Le Mouvement littéraire au XIXe siècle (Pélissier)/Partie 2/05

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CHAPITRE V

LE DRAME ROMANTIQUE

Le romantisme avait eu tout d’abord sa poésie lyrique, spontanément éclose en dehors de toute doctrine, expansion naturelle d’une sensibilité vivement émue ; sa poésie dramatique fut, au contraire, l’application d’idées longuement élaborées, de théories en antagonisme formel et réfléchi avec celles qui avaient dominé notre tragédie classique. C’est au théâtre que les mots de romantisme et de classicisme prirent leur sens le plus précis, c’est le théâtre qui fut pour les deux écoles le vrai champ de bataille. Les novateurs sentaient bien que, pour gagner leur cause, il leur fallait s’établir en maîtres sur la scène. Là ils avaient en face d’eux les plus grands noms de notre littérature, un système dramatique parfait dans son genre et en intime accord, non pas seulement avec la société dans laquelle il s’était formé, mais encore avec le tempérament propre de notre race, telle que l’avaient façonné des siècles de culture classique. D’ailleurs, une révolution littéraire ne se fait point avec des élégies. Tout ce qu’il y avait dans la jeune école de force active et d’énergie militante se tournait vers le drame pour y chercher comme l’arène d’une victoire définitive.

Puisque le romantisme, n’étant au fond que le « libéralisme » dans l’art, visait à remplacer une « littérature de cour » par « une littérature de peuple », c’est au peuple qu’il lui fallait nécessairement s’adresser, et s’adresser au peuple, c’était créer un nouveau théâtre. Autrefois « le peuple n’avait été qu’une épaisse muraille sur laquelle l’art ne peignait qu’une fresque » : on pouvait maintenant, on devait « ébranler les multitudes et les remuer dans leurs dernières profondeurs ». Le drame seul donnerait au mouvement romantique un caractère véritablement national.

Si, parmi les poètes contemporains, il y avait de purs élégiaques, d’autres n’avaient vu dans la poésie lyrique qu’une sorte de « prélude ». Victor Hugo, qui prit dès le début la direction du romantisme, en considéra tout d’abord le drame comme l’aboutissement nécessaire et définitif. Dans le manifeste qu’il publie en 1827 et qui sert de programme à la nouvelle école, c’est au théâtre que l’auteur de Cromwell ramène la poésie. D’après lui, l’humanité a traversé l’âge du lyrisme et celui de l’épopée ; elle est maintenant dans l’âge dramatique, et l’art, sans renoncer à ses autres formes, se résumera de plus en plus sous celle du drame. L’ode et l’épopée contiennent le théâtre en germe, mais il les contient l’une et l’autre en développement ; pour notre civilisation contemporaine il est « la poésie complète. »

L’importance capitale et la nécessité d’une renaissance dramatique étaient depuis longtemps senties. Nous avons dit les susceptibilités ombrageuses contre lesquelles se heurtèrent d’abord les novateurs ; mais l’apprentissage du public se faisait peu à peu, et son respect des traditions n’allait pas sans quelque lassitude. « Le signe principal du mouvement qui se prépare, écrit en 1820 M. de Rémusat, est le dégoût du spectateur pour les ouvrages conçus et exécutés dans les règles. Il semble que tous les moyens de l’émouvoir aient perdu l’efficacité. En vain cherche-t-on à les renouveler en les déguisant ; il les reconnaît et s’ennuie. » La tragédie du xviie siècle, immortalisée par tant de chefs-d’œuvre, avait épuisé toute sa fécondité. Faite pour une société monarchique et aristocratique, pour une élite de beaux esprits et de courtisans, elle était en désaccord manifeste avec le nouvel état social. Certains poètes avaient essayé de la rajeunir ; mais il ne s’agit plus maintenant de faire quelques concessions à l’esprit de réforme : ce qu’il faut, c’est une véritable révolution, qui, abolissant les formules conventionnelles, y substitue un régime tout nouveau, fondé sur la vérité et sur la nature. « Il n’y a ni règles ni modèles, proclame Victor Hugo, ou plutôt il n’y a d’autres règles que les lois générales qui planent sur l’art tout entier, et les lois spéciales qui pour chaque composition résultent des conditions d’existence propres à chaque sujet. »

La théorie du nouveau théâtre s’élaborait d’ailleurs depuis la fin du xviiie siècle. Après Diderot et Mercier, Mme de Staël avait battu en brèche tout ce qui faisait de notre tragédie un art factice dans la perfection même de ses formes. En même temps, Manzoni écrivait sa lettre sur les unités dramatiques. Un peu plus tard, Stendhal escarmouchait en tirailleur contre notre ancien théâtre dans la série de brochures qu’il recueillit sous le titre de Racine et Shakespeare. Le journal le Globe vint ensuite donner aux réformateurs l’appui d’une critique grave et pénétrante. Avant même qu’aucun essai se fût produit sur la scène, le nouveau théâtre avait déjà sa poétique toute faite. Victor Hugo la résuma avec éclat dans une fameuse préface ; Alfred de Vigny la reprit quelque temps après dans son avant-propos d’Othello. Ces deux manifestes renferment une théorie complète du drame romantique.

Le xviie siècle séparait rigoureusement la comédie de la tragédie. Il sacrifiait la réalité à cet idéal de noble harmonie qui domine toutes les œuvres classiques. Le public du temps voulait, non seulement l’unité d’intérêt, mais celle d’impression. Tout, dans la tragédie, devait être grave, pompeux, auguste. Les vices, les ridicules, le laid, en étaient bannis. Le crime n’y entrait que s’il avait un air de grandeur imposante. Au théâtre, la vie se partageait en deux portions entièrement distinctes, dont l’une était attribuée à Melpomène et l’autre à Thalie. La tragi-comédie n’est pas, à vrai dire, un mélange des deux éléments ; ce n’est qu’une tragédie à dénouement heureux. D’ailleurs, Corneille n’en fait guère, et Racine n’en a pas une sur la conscience. Les héros tragiques ne rient jamais ; ils ne sourient même pas ; on ne nous les présente qu’en des circonstances où leur noblesse est sûre de ne pas déroger. Il y a témérité pour Racine à cacher Néron derrière une tapisserie, quoiqu’elle ne le dérobe pas moins au public qu’à Britannicus.

Abstraire le tragique du comique, c’est une convention, et, si cette convention avait été, dans notre époque classique, parfaitement appropriée au milieu contemporain, elle ne s’accorde plus avec la société démocratique que la Révolution substitue à l’ancien régime. Moins polie, moins délicate, plus mêlée au tumulte de la vie, cette société devait enfanter un théâtre qui serrerait la réalité de plus près, qui l’exprimerait plus complètement et plus à vif, qui mêlerait le laid au beau et le plaisant au sérieux comme les mêle la nature elle-même. C’est justement cette fusion de la comédie et de la tragédie qui produisit le drame romantique. Le drame a pour caractère le réel, et le réel, selon les novateurs de 1830, n’est autre chose que la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui doivent se croiser au théâtre comme dans l’existence humaine, dont le théâtre est la fidèle reproduction. L’auteur de Hernani, prie « les personnes que son ouvrage a pu choquer » de relire Molière et Corneille : compléter l’un par l’autre « ces deux grands et admirables poètes », telle est la prétention caractéristique du drame.

Le grotesque et le sublime, traités chacun à part, laissaient entre eux le réel et n’engendraient l’un et l’autre que des abstractions, ici « des abstractions de vices et de ridicules », là « des abstractions de crimes et de vertus ». Les héros classiques ne vivent pas d’une vie complète. Ils n’ont de corps que ce qu’il en faut pour nous rendre leur âme sensible. Ils ignorent toute nécessité matérielle, toute douleur physique, toute lassitude. Lorsque Mithridate vient de recevoir une mortelle blessure, on l’apporte sur le théâtre, et là son dernier soupir s’exhale en une tirade de cent cinquante vers. L’individualité morale est elle-même réduite à son expression la plus simple. Qu’il appartienne à la comédie ou à la tragédie, le personnage classique ne laisse jamais paraître les traits particuliers qui donnent à chacun de nous sa physionomie personnelle ; il ne nous montre que des traits généraux en accord avec l’impression unique que le poète a voulu produire.

Après nos tragédies et nos comédies du xviie siècle, les novateurs romantiques estimèrent qu’il y avait quelque chose à faire, le drame ; après les abstractions de vertus et de vices que le théâtre classique mettait sur la scène, ils estimèrent qu’il y avait quelque chose à représenter, l’homme. Le romantisme dramatique est avant tout la substitution du concret à l’abstrait et du particulier au général. Mêler la comédie à la tragédie, c’était déjà rompre en visière à l’abstraction classique ; en les fondant l’une avec l’autre dans le drame, les réformateurs du théâtre obéissaient à un besoin de vérité réelle et vivante qui modifia la formule tout entière de l’art dramatique, et que nous retrouvons d’abord dans la conception même des personnages.

Les romantiques veulent mettre sur la scène non plus des types, mais des individus. Le théâtre du xviie siècle représentait l’ambition, l’avarice ; ils représenteront un homme ambitieux, un homme avare. Cet homme, ils commenceront par l’incarner : l’avarice ou l’ambition sont incorporelles, mais l’homme avare ou l’homme ambitieux ont besoin d’un corps. Ils lui donneront par suite un âge, un tempérament, une figure ; ils mettront autant de soin à l’individualiser par les traits extérieurs que les classiques à éliminer ces traits, inconciliables avec la vérité universelle, permanente, abstraitement humaine, qui était le but et le triomphe de leur art. Ils peindront, non plus une passion, non plus même l’homme passionné, mais un homme que la passion anime. Ils ne se borneront pas à montrer, en les matérialisant le moins possible, les caractères essentiels et constants de cette passion ; ils observeront non plus la passion en elle--même comme une sorte de force anonyme, mais tel ou tel individu dont elle modifie le caractère. Et cet individu, ils le représenteront tout entier dans sa réalité multiple et complexe. Tandis que l’art classique opprimait la nature, leur art ne visera qu’à la rendre en se confondant avec elle.

Les personnages tragiques vivent dans un monde idéal. Comme ils ne sont d’aucun temps ni d’aucun pays, le poète se garde de prêter au milieu qui les entoure rien de précis et de déterminé. Ce ne sont pas des Grecs ou des Romains que la tragédie représente, mais des entités logiques qui n’ont ni date dans la durée ni lieu dans l’espace. Plus la scène est neutre, mieux elle s’accorde avec le caractère tout abstrait de la tragédie. Qu’importent le temps et le lieu où l’action se passe, si les héros sont de purs esprits sur qui ni le lieu ni le temps ne sauraient exercer aucune influence ?

Substituant aux figures idéales de l’art tragique des hommes qui vivent d’une existence individuelle et concrète, le romantisme devait être nécessairement amené à déterminer leur physionomie par une foule de détails locaux et contingents. C’est au nom de la vérité universelle que les classiques répudiaient la couleur des temps et des lieux ; c’est au nom de la réalité particulière que les romantiques la recherchent. « On commence, dit Victor Hugo dans sa préface de Cromwell, à comprendre de nos jours que la localité exacte est un des premiers éléments de la réalité. » Faut-il penser que nos poètes du xviie siècle ne l’avaient pas compris ? C’est justement par répugnance pour le « réel » qu’ils faisaient aussi bon marché de la couleur locale. Avec les romantiques, l’histoire prend possession du théâtre. Les tragiques du xviie siècle avaient été des moralistes ; ceux du xixe se transforment en historiens. Pour les premiers, ce qui compte dans l’homme, c’est ce qu’il a de généralement humain ; les autres veulent au contraire diversifier la vérité morale par la vérité historique. Si le fond même de notre nature ne varie guère, le drame ne doit pas seulement représenter ce fond permanent ; toutes les différences qui se rapportent à la race, au siècle, au milieu, relèvent de son domaine, et ce sont ces différences qui, après avoir modifié les personnages eux-mêmes, se traduisent ensuite par des détails particuliers de mœurs, de langage, de costume de vie domestique, par cette exacte mise en scène qui prête au drame son caractère de réalité précise.

Pour nos poètes classiques, le théâtre n’était point un tableau de la vie réelle ; ils voyaient avant tout dans l’œuvre dramatique une composition délicate et savante dont l’art consistait justement à rectifier la nature, à lui imposer une discipline, à choisir entre les données qu’elle offre et à disposer celles qu’on a choisies d’après les lois de la raison. Nos règles des unités expriment catégoriquement cette conception fondamentale : elles étaient une limite prescrite par l’art à la nature, elles avaient pour but comme pour effet d’empêcher que le sujet ne se dispersât à travers le temps et l’espace. C’est à elles que notre théâtre classique doit pour une large part cette concentration puissante, cette vigoureuse sobriété, qui en est le caractère distinctif. Mal défendues bien souvent par des raisons de vraisemblance, les unités de temps et de lieu avaient une réelle valeur comme garantissant l’unité d’action.

Si le romantisme les abolit, c’est parce qu’il y voit l’application d’un art tyrannique. Comme, dans la conception des personnages, il note avec soin ces détails individuels qu’éliminait la tragédie du xviie siècle, de même, dans la conduite de l’action, il est beaucoup moins préoccupé d’émonder ce que la réalité offre de complexe ou de touffu que d’éviter ce qui pourrait donner au drame l’apparence de quelque savante machine. Dans l’ancien système, toute tragédie était le dénouement d’une action déjà mûre qui ne tenait plus qu’à un fil, et l’habileté du poète consistait à préparer ce dénouement dès l’exposition, à nous y conduire tout droit par quelques péripéties ingénieusement imaginées. L’ouverture de la pièce ne pouvant en précéder la fin que d’un petit nombre d’heures, et, d’autre part, tous les acteurs se trouvant réunis dans le même lieu comme tous les intérêts s’y trouvaient concentrés, une tragédie n’était en toute son étendue qu’une sorte de crise suprême. Les personnages paraissaient dès le premier acte tels qu’ils devaient rester jusqu’au dernier. L’action dans laquelle le poète les engageait avait pour but, non point de développer leur caractère, mais de le manifester. Il ne s’agissait pas de découper une portion de la vie humaine ; il fallait combiner une œuvre de raison et d’art.

Sur ce point comme sur les autres, c’est en faveur de la vérité que les romantiques réclamèrent. « À l’avenir, dit Alfred de Vigny, le poète dramatique prendra dans sa main beaucoup de temps et y fera mouvoir des existences entières…. Il laissera ses créations vivre de leur propre vie et jettera seulement dans leurs cœurs les germes des passions par où se préparent les grands événements ; puis, lorsque l’heure en sera venue, et seulement alors, sans que l’on sente que son doigt la hâte, il montrera la destinée enveloppant ses victimes…. L’art sera en tout semblable à la vie. » Ces quelques mots résument la poétique du drame. Plus d’unité de lieu, plus d’unité de temps. Quant à l’unité d’action, c’est là une loi universelle de toute œuvre d’art, et les novateurs n’ont garde de l’abolir ; mais ils en relâchent la rigueur, ils l’interprètent avec un esprit large, ils en changent même le nom pour l’appeler, conformément à des vues plus libérales, unité d’intérêt ou d’ensemble.

Si la tragédie classique substitue si volontiers le récit à l’action, ce n’est pas seulement parce que le public délicat auquel elle s’adresse cherche sur la scène, non point des spectacles, mais de fines analyses du cœur humain : il y a aussi là une conséquence inévitable des unités. La tragédie ne durant que vingt-quatre heures, il faut bien raconter tous les événements antérieurs qui sont nécessaires à l’intelligence de l’action ; et surtout, puisque la scène ne peut changer, il faut bien que la plupart des faits se passent dans les coulisses, et, par conséquent, qu’une narration nous les expose. Dans Britannicus, pour citer un exemple, Shakespeare nous aurait montré Néron présentant à son frère la coupe empoisonnée, Narcisse déchiré par le peuple, Junie se jetant aux pieds de la statue d’Auguste. Mais les règles classiques interdisaient à Racine de transporter la scène sur une place publique ou même dans une autre salle du palais. Comme le dit Victor Hugo, la tragédie du xviie siècle ne nous laisse voir bien souvent que les coudes de l’action, dont les mains sont ailleurs. Débarrassés des unités de temps et de lieu, les romantiques pouvaient dès lors représenter sur leur théâtre un drame non seulement plus vif et plus pittoresque, mais encore plus conforme à la réalité.

La tragédie excluait tous les éléments qui n’étaient pas indispensables à la vérité morale, la seule qu’elle se proposât. Elle ne laissait entrer dans son cadre rien de fortuit. Sauf quelques pâles comparses, uniquement chargés de donner la réplique aux héros, elle n’introduisait d’autres personnages que les protagonistes. Quant aux faits, les seuls qu’elle admît étaient ceux qui formaient la trame même de l’action. Elle visait partout à simplifier la nature. Elle élaguait les hasards et corrigeait les détours. Elle réduisait le plus possible son matériel et ses agents. Elle consistait en un problème de mécanique. Racine considérait comme à moitié faite une pièce dont il avait dessiné le plan. Or, dessiner le plan d’une pièce, c’était justement chercher une ordonnance simple et sobre qui économisât les faits et les personnages en substituant le choix réfléchi de l’art à l’aventureuse prodigalité de la nature.

Les romantiques s’élevèrent dès le début contre « ces tragédies dans lesquelles un ou deux personnages se promènent solennellement sur un fond sans profondeur, à peine occupé par quelques tètes de confidents chargés de remplir les vides d’une action uniforme et monocorde. » Alfred de Vigny demandait que « l’action entraînât autour d’elle un tourbillon de faits ». Et Victor Hugo : « Au lieu d’une individualité, comme celle dont le drame abstrait de la vieille école se contente, on en aura vingt, quarante, cinquante, que sais-je ? de tout relief et de toute proportion. Il y aura foule dans le drame. » C’est qu’il ne s’agit plus de peindre les formes élémentaires de la vie humaine dans des sociétés jeunes et simples, ou bien encore de représenter des intelligences pures, des entités morales, se mouvant dans une atmosphère toute d’abstraction. Le nouveau drame prétend mettre en scène la vie historique ; or l’histoire, dès que l’on quitte l’antiquité légendaire où nos poètes classiques allaient chercher la plupart de leurs sujets, est peuplée de figures complexes, singulières, individuellement caractéristiques, qui ne sauraient tenir dans le cadre étroit d’une tragédie. Victor Hugo débute par Cromwell, et chaque acte de cette pièce est plus étendu que toute une tragédie de Racine. Le poète demande une soirée entière « pour dérouler un peu largement un homme d’élite, une époque de crise » : c’est parce qu’il veut peindre cet homme dans tous les contrastes de sa nature, c’est parce qu’il veut exprimer cette époque, non par quelques traits généraux, mais dans le détail de ses multiples aspects. Une scène large et profonde, une « foule » de personnages, une action « multiforme », paraissent aux réformateurs de 1830 les conditions indispensables de ce drame qu’ils veulent substituer à la tragédie comme le tableau même de la vie humaine aux conventions d’un art trop exclusif et trop idéaliste pour s’accorder jamais avec la nature.

À la théorie classique, en vertu de laquelle notre tragédie peint ce qu’il y a chez l’homme d’« humanité » impersonnelle et constante, répondait un style abstrait, général, psychologique, dont la noblesse ne rachète pas ce qui lui manque en couleur, en relief, et, pour ainsi dire, en réalité sensible. Il fallait au romantisme dramatique le vocabulaire tout entier pour exprimer la vie tout entière. Puisque le drame nous présente non plus de purs esprits uniquement occupés de s’analyser, mais des personnages réels jetés corps et âme dans le tumulte du monde, les scrupules de la tragédie ne sont plus de mise. Toute l’histoire, toute l’existence humaine, toute la nature matérielle, entrant dans le drame, y font pénétrer une armée de termes nouveaux, qui eussent juré sur les lèvres des héros classiques. « Luther, écrit Victor Hugo, disait : Je bouleverse le monde en buvant mon pot de bière. Cromwell disait : J’ai le roi dans mon sac et le Parlement dans ma poche. Napoléon disait : Lavons notre linge sale en famille. Avis aux faiseurs de tragédies qui ne comprennent pas les grandes choses sans les grands mots. » Le drame romantique a besoin d’un style qui prenne tous les tons, qui s’approprie à toutes les situations et à tous les personnages, qui parcoure toute la gamme poétique, qui « aille de haut en bas, des idées les plus élevées aux plus vulgaires, des plus bouffonnes aux plus graves, des plus extérieures aux plus abstraites», qui, du récitatif, propre à la simplicité du train ordinaire, passe sans effort au chant pour « la passion ou le malheur », qui soit tour à tour concis ou diffus suivant la bouche qui le parle, savant ou négligé, prodigue ou avare d’ornements, qui s’occupe ayant tout d’être à sa place, et qui, « lorsqu’il lui advient d’être beau, ne le soit en quelque sorte que par hasard, malgré lui et sans le savoir ».

Trois ou quatre personnages sur le théâtre ; pour même décor, d’un bout à l’autre de la pièce, une colonnade quelconque dans un lieu neutre ; une action resserrée en vingt-quatre heures ; des héros n’ouvrant guère la bouche que pour débiter de longues tirades, et n’agissant presque jamais que dans les coulisses ; rien qui parle aux sens, des âmes affranchies de tout commerce avec le corps, des esprits purs n’ayant de l’homme que ce qu’il en faut pour la vie morale ; les passions les plus générales du cœur humain ; une harmonie dans la noblesse qui ne souffre aucune dissonance ; le rire banni de la scène, le crime n’osant s’y présenter que sous d’imposants dehors ; un système d’abstraction qui supprime artificiellement toute une moitié de la vie ; un système d’idéalisation qui réduit l’humanité à ses caractères typiques et constants : voilà la formule de notre tragédie dans son plein accord avec l’esprit classique, dont elfe est l’œuvre la plus parfaite comme la plus significative.

Et le drame, que sera-t-il ? Définissons-le d’après ceux-là mêmes qui le créèrent. Le drame, tel du moins qu’ils le conçurent, est un tableau large de la vie au lieu du tableau resserre d’une catastrophe, un mélange de scènes paisibles avec d’autres scènes tragiques et comiques ; il tient de la tragédie par la peinture des passions et de la comédie par la peinture des caractères, mais il n’est ni l’une ni l’autre, parce que les passions qu’il représente sont individuelles au lieu d’être générales et parce que les caractères qu’il met en scène sont des hommes au lieu d’être des types. Il fait du théâtre un coin du monde réel, dont la localité fidèle est en intime harmonie avec des personnages en chair et en os. Il associe dans une même œuvre tous les éléments que lui offre la réalité. Il multiplie les acteurs. Il élargit le cadre de l’action, il la complique, il en presse le mouvement. Il s’affranchit de toute limite dans le temps et dans l’espace pour développer à l’aise ses sujets. En haine des conventions et des artifices classiques, il est prêt à sacrifier la tirade, à se refuser jusqu’aux « beaux vers ». Il a pour règle et pour fin l’imitation de la nature, la représentation de la vie.

Est-ce à dire que la vérité de l’art, telle que les romantiques ont voulu la faire voir sur la scène, puisse être, comme le prétendent dès 1827 ceux que l’auteur de Cromwell appelle des partisans peu avancés du romantisme, une copie exacte, un décalque de la « chose même» ? Victor Hugo proteste dès le début contre une pareille théorie, et n’est pas moins hostile au « réalisme» qu’au classicisme. Disons même qu’en rompant tout d’abord avec l’un, il ressaisit, par delà les formules conventionnelles de l’autre, certains principes fondamentaux sur lesquels reposait le théâtre classique et qui correspondent soit aux conditions mêmes du genre, soit aux exigences particulières de l’esprit français et aux traditions de notre culture nationale.

Selon les romantiques, « une limite infranchissable sépare la réalité selon l’art de la réalité selon la nature ». Si le drame est un miroir où se reflète la vie humaine, c’est, non pas le miroir ordinaire qui renvoie des objets une image toujours affaiblie, mais un miroir de concentration qui ramasse et condense les rayons colorants, fait d’une lueur une lumière et d’une lumière une flamme. L’emploi même des mots « grotesque » et « sublime », dont les novateurs se servent couramment pour désigner les deux éléments du drame, suffit à indiquer quel est le caractère de leur conception. Le sublime et le grotesque, ce sont là deux types ; la réalité vulgaire et moyenne ne se compose ni de l’un ni de l’autre. Dans le théâtre romantique, on trouve le grotesque, on trouve aussi le sublime, mais on ne trouve pas cette vérité sans caractère et sans relief que repousse l’art, et l’art dramatique plus que tout autre. Le trivial lui-même « doit avoir un accent ». Les réalistes font du commun le drame lui-même ; d’après les romantiques, ce commun, qui est le défaut des esprits à courte vue et à courte haleine, aurait pour résultat de « tuer » le drame.

Au théâtre, il n’y a de place ni pour l’intervention du poète ni pour la réflexion des spectateurs. On ne peut donc obtenir l’effet voulu qu’en forçant les traits. De là, l’idéalisation. Mais le meilleur moyen d’accentuer certains traits, c’est d’effacer les autres. De là, l’abstraction, qui complète l’idéalisation. Reproduisons sur la scène la réalité telle qu’elle est, qu’arrivera-t-il ? Les faits insignifiants sont plus nombreux dans la vie que les faits significatifs ; ils les étoufferont. Les personnages accessoires sont dans le monde plus fréquents que ceux où le drame s’attache ; ils défileront sur la scène sans autre effet que de disséminer notre attention. Quant aux caractères, si l’on représente l’homme complet, le significatif sera, ici encore, noyé par l’insignifiant. En ne choisissant pas dans les faits, on n’aura plus d’action ; en ne choisissant pas dans les traits, on n’aura plus de figures caractéristiques. Il faut qu’en trois heures le poète nous peigne ses héros et nous présente une action complète. Aussi doit-il retrancher les incidents oiseux, les paroles superflues, ramasser la nature sur elle-même et en faire un raccourci. Dans la réalité, les pièces ne se trouvent pas toutes faites ; le propre de l’art consiste justement à les faire. Toute œuvre d’art doit avoir une unité sous peine de n’avoir plus de signification ; elle doit commencer et elle doit finir. Or les scènes de la vie réelle englobent tant de circonstances et mêlent tant de personnages, qu’elles n’ont ni commencement ni fin. La nature ne fait pas de sauts ; c’est-à-dire que, si nous la représentons telle quelle, nous passerons insensiblement d’un personnage à l’autre, d’une circonstance à la suivante, sans trouver jamais un point d’arrêt. On n’a point composé un drame en reproduisant ce décousu des choses humaines, ces incartades de la vie, qui démentent toutes nos prévisions et déconcertent tous nos plans. Au-dessus de la vérité matérielle, il y a la vérité morale. Ce qui est vrai sur la scène, c’est ce qui est logique. À côté de la nature, il y a l’art, et l’art vit d’ellipses et de synthèses.

L’abstraction et l’idéalisation demeurent après tout les procédés fondamentaux de l’art théâtral aussi bien pour les romantiques que pour les classiques. Le romantisme se sépare des réalistes en maintenant contre eux ces grandes lois de la scène. Victor Hugo proclame que toute figure doit, suivant l’optique du théâtre, être ramenée à son trait le plus saillant et le plus précis ; il oppose à la nature l’art, et à la réalité banale, plate, sans prestige, cette « vie de vérité et de saillie » qui est l’élément propre de tout drame.

Même quand il s’agit, non plus de principes, mais de conventions, le romantisme n’use qu’avec une réserve bien significative des libertés qu’il s’est conquises.

S’il abolit l’unité du temps, ce n’est pas pour mettre toute une vie d’homme sur la scène, pour faire tenir dans le même cadre des événements qui se suivent sans autrelien qu’une succession fortuite ; s’il abolit l’unité du lieu, ce n’est pas pour déplacer le spectateur à chaque scène et pour déguiser ainsi l’incapacité du poète à composer une action dont toutes les parties adhèrent entre elles. Il sait que présenter les personnages à de trop longs intervalles dans la durée de leur existence, c’est rompre le fil de leur identité, et, d’autre part, qu’il y a dans les changements trop fréquents de décoration quelque chose qui embrouille et fatigue le spectateur, « qui produit sur son attention l’effet de l’éblouissement ». Le premier drame de Victor Hugo, et il ne le destinait même pas à la scène, son drame sans contredit le plus « shakespearien », observe rigoureusement l’unité de temps et transgresse à peine l’unité de lieu. Au reste, le poète ne craint pas de déclarer hautement que mieux vaut, à intérêt égal, un sujet concentré qu’un sujet éparpillé.

C’est au nom de l’harmonie, à laquelle ils sacrifiaient la réalité, que les classiques maintenaient strictement la division des genres. Si les romantiques mêlèrent la comédie et la tragédie, ce ne fut pas plus dans l’intérêt de la réalité qu’en vue d’une harmonie plus complexe. Parmi les raisons que fait valoir Victor Hugo en faveur de ce qu’il appelle le grotesque, une des plus importantes, c’est qu’« on a besoin de se reposer de tout, même du sublime, et que le sublime sur le sublime produit malaisément un contraste ». Or, d’après lui, « la poésie vraie est dans l’harmonie des contraires ».

Aussi bien, le poète, en dépit de ses déclarations, traite le comique et le tragique comme deux éléments qui ne doivent point se confondre. Entre ces deux éléments, il y a, dans ses drames, non pas combinaison, mais juxtaposition. Chaque acte d’Hernani, par exemple (et il en est de même pour la Maréchale d’Ancre d’Alfred de Vigny, pour la Tour de Nesle d’Alexandre Dumas), débute comme une comédie et se termine comme une tragédie. Il semble que le « grotesque » ne tienne pas au fond même de la pièce. D’ailleurs, l’élément tragique n’a qu’à paraître pour faire aussitôt disparaître l’élément comique. C’est que tout n’est pas conventionnel dans la distinction des deux genres. Sans doute, le comique et le tragique se mêlent constamment sous nos yeux ; mais remarquons-nous seulement, lorsqu’un malheur nous frappe, les incidents plaisants qui peuvent traverser notre deuil ? Et, quand nous avons quelque sujet de joie, n’écartons-nous pas aisément tout souvenir douloureux qui pourrait troubler notre bonheur ?

« Loin de démolir l’art, écrivait Victor Hugo, les idées nouvelles ne veulent que le reconstruire plus solide et mieux fondé. » Que le romantisme ait opéré sur la scène une révolution, ce n’est pas contestable. Pourtant, il s’attaque beaucoup moins à l’esthétique intime du classicisme, qui revit avec une nouvelle force dans le nouveau drame, qu’à des convenances de mode, à un costume vieilli, à une rhétorique et à une mise en scène devenues incompatibles avec la nouvelle société. Il s’affranchit de règles trop étroites et trop formelles, mais en restant fidèle à l’esprit général qui les avait dictées. Il débarrassa la scène de contraintes surannées pour donner une représentation de la vie plus expressive et moins incomplète ; mais son idéal dramatique, s’il ne chercha pas à l’atteindre par les mêmes formules que le xviie siècle, demeurait encore, dans ses traits essentiels, conforme à celui de nos poètes nationaux. La logique des développements, la juste économie des moyens, la forte sobriété de l’action, tels sont les caractères principaux du drame romantique aussi bien que de la tragédie. À travers tant de commotions et de tourmentes, le fond même du génie français était demeuré intact.

Le théâtre romantique peut se résumer tout entier dans trois poètes, Victor Hugo, Alfred de Vigny, Alexandre Dumas.

Victor Hugo déploie sur la scène toutes les richesses de sa poésie. À l’éclat de la passion, à la vivacité des couleurs, à la grandiloquence des tirades, joignons la force des situations, l’instinct des effets scéniques, une action rapide et pressante, une puissance de composition qui maintient toujours la pièce dans son cadre et en lie étroitement toutes les parties. Si sa tentative théâtrale, malgré tant de grandes et belles œuvres, reste de beaucoup inférieure à cet idéal dramatique que lui-même avait conçu, la raison en est avant tout dans le tour éminemment lyrique de son génie. Il semble ne voir dans le drame que certains points culminants au sommet desquels il s’empresse de gravir pour y entonner un de ces vibrants couplets où son éloquence se donne pleine carrière. Ce qui manque le plus aux pièces de Victor Hugo, c’est une analyse profonde et complète des caractères qu’il pose avec tant de vigueur. Si nous y trouvons çà et là d’admirables fragments psychologiques, le poète ne nous donne jamais toute une âme, et trop souvent il remplace la psychologie par une superbe rhétorique de sentiment.

Trop lyrique par là, il l’est aussi parce qu’il ne s’abstrait pas de lui-même : nous le retrouvons, plus ou moins visible, dans toutes ses créations. Les personnages de Victor Hugo « vivent de son souffle et parlent avec sa voix ». Parfois, ce sont purement des êtres de fantaisie. Hernani, Didier, Ruy Blas, héros tout « romantiques », représentent, non pas l’âme du poète, mais son imagination. Ils n’ont pied ni dans l’histoire ni dans la vérité humaine.

À ce défaut s’en ajoute un autre, non moins incompatible avec cette « vérité » dont le romantisme s’était donne comme le restaurateur. Il n’y a qu’à lire les préfaces de Victor Hugo pour voir comment il conçoit le sujet et les personnages de ses pièces. Ce qui lui apparaît tout d’abord, ce ne sont pas des hommes vivants et des événements réels, mais des formules logiques. Les quatre personnages les plus importants de Ruy Blas « représentent les principales saillies qu’offrait au regard du philosophe historien la monarchie espagnole il y a cent quarante ans ». « L’idée qui a produit le Roi s’amuse », c’est que l’amour paternel transforme la créature la plus dégradée par la difformité physique. L’idée qui a produit Lucrèce Borgia, c’est que l’amour maternel purifie la difformité morale. La conception primitive d’Angelo consiste à mettre en présence la femme dans la société et la femme hors de la société pour défendre l’une contre le despotisme et l’autre contre le mépris. Enfin, « la pensée que le poète a tenté de réaliser dans Marie Tudor », la voici : « une reine qui soit une femme, grande comme reine, vraie comme femme ». Celle vision rationnelle du sujet mène naturellement à l’abstraction. Toute l’activité des personnages a pour but marqué par avance de réaliser une « idée », une « pensée » du poète. Ce n’est plus un développement de caractères, c’est la déduction d’une thèse. Le génie de Victor Hugo se plaît à heurter des disparates dans la même figure, et il évite par là le vice de la tragédie classique, qui réduit un personnage à un sentiment. Mais ces disparates forment un tout bien artificiel ; et n’est-ce pas aussi fausser la nature humaine que d’en accuser si violemment les contrastes ?

Les défauts que nous reprochons à Victor Hugo sont corrigés chez lui, soit par son intelligence profonde de l’histoire, à laquelle il emprunte des traits de réalité locale, des teintes justes et franches, une décoration qui, dans sa vivacité pittoresque, donne au drame la couleur de la vie, soit par son art de combiner les incidents dramatiques, par la vigueur avec laquelle il pousse ses personnages, par son entente de la scène, par toutes ces qualités de facture qu’on appelle d’un seul mot le don du théâtre. Chez Alfred de Vigny, ces défauts sont bien plus sensibles, et les mêmes qualités ne les rachètent pas.

Il semblait que l’auteur d’Eloa, artiste discret et timide, ne dût jamais se hasarder sur le théâtre. Ce fut lui, pourtant, qui descendit le premier dans cette arène. Le drame qu’il fit jouer avant Hernani n’était, à la vérité, qu’une traduction. De ceux qui suivirent, un seul réussit franchement, Chatterton, pièce touchante, mais qui n’est, selon l’expression de Sainte-Beuve, que l’analyse d’une « maladie littéraire ». N’y cherchons pas une large peinture de l’homme. L’art délicat de Vigny a personnifié admirablement sur la scène le type du poète blessé par les mesquineries et les vulgarités du milieu contemporain ; mais, comme il le dit, « Chatterlon n’était qu’un nom d’homme, le poète était tout pour lui ». Et nous pouvons ajouter que ce poète était l’auteur du drame.

Quant à sa conception fondamentale du théâtre, Alfred de Vigny l’a fait connaître dés le début. « Si l’art est une fable », il doit « être une fable philosophique ». Lui-même a donné l’explication rationnelle de toutes ses pièces. La Maréchale d’Ancre provient, aussi bien que Chatterton, d’une idée abstraite. « Au centre du cercle que décrit cette composition, un regard sur peut entrevoir la Destinée, contre laquelle nous luttons toujours, mais qui l’emporte sur nous dès que le caractère s’affaiblit ou s’altère ». Il n’est pas jusqu’à la petite comédie de Quitte pour la peur qui, d’après le poète, ne renferme « une question bien grave sous sa forme légère ». Alfred de Vigny déclare le temps venu de ce qu’il nomme le « Drame de la pensée », et c’est ce drame qu’il veut substituer à celui de la vie et de l’action.

Alexandre Dumas s’oppose directement à lui par son inépuisable fécondité, la fougue de son tempérament, sa verve expansive, son amour sensuel de la vie, du mouvement, de la couleur, de tout ce qui s’agite et brille. L’auteur de Henri III portait dès 1829 sur la scène des moyens dramatiques d’une rare vigueur. Nul poète contemporain ne l’égala pour le don de l’effet, la fertilité des expédients, l’adresse et le bonheur de la mise en scène. Ses pièces durent leur prodigieuse vogue à des qualités vraiment dramatiques (le théâtre n’est-il pas le genre populaire par excellence ?), mais que ne soutient chez lui aucun fond de sérieuse étude et que ne rehausse aucune visée supérieure. Sa merveilleuse puissance d’assimilation a parfois ressuscité le passé ; mais ses drames n’ont trop souvent d’historique que l’appareil extérieur, des costumes, des détails qui tirent l’œil. La couleur locale n’est qu’à la surface de l’œuvre. Il ne considère l’histoire, lui-même le dit hautement, que comme « un clou pour accrocher ses tableaux ». Quant à la vérité humaine, il s’en est soucié beaucoup moins que de pittoresques décors ou de saisissantes péripéties. Il s’adresse aux sens des spectateurs, à leurs nerfs. Ce qu’il montre n’est guère que le dehors de l’homme et de la vie. Son théâtre est en façade. Les défauts et les qualités d’Alexandre Dumas expliquent, d’ailleurs, avec sa popularité, celle du genre nouveau vers lequel il fit peu à peu dévier le romantisme. Il substitua au drame romantique tel que Victor Hugo l’avait conçu, ce drame dont Victor Hugo lui-même, dans sa préface de Cromwell, prévoyait et tentait de conjurer l’« irruption », ce drame de pure curiosité, tout extérieur et matériel, tout en machinations et en trucs, qui devait bientôt aboutir au banal mélodrame.

Tandis qu’Alexandre Dumas versait de plus en plus dans une brutale vulgarité, Victor Hugo haussait toujours davantage l’idéal que son génie, épris de force et de grandeur, avait, dès le début, essayé de réaliser sur la scène. Sa dernière pièce, les Burgraves, une des plus belles œuvres qu’il ait composées, se heurta aux résistances du public, choqué par ce qu’elle contenait d’étrange et de surhumain. Théophile Gautier raconte que des amis du poète, la sentant menacée et voulant la soutenir, prièrent le graveur Célestin Nanteuil de recruter pour la première représentation trois cents jeunes Spartiates déterminés à vaincre ou à mourir. « Allez dire à votre maître, répondit Nanteuil en secouant ses longs cheveux, qu’il n’y a plus de jeunesse ». Ce mot mémorable, dit Sainte-Beuve, « fait date et marque le dernier terme du mouvement romantique ; on avait forcé tous les moyens, il n’y avait plus qu’à rétrograder ».

C’est six semaines après les Burgraves que Ponsard, inconnu la veille, fit jouer sa Lucrèce. Cette « version de Tite-Live », comme l’appelait Victor Hugo, eut, par contraste, un immense succès. Du jour au lendemain, Ponsard se vit transformé en fondateur d’une école nouvelle, greffée sur le vieux tronc classique, et qui, d’après un mot assez malheureux du poète, fut baptisée l’école du bon sens.

Est-ce à dire que la tragédie reprît possession de notre scène ? Certes, Ponsard était classique d’inclination et de tempérament, sa première pièce l’avait suffisamment montré. Il y revenait, sinon aux unités de temps et de lieu, que le classicisme lui-même défendait bien mollement, du moins à la nudité de l’action, à la simplicité des caractères, à la sobriété du style, à ces formes austères et symétriques qu’affectait l’ancienne tragédie. Pourtant, jusque dans Lucrèce, que les derniers classiques opposaient si bruyamment à leurs adversaires, bien des traces s’accusent de ce romantisme qui, l’auteur lui-même l’a dit, « avait eu ses premiers enthousiasmes ». Mais Ponsard essaya vainement de concilier la tragédie avec le drame ; et cette tentative ingrate suffirait à expliquer l’infériorité d’un poète dont le talent consciencieux, si le mouvement et l’éclat lui font trop souvent défaut, ne manque, dans sa sécheresse et dans sa raideur, ni de force ni même d’audace. Il alla de plus en plus vers les novateurs, et Charlotte Corday, la meilleure pièce que composa ce prétendu restaurateur de la scène tragique, est, malgré le titre qu’elle porte, un drame romantique bien plus qu’une tragédie.

Ce qui devait succéder au drame, ce n’était pas la tragédie classique, mais un genre de comédie nouveau d’esprit et de forme qui, après l’irrémédiable décadence du romantisme, s’appropriera de lui-même aux tendances positives et réalistes de notre époque. Le romantisme, dans la période même de ses plus grands succès, n’avait pas aboli la comédie, malgré sa prétention de la fondre avec le drame. Mais elle n’était alors qu’un amusement sans portée. Elle se résume tout entière en un seul nom, Eugène Scribe. Scribe fournit pendant trente ans à tous les théâtres, avec une inépuisable fécondité, des pièces dénuées d’observation et de style, dans lesquelles il montrait une incomparable adresse à brouiller et à démêler les fils d’une intrigue. Il eut le génie du savoir-faire. Uniquement préoccupé de divertir son monde, il fut le grand amuseur public jusqu’au moment où de nouvelles générations demandèrent à la comédie, non plus des marionnettes, mais des hommes, non plus la lueur factice de la rampe, mais le grand jour de la vie réelle.