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Le Mouvement littéraire au XIXe siècle (Pélissier)/Partie 2/04

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CHAPITRE IV

LE LYRISME ROMANTIQUE

II

Lamartine s’est toujours tenu en dehors de toute école ; Alfred de Vigny s’isole de bonne heure et s’enferme en sa tour d’ivoire : Victor Hugo, soit par la puissance de son génie, soit par son activité militante, soit enfin par ce qu’il y avait de systématique dans ses vues et dans le caractère même de son esprit, exerça sur la poésie contemporaine une influence de plus en plus décisive, il est le chef reconnu de deux « cénacles » successifs. Le premier n’avait guère fait que s’essayer à une transition bien timide entre le goût classique et les aspirations nouvelles ; aucun de ses membres, déjà fort oubliés, ne nous apparaît avec une figure distincte. Au second se rattachent Sainte-Beuve, Alfred de Musset, puis, après 1830, Théophile Gautier, chef « des poètes barbus et des artistes à tous crins ».

Du premier recueil de Sainte-Beuve se dégage une aride tristesse, non pas la mélancolie caressante de Lamartine, le noble pessimisme de Vigny, la pénétrante gravité de Victor Hugo, mais un désenchantement stérile, un dégoût qui corrompt tout ce qu’il touche, quelque chose de terne et de précocement flétri. Comme le héros de Sénancour auquel il emprunte son épigraphe, Joseph Delorme s’est trouvé, en entrant dans la vie, sur une longue trace d’ennuis et de déboires ; il y a vécu, il y a vieilli avant l’âge ; il a le malheur de ne pouvoir être jeune. Chez ce disciple des physiologistes, la desséchante analyse a tari prématurément toute féconde inspiration. D’autres sont emportés par un aigle ; il est rongé par un vautour. Sa Muse n’est ni l’odalisque brillante, ni la vermeille péri, ni la fée aux ailes blanches et bleues : chétive et minable, la voilà, dans un fond, sous l’arbre mort, près du rocher où pleure une bruyère ; elle lave un linge usé, et, dès qu’elle chante, une toux déchirante la prend à la gorge. De la nature il ne connaît que les plus mornes aspects : à la nuit tombante, il se promène le long de murs noirs ou de haies mal closes qui laissent voir çà et là l’ignoble verdure des jardins potagers ; plus loin, ce sont des sentiers poudreux, des arbres rabougris, de pierreuses jachères, paysage fait à souhait pour s’accorder avec un insipide et grisâtre ennui. Son cœur n’est pas capable d’aimer. Il lui manque la flamme de la jeunesse, la foi dans l’idéal, la candeur du sentiment. Dupe de son désir, il le prend pour de l’amour, mais, quand la jouissance est tarie, avant qu’elle ne renaisse, oh ! que l’amour est loin ! La volupté elle-même lui échappe. Il rêve et oublie de jouir. Les plaisirs de la nuit sont déjà corrompus par la pensée de la lassitude impuissante, du plat et lâche dégoût que lui réserve le lendemain. Il cueille le fruit doré, il le porte à sa bouche ; il mord dans la cendre et dans la pourriture. Veuve de toute consolation aussi bien que de tout espoir, l’âme du poète se couche dans sa tristesse comme dans un linceul. Elle aspire au suicide. Voici une étroite et longue vallée, au fond de laquelle coule un monotone ruisseau : il s’assied au bord, il regarde, il songe, et, quand « il sent ses esprits au complet », il descend dans l’eau, il s’y noie doucement, non pas sous le coup d’un désespoir soudain, mais sans trouble et sans fracas, parce qu’il trouve la vie amère, et que la mort le guérira de la vie.

Joseph Delorme s’est pourtant survécu. Un an après le suicide qu’il rêvait, ce désolé publie un recueil de Consolations. Il a trouvé autour de lui des génies puissants et bons qui l’ont réconcilié avec Dieu, qui lui ont fait partager leur croyance dans l’éternité et dans l’idéal. La crise une fois passée, son premier sentiment est celui d’un bien-être délicieux : c’est ce sentiment qui lui dicte ses nouveaux vers. De la fange où l’avaient entraîné les sens, l’immortelle pensée a jailli comme un feu des marais. Il dompte les ardeurs du tempérament, et l’ascétisme qu’il impose à une sensualité grossière tourne son esprit subtil aux raffinements de la pensée et de l’émotion religieuses. La religion philosophique ne lui suffit pas ; elle est trop froide et trop nue. Des rêveries morbides ont fait germer en lui un mysticisme aux parfums troublants, qui, si ses sens ont des rechutes, donnera plus de ragoût à la volupté.

Les Pensées d’août sont « le fruit et plus souvent le passe-temps des lents jours du milieu ». Tout en gardant par devers lui ce que sa vie intime a de plus secret, le poète nous y offre, à défaut des « heures » elles-mêmes, le superflu de ses heures, l’attente, l’intervalle, l’espérance ou le souvenir. Ses vers respirent maintenant la sagesse d’une maturité apaisée. Les retours vers le passé y ont quelque chose de riant, et la réflexion qui les suit est grave sans amertume. Il se livre moins dans ce recueil que dans les autres, mais il découvre mieux, sinon les profondeurs les plus secrètes de son être, au moins sa vraie nature en dehors de toute crise et dans l’habitude même d’une existence qui semble désormais fixée.

À travers les diverses phases de sa carrière morale, la physionomie littéraire du poète resta toujours la même. Ce qu’il y a de nouveau chez lui, c’est une manière discrète, moyenne, volontiers humble. Venu sur le tard, alors que d’autres avaient occupé déjà « le vaste de l’âme et le vaste des cieux », il cherche dans les cieux et dans l’âme des coins ignorés ou dédaignés. Les malheurs que chante Joseph Delorme n’ont rien de dramatique ; l’étoffe de sa vie est faite de jours embrumés et monotones, et il ne songe pas à se draper dans ce suaire. Son ambition d’artiste est de noter avec une exactitude pénétrante ce que la nature et le cœur humain ont de plus délicat, de plus curieusement nuancé. Il exprime au vif et d’un ton franc bien des détails pittoresques et intimes auxquels ses aînés n’étaient pas descendus. Il ne demande pas à la poésie les riches horizons et les larges perspectives, il se plaît aux sentiers étroits, voilés d’ombre, furtivement détournés. Les Consolations attestent « un progrès poétique dans la même mesure qu’un progrès moral » ; mais le poète n’a pourtant pas quitté sa première route. C’est presque toujours de la vie privée qu’il part. Un incident domestique, une causerie familière, une lecture, voilà le premier thème de l’inspiration. S’il vise à plus de hauteur, il ne fait que « mener à fin son procédé ». Dans les Pensées d’août, il rêve une alliance nouvelle entre la poésie et la sagesse ; il veut porter le plus d’élévation possible dans le réel, « Monsieur Jean », par exemple, est une sorte de Jocelyn bourgeois. Comme les vers de Joseph Delorme célébraient des infortunes obscures, les Pensées d’août chantent d’humbles fidélités, des dévouements sans gloire, des charités qui se dérobent, de silencieuses vertus. Et sa manière d’artiste est en intime accord avec de tels sujets. Il évite tout ce qui brille ; il fuit l’éloquence par crainte de la rhétorique ; il s’interdit jusqu’à la période ; il disloque son rythme ; il répugne à toute indiscrète sonorité ; il s’est fait une langue ingénieuse et déliée, pleine de finesses, d’ambages et comme de pièges, éminemment propre à rendre les impressions de son âme enveloppée et subtile.

Lui-même se compare avec l’hirondelle prise à la glu qui ne peut suivre le vol de ses compagnes vers les climats chauds, et qui doit subir la saison de détresse et la cage de fer. Il manque à Sainte-Beuve l’essor, le souffle, l’envergure. Si l’élaboration féconde chez lui l’idée poétique, c’est en la raffinant. La veine ne s’épanche pas, elle se cristallise. Sa Muse est insinuante, tatillonne, louche dans la tristesse et souffreteuse jusque dans la joie. Venus à force d’art et de vouloir, ses vers n’ont été ni colorés par le soleil, ni rafraîchis par les pluies. La lyre avare du poète laisse sortir avec peine des chants inquiets, soucieux, sans aisance et sans grâce, que les recherches, les procédés, les intentions secrètes ont par avance exténués et défleuris.

Il essaie péniblement de compenser son impuissance plastique en multipliant les effets de détails, les artificieux détours, les délicates habiletés de métrique et de style. Aucun poète ne fut jamais préoccupé comme lui des plus minutieuses pratiques de l’art. S’il se rallie aux romantiques, c’est, non par goût pour leur conception de la poésie, pour leurs tendances aristocratiques et spiritualistes, lui, le roturier carabin et jacobin, mais parce qu’il partage leurs vues sur la réforme de notre langue et de notre versification ; et Joseph Delorme oublie son navrant désespoir pour observer dans sa préface que tel mot suranné ou de basse bourgeoisie a été restauré par ses soins. Pas de détail si ténu qui n’ait chez lui sa valeur. Il a le style insidieux et retors. Son vers côtoie la prose ; il s’en distingue par l’étroitesse de la forme, par la rime toujours exacte, par maint secret de grammaire et d’oreille, par une coupe, un son inattendu, une lettre même,

quelque lettre pressée
Par où le vers poussé porte mieux la pensée.


Son âme compliquée et sinueuse ne peut trouver dans la langue ordinaire un interprète qui lui suffise. Pour rendre toutes les nuances, il lui faut des ruses subtiles : tantôt c’est un terme doucement incliné vers l’ancienne signification qu’il avait perdue, tantôt une alliance de mots insolite, tantôt une négligence méditée ou même un solécisme savant. Toute l’adresse du poète ne saurait racheter la fatigue d’une diction aussi entortillée. Il n’a jamais eu ce que lui-même appelle « le léger de la Muse », l’émanation de douceur et de grâce qui se communique à des cœurs plus simples et à des génies moins conscients.

Les poésies de Sainte-Beuve sont, à vrai dire, des études de critique et d’analyste. Si le poète a sa manière propre, il s’exerce aux tons les plus divers ; il cherche à pénétrer les secrets de ses devanciers et de ses maîtres ; il essaie de tout, ne fût-ce que pour tout comprendre. Il s’applique aux jeux de la rime, il restaure le sonnet, invention d’un dieu bizarre, il écrit telle pièce en style légèrement rajeuni du xvie siècle ; il acclimate dans notre poésie les délicatesses sentimentales de l’école anglaise et « dérobe un ruisselet aux lacs mélancoliques et doux de Wordsworth et de Cowper ». Certaines de ses épîtres en vers sont de véritables causeries littéraires dans la manière des Lundis ; il les adresse à des confrères, à Villemain et à Patin. Dès son premier recueil, il nous révèle son goût pour les livres, sa prédilection pour les anas de naissance anonyme, dont lui-même nous prévient qu’il note les traits en passant. Joseph Delorme se préoccupe du séjour que fit Malherbe à Carpentras ou de l’air avec lequel Ménage jouait son rôle chez Mme de Sévigné. Un de ses grands bonheurs est de trouver sur les quais un Pétrone, un Ronsard, un A Kempis. Au bal même, il quittera la vierge au cou de cygne pour s’entretenir avec Nodier d’un vieux bouquin.

Après tout, si Sainte-Beuve a renouvelé la critique, c’est parce qu’il y introduisit l’étude morale. Or n’est-ce pas aussi l’étude morale qui donne à ses poésies leur physionomie particulière ? Son vrai genre, c’est « l’élégie d’analyse ». Nul observateur de l’âme humaine n’a pénétré plus avant dans les mystères du moi. Ses personnages, les Marèze, les Monsieur Jean, les Doudun, ne vivent peut-être pas, mais ce sont d’admirables anatomies. Il est arrivé « à cette particularité et à cette précision qui fait que les êtres de notre pensée deviennent tout à fait nôtres et sont reconnus de tous ». Sa curiosité psychologique épie les moindres tressaillements du cœur, surprend les intimités les plus secrètes, note les plus fugitives émotions, distingue les plus imperceptibles nuances. D’autres, plus grands et plus richement doués, ramenaient la poésie à la spontanéité et à la candeur primitives ; chez lui, elle est le produit dune civilisation vieillie, complexe, subtile, dont il a exprimé dans son style oblique les raffinements inquiets et les maladives tendresses. Par là, il est le premier ancêtre de ceux qui, cinquante ans plus tard, devaient se donner à eux-mêmes le nom de décadents. « On me croit seulement un critique, disait-il vers la fin de sa carrière ; mais je n’ai pas quitté la poésie sans y avoir laissé tout mon aiguillon. »

Si Sainte-Beuve n’a jamais été jeune, Alfred de Musset fut par excellence le poète de la jeunesse. Il fait son entrée une claire chanson aux lèvres, le printemps sur la joue, l’œil, candide et fier, souriant à l’existence, élu du génie et promis à l’amour. Quelle gaieté, quelle fraîcheur d’adolescence ! Quelle turbulente ardeur au plaisir et au scandale ! Arrière les « vieillards décrépits » ! Place à la jeunesse avide, fougueuse, triomphante ! Place à ce poète de dix-huit ans dont le sein palpite aux premiers appels du désir et dont le front se dore aux premiers rayons de la gloire ! Son cœur s’ouvre ; il aime, il souffre, il chante sa peine. Aux volages romances de Chérubin succèdent les accents passionnés de don Juan. Toute onde l’attire, même la plus impure, dans laquelle il croit voir de loin se réfléchir l’idéal dont il est épris. Puis, quand l’amour ne peut plus refleurir sur une tige prématurément séchée, il sent que tous les charmes de la vie se sont évanouis avec le printemps et que le génie lui-même ne survivra pas au pouvoir d’aimer. Douze ans après les pétulantes ardeurs et les grâces cavalières du début, quand sonne l’heure de sa trentième année, il s’assoit le front dans ses mains à sa table de travail et songe au passé dont les souvenirs sont flétris, à l’avenir qui ne lui permet plus l’espérance. Trente ans, c’est pour d’autres l’âge de la maturité vigoureuse et féconde ; pour Chérubin, c’est celui du déclin et de la lassitude, c’est, après quelques tentatives toujours plus rares de se reprendre, une vieillesse précoce, une vieillesse désœuvrée et stérile qui ne s’est réservé aucune œuvre à faire, aucun devoir à accomplir. Tout est fini ; il se résigne à vivre, mais en se désintéressant de la vie ou plutôt en la haïssant. Il assiste à sa propre ruine ; il y travaille lui-même en recourant aux ivresses factices ; il cherche l’eau de Jouvence jusque dans les flaques boueuses de la rue ; il s’affaisse de plus en plus au fond d’un morne silence. Avec la jeunesse, le poète de la jeunesse avait tout perdu ; il était mort à la poésie en même temps qu’à l’amour.

Alfred de Musset a abandonné son existence aux hasards de la fantaisie et son génie aux caprices de la verve. L’inconstance native, la paresse, le mépris de toute discipline, qui se trahissent déjà par une adolescence oisive et décousue, le poète devait plus tard en porter la peine. Enfant nerveux et fantasque, il se laisse aller sans avoir la force de se conduire ; il dissipe sa jeunesse à tous les vents, il gaspille les trésors de son âme. Il fait consister toute sa vie dans le délire d’une passion exaltée et maladive, et, si cette passion alimente d’abord son génie, elle ne tarde pas à en dévorer toute la substance.

Ce fut un grand poète par accès, ce ne fut pas un artiste accompli. Il avait pourtant fait ses débuts sous le patronage et dans l’intimité du cénacle. Mais l’exemple de ses aînés, scrupuleux ouvriers de facture, ne l’empêche pas de se lâcher presque aussitôt la bride, de chercher même dans la négligence une originalité de mauvais aloi. Si, comme Mardoche, il rime idée avec fâchée, c’est « pour se distinguer de cette école rimeuse qui ne s’est adressée qu’à la forme ». De telles faiblesses sont après tout excusables ; elles peuvent même passer çà et là pour une grâce de plus chez ce poète que le genre pittoresque n’a jamais séduit et qui demande au sentiment toutes ses inspirations. Mais il ne secoua pas seulement le joug de la rime, il prit encore avec la langue elle-même des libertés que ne sauraient lui faire pardonner toutes les séductions naturelles de son heureux et facile génie. On trouve jusque dans ses meilleures pièces des défaillances, des obscurités, des expressions impropres, parfois quelque solécisme. Il a fait son livre « sans presque y songer ». Or, lui-même devait le dire, « ce qui est véritablement beau est l’ouvrage du temps et du recueillement, et il n’y a pas de vrai génie sans patience ». L’on trouve dans Musset bien des pages « véritablement belles » ; mais, s’il en est peu dont l’exécution soit parfaite, c’est justement que la patience lui a manqué.

Toute sa poétique se résume dans un vers :

Ah ! frappe-toi le cœur, c’est là qu’est le génie.


Quand sa main écrit, « c’est son cœur qui se fond ». La poésie, telle qu’il la conçoit, consiste à « écouter dans son cœur la voix de son génie ». Aux ouvrages « faits avec de l’art », il oppose ceux qui « sont faits avec le cœur ». Pour lui, « l’art, c’est le sentiment » ; et il écrit à son frère : « Ce qu’il faut à l’artiste ou au poète , c’est l’émotion ; quand j’éprouve en faisant un vers un certain battement de cœur que je connais, je suis sur que mon vers est de la meilleure qualité que je puisse pondre. »

Il est de tous les poètes celui qui a porté le plus d’ardeur dans la passion. Il la chante encore toute crue. Il la laisse jaillir avec une âpre violence ; il la livre sans apprêt dans sa sincérité chaude et vibrante. Douleur ou joie, tout demande à sortir de son sein, et à en sortir sur-le-champ. D’autres se déprennent, le moment venu, de leurs créations même les plus personnelles ; lui, il est comme le pélican dont il a célébré le supplice, il donne en pâture ses propres entrailles. Il laisse tomber, non pas seulement les larmes de ses yeux, mais le sang de sa blessure.

C’est ce qui fait sa grandeur ; c’est aussi ce qui fait sa faiblesse. Loin de dominer son émotion, il en est la proie. La fougue même du sentiment l’emporte malgré lui et le lance à bride abattue sans qu’aucun faux pas l’arrête. Il ne compose pas ses sujets, il s’y jette tête baissée. « Moi, disait-il un jour, au courant d’une scène ou d’un morceau de poésie, il m’arrive tout à coup de changer de route, de culbuter mon propre plan, de me retourner contre mon personnage préféré ; j’étais parti pour Madrid et je vais à Constantinople. » Ce ne sont chez lui que bonds et saccades ; il procède par exclamations, par apostrophes, c’est-à-dire par jets successifs de passion. De là, les lacunes, et, pour ainsi dire, les hiatus qu’on lui reproche, non pas ces incohérences voulues de tels contes qui n’ont à dessein ni tête ni queue, mais les « solutions de continuité » qu’offrent parfois ses poèmes les plus soutenus, et qui sont aussi la faiblesse capitale de ses drames.

Il n’y a point chez lui de puissance inventive. Ses personnages sont des êtres d’une idéalité transparente qu’il colore avec les caprices de sa fantaisie, et ses sujets, des histoires d’amour, les premières venues, mais qu’anime sa sensibilité exquise et dans lesquelles éclatent çà et là d’admirables couplets de passion. Il n’a pas davantage la force de la pensée. Il sent, il aspire, il rêve, mais il ne pense pas. Il se replie sur des sentiments et non sur des idées. Laissons de côté ses frivoles persiflages et l’impiété de bohème qui trouve en Mardoche un interprète digne d’elle. Deux ou trois fois, il s’est posé sérieusement la question suprême : mais quelle philosophie superficielle et courte que celle de l’Espoir en Dieu ! Alfred de Musset est une nature purement sensible. Tout en lui a sa source dans le cœur, même l’esprit, quand il s’abstient d’en faire, même l’imagination, qu’il ne déploie jamais à loisir ; l’imagination est chez lui la couleur du sentiment comme l’esprit en est la grâce vive et piquante.

Le poète s’était annoncé d’abord par des chansons dont l’impertinente désinvolture tranchait sur la gravité mélancolique et quelque peu solennelle de ses aînés. Il s’amusait à des tours de collégien ; il scandalisait « les pharmaciens du bon goût » ; il faisait ses enfances avec une grâce espiègle et fringante. Puis, il trouve dans Régnier un maître de savoureux langage : les Contes d’Espagne et d’Italie mêlent à l’âpreté méridionale une veine toute gauloise de franchise pittoresque et d’ingénue familiarité. Il se plaît aux scènes de meurtre et de débauche, il ne sort d’un cabaret que pour entrer dans un bouge ; son vers incisif pousse dans ces peintures l’énergie jusqu’à la brutalité. Parfois cependant, de fraîches romances, un couplet doux et pur, quelque chose de naïf et de limpide, une candeur foncière que les forfanteries du cynisme laissent de loin en loin reparaître chez ce poète de vingt ans. De l’esprit aussi, un esprit que gâtent souvent les affectations d’un dandysme aujourd’hui bien démodé, mais qui, lorsqu’il n’y songe pas, badine et se joue avec une légèreté charmante. Sa poésie a déjà l’éclat facile, la justesse naturelle de l’image, l’aisance et la souplesse du mouvement ; en attendant la passion, elle a la grâce, la fraîcheur, la fantaisie, un son clair et franc, un rayon de malicieuse gaîté.

Après les Contes d’Espagne et d’Italie il y a pour le poète une courte période de transition pendant laquelle il semble hésiter et se chercher lui-même. Mais nous trouvons déjà le Musset définitif dans les Vœux stériles et Raphaël. Il laisse de côté les costumes de fantaisie ; il renonce à toute manière, à tout exotisme de contrebande. C’est son cœur qu’il va désormais nous montrer à nu. Pour la première fois, la source des larmes en a jailli :

Des pleurs, le croirais-tu.
Tandis que j’écrivais ont baigné mon visage.


Il se peint lui-même dans la Coupe et les Lèvres, dans Namouna, dont vingt-cinq ou trente strophes, tout ardentes de lyrisme, font pardonner un verbiage extravagant et une intolérable fatuité, dans Rolla, ce conte absurde, mais où l’incomparable éloquence du cœur sauve la pauvreté du fond et rachète bien des invectives puériles et des tirades essoufflées. Avant que la passion ne l’ait pris par les entrailles, Alfred de Musset l’a devinée ; il en a aspiré par avance les ardeurs et les délires. Enfant craintif au bord des eaux qui l’attirent, il regarde dans le cœur de ses amis plus âgés, il cherche à y pénétrer les ondes des douleurs sans borne, il se penche sur l’abîme, il envie non seulement les ivresses de l’amour, mais aussi la blessure et les maux. Ainsi qu’un cheval qu’on pique à la poitrine, dès qu’il sentira le fer, il avancera toujours en insensé, et se poussera la pointe dans le sein jusqu’à mourir.

Le voici maintenant atteint de cette flamme qu’il cherchait pour s’y brûler. Revenu d’Italie, il passe quatre mois entiers à pleurer dans sa chambre. Ce sont ces larmes qui épurent, qui consacrent son génie. Qu’importe si la Nuit de décembre ne chante pas les mômes amours que la Nuit de mai ? Chez Alfred de Musset comme chez la plupart des poètes, la faculté de sentiment tendait à se renouveler d’elle-même. Dès que la passion l’eut touché, il était condamné à aimer sans cesse, et, tant qu’un rayon d’idéal éclaira son amour, il en tira des chants immortels. Au fond, dans toutes les Nuits, dans tout ce que le poète a écrit de plus passionné, l’inspiration jaillit toujours de la même plaie, avivée par chaque passion nouvelle, de cette plaie sainte que les noirs séraphins lui ont faite au fond du cœur. Les cinq années qui suivent son retour d’Italie sont les plus fécondes de sa carrière ; ses compositions de cette période le mettent désormais au rang des plus grands. Il porte dans l’élégie une intensité de sentiment, une profondeur d’émotion, à laquelle s’allient la grâce et la fraîcheur d’une jeunesse déjà blessée, mais qui veut se rattacher encore à la vie. Les Nuits, l’Ode à la Malibran, la Lettre à Lamartine, sont la plus haute expression de son génie lyrique. Il a quitté l’ironie et le sarcasme ; loin de se révolter contre la souffrance, il l’accepte, il la bénit, il en chante la mission sacrée ; il n’a d’autre Muse que l’ange de la douleur, qui l’élève dans ses bras jusqu’aux espoirs immortels.

L’amour a été pour Alfred de Musset « le seul bien d’ici-bas ». « Appeler aimer un passe-temps, écrivait-il encore au collège, et faire son droit une chose importante ! » Et dans sa Confession : « Je ne concevais pas qu’on fit autre chose que d’aimer. » Son œuvre tout entière découle de cette unique idée que la passion est chose sainte et que ceux qui l’éprouvent en doivent bénir jusqu’aux plus cruels tourments. C’est pour elle seule qu’il vaut la peine d’exister. « Quoi, fait-il dire à un de ses héros, tu n’as pas d’amour, et tu parles de vivre ! » Rien n’est bon que d’aimer, rien n’est vrai que de souffrir par l’amour, et c’est en souffrant qu’on devine le secret des heureux. Qu’est-ce que le génie ? le besoin d’aimer. L’amour est la seule religion de Musset : doutez de tout au monde, excepté de l’amour. Le Tableau d’église nous montre Jésus-Christ, dans la terrible nuit des Oliviers, s’agenouillant aux pieds de Marie-Magdeleine.

Certes, Alfred de Musset a senti profondément la passion vraie, celle où il entre une sorte d’exaltation supérieure aux sens et comme une ferveur sacrée. Mais, de bonne heure, la débauche avait planté le premier clou dans son sein. Si l’amour est vraiment le seul bien au monde, le poète en puisera l’ivresse à n’importe quel flacon, et l’habitude du libertinage finira par le rendre incapable d’aimer. La lutte entre l’amour et la débauche, c’est là toute l’œuvre d’Alfred de Musset et le drame même de sa vie. Il ne peut se passer de jouir, et il ne peut trouver le bonheur dans la jouissance. Il retombe sans cesse, et chaque fois plus bas. Il finit par noyer dans la fange cette vision qui le poursuit et qu’il se sent incapable de saisir. Et, quand elle ne reparaît plus à ses yeux, c’est que la débauche a achevé d’étouffer en lui le véritable amour. Il est Frank : Belcolor, la Sirène des sens, lui tue sa Déidamia, l’ange des chastes et pures affections. Il est Lorenzaccio : le vice, qui n’avait d’abord été pour lui qu’un vêtement, a fini par se coller à sa peau. Il est Octave : quand son bonheur lui sourit dans les yeux d’une femme aimée, la souillure ineffaçable s’infiltre au sein de ce bonheur et le corrompt. « Un débauché qui se repent trop tard, dit l’Enfant du siècle, est comme un vaisseau qui prend l’eau : il ne peut ni revenir à terre ni continuer sa route. Les vents ont beau le pousser : l’Océan l’attire, il tourne sur lui-même et disparaît. »

Né quelques années trop tard pour être emporté comme ses aînés par le mouvement de renaissance morale qui vivifia et féconda leur inspiration, il assistait, dès ses débuts dans le monde, à la curée de 1830. Il s’écriait : « Tout est mort en Europe ! » Un scepticisme précoce fana dans son cœur les vaillantes convictions et les hautes croyances, y dessécha toute piété humaine et divine. Lui demandez-vous s’il aime la liberté ? À condition qu’on puisse dormir au milieu du tapage. S’il aime sa patrie ? Pourquoi pas autant que la Turquie ou la Perse ? Il donne à Mardoche la Pucelle d’Orléans pour aïeule, il fait tenir le Rhin dans un verre de vin blanc. Ne le jugeons pas sur des boutades, et interrogeons son œuvre tout entière. Nous n’y trouvons ni dans la jeunesse aucun rayon de cordialité généreuse, ni dans la maturité aucune pensée de sagesse recueillie. Il ne s’est jamais passionné pour aucune noble cause. Il n’a jamais fixé sa vie dans aucune tâche. Il n’a été ni le poète de la nature, ni celui de la conscience, ni celui de l’humanité. Que lui reste-t-il ? L’amour seul. Il en chante non pas les douces tendresses et les pures joies, mais les ardeurs, les délires, les transports orageux suivis des prostrations muettes. Son unique domaine, c’est la passion, et ce qu’il y a en elle de plus fiévreux, de plus exaspéré. Ce sceptique railleur qui persifle la patrie, qui raille la liberté, qui se méprise lui-même à vingt ans, n’a vraiment cru qu’à l’amour, et, s’il fut un grand poète, c’est moins pour en avoir joui que pour en avoir souffert.

Théophile Gautier fit ses débuts au même âge que Musset, quelques mois plus tard. Il prit part à la grande campagne de Hernani, et, parmi les nouvelles recrues de la brigade romantique, aucune ne déploya plus ardent enthousiasme et n’étala plus truculents gilets. Il fut un des chefs de ces Jeune-France, si féroces à la vulgarité et à la platitude des mœurs bourgeoises, que lui-même devait bientôt peindre avec une légère et sympathique ironie. Le romantisme se rejetait, une fois la grande révolution accomplie, sur des questions positives d’art et de facture. Tandis que Musset rompit tout aussitôt avec l’école, Gautier, au contraire, s’y engagea de plus en plus et finit par ne voir dans la poésie que ce qu’elle a de purement formel. Présenté à Victor Hugo dès 1829, il avait débuté sous ses auspices ; il lui rendit jusqu’à la fin un véritable culte : sous le second Empire, il n’entra dans la familiarité de la princesse Mathilde qu’à la condition de rendre librement hommage à son dieu. Mais dans Victor Hugo, son admiration s’attachait surtout au virtuose ; les Orientales demeurèrent toujours son évangile poétique. Lui-même ne se fit une place à part entre les contemporains qu’en renchérissant sur l’art du maître en le rétrécissant pour l’enfermer dans une forme plus serrée et plus stricte.

Il n’est original que comme artiste. Son premier recueil s’inspire à la fois de Hugo et de Sainte-Beuve, de l’un par le côté moyen âge et oriental, de l’autre par certains essais d’élégie familière qu’un charme adolescent ne sauve pas toujours de la fadeur. Albertus est une « légende » extravagante où le poète développe une moralité banale à travers toute sorte de transitions bizarres et de digressions péniblement saugrenues. Nous y reconnaissons l’imitation de Musset ; la forme technique en est plus sévère, mais ce sont les mêmes affectations d’un dandysme auquel Gautier mêle pour sa part des grimaces macabres. Si la Comédie de la mort est d’un sentiment intense et profond, la matière lui en a été fournie par Gœthe, par Jean-Paul, par Quinet et le don Juan qu’il y présente offre une frappante ressemblance avec celui de Namouna. Théophile Gautier n’est vraiment lui-même que lorsqu’il se restreint à la poésie pittoresque et matérielle.

Ne lui demandons aucun fonds d’idées philosophiques. Sa philosophie tout entière consiste en des superstitions baroques et puériles. Il croit aux songes, aux sortilèges. Il croit un peu au Diable lui-même, et c’est sa façon de croire en Dieu. De tous les poètes romantiques, il est celui qu’ont le moins sollicité les problèmes et les systèmes. Victor Hugo puise dans le panthéisme des inspirations parfois étranges mais d’un grandiose effet ; Gautier en fait le cadre d’un précieux madrigal. Il ne voit dans les choses que leur aspect extérieur. La nature, qui fut son unique domaine, donne des fêtes à ses yeux sans inquiéter sa pensée ; elle lui offre des spectacles et ne lui propose point d’énigmes. Il professe pour les « affaires du temps » la plus dédaigneuse indifférence. Il se soucie peu d’être un bon citoyen, estimant que l’uniforme de garde national ne sied guère à un artiste. Les « choses utiles » lui inspirent une insurmontable aversion ; il les trouve inférieures, triviales, grossières. Il ne s’intéresse qu’à ce qui est beau. Il pense que tout est bien pourvu qu’on ait la rime, et préfère des roses aux discours des magnanimes tribuns. Pendant les journées de 48, il ferme ses vitres, et, sans prendre garde à l’ouragan qui les fouette, il fait Émaux et Camées. Ne lui parlez pas plus de morale que de politique. Sa théorie est que toute chose belle porte en elle-même son enseignement. Il n’écrit pas pour les petites filles dont on coupe le pain en tartines ; il ne se fait aucun scrupule d’effaroucher les malingres pudeurs des bourgeois. On ne peut pas dire que Gautier soit immoral : il ne connaît pas la morale et ne veut pas la connaître. Ni la nature ni les arts ne la lui ont enseignée, et il n’y voit sans doute qu’une machine « utilitaire » combinée, dans l’intérêt de la police sociale, par d’honnêtes législateurs qui n’étaient point des artistes.

Lui refuserons-nous encore la sensibilité ? C’est le jugement d’une critique trop sommaire. Ne parlons même pas de son premier recueil. Ceux qui suivent ne se bornent point à des descriptions : la veine élégiaque n’y est pas rare, et nous y trouvons mainte pièce d’une pénétrante mélancolie. Qu’on relise entre autres son Lamento dans les Poésies diverses, et ce chant d’un accent si douloureusement plaintif, avec le refrain, lugubre comme un glas :

Hélas ! j’ai dans le cœur une tristesse affreuse.


Les paysages d’Espagne, eux-mêmes, sont bien souvent animés d’un sentiment tout personnel. Ce qui est vrai, c’est que Gautier voile son émotion quand il ne la recèle pas. Il répugne à se donner en spectacle, à gémir en public. Il ne veut point « d’une douleur qui fait un grand fracas ». Mais lui-même n’a-t-il pas dit de ses vers qu’« ils pleurent bien souvent en paraissant chanter » ?

Jusque dans Émaux et Camées, nombre de pièces ont la note émue. Quelle plus mélancolique complainte que Tristesse en mer ? La Symphonie en blanc majeur se termine sur un élan de passion : cette femme implacablement blanche, cette Madone de neige et de glace, oh ! qui pourra fondre son cœur ? Dans le Clair de lune sentimental, le poète pleure un vieil amour, et ce sont des larmes de sang. Il lui suffit d’entendre lire les Vieux de la vieille pour éclater tout d’un coup en sanglots. Sa passion, déguisée ou contenue, ne lui arrache pas de cris comme à Alfred de Musset ; mais il n’est point le dilettante impassible qu’il affectait d’être : l’émotion se devine encore chez lui jusque sous le masque d’ironie dont elle s’habille. N’a-t-il pas comparé le poète au pin des landes ? Quand le poète est sans blessure, il garde son trésor pour lui ; c’est par les entailles de son cœur que s’épanchent les vers, ces divines larmes d’or.

Le sentiment le plus profond qu’ait éprouvé Gautier, c’est la peur de la mort. Point de poète que la mort n’ait inspiré ; mais aucun pour qui la pensée en ait été aussi lugubrement navrante. Alors que son adolescence va chantant par les chemins, il rencontre déjà cette sinistre apparition : elle lui montre, ici, le portrait d’une femme éblouissante de beauté et rayonnante de jeunesse, là, une tête de mort au ricanement édenté, au nez camard, à l’œil creux, tout ce qui reste de cette jeunesse et de cette beauté. L’horrible sorcière d’Albertus n’est autre chose que « la Mort vivante », « vieille infâme », « courtisane éternelle », dont le spectre se lève partout devant lui. La Comédie de la mort a l’épouvante pour muse : si la tombe ne livre pas son secret au poète, il en exprime du moins l’horreur et le dégoût dans toute leur poignante amertume. Le même frisson d’angoisse court çà et là dans toute son œuvre. De son premier voyage en Espagne, il rapporte des couleurs et des images ; mais la funèbre et glaciale pensée n’a point lâché prise. Il lit l’inscription de l’église d’Urrugue ; il puise à la fontaine du cimetière l’eau cristalline qui a un goût de cadavre ; il quitte la jeune femme de Vergara pour voir un mort qui passe, et, quand elle veut le retenir, il songe que le ver rongera cet œil de flamme et que ce beau corps parfumé sera bientôt une pourriture fétide.

C’est surtout la laideur de la mort que redoute Gautier. D’autres sont troublés par l’incertitude de l’au-delà. Quant à lui, rien de philosophique ou de moral dans son effroi : c’est une répugnance invincible chez cet amant du Beau pour le squelette hideux et grimaçant.

La peur de la Mort et l’adoration du Beau, l’une s expliquant par l’autre, c’est, au fond, le poète tout entier, ce poète qui dit :

Mes vers sont des tombeaux tout brodés de sculpture.


Il a été le chantre de la beauté dans sa robuste splendeur, et c’est par le culte des belles formes qu’il fit, comme lui-même s’en vante, « une bifurcation à l’école du romantisme, de la pâleur et des crevés ». La beauté qu’il aime est toute plastique : il ne lui demande pas l’expression sentimentale, mais la perfection du galbe. Devant elle, il n’éprouve qu’une admiration d’artiste. Cette beauté qu’il adore n’a pas d’âme, pas de physionomie morale. Elle est la Beauté ; non pas une mortelle qu’on aime, mais une déesse aux pieds de laquelle on se prosterne. Gautier n’a jamais exprimé ni les tendresses ni les délires de l’amour. La femme lui apparaît comme une sorte de poème, le poème d’un corps sans tache qui groupe ses charmes nus dans une série de stances sculpturales.

C’est un païen ; il est né pour la Grèce, pour ces temps heureux de l’art antique où des urnes aux formes élégantes recevaient les cendres des morts. Mais ce païen a traversé le moyen âge, et il en a gardé les terreurs. C’est un païen à superstitions catholiques. En extase devant la Beauté, il voit tout à coup se dessiner sous les harmonieux contours de la Vénus grecque ce squelette horrible que ne brûle plus le bûcher.

Un cri lui échappe : Oh ! que l’art antique vienne couvrir le squelette de son marbre étincelant ! S’il a exprimé l’horreur du tombeau avec une aussi pénétrante âcreté, c’est justement parce qu’il aimait la vie, les pompes de la nature, les opulences du monde sensible, tout ce qui est autour de nous lumineux et sonore, tout ce qui offre à l’oreille des rythmes caressants et à l’œil de riches proportions. Gautier était passé de la peinture à la poésie : on peut dire (on l’a dit sans doute bien des fois) qu’il voulut faire avec la plume ce qu’il eût fait avec le pinceau. C’est par là que, disciple du romantisme, il devint à son tour chef d’école. Où le poète triomphe, c’est quand il se contente de reproduire des apparences sans rien donner à la pensée ni au sentiment, sans trahir autre chose de lui-même que la sûre précision de son coup d’oeil et la merveilleuse dextérité de sa main. Souvent, il ne regarde la nature que traduite déjà par l’art. Dans son premier recueil, il reproduit une toile de Lancresson, une autre de son ancien maître Rioult ; dans Albertus, il consacre une strophe à décrire quelque peinture de son héros. Les paysages de Belgique lui paraissent n’être qu’une « imitation maladroite de Ruysdael ». Nouvelliste, il ne fait guère que des études de couleur, éloignant ses sujets dans le temps ou dans l’espace pour y trouver des effets d’un pittoresque plus vif et plus tranche ; voyageur, ses relations ne sont qu’une série de tableaux ; critique de théâtre, les décors l’intéressent plus que les personnages. Il lui vient parfois comme un repentir d’avoir quitté la palette pour l’encrier : devant Julia Grisi dans sa loge, impuissant à rendre la beauté, il déplore l’épithète sans relief et la rime sans couleur. Tout son effort tend à vaincre l’irrémédiable infériorité de la poésie quand elle veut lutter de rendu avec la peinture.

De là, son culte superstitieux des mots. La poésie, selon lui, consiste d’abord à les connaître, ce qui est la science du poète, ensuite à les choisir, ce qui est son art et son plus précieux don. Nul n’a su plus à fond que lui toutes les ressources du vocabulaire et ne les a plus habilement mises en œuvre. À ses yeux « l’écrivain qui ne savait pas tout dire, celui qu’une idée, si étrange, si subtile qu’on la supposât, si imprévue, tombant comme une pierre de la lune, prenait au dépourvu et sans matériel pour lui donner corps, n’était pas un écrivain ». Le premier conseil qu’il adressât aux jeunes poètes, c’était de lire toute espèce de lexiques. Il considérait les vocables comme ayant une valeur propre indépendamment de l’idée qu’ils expriment. Si ses manuscrits ne sont jamais ponctués, c’est qu’il voulait qu’aucun signe indiscret n’altérât pour son œil la forme même des mots. Les mots, il les compare à des pierres précieuses que taillera l’orfèvre. Il les aime pour eux-mêmes, pour leur figure, pour leur sonorité, pour leur nuance. « Des mots rayonnants, des mots de lumière, avec un rythme et une musique, voilà, disait-il, ce qu’est la poésie. » Lorsque de nos jours l’école « décadente » ou « symboliste » assemblera des vocables groupés moins d’après leur valeur logique qu’en vue de leur effet musical et pittoresque, c’est de lui qu’elle pourra se réclamer comme d’un ancêtre.

Son adoration de la forme mena Gautier à la théorie de l’art pour l’art, fort ancienne d’ailleurs et qu’avaient déjà professée nos poètes du xviie siècle, mais qu’il renouvela par la manière insolente et systématique dont il la présentait. Insoucieux de tout ce qui n’est pas l’art, il ramène l’art à la forme ; il prétend que la forme se suffit à elle-même et en conclut que, si l’artiste a besoin d’une matière, cette matière importe uniquement par sa valeur esthétique. Le sujet est, d’après lui, « une chose parfaitement indifférente aux peintres de pure race », et ce qu’il dit en propres termes de la peinture, il le pense de la poésie. Mais, si les « motifs » en eux-mêmes sont indifférents, l’artiste, tel qu’il le conçoit, devra préférer ceux qui lui permettront le mieux de déployer sa virtuosité : de là, cette tendance, de plus en plus accusée, à réduire la matière au minimum de ce qui est indispensable pour supporter l’art. Dans son œuvre, le fond est trop souvent opprimé par la forme, et les curiosités mêmes de la forme accusent encore l’insignifiance du fond.

Outre bien des recherches et des fioritures, on peut reprocher à Gautier, et ce que la merveilleuse netteté de son trait a parfois de sec et de dur, et ce qu’il y a de factice dans son style perpétuellement imagé. Mais, quelques critiques que l’on fasse à l’artiste lui-même, il n’en demeure pas moins un excellent ouvrier de style et de versification, et c’est là ce qui le caractérise entre tous les poètes de son temps. L’auteur d’Émaux et Camées, qui regarde l’art comme étant à lui-même sa propre fin, exagère cette idée jusqu’à ne plus voir que, si la forme a une importance capitale, c’est du moins à la condition d’exprimer quelque chose. L’art est le seul dieu qu’il ait servi. Il n’a eu d’autre religion que sa jalouse et stricte esthétique, gardienne des formes nettes et des austères contours. Il a répudié les rythmes commodes ; il a dédaigné la molle argile pour lutter avec le marbre ; il a soumis l’inspiration aux contraintes d’une technique rigoureuse et la fantaisie elle-même à la discipline des règles. À côté de Lamartine, qui laissait trop souvent flotter la rêne, de Musset, qui affectait un dédain fashionable du métier poétique, en face de leurs disciples, élégiaques vaporeux ou humoristes débraillés, aussi peu scrupuleux les uns que les autres à manier la langue et le rythme, il était bon sans doute que Théophile Gautier maintînt les exigences de l’art dans toute leur sévérité, qu’il ne se pardonnât ni un mot impropre, ni une rime inexacte, qu’il se bornât à exprimer des apparences et des contours dans une forme parfaitement exacte et irréprochablement pure.

Parmi les innombrables poètes de l’école romantique, il en est deux autres, bien inférieurs sans doute aux précédents, mais ne se confondant avec aucun d’eux, l’auteur des Iambes et celui de Marie, qui ont l’un et l’autre leur veine originale, ardente et bourbeuse chez le premier, contenue chez le second, et pure et d’une délicate ténuité.

Auguste Barbier, dans son Pianto, a trouvé, soit en répandant sa plainte sur l’Italie au cercueil, soit en prédisant à la noble morte une glorieuse et triomphante résurrection, des accents tantôt émus d’une pieuse tendresse, tantôt éclatant en magnanimes appels. Ce n’est pourtant pas dans ce recueil qu’il faut chercher l’originalité du poète, et Barbier demeure pour nous l’auteur de la Curée et de l’Idole. Du Pianto, Alfred de Vigny disait : « C’est beau, mais ce n’est plus lui ».

Le mètre des Iambes a été emprunté à Chénier ; outre le mètre, quelque chose de la facture et même du ton : seulement Barbier force la note et charge le style. Cet artiste ingénieux, que le tour naturel de son esprit portait de préférence vers les délicatesses et les élégances de la forme, vers l’expression des sentiments doux et tendres, a eu, dès le début même de la carrière, un accès de fièvre héroïque, ou, comme on l’a dit, un jour de sublime ribote. Pour peindre les effrontés coureurs de salons, l’émeute battant les murs comme une femme soûle, le pâle voyou, tous les vices et toutes les hontes bouillonnant dans l’infernale cuve, il s’est fait un vers cru, une parole « que le cynisme des mœurs a salie», un style hyperbolique qui pousse l’énergie jusqu’à la brutalité. La fille de taverne lui a versé avec son vin bleu une éloquence chaude et populaire qui déborde et jaillit à gros bouillons. Un souffle puissant anime ses tirades : toutes vibrantes de passion, elles emportent dans leur allure effrénée les vocables cyniques, les métaphores grossières, les rimes impudentes, les rauques déclamations, dont le train sonore et rutilant se déchaîne au milieu du bruit et de la fumée.

Brizeux fut un poète discret et timoré, d’un art infiniment attentif, d’une sensibilité fine, compliquée et précieuse. Il a quelque ressemblance avec Alfred de Vigny. Ce qui lui manque, c’est la passion, l’essor lyrique, ce qu’on appelle le coup d’aile.

La poésie de Brizeux est toute pointillée de scrupules. Il produit peu ; tout ce qu’il fait trahit une élaboration inquiète et ardue. Il poursuit à force de tâtonnements cette perfection de la forme que d’autres atteignent du premier coup. Il se châtie avec une obstination jalouse. Les pièces mêmes qu’il a livrées au public restent encore sur le métier : il retouche un détail, il modifie une rime, il efface un mot ; il polit et lime sans cesse, comme si chaque vers avait laissé quelque remords à sa diffîcultueuse conscience d’artiste. Ce docte poète vise à la simplicité. « La science, a-t-il dit, est belle pour les peuples comme pour les individus, mais lorsque le cercle est entièrement parcouru et qu’on revient perfectionné à son point de départ. » Sa science, à lui, cette science consommée et exquise, veut retourner au primitif ; il est simple avec raffinement, naturel avec recherche ; il emploie à jouer la naïveté tous les artifices d’un art laborieux et subtil.

Nul ne s’est plus attentivement appliqué à l’unité et à la suite de son œuvre. Il a été le poète de la Bretagne. « De ce pays, dit-il, j’ai tracé d’abord une image légère dans l’idylle de Marie, puis un tableau étendu dans l’épopée rustique des Bretons, laquelle trouve son complément dans les Histoires poétiques. » Quant aux Ternaires, il faisait de ce recueil « le lien » des autres ; s’il s’y éloignait de la Bretagne, c’était « pour y revenir bientôt et mieux enseigné », après avoir cueilli sur le sol italien cette fleur d’or par laquelle il symbolise l’art. Rusticité bretonne et subtilité florentine, voilà Brizeux tout entier.

Entre toutes ses œuvres nous aimons mieux la première pour ce qu’elle a de plus spontané. Les Ternaires sont d’une forme trop laborieuse et trop dense. Les Bretons et les Histoires poétiques offrent çà et là des scènes et des récits dans lesquels le poète a plus largement répandu une veine plus franche et plus copieuse ; mais la plupart des pièces y pèchent par la sécheresse, par la froideur, par une contrainte ingrate et pénible. Marie, où Brizeux est moins ingénieux encore à se tourmenter lui-même, unit dans une mesure exquise l’art avec la nature, le sentiment de la réalité avec le goût de l’idéal. On peut dire après lui qu’il y a trouvé « un genre de poésie presque inconnu à notre littérature ». Fils d’un peuple chez lequel les coutumes conservent encore la distinction originelle des races primitives, il a pu être vrai sans cesser d’être poétique. Il a rendu les mœurs de son pays dans leur franche vérité, avec leur charme natif. Là il est Breton sans parti pris, sans effort, en suivant le cours naturel de son inspiration. Il donne pour scène à ses élégies les bruyères et les rochers de l’Armorique, une nature à la fois sauvage et gracieuse ; il leur donne pour muse une jeune paysanne, cette Marie aux élégances ingénues, à la gentillesse rustique, qui éveilla jadis le premier sentiment de son enfance songeuse, et dont le souvenir idéalisé lui inspire des vers d’une mélancolie infiniment tendre. Aux fleurs d’or que le poète a cueillies, nous préférons les fleurs de la lande ; et, parmi ces fleurs dos landes natales, celles dont il tresse une couronne pour le front brun de Marie exhalent entre toutes le parfum le plus pur et le plus doux.