rien de factice : le cœur et l’imagination sont également en fête. Point de tirades contraintes et de froides déclamations. Ce n’est pas ici l’enthousiasme qui se rendrait suspect, ce seraient plutôt les restrictions par lesquelles il veut après coup se le faire pardonner. Il est parti avec le bâton du pèlerin, et, dans ses doigts, ce bâton s’est changé en thyrse.

Amoureux des belles formes et des harmonieux contours, Chateaubriand est le maître de toute notre école pittoresque moderne. Sans doute, d’autres l’avaient précédé : Buffon, Rousseau, Bernardin. Mais la majesté de Buffon ne va pas sans quelque froideur ; Rousseau, non moins ample que Buffon, plus riche et plus gracieux, est encore un peu simple et uni dans ses descriptions de la nature ; il lui manque ce que Sainte-Beuve appelle le reflet et le velouté. Quant à Bernardin, lui-même disait (et qu’importe si ce n’était pas sans quelque ironie ?) : « Je n’ai qu’un petit pinceau, M. de Chateaubriand a une brosse ». Nous trouvons dans Chateaubriand la majesté de Buffon sans sa froideur, l’amplitude et la richesse de Jean-Jacques avec le nuancé de Bernardin. Pas, d’aspect auquel ne se prête son génie pittoresque, pas de doux qui ne lui aient fourni quelque inoubliable tableau. Savanes et forêts vierges du Nouveau-Monde, ruines de Sparte, montagnes delà Sabine « qu’enveloppe une lumière diaphane », Terre-Sainte avec ses solitudes « où des figuiers clairsemés étalent au vent brûlant leurs feuilles noircies », désolation grandiose de la campagne romaine, « horizons bas et plats de la Germanie », Chateaubriand a parcouru le monde d’un bout à l’autre, et chacune des contrées qu’il a traversées, il en emportait avec lui l’image saisissante et définitive qu’il sait nous rendre d’un seul coup de pinceau.

On lui reproche son inexactitude. Si la fidélité consiste à reproduire trait pour trait, Chateaubriand n’est pas un peintre fidèle. Bien qu’il recherche plus que nul de ses devanciers le détail précis, souvent même le détail technique, c’est l’impression d’ensemble qu’il veut avant tout obtenir. Sans scrupule, il ajoute ou retranche à la nature ; il la corrige. Il modifie ses souvenirs, il accommode ses paysages à l’effet qu’il veut produire. Ce serait un défaut chez un géographe.

La vérité ne consiste pas dans l’exactitude matérielle de chaque petit trait, mais dans l’impression générale qui résulte du tableau. Sainte-Beuve compare un chapitre du Voyage d’Anacharsis, celui d’Athènes, au passage correspondant de l’Itinéraire. De Barthélémy et de Chateaubriand, lequel a été le plus vrai ? Nous trouvons dans le premier un guide consciencieux et bien renseigné qui nous fait parcourir la ville en nous donnant à chaque pas d’excellentes indications ; le second est un magicien qui la ressuscite à nos yeux dans tout le mouvement de sa vie, avec son théâtre, où les Sophocle et les Euripide se disputaient la couronne d’olivier, sa place publique, où semble vibrer encore l’éloquence d’un Démosthène, son Pirée, où les vaisseaux aux banderoles pointes rapportaient la pourpre de Tyr et les parfums éthiopiens. Quel est le plus vrai des deux ? C’est le moins exact.

Ce que nous disons du « descriptif », nous pourrions le dire de l’historien. Son œuvre tout entière, les Martyrs en particulier, dénote chez lui un sentiment de la réalité, un don d’animer et de peindre, un pouvoir d’évocation qui sont, pour ainsi dire, l’âme de l’histoire. Si l’on compare avec cette épopée où l’antiquité païenne et chrétienne vit et se meut sous nos regards les ouvrages d’érudition sèche ou de philosophie abstraite que produisaient nos meilleurs historiens, on reconnaîtra dans Chateaubriand le premier initiateur de la renaissance historique dont notre époque est si fière.

« L’imagination, a-t-il dit, est à l’érudition comme un coureur qui pousse toujours, comme un Cosaque qui fait ses pointes. » Cette parole ne saurait s’appliquer à personne aussi bien qu’à lui-même. Il a fait ses pointes ; il a été, dans le domaine de l’histoire comme dans tous les autres, l’éclaireur du xixe siècle. Quelques pages d’une épopée où il ne cherchait le vrai qu’en vue d’un effet poétique, déterminèrent en tout ce genre d’études une véritable révolution. Il suffit de rappeler l’éclatant témoignage que l’auteur des Récits mérovingiens rend à celui des Martyrs. Les in-folio dans lesquels les érudits de profession n’avaient trouvé qu’une morne poussière déroulèrent aux yeux du poète une série de merveilleux tableaux. Et c’est pourquoi, tout compte fait, il y a plus de vérité historique dans les visions de cet artiste que dans les laborieux commentaires ou dans les savantes compilations des historiens en titre. La science atteint l’exactitude, il appartient à l’art seul de saisir la vérité.

Chateaubriand n’a porté dans l’étude des faits ni suite ni désintéressement. Son érudition, si hérissée qu’elle se fasse dans telle note ou dans tel appendice, ne date sans doute que de la veille. Il l’a acquise en vue d’un profit immédiat. Le poète chez lui a précédé l’historien, et l’on peut même dire qu’il ne considère l’histoire que par son côté poétique. Mais l’historien est vrai, parce qu’il anime le spectacle des choses ; il est vrai, parce qu’il a des illuminations subites qui éclairent jusqu’au fond les événements et les hommes, parce qu’il embrasse d’un coup d’œil tout ce qu’une tenace et savante analyse fait péniblement entrevoir à l’érudit, parce qu’il sait quel est le mot, le geste qui résumera tout un personnage, quelle est la circonstance distinctive, le détail cru et significatif qui donnera son caractère à toute une époque ; enfin, parce qu’en devenant historien il n’a pas cessé d’être artiste et d’être poète. Comme la poésie, l’histoire a sa muse : muse de l’histoire et muse de la poésie, toutes deux se sont unies pour inspirer l’auteur des Martyrs.

Virtuose avant tout, Chateaubriand pousse le culte de la forme jusqu’à la superstition. C’est par le style qu’il est surtout admirable. Le plus hardi de nos écrivains, il a pleine conscience de ses audaces ; il ose avec une sûreté tranquille et intrépide. Cette hardiesse, il l’allie d’ailleurs, dès que la maturité calme ses juvéniles effervescences, avec une mesure toute classique. Il ne se livre pas tout entier à la fougue de son imagination. Il sait se modérer et se contenir, maîtriser tout écart qui altérerait l’harmonie des lignes ou la noblesse des formes. En même temps il dédaigne les fioritures du style ; il est trop vaillamment épris du beau pour aimer le joli ; dans sa magnificence elle-même il reste sobre comme les vrais maîtres. C’est le roi de la phrase. Il a la magie du verbe, le don des images triomphales, des périodes superbes et grandioses. Il a aussi ce secret du nombre et du rythme qui s’était perdu dans la langue des vers depuis le divin Racine, et que notre prose avait toujours ignoré. « Chateaubriand, dit Chênedollé, est le seul prosateur qui donne la sensation du vers. D’autres ont eu un sentiment exquis de l’harmonie, mais c’est une harmonie oratoire. Lui seul a une harmonie poétique. »

Écrivain de métier et de vocation, il porte un intérêt passionné à tout ce qui touche son art. Il poursuit l’épithète rare et pittoresque, il recherche jusque chez nos plus vieux auteurs l’archaïsme expressif et savoureux. Son Essai sur les révolutions renferme un chapitre, le dernier, intitulé Nuit chez les Sauvages de l’Amérique : en reprenant cette description dans le Génie du christianisme, il ne manque pas d’inviter le lecteur à comparer les deux morceaux « pour voir ce que le goût lui a fait changer ou retrancher dans son second travail ». Une note des Martyrs nous avertit que le chant de Gymodocée dans la prison est le plus soigné de tout le poème, « qu’il ne s’y rencontre qu’un seul hiatus », et que cet hiatus « glisse facilement sur l’oreille ». Sans doute, l’écrivain lui-même, dans Chateaubriand, a ses défauts : trop d’effets, du creux, quelque chose de factice et de théâtral. Mais ces défauts sont encore plus ceux de la pensée que ceux du style. Ils tiennent d’ordinaire à ce qu’il y a de disproportionné entre le fond et la forme. C’est l’idée qui n’est pas assez forte pour supporter l’expression.

« Je me suis rencontré, dit Chateaubriand, entre deux siècles, au confluent de deux fleuves : j’ai plongé dans leurs eaux troubles, m’éloignant à regret du vieux rivage où j’étais né et nageant avec espérance vers la rive inconnue où vont aborder les générations nouvelles. » C’était trop peu dire. Il aborda cette rive, il l’explora, il y guida ces nouvelles générations qui ne tardèrent pas à le suivre. L’histoire littéraire du xixe siècle dérive de deux grandes sources : Mme de Staël et Chateaubriand. À l’une le monde des idées, à l’autre celui des images. Langue, poésie, roman, histoire. Chateaubriand a renouvelé l’art tout entier dans sa forme extérieure, il l’a pour toujours marqué de son empreinte. Sa gloire remplit la première moitié du siècle et se prolonge avec son influence jusque dans la seconde moitié. Alfred de Vigny et Victor Hugo descendent directement de lui. Lamartine lui-même, génie d’une tout autre famille, l’a pourtant célébré comme le maître de sa génération. Plus tard, Gustave Flaubert, Leconte de Lisle, les dévots de l’art, les sculpteurs et les ciseleurs de la phrase, se rattacheront encore à lui et seront de sa lignée. Pendant cinquante années, le nom de Chateaubriand est resté le plus grand et le plus respecté parmi tant d’illustres poètes qui s’accordaient tous à reconnaître sa souveraineté littéraire. Il n’est pas jusqu’à Stendhal, le précoce avant-coureur d’une école hostile, le sec et frondeur sceptique, qui ne lui ait rendu des hommages dont l’irrévérence apparente ne diminue point le prix. « J’ai besoin d’imagination, écrivait-il à un ami ; envoie-moi les Martyrs. » En parlant des Mémoires d’outre-tombe, et sous l’impression même de la lecture, George Sand disait : « Certaines pages sont du plus grand écrivain de ce siècle, et aucun de nous, freluquets formés à son école, ne pourrions jamais les écrire. »

À partir des Mémoires avait cependant commencé pour cette immense renommée un déclin aussi rapide qu’injuste. Les défauts de caractère qu’ils révélaient et que de brillantes qualités avaient jusque-là recouverts aux yeux des contemporains, déterminèrent dans le public un retour violent. Il ne se pardonna pas d’avoir cru à un Chateaubriand plus grand que nature, il fit payer au poète les faiblesses ou les vanités de l’homme. L’époque où parut l’ouvrage est d’ailleurs celle d’une réaction littéraire qui partage notre siècle en deux moitiés. Chateaubriand avait été l’initiateur du romantisme, et sa mort coïncidait avec l’avènement d’une école nouvelle, éprise de réalité positive comme l’école précédente l’avait été d’idéal et de lyrisme, et que la haine de la déclamation, de l’emphase, des grands mots et des fausses couleurs entraîna jusqu’à ne voir en lui qu’un prodigieux charlatan.

Depuis quelque temps, la faveur semble revenir au patriarche de notre âge. Son nom qui, naguère encore, faisait sourire les habiles, comme celui d’un Marchangy ou d’un Arlincourt, semble retrouver de jour en jour le respect qui lui est dû. C’est pour tous les écrivains contemporains le nom d’un ancêtre. Suivant la parole d’Augustin Thierry, tous ceux qui en divers sens ont marché dans les voies de ce siècle l’ont rencontré à la source de leurs étude, à leur première inspiration, et il n’en est pas un qui ne doive lui dire comme Dante à Virgile :

Tu duca, tu signore e tu maestro.

En même temps, son œuvre est celle d’un artiste incomparable, et, tant que la langue française vivra, l’auteur de René et des Martyrs sera salué comme un das plus merveilleux ouvriers qui y aient jamais mis la main.