Le Mouvement littéraire au XIXe siècle (Pélissier)/Partie 3/02

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CHAPITRE II

LA POÉSIE

Quoique, dans la seconde moitié du siècle, l’esprit réaliste provoque une réaction universelle contre le romantisme sentimental, qui, depuis Mme de Staël et Chateaubriand, avait inspiré notre littérature, il ne faudrait pas croire que l’influence romantique soit entièrement épuisée. Nous la retrouverons jusque chez les maîtres de l’école nouvelle. Mais c’est naturellement dans la poésie qu’elle persiste avec le plus de force : tandis que les genres en prose vivent surtout d’analyse, la poésie semble dénoncer par elle-même un état d’âme en opposition directe avec cette impassibilité qui est la première condition d’un réalisme conséquent.

Entre les survivants de la grande génération romantique, un seul poursuit sa carrière, Victor Hugo. Il maintient avec un robuste orgueil, dans l’affaissement général des âmes et des vocations, le drapeau du romantisme, qui flotte maintenant en exil. Lamartine a quitté la poésie pour la politique, Vigny s’isole de plus en plus dans un dédaigneux silence, Musset consomme peu à peu son suicide, Gautier applique sa plume d’or à des feuilletons de théâtre, Sainte-Beuve a depuis longtemps enseveli au fond de lui-même ce poêle mort jeune à qui survit un critique, un physiologiste revenu de toute poésie. Seul, Victor Hugo passe triomphalement la moitié du siècle. Il n’éprouve ni découragement ni lassitude. Tout en restant lui-même, il se renouvelle, il ouvre à ses inspirations de plus larges perspectives : définitivement établi dans son génie, il en remplit avec aisance toute la capacité.

La première œuvre que Victor Hugo date de l’étranger, c’est un recueil de satires, mais de satires toutes lyriques. Il y déploie une puissance d’indignation chaleureuse qui n’a rien de commun avec la manie déclamatoire des classiques Juvénals. Il se venge des proscripteurs ; il venge aussi la vertu et la foi publiques un moment éclipsées, et c’est en leur nom que son vers flétrit la corruption des âmes, stigmatise l’abaissement des caractères, flagelle toute une génération déprimée en qui le souci des intérêts positifs a étouffé la religion de l’idéal. Les Châtiments sont une représaille de l’idéalisme romantique contre ce que l’esprit réaliste dénote en soi de scepticisme dans l’intelligence et de lassitude dans la volonté. Mais l’œuvre d’anathème a parfois des accents d’une douceur, d’une pitié infinie. Ce cœur débordant d’amour maudit ceux qui l’emplissent de fureur ; et l’amour s’épanche encore à travers les exécrations, il dicte au belluaire irrité d’attendrissantes élégies, de fraîches et gracieuses idylles ; la haine contre le mal, la colère de la conscience, s’allient chez lui avec cette cordiale humanité, cette sympathie universelle pour les malheureux, qui sera de plus en plus l’inspiration fondamentale du poète, et que son âme apaisée finira par étendre des malheureux aux méchants.

Avec les Contemplations, Victor Hugo revient à la poésie intime. Ce recueil continue ceux dans lesquels il avait déjà mêlé les voix mystérieuses de la nature aux joies et aux tristesses de l’homme ; mais, en même temps que sa forme, sans rien perdre en éclat et en vigueur, gagne en souplesse et en amplitude, déploie des harmonies plus savantes, unit à la précision caractéristique des contours matériels un don merveilleux de rendre par les sons et les rythmes ce que ni nos sens, ni notre intelligence même ne peuvent saisir, sa pensée acquiert plus d’étendue et sa sensibilité plus de profondeur. Ces deux livres de vers méritent leur nom ; ils sont d’un lyrisme plus contemplatif que les Feuilles d’automne ou les Voix intérieures. Le progrès de l’âge, les amertumes de l’exil, la perte d’un être cher, ont achevé de mûrir le génie de Victor Hugo. Une philosophie élevée, généreuse, pacifiante, se dégage de ses rêveries, de ses imaginations poétiques, de ses obscures apocalypses. Ce sont ici les « mémoires d’une âme», d’une âme qui « marche de lueur en lueur en laissant derrière elle la jeunesse, l’amour, l’illusion, le combat, le désespoir » ; mais, s’ils « s’assombrissent nuance à nuance », c’est pour aboutir finalement « à l’azur d’une vie meilleure ». La philosophie du poète est consolante jusque dans le deuil, parce qu’elle a pour inaltérable principe une croyance toujours plus sereine dans le triomphe du bien sur le mal et dans la réconciliation définitive de l’humanité avec la nature et avec Dieu.

Cette croyance domine aussi la Légende des siècles, épopée sincère, vivante, sans banales machines et sans merveilleux factice, sorte de poème « cyclique » qui a pour héros l’homme et pour inspiration la foi dans le progrès infini. La légende de l’humanité, telle qu’il la suit d’âge en âge, se déroule à travers les trahisons, les rapts, les parricides ; mais il oppose Roland aux infants d’Asturie, Eviradnus à Sigismond et Ladislas, le marquis Fabrice à Ratbert. Si les tableaux riants sont rares dans son livre, la conception n’en repose pas moins sur un invincible optimisme. Lui-même le dit, tous les aspects de l’humanité se résument, à ses yeux, en un seul et immense mouvement d’ascension vers la lumière. Ce qu’il veut montrer, c’est « l’homme montant des ténèbres à l’idéal », c’est « l’épanouissement du genre humain de siècle en siècle, la transfiguration paradisiaque de l’enfer terrestre, l’éclosion lente et suprême de la liberté ». Le poème dans son ensemble est « une espèce d’hymne religieux à mille strophes, ayant dans ses entrailles une foi profonde et sur son sommet une haute prière ».

Victor Uugo a au plus haut degré le sens de l’histoire ; mais c’est dans la légende qu’il se trouve surtout à l’aise. Son génie puissant peut s’y donner pleine carrière : il déroule d’immenses tableaux, il dresse des figures gigantesques ; il évoque les mythes grandioses, il ressuscite l’âme des peuples antiques, il exprime en formidables symboles les lois supérieures de la conscience, il associe enfin aux agitations de l’humanité que le bien et le mal se disputent, il « heurte à l’âme humaine, afin de lui faire rendre son véritable son, les êtres différents de l’homme que nous nommons bêtes, choses, nature morte, et qui remplissent on ne sait quelles fonctions fatales dans l’équilibre vertigineux de la création ». Ce poème, qui s’ouvre sur l’éblouissement de l’Éden et se ferme sur les perspectives fantastiques de l’infini, est l’œuvre la plus grandiose, la plus diverse et la plus riche de Victor Hugo. Il y met au service d’une imagination incomparable une faculté verbale vraiment unique. Pour un nouveau genre, qui mêle le drame et le lyrisme à l’épopée, il se façonne un style nouveau, tenant à la fois de sa langue lyrique et de sa langue dramatique, mais qui, moins tendu que l’une, moins heurté que l’autre, s’approprie admirablement à cette légende des âges par ce qu’il a de simple dans la magnificence et de familier dans la grandeur. Le génie épique de Victor Hugo, qui s’était déjà révélé par Notre-Dame-de-Paris, par les Burgraves, par certains morceaux des Châtiments, atteint ici sa plus haute expression ; il est peut-être la forme caractéristique entre toutes d’une maîtrise universelle.

La gloire du poète n’est pas achevée. Après les prodigieux tableaux de la Légende il ajoutera à sa lyre une corde nouvelle pour chanter en sa vieillesse la sensualité légère et facile de l’adolescence. Rentré de l’exil dans Paris assiégé, les désastres de l’année terrible lui inspireront des strophes vengeresses où vibre l’indignation, où frémit le patriotisme, où s’exalte une invincible foi aux destinées de la France, dont le culte se confond dans son cœur avec celui de la Justice et de la Fraternité. Cet infatigable génie se multipliera jusqu’au bord de la tombe ; et combien de poèmes posthumes semblent encore attester que, par delà la tombe elle-même, il est resté toujours jeune et toujours fécond !

Les derniers recueils de Victor Hugo reprennent des thèmes déjà connus. Après la Légende des siècles on peut dire qu’il cesse de se renouveler. Mais les redites dont abondent ses œuvres les plus tardives ne semblent inférieures aux inspirations originales que parce qu’elles sont postérieures. Toute la lyre vient à peine de paraître, et nous y trouvons maints chefs-d’œuvre comparables aux plus belles pièces des Contemplations, des Châtiments, de l’Année terrible. Jusque dans l’extrême vieillesse, Victor Hugo n’a rien perdu de sa puissance et de sa vigueur. S’il revient sur sa propre voie, c’est qu’il avait déjà parcouru le cycle tout entier de la poésie.

Attaqué, discuté, contesté dans la première partie de sa carrière, il exerça dans la seconde une souveraineté unanimement reconnue. Toute la poésie contemporaine émane de lui. Ses disciples sont devenus à leur tour des maîtres, comme les lieutenants d’Alexandre devinrent des rois en se partageant son empire. Parmi les écoles poétiques qui se sont multipliées autour de lui, il n’en est pas une dont nous ne puissions trouver l’origine dans quelqu’un de ses chefs-d’œuvre. Les virtuoses se rattachent à ses Orientales, les psychologues à ses Voix intérieures, les Olympiens à sa Légende des siècles, les « funambulesques » à son quatrième acte de Ruy Blas ; les « symbolistes » eux-mêmes, ces mystiques de la forme, reconnaissent en lui le premier de nos poètes qui ait saisi l’âme des mots, qui, pour citer ses propres termes, ait découvert un sens révélateur dans le frisson des syllabes. Suivant l’expression d’Émile Augier, Victor Hugo est le Père. Sa vieillesse triomphale fut entourée d’un véritable culte. Quand il mourut, tout un peuple le conduisit au Panthéon ; mais l’apothéose avait précédé les funérailles.

Victor Hugo n’est pas seulement un ancêtre, c’est en quelque manière un primitif. Les sentiments dont il s’inspire sont les plus généraux, ceux dans lesquels réside le fond même de l’âme humaine. Organisation puissante, sa force, capable de douceur et de grâce (que de pages d’une exquise délicatesse !), est inhabile aux quintessences du cœur où certains poètes de notre temps ont mis une distinction si curieusement nuancée. On lui reproche d’avoir l’âme grossière : il a l’âme grande, largement ouverte aux plus généreuses inspirations, tout imprégnée d’amour et de pitié, vibrante au moindre souffle comme reluisante au premier rayon ; et, si nous ne trouvons pas chez lui les gracilités mièvres, les tendresses précieuses, les subtils raffinements, c’est qu’il ne faut pas demander à un homme sain d’être aussi sensible qu’un malade.

Avec ce qu’ils appellent les lieux communs du sentiment, nos plus fins critiques lui reprochent ceux de la pensée. Ils exaltent en lui le prodigieux ouvrier de style, le maître souverain du verbe ; mais ils trouvent que sa forme merveilleuse recouvre peu de substance, ils prétendent que ce dieu de l’image et du rythme est un bien médiocre penseur. Reconnaissons ce qu’il y a d’ingénu dans ses grandioses antithèses, de rudimentaire dans sa conception des choses, d’incomplet, de tranché à l’excès, parfois de radicalement faux dans ses vues sur l’histoire, ce qu’il y a soit de par trop simple dans ses formules, soit de contradictoire entre les diverses philosophies dont il s’est fait tour à tour le magnifique interprète. Victor Hugo n’est pas un philosophe. Il saisit par son imagination les grands systèmes pour les transformer en mythes poétiques. Ne sourions pas en l’entendant s’appeler un mage : c’est bien là son nom.

Est-ce à dire qu’il y ait moins de substance en sa poésie qu’en celle d’aucun autre des grands poètes contemporains ? Nous ne le croyons point. Il ne faut pas que les miracles de la langue et de la versification nous fassent méconnaître tout ce qu’il entre en son œuvre de grave pensée aussi bien que de profond sentiment. Et si, suivant l’expression d’un de ses plus illustres disciples, toute poésie digne de ce nom contient une philosophie, il est facile de retrouver, à travers d’obscurs symboles et de flagrantes contradictions, l’unité fondamentale de l’œuvre immense qu’il a laissée. Les variations de Victor Hugo sont dominées par une croyance inébranlable dans l’ordre universel et dans le progrès. Optimiste comme toutes les fortes natures, il a prêché la confiance et l’amour. Un grave souci de moralité prête à sa poésie je ne sais quelle saine et vivifiante saveur. Il y a eu toujours en lui quelque chose de fixe et de résistant, l’idée du devoir, la foi dans la justice, dont la forme suprême est à ses yeux la clémence. Il a élevé la voix en faveur de toutes les nobles causes. D’autres ont troublé, amolli, désenchanté l’âme humaine : il l’a rassurée, affermie, encouragée, il lui a communiqué quelque chose de son obstinée et robuste vertu. Parce qu’il est le plus grand artiste du siècle, ne peut-il être en même temps celui de tous nos poètes qui a porté dans l’art les plus hautes préoccupations de la conscience, qui a eu l’âme la plus hospitalière, qui a fait de son génie le plus généreux et le plus vaillant emploi ?

Depuis le milieu du siècle, Victor Hugo assistait de loin à la transformation du romantisme. Quand le romantisme, qui fut dans le principe une renaissance du sentiment exalté par la ferveur spiritualiste, eut épuisé la vertu de son inspiration primitive, il tendit, comme toute école sur le déclin, à s’absorber de plus en plus dans les soins de la forme pure. Aux grands poètes succédèrent alors les sculpteurs de la strophe et les ciseleurs du vers. Déjà Théophile Gautier ne se rattache guère à la révolution romantique que par le côté pittoresque et descriptif. Il arbore le drapeau de l’art pour l’art. Victor Hugo lui-même, si l’esprit qui l’anime est tout idéaliste, porta dès l’abord en son œuvre une prédilection pour les images, un goût des lignes précises et des reliefs bien accusés, une plasticité de la langue et du rythme qui l’ont fait plus d’une fois accuser de matérialisme poétique. C’est par là que Gautier fut son disciple. L’auteur d’Émaux et Camées finit par faire consister tout son art dans la description de la nature. « Je suis, disait-il, un homme pour qui le monde visible existe. » Idées ou sentiments, le monde invisible exista pour lui de moins en moins ; il réduisit la poésie à n’être que le choix des mots et leur bel arrangement ; il ne voulut exprimer par elle que de riches couleurs et d’harmonieux contours.

Le culte exclusif de la forme poétique avait tout au moins fait de lui un admirable artiste. En se rétrécissant peu à peu, en s’amignottant toujours davantage, il fit de ses successeurs d’ingénieux virtuoses. Le plus brillant d’entre eux, le plus fleuri, le plus riche en beaux vocables et en chatoyantes métaphores, c’est Théodore de Banville.

Comme Gautier lui-même, Banville est un païen. Mais il y avait dans le paganisme de Gautier un arrière-goût de moyen âge, de superstitions et de tristesses gothiques. Rien de tel chez Banville. Il n’exprime que la joie des sens, ce qui est sonore à l’oreille et lumineux à l’œil, des rayons sans ombres, des harmonies que ne trouble aucune discordance. Par delà Gautier et Victor Hugo, il donne la main à André Chénier, à celui d’avant Fanny et les Ïambes. Il a quelque chose d’un Grec, ou plutôt de ce que Chénier appelait un Français-Byzantin, en se désignant ainsi lui-même. Il assiste à la vie comme à une fête ; son atmosphère de félicité sereine n’a jamais été troublée ni par les inquiétudes de la pensée, ni par les soucis de la conscience, ni par les ardeurs de la passion.

L’œuvre du romantisme semble s’être réduite pour lui à la régénération de la rime. Il fait de la rime le principe et la fin de toute poésie. C’est à la rime qu’il demande le secret d’une nouvelle langue comique versifiée. C’est pour glorifier la rime qu’il remet en honneur les anciens genres, dont elle fait tout le prix. Le sonnet, restauré par Sainte-Beuve, ne lui suffit pas. Il lui faut les rondeaux, les triolets, les villanelles, les ballades, les formes poétiques les plus hérissées de difficultés gratuites. Ne lui demandons pas autre chose que l’agilité, l’adresse, la grâce vive et souple d’un clown. Il est le clown du lyrisme, d’un lyrisme aérien, fantastique, charmant en ses divagations mêmes, et qui jette bien loin tout bagage importun de pensée ou de sentiment afin que rien ne gêne son vol. Et ce clown a pour tremplin la rime. Tout ce qu’il y a chez lui d’éclat, de prestige, de charme et d’esprit, il faut le chercher au bout du vers. Sa Muse, c’est la « consonne d’appui ».

Lui-même a donné sa poétique. Elle consiste tout entière dans une théorie de la rime. Ce ne sont pas des idées ou des émotions qui l’inspirent, mais des mots. Les mots s’appellent, se répondent dans son imagination éblouie. Il les voit reluire, il les entend retentir les uns contre les autres. Des rimes lumineuses et sonores, voilà tout le secret de son art. L’espace qu’elles laissent vide se remplit de lui-même, et s’il y faut quelques bourres, si le sens a parfois des surprises, ne sait-on pas que la poésie, cette chose superflue, comporte maintes superfluités heureuses et que rien ne lui sied comme un grain d’extravagance ? Aimable et frivole conception de l’art, et que Banville n’applique jamais qu’à des poèmes légers, tout d’aventureux caprice et de fantaisie insouciante. Il proteste à sa façon contre le réalisme de son temps en se réfugiant dans le pays des chimères, des songes et de la pure féerie.

Comme Banville, Baudelaire se rattache à Gautier, ce « poète impeccable », ce « parfait magicien ès lettres françaises », auquel il dédie ses Fleurs du mal. Mais, tandis que nous retrouvons chez l’un ce qu’il y avait dans leur maître commun de plus rayonnant, de plus vif, de plus coquettement superficiel, l’autre raffine encore cette prédilection pour l’étrange et le compliqué, ce goût d’archaïsme ou de décadence, cette inquiète curiosité des choses occultes qui donnent si souvent à la poésie de Gautier une saveur âcrement subtile et comme exquisement vénéneuse. Quoi qu’il doive à l’auteur d’Albertus, Baudelaire peut d’ailleurs passer pour une des physionomies les plus originales de son temps, tout au moins pour une des plus bizarres et des plus complexes. Il est le premier exemple de ces talents contournés, surmenés, impuissants à la création, mais singulièrement délicats dans l’analyse, tels que peut en former une civilisation vieillie, analogue à ces terreaux brûlants qui produisent des fruits capiteux et malsains.

Au besoin de volupté se mêle chez lui, dans la volupté même, un irrésistible penchant à s’analyser. Il ne pratique jamais que l’amour charnel, tantôt dans sa bestialité morne, tantôt dans ses corruptions les plus savantes. Considérant la femme comme un être inférieur, il lui demande uniquement des sensations. Il lui abandonne le corps, et l’esprit, laissé libre, corrompt les joies de la chair. Ce fils « d’ancêtres fous ou maniaques, morts tous victimes de leurs furieuses passions », exacerba sa sensibilité maladive non seulement par l’abus du plaisir, mais encore par les excitants factices qui lui créaient ce qu’il appelle ses « paradis ». Joignons à cela les froissements de sa vanité susceptible, les soucis pécuniaires dont sa vie fut empoisonnée, les cruelles angoisses d’un artiste qui avorte presque toujours et qui a lui-même conscience de ses avortements, c’est plus qu’il n’en faut pour expliquer en lui cette incapacité du système nerveux à goûter une pleine jouissance. Ce qu’il trouve dans le plaisir, c’est, non pas l’assouvissement et, par suite, le calme des sens, mais une sorte d’exaspération, un sentiment de dégoût et aussi de révolte amère contre la volupté qui ne peut apaiser sa chair. Et alors, le débauché maudit la débauche ; il se détourne avec horreur de son péché ; encore tout souille de fange, il s’éprend d’une spiritualité mystique et berce dans son sein je ne sais quel rêve étoilé. Baudelaire avait commencé par la foi ; son esprit et son cœur en gardèrent, quand il eut cessé de croire, des troubles, des repentirs, des épouvantes. Mais les retours mêmes d’un catholicisme corrompu sont un assaisonnement de plus aux voluptés. Le plaisir est doublé quand une pointe de remords en relève la douceur ; et puis, le frisson d’extase idéale qui saisit parfois le poète dans la stupeur de l’orgie lui donne comme l’illusion de sa primitive innocence : ce blasé s’est ainsi refait une sorte de virginité qui prêtera à la jouissance prochaine un ragoût tout nouveau.

C’est le mélange d’une religiosité malsaine avec ce que la débauche a de plus subtil, c’est un mysticisme de mauvais aloi mis au service de la débauche elle-même pour en raviver la saveur, qui fait à Baudelaire toute son originalité. Il entre sans doute bien de la recherche dans cette figure énigmatique. Rien chez lui de simple, rien non plus de sincère. « Un peu de charlatanerie, écrit-il, est toujours permise au génie. » Mais ses affectations nous le révèlent encore, et, par ce qu’il a voulu paraître, nous pouvons juger de ce qu’il fut. À son catholicisme même se rattachent d’ailleurs les rares idées dont s’est nourri cet esprit stérile, et qu’il n’a cessé de répéter en prose comme en vers. Il n’est pas jusqu’à sa théorie de l’art qui n’en procède directement.

Aux yeux de Baudelaire, le péché originel a imprimé à la nature tout entière une tache indélébile. Si nous la considérons au point de vue moral, elle est la voix de l’intérêt, des appétits, des passions égoïstes. Les philosophes du xviiie siècle y voyaient la source de tout bien : il la regarde, lui, comme profondément souillée, et, pour employer son mot, comme satanique. Ce qu’il y a de naturel à l’homme, c’est le vice ; la vertu est artificielle. Transportons cette idée de la morale dans l’art, et nous aurons toute l’esthétique de Baudelaire. Pas plus que le bien, le beau ne procède de la nature. Il est artificiel aussi bien que la vertu. À la « beauté naturelle », le poète préfère la beauté factice, celle que l’art a parée de ses prestiges. Il fait l’éloge du maquillage. Il exalte la poudre de riz, la peinture, les mouches, tout ce qui peut élever la femme au-dessus de la nature, en faire ainsi « un être divin et supérieur ». S’il s’agit de parfums, il a une prédilection toute particulière pour ceux qu’un art savant élabore ; s’il s’agit de couleurs, il préfère les moins franches, les plus compliquées, celles surtout qui trahissent une décomposition intérieure, les « phosphorescences de la pourriture ». Ce qui lui plaît par-dessus tout en poésie, ce sont les produits des civilisations déclinantes que plusieurs siècles de culture ont raffinées à l’excès, les œuvres tourmentées et perverties qui présagent la dissolution finale d’une société tombée en décrépitude. Il met Rome au-dessus de la Grèce, et la Rome qu’il admire est celle de Pétrone. L’œuvre d’art sans arrière-pensées, sans machinations subtiles, « ne devant rien qu’à la nature », lui apparaît comme « une matrone répugnante de santé et de vertu ». Il a en horreur toute simplicité. Dilettante de la débauche, il est aussi l’esthéticien de la « dépravation ».

Baudelaire, du moins, avait le culte de la « littérature ». On reconnaît le disciple de Gautier dans son souci méticuleux de la forme, dans l’acharnement avec lequel il poursuivait ce que lui-même appelle « l’expression absolue ». Mais cet artiste opiniâtre triomphe rarement. Les cadres qu’il remplit sont toujours de peu d’étendue, et il ne les remplit le plus souvent qu’avec difficulté. Laissons de côté ses détours, ses entortillements, son prétentieux machiavélisme : que de termes impropres, que d’images fausses, et même que d’incorrections ! Il y a dans les Fleurs du mal quelques vers admirables, d’une beauté mystérieuse et « troublante » : mais combien de pièces vraiment accomplies ? Ce poète à la fois brutal et quintessencié, aussi laborieux qu’infécond, sans imagination, sans idées, et dont l’obscurité voulue ne peut faire illusion sur le vide de son esprit, a eu de nos jours ses admirateurs fanatiques. Le culte de Baudelaire, confiné d’ailleurs en un conventicule de blasés, comporte une part de duperie et une part de mystification ; mais il peut s’expliquer encore par ce qui répond en ce prototype des « décadents » à certaine perversion de la sensibilité, à une sorte de détraquement nerveux dont nos générations actuelles offrent de nombreux exemples.

À Baudelaire, artiste pénible, inquiet et comme strangulé qui tire de son impuissance même une originalité suspecte, peut s’opposer Leconte de Lisle, chez qui la magnificence calme et robuste de la forme s’accorde avec la sérénité d’une âme olympienne. L’un, dandy de la « décadence », se plaît aux raffinements morbides et aux préciosités macabres ; l’autre, chantre héroïque et religieux des civilisations anciennes ou barbares, y déroule avec une gravité sacerdotale ses larges et grandioses tableaux. Baudelaire procédait de Gautier ; Leconte de Lisle se rattache directement à Victor Hugo. Mais, si l’ampleur et la puissance du style poétique, la vigueur du souffle, l’éclat des images, la faculté des vastes ensembles, le don d’évoquer les siècles antiques, de rendre la vie aux mythes et aux symboles des sociétés primitives, le rapprochent plus que tout autre poète contemporain de celui qui fut son premier initiateur et qui resta toujours son maître, il se distingue de lui soit, comme artiste, par un soin plus scrupuleux encore d’exactitude et de précision pittoresque, soit, comme philosophe, par un stoïcisme contemplatif dont aucune émotion ne doit troubler la superbe tranquillité.

Le souci d’une perfection absolue et suprême, qui caractérise en général les romantiques de la seconde époque, conduisait tout naturellement à une conception de la poésie où le sentiment n’aurait plus de place. Leconte de Lisle est le chef de ceux qu’on a appelés les Impassibles. Ce qui fait le poète à leurs yeux, ce n’est pas la faculté de sentir, mais celle d’exprimer. « Les deux termes de grand poète et d’irréprochable artiste sont nécessairement identiques. » Or, pour être vraiment irréprochable, l’artiste doit s’interdire toute émotion qui peut faire trembler sa main. La poésie n’est-elle donc pas un « cri du cœur » ? Leconte de Lisle s’élève contre « cet apophtegme décisif en raison même de sa banalité ». Non seulement « l’usage professionnel des larmes » offense la pudeur des sentiments les plus sacrés, mais encore il porte atteinte à la majesté de l’art. L’art se suffit à lui-même : c’est le corrompre et l’avilir que de l’appliquer à l’expression des sentiments personnels. La seule émotion que le poète ressente et provoque a un caractère tout esthétique : c’est celle qu’excite en nous la beauté.

Leconte de Lisle s’annonce dès l’abord par une préface retentissante où, condamnant toute poésie subjective comme une profanation, il invite les poètes à quitter le thème personnel, à retremper aux sources éternellement pures l’expression usée et affaiblie des sentiments généraux, à fortifier leur esprit par l’étude et la méditation pour se faire les guides de l’humanité dans la recherche de ses traditions idéales. Les grands poètes romantiques avaient déjà demandé des inspirations à l’histoire primitive du genre humain ; mais, au lieu de se faire les contemporains des races disparues, ils prêtaient aux héros antiques des idées modernes. La Légende des siècles elle-même déborde de lyrisme. Le poète, prolongeant sa personnalité jusqu’au fond des âges, n’y cherche bien souvent qu’un cadre propre à l’expression de ses sentiments ou de sa pensée. Cette épopée de notre race, dans laquelle Victor Hugo portait, outre son besoin d’expansion lyrique, une foi spiritualiste dont il ne se détacha jamais, des préoccupations humanitaires, un penchant irrésistible à dramatiser et à moraliser, Leconte de Lisle veut l’écrire avec la neutralité d’un historien, avec le désintéressement absolu d’un philosophe aux yeux duquel se valent toutes les conceptions dont le genre humain a successivement vécu comme ayant été également vraies chacune à son heure. Pour lui, la poésie consistera à représenter, sans y rien mêler de lui-même, les formes multiples qu’a revêtues d’âge en âge le culte du Beau.

En même temps que son imagination grandiose demandait de vastes thèmes, son esprit sérieux et méditatif ne pouvait se plaire dans une virtuosité gratuite. La légende des races abolies et des religions éteintes lui fournissait une matière en rapport avec la puissance de ses facultés expressives aussi bien qu’avec l’habitude de son âme portée d’elle-même à de graves contemplations. Sa théorie du beau pour le beau n’aboutit point à un formalisme vide. Chez cet artiste épris de rythmes austères et de lignes sculpturales, il y a aussi un penseur pour qui la poésie n’est qu’une forme de la philosophie. À ses yeux l’art doit tendre à s’unir étroitement avec la science. Dans les temps antiques il fut la révélation spontanée de l’idéal, tandis que la science en est l’étude réfléchie. Mais il a maintenant épuisé sa force intuitive, et c’est à la science que doit s’adresser le poète s’il veut rendre à l’art le sens de ses traditions oubliées. La régénération des formes est intimement liée à celle des principes. Que l’artiste, au lieu de profaner la langue des vers en lui faisant exprimer sa propre inanité, « rentre dans la vie contemplative et savante comme en un sanctuaire de purification ». La poésie digne de son nom doit se retourner avec la science vers les origines communes. Grave, auguste, liturgique, étrangère à toute passion personnelle, elle est l’histoire sacrée de la pensée humaine.

Leconte de Lisle se fait tour à tour le contemporain de chaque époque et le prêtre de chaque religion ; mais c’est dans le bouddhisme que nous trouvons la forme naturelle de son esprit. La nature lui apparaît comme une série de phénomènes sans cesse renouvelés que ne soutient aucune substance. Toute chose est le rêve d’un rêve. Il n’y a de vrai que l’éternel, et il n’y a d’éternel que le néant. L’impassibilité chez Leconte de Lisle est le dernier mot d’une morale conséquente avec sa philosophie. Le bonheur suprême réside dans le repos. Tout le mal consiste à vivre, et, par conséquent, il faut vivre le moins possible, étouffer en soi l’émotion, se guérir de l’espoir, faire de son âme un asile inviolable de silence et d’oubli. Matruya est torturé par l’amour, Narada par le souvenir, Angira par le doute : ils implorent Baghavat, et Baghavat ouvre aux trois sages son large sein où leur esprit s’abîme à jamais dans l’immuable félicité. Heureux qui peut fermer son cœur aux passions humaines et trouver dès cette terre l’avant-goût du nirvana suprême en une sainte inaction ! Les nuits du ciel natal ont bercé le poète dans ces extatiques vertiges qui affranchissent l’âme du temps, de l’espace et du nombre. Il a joui des voluptés immobiles et des inertes délices ; comme les ascètes antiques, il s’est assis au fond des bois pour absorber à longs traits la paix immense qui sort des choses. Et il en rapporte les oracles d’une morne sagesse. Que l’homme demande aux forêts tranquilles l’oubli des peines, celui de la joie elle-même : du haut de leurs dômes une quiétude inaltérable descendra dans son sein. Qu’il demande aux animaux le secret de leur béatitude : couché comme un dieu, le taureau ferme l’œil à demi et rumine en lui-même une félicite placide. Qu’il ferme son cœur aux soucis des passions et son esprit au mal de la pensée. Qu’il s’endorme dans une bienheureuse léthargie ; qu’il écoute la voix de la nature, dont le silence même est une leçon. Mais quoi ? La nature, elle aussi, a ses agitations et ses troubles. Les vagues de la mer apportent à notre oreille des rumeurs inquiètes ; un frémissement d’angoisse traverse par moments la solitude des grands bois. Les éléphants passent avec lenteur : pendant que le soleil cuit leur dos noir et plissé, ils rêvent, massifs pèlerins, à ces forêts de figuiers où s’abrita leur race. Sur la plage, les chiens poussent des hurlements devant la lune livide, comme si quelque mystérieuse détresse faisait pleurer une âme dans leurs formes immondes. Le taureau lui-même poursuit de son œil languissant et superbe le songe intérieur qu’il n’achèvera jamais : le voilà qui abandonne son large lit d’hyacinthe et de mousse ; il tend son mufle camus ; il beugle au loin sur les flots. Où donc est la paix, puisqu’elle n’habite ni l’âme rudimentaire des bêtes, ni l’inconscience apparente de la nature ? La paix est dans la tombe. Ô lugubre troupeau de ceux qui ne sont plus, le poète vous envie ! Importuné par la voix sinistre des vivants, il aspire au sommeil sacré. Il appelle la divine Mort. Il demande au Néant de lui rendre le repos, que la vie a troublé.

L’esthétique de Leconte de Lisle répond à sa philosophie : ce repos dans lequel consistent la sagesse et la félicité, il y voit aussi le principe du beau. La beauté lui apparaît comme le symbole du bonheur impassible. Il en trouve l’expression supérieure dans l’art grec, dans les dieux de marbre, dans ces blancs immortels dont les inquiétudes humaines n’ont jamais terni la face. Il cherche, pieux pèlerin, le chemin de Paros que nous avons perdu, et, tandis que l’impure laideur triomphe, il se transporte aux siècles glorieux où l’univers s’épanouissait dans l’ordre et dans la splendeur. Si Leconte de Lisle voyage à travers les contrées, les époques, les civilisations diverses, la véritable patrie de cet artiste est la Grèce, l’antique Hellas d’Homère et de Sophocle. Euripide a déjà, par ses préoccupations importunes, altéré les formes hiératiques du Beau, il est un novateur de décadence. Après lui, la radieuse vision de la Beauté se trouble de plus en plus jusqu’à ce qu’Hypatie, maudite par le vil Galiléen, replie ses ailes immaculées. Mais, d’un pan de sa robe pieuse, la Vierge a couvert l’auguste tombe des dieux. C’est en vain que Cyrille s’approche d’elle : Hypatie lui montre l’Empire livré aux sombres querelles d’un fanatisme ignorant et haineux ; elle lui prédit les hontes, les terreurs, les misères du moyen âge, massacres, pestes, famines, superstitions grossières et mystiques laideurs ; puis elle reprend son rêve interrompu : tout autour d’elle frémissent les rythmes d’or et vibrent les nombres sacrés, tandis que l’abeille attique vient dans un rayon de soleil cueillir sur ses lèvres le miel de la sagesse et de la vertu païennes.

L’adoration de la beauté classique s’allie chez Leconte de Lisle au culte du Néant dans un naturalisme lumineux et paisible auquel il demande et le secret du bonheur et la formule suprême de l’art. Une âme imperturbable est pour lui la condition d’un art impeccable. Son idéal austère imprime à la forme un galbe de statue. Mais la muse grecque ne l’a pas initié à tous les mystères. Sa perfection même n’est pas exempte de raideur ; elle a le poli, elle a aussi la dureté du marbre. À cet artiste puissant et volontaire, il manque la grâce, ce sourire de la force qui triomphe en se jouant. Son verbe impérieux ne connaît pas le charme des exquises négligences. Il déroule en strophes compactes des tableaux dont aucune teinte discrète n’adoucit l’implacable splendeur. Sa rhétorique éclatante et crue ignore ou dédaigne les nuances. Point de notes voilées : partout la plénitude d’harmonies glorieuses que le fleuve de ses vers épand à larges nappes. Cet altier génie dédaigne notre infirmité ; il nous éblouit de sa magnificence et nous accable de sa grandeur. Nous le voudrions plus près de nous, plus compatissant, plus humain. Sa majesté sculpturale nous impose ; nous admirons la fière obstination qu’il met à s’abstraire de lui-même ; mais nous nous prenons à regretter ce qu’il y a de froid, d’étranger au cœur, dans cette poésie d’un stoïque au front d’airain, qui s’interdit tout attendrissement comme une faiblesse, et d’un artiste impassible, qui voit dans toute émotion une injure à la dignité de son art.

Est-il donc resté complètement absent de son œuvre ? N’a-t-il pas mêlé aux antiques légendes quelque chose de sa pensée et de son cœur ? Si le Moïse ou le Samson d’Alfred de Vigny sont Alfred de Vigny lui-même, les figures que Leconte de Lisle évoque du fond des âges ne font bien souvent qu’exprimer sa propre âme, non pas seulement sa conception personnelle de la nature et de l’humanité, mais encore des troubles, des froissements, des révoltes que ne peut nous dérober son masque hautain. Kaïn est-il moins moderne que Samson ou Moïse ? Le poète lui prête son orgueil, sa fureur de négation, son pessimisme farouche et jusqu’à sa haine du moyen âge, que le Maudit entrevoit au loin dans la fumée des bûchers. Leconte de Lisle n’a guère fait, comme ses devanciers, que choisir dans la légende du genre humain les thèmes les plus propres au développement d’idées toutes contemporaines et d’aspirations tout individuelles.

Et même, ce symbolisme archaïque dont sa poésie affecte généralement la forme, il en est sorti plus d’une fois pour traduire directement des émotions auxquelles leur promptitude ou leur irrésistible violence ne permettaient aucun détour. Le rigoureux théoricien de l’impassibilité, aux yeux duquel l’aveu public des angoisses personnelles est « une vanité et une profanation gratuite », exprime parfois celles de sa propre âme avec une âpreté de passion qui touche à la frénésie. Jusque dans son nihilisme suprême il porte les rébellions d’un cœur qu’exaspère l’incurable désir de vivre en même temps que l’invincible effroi de la vie. Le lion captif cesse de boire et de manger ; le loup blessé se tait et mord le couteau de sa gueule qui saigne. Mais lui, le poète, c’est en vain qu’il soupire après la lourde ivresse du nirvana : il n’est pas moins impuissant à mourir qu’incapable d’oublier. C’est en vain qu’il se révolte contre la honte de sentir et de penser, contre l’horreur d’être un homme : la plaie qu’il comprime laisse échapper des larmes de sang. L’espérance du nirvana ne console même pas son cœur meurtri : il se demande si la mort n’est point une suprême illusion, si la grande ombre nous gardera tout entiers. Il prête l’oreille aux tombeaux, et le vent froid de la nuit lui apporte des gémissements. Dans l’infini des temps, il écoute avec épouvante rugir à jamais la vie éternelle.

Leconte de Lisle ne sera jamais populaire. D’abord, son docte archaïsme dépayse les lecteurs ; ensuite, son idéal de l’art est placé trop haut pour que le vulgaire y ait accès, et l’aristocratie intellectuelle du poète tient à distance tout esprit médiocre. Enfin, s’il a exprimé, lui aussi, le mal du siècle, ce n’est point en élégiaque sentimental qui se berce dans sa douleur, c’est en nihiliste inexorable dont le morne désespoir opprime notre âme, dont les ardeurs forcenées dévorent en nous toute sympathie. La souffrance lui arrache parfois des cris, mais il ne se plaint pas et il ne veut pas être plaint : se plaindre est une faiblesse, être plaint est une honte. Mendie qui voudra la pitié grossière des foules ! Il ne vendra pas son mal. Il ne livrera pas sa vie aux outrages d’une banale curiosité ; il ne dansera pas, ô plèbe imbécile, sur le tréteau de tes histrions. Son orgueil muet lui tiendra lieu de gloire. La gloire ? Il méprise ceux qui la donnent, ces « modernes » que le siècle assassin a châtrés dès le berceau. Pendant qu’ils emplissent leurs poches, le poète chante l’hymne de la Beauté. Des temps viendront que la terre, arrachée de son orbite, défoncera contre quelque univers sa vieille et misérable écorce : mais la sainte Beauté, dont il a été le prêtre, survivra dans son immuable splendeur à la ruine de notre globe, et d’autres mondes rouleront sous ses pieds blancs.

À Leconte de Lisie se rattache directement l’école des « Parnassiens » ; mais, avant de caractériser leur œuvre et d’apprécier leur influence, il nous faut assigner sa place à un poète qui, ne relevant d’aucun groupe parliculier, a lui-même frayé une voie nouvelle, où les plus illustres représentants de notre poésie contemporaine devaient le suivre sans le faire oublier.

Deux recueils d’Eugène Manuel, les Pages intimes et les Poèmes populaires', indiquent suffisamment et par leur date son originalité novatrice, et par leur titre en quoi consiste cette originalité.

De ces deux recueils, l’un fut publié en 1866, l’année même où Coppée donnait le Reliquaire, son premier ouvrage, qui relève d’une tout autre inspiration. Sully Prudhomme venait, il est vrai, de faire paraître les Stances et poèmes, dont un livre s’intitule précisément la Vie intérieure ; mais certaines pièces des Pages intimes, et parmi les plus caractéristiques, comme l’Aveugle, le Rosier, le Déménagement, sont antérieures de plusieurs années, et quelques-unes même avaient été déjà insérées dans la Revue des Deux-Mondes. Quant aux Poèmes populaires, nous savons par l’auteur qu’ils étaient presque entièrement imprimés au mois de juillet 1870, et il n’aurait pas besoin de nous rappeler que la plupart étaient écrits longtemps avant de paraître, car ceux qui précisément peuvent faire date avaient dû « à l’incomparable interprétation d’artistes d’élite une sorte de publicité anticipée ». Si les Humbles furent publiés en 1871, souvenons-nous que Manuel avait montré le chemin à Coppée.

Ce qu’eurent en leur temps, sinon d’entièrement nouveau, puisque la poésie « intime » remonte jusqu’à l’avènement même du romantisme et puisque la poésie « populaire » avait depuis longtemps inspiré soit le génie épique de Victor Hugo, soit, bien plus tôt encore, la veine bourgeoise de Sainte-Beuve, — mais ce qu’eurent tout au moins d’original, de personnel et même de hardi ces poèmes, qui, en plein triomphe de l’art impassible, retournaient aux émotions de la conscience ou bien allaient chercher leurs sujets dans les rues, dans les ateliers, dans les taudis et les hospices, il importait d’autant plus de l’établir que, si d’autres poètes déployèrent après Manuel, dans le même genre, une psychologie plus subtile, une virtuosité plus riche et plus brillante, il ne le cède à aucun d’eux pour la sincérité du sentiment, pour la convenance du ton, pour l’accord intime d’une forme toujours juste et délicate avec une inspiration toujours noble et tendre, souvent touchante. Nous l’accusons d’une modestie excessive quand il veut nous faire croire que sa source est ignorée, qu’elle fait si peu de bruit ; mais comme il a raison de dire qu’elle est pure et qu’on y peut boire ! Manuel a été par excellence « le poète du foyer » : il l’a été dans ses Pages intimes, écrites auprès de ce foyer même, et aussi dans le recueil d’En voyage, qui s’y est de loin réchauffé ; il l’a été dans les Poèmes populaires et dans le drame souvent applaudi des Ouvriers, s’il est vrai que le rayonnement du foyer fasse éclore toutes les vertus que ce moraliste célèbre, guérisse toutes les plaies sur lesquelles cet ami des humbles pose le doigt ; il l’a été enfin dans les poésies de Pendant la guerre, s’il est vrai que le foyer domestique, aux jours de péril et de deuil national, s’élargisse et s’exhausse jusqu’à devenir le symbole même de la patrie.

L’auteur des Pages intimes et des Poèmes populaires a parfois agrandi son cadre : dans l’Ascension, dans la Veillée du médecin, dans la Prière des folles, la langue et le rythme se mettent spontanément par leur ampleur en harmonie avec la pensée ; mais, si ces pièces et bien d’autres encore montrent assez qu’il peut soutenir sans défaillance de plus hautes conceptions, c’est dans la poésie familière que s’est marquée surtout l’originalité de son talent à la fois viril et délicat, — délicat par le tact, la mesure, l’heureux assortiment des nuances, en ce qui regarde l’écrivain, et, en ce qui tient à l’homme même, par la tendresse d’une âme compatissante et pieuse, — viril par le dédain des artifices, des fioritures, de tout charlatanisme, par l’unique souci de s’exprimer sincèrement et fortement, par l’esprit de moralité vaillante qui anime toute son œuvre, par ce que sa sympathie a de grave, sa pitié de sain, ses plus vives émotions de sobre encore et de contenu. Le nom d’Eugène Manuel doit rester à ce titre comme celui d’un vrai, d’un excellent poète.

Leconte de Lisle fut le maître des Parnassiens. Ils eurent leurs initiateurs en Gautier, Banville, Baudelaire ; c’est de lui surtout qu’ils reçurent la discipline. Le Parnasse contemporain se donna pour tâche de défendre la poésie, d’un côté contre les « pleurards imbéciles » et les « rieurs débraillés », que les grands noms de Lamartine et de Musset traînaient encore à leur suite, de l’autre contre les utilitaires, qui ne consentaient à l’admettre que si elle se donnait pour tâche de vulgariser les applications de la science moderne. Il fut le gardien de l’art, qui ne fait ni rire ni pleurer, et qui est à lui-même sa propre un. Il rappela son temps au respect de la grammaire poétique, à l’observation des « règles sacrées ». Il prêcha le dédain du succès facile. Il condamna toute expression négligée, toute épithète molle, toute rime faible ou banale. Mais, comme le culte superstitieux des Parnassiens pour la forme extérieure les rendait indifférents à l’âme même de la poésie, toute leur adresse n’aboutit qu’aux miracles d’un vain mécanisme. Et s’ils méritèrent bien, à certains égards, de la langue et du rythme, ils finirent, comme toutes les coteries littéraires, par je ne sais quel patois de stylistes précieux et maniaques. Ils se félicitaient modestement de rendre plus aisée aux futurs poètes une perfection exquise et rare dont eux-mêmes, simples ouvriers de facture, leur transmettraient le secret ; mais, parmi ceux qui s’étaient d’abord formés à leur école, les seuls qui méritent le nom de poètes rompirent de bonne heure avec elle et ne furent vraiment dignes de ce nom que pour avoir réagi contre une poésie stérilisée par l’indigence du fond et viciée par les raffinements de la forme.

Ce que Sully Prudhomme doit aux Parnassiens, c’est ce qui pouvait, dans leur essai de « renaissance », tenter un poète scrupuleux et délicat, mais dont la distinction exquise répugne à tout charlatanisme. Il tient d’eux le souci d’une facture irréprochable : mais, s’ils l’initièrent, comme lui-même veut bien le dire, aux secrets de la main-d’œuvre, leurs subtilités et leurs fioritures ne séduisirent point cet artiste sincère pour qui le naturel est une sorte de probité. L’idée qu’il s’était faite de la poésie s’oppose directement au dilettantisme du Parnasse. Tandis que l’école parnassienne ne voit dans l’art que virtuosité pure, Sully Prudhomme le nourrit de pensées et de sentiments. Il y a en lui un fonds de moralité active, un souci de la vie intérieure, un goût de science et de philosophie, qui font de son œuvre la plus substantielle qu’aucun poète de notre siècle ait produite.

Il lui échappe çà et là des paroles de découragement ; quelquefois même, tenté par le bouddhisme de Leconte de Lisle, il s’est pris à rêver un linceul frais et léger où sa lassitude s’allonge. Mais ce sont là des velléités passagères, et dont il rougit aussitôt. Que les grondements du canon arrivent à son oreille, le voilà de retour, prêt à la bataille du monde. Durant qu’il vivait dans le songe, un soupir lui est venu des misères et des souffrances humaines : obsédé de ce soupir comme d’un blâme, il sent en lui tous les soucis de la fraternité. Si d’autres s’abandonnent aux lois fatales de l’univers, il combattra pour ses dieux, il ne se désintéressera pas plus du juste et du bon que du beau. La foi dans l’idéal est un principe d’action. Animé de cette foi militante, le poète repousse avec fierté les deuils voluptueux de ceux qui s’avouent vaincus afin de n’avoir plus à combattre. Il cherche cette force qui fonde, et, ne la trouvant pas chez toi, ô Musset, il ferme pour ne plus le rouvrir le vague et triste livre où s’exhalent tes lâches plaintes et tes énervants dégoûts. Il se sent homme dans l’humanité, patriote dans la patrie. Il prétend être fidèle à l’art, mais sans être infidèle à la cité ; il veut sanctifier la cause du beau par le culte du vrai pour le règne du bien. Des deux poèmes les plus considérables de Sully Prudhomme, le premier se termine par un sursum corda, le second a pour couronnement l’héroïque apostolat d’une charité prête au martyre. La Justice est une conquête de l’homme sur la nature, et le Bonheur ne peut se trouver que dans l’effort.

S’il glorifie l’action, ce n’est pas seulement parce, qu’il y voit pour l’humanité l’instrument du bonheur et de la justice, c’est encore qu’il y cherche pour lui un remède aux souffrances de la sensibilité et aux troubles de l’esprit. Mais son âme aspire en vain à sortir d’elle-même : elle ne se nourrit que de sa propre substance. Sully Prudhomme est par excellence l’interprète du monde intime. L’art délicat avec lequel l’école parnassienne décrivait la nature extérieure, il l’applique à l’expression de ses propres sentiments. Il ne se glorifie point d’un allier stoïcisme. Il ne met point un vain orgueil à dérober la peine de son cœur. Homme, il a besoin d’espérer et de souffrir, de pleurer sur le front d’un ami. Mais si, rompant avec tout exotisme factice et tout archaïsme de commande, il revient à la poésie personnelle des grands romantiques, c’est pour en renouveler le thème désormais banal, soit par une diction plus curieuse, soit par une manière de sentir plus déliée. Tard venu dans le siècle, il a des scrupules et des finesses que la jeunesse du romantisme ne connaissait pas. Ce ne sont plus chez lui ni les expansions toutes spontanées d’un Lamartine, ni les fougueux éclats d’un Musset. Sa passion ne jaillit point en cris ardents, sa mélancolie ne se répand point en vagues effusions. Il n’est pas moins sincère que Musset ou Lamartine, mais son émotion a quelque chose de plus réfléchi. Il porte jusque dans le lyrisme une psychologie infiniment délicate. Son analyse s’attache à ce que la vie intérieure recèle de plus secret et de plus subtil. Sa distinction morale aussi bien que ses scrupules d’artiste répugne à toute rhétorique. Il met de la pudeur dans ses plus intimes confidences. Il est le chantre des suaves tendresses, des pitiés exquises, des fines mélancolies. Sa poésie ressemble à ces fleurs des bois dont il a dit lui-même le charme discret et pénétrant : si les fleurs de serre étalent une beauté plus éclatante et respirent de plus capiteuses senteurs, la violette a pour elle sa grâce modeste, son parfum léger et doux qu’on ne sent bien qu’en la baisant.

Chez ce poète à la sensibilité si tendre se trahissaient, dès son premier recueil, les sollicitations d’un esprit que préoccupe la science contemporaine non seulement dans ses hautes enquêtes, mais encore dans ses applications positives. Lui aussi a senti son isolement au milieu de la société. Ce n’est plus aujourd’hui que la voix d’Amphion fait surgir de terre les villes ; aux Amphions de notre temps le monde répond qu’il « se civilise », qu’il veut des ouvriers et non d’inutiles rêveurs. Tandis que les Parnassiens professaient un superbe mépris pour toute culture étrangère à leur art, Sully Prudhomme voudrait unir étroitement la poésie avec la science. Instruit par le cénacle aux plus chères délicatesses du style, ce subtil versificateur chante le Fer, célèbre la Roue, demande aux découvertes modernes, aux machines mêmes de l’industrie, un nouveau genre de poésie à la fois sévère et pittoresque, dont la précision scrupuleuse est discrètement illustrée d’images. Il se plaît parfois à lutter avec la prose sur un terrain où le plus habile rimeur ne saurait jamais en égaler la rigoureuse exactitude. L’écueil de la poésie scientifique, c’est qu’elle a pour terme extrême une perfection dont le prosateur se rend maître sans effort, mais à laquelle le poète ne peut atteindre que par un miracle d’art patient et laborieux. S’ingénier et s’évertuer à mettre en vers une définition, un axiome, une loi, qui du premier coup trouve dans la prose son expression définitive, c’est un jeu d’esprit aussi stérile qu’épineux. Sully Prudhomme s’est parfois exercé à ces tours de force. Ce n’est point pour y montrer une vaine habileté mécanique. Son esprit, portant dans les choses de la pensée la même finesse que son cœur dans celles du sentiment et sa conscience dans celles de la morale, se sent attiré par le délicat plaisir de les pousser au dernier degré d’une stricte analyse. Mais d’ailleurs, si ses préoccupations de justesse absolue et de subtile propriété l’ont fourvoyé par endroits dans une algèbre incolore, il doit à la science des inspirations qui comptent parmi ses plus belles. Les Écuries d’Augias, le Rendez-vous, le Zénith, sont les modèles d’une poésie scientifique dans laquelle Sully Prudhomme allie le lyrisme, qui scande et soulève son vers, au souci d’une exactitude descriptive qu’il pousse jusqu’à la rigueur technique.

La science n’est pas tout entière dans les solutions fixes. Si elle satisfait l’intelligence en la mettant en possession d’une infaillible certitude, elle ouvre à l’imagination, par delà les sèches formules et les preuves catégoriques, des perspectives lointaines dans lesquelles nos rêves trouvent un asile. Pas une de ses recherches qui ne tende à l’infini. Les temps ne sont plus où les songeurs de Milet et d’Elée tentaient sur l’univers je ne sais quel fol embrassement. Mais l’émotion du grand mystère n’en trouble pas moins l’âme du poète. Il est de ceux que l’infini hante. La cornue et le télescope en ont pas à pas poursuivi le secret : il chante le chimiste sondant les caprices des forces, l’astronome qui, du haut de sa tour où la Vérité fera sentinelle, somme l’astre échevelé de reparaître au ciel dans mille ans. Mais qui donc arrachera d’un seul coup ses voiles à l’antique Isis ? La nacelle des aéronautes, que sollicite l’éternelle énigme, s’enlève et monte droit au zénith. Dans les profondeurs de l’immensité taciturne, il la suit éperdument : sur ses lèvres un chant éclate que la science inspire à la poésie et que la poésie chante à la science.

L’accord de la science et de la poésie, que Sully Prudhomme a si heureusement conciliées, se retrouve dans son « criticisme » sentimental, qui donne pour suprême aboutissement aux investigations d’une rigoureuse analyse les élans du cœur et les révélations de la conscience. Positiviste, il ne connaît d’autre instrument que la méthode expérimentale ; et, comme ni l’expérience interne ni l’expérience externe ne sont en état de résoudre les grands problèmes qui nous sollicitent, il se résigne à ignorer. La science doit-elle donc rester inactive ? Non certes. Que, sachant ignorer, elle travaille à savoir. Qu’elle se garde de toute anticipation téméraire ; qu’elle ne cherche la vérité ni dans les vaines hypothèses de la métaphysique ni dans les décevantes suggestions du sentiment ; son travail consiste à multiplier incessamment les données de l’expérience en les serrant toujours davantage afin de saisir des rapports de plus en plus essentiels à l’objet de ses investigations.

Tel est le sens général de la préface que Sully Prudhomme a mise à sa traduction de Lucrèce, manifeste d’un positivisme jaloux et qui se refuse à la poésie aussi bien qu’à la métaphysique. Dix ans plus tard, il réimprime ce sévère essai « pour permettre au lecteur de reconnaître dans la Justice l’influence de ses premières études ». La préface était d’un philosophe, et le poème est d’un poète. Cherchant en vain la Justice dans l’espèce comme entre espèces, dans l’État comme entre États, et ne la trouvant pas plus dans le ciel que sur la terre, le philosophe, s’il avait été fidèle à l’esprit de la préface, aurait terminé le poème sur une négation. Silence au cœur ! s’écrie-t-il tout d’abord. Puis s’engage un dialogue entre le Chercheur et la Voix. Le Chercheur ferme l’oreille aux appels que la Voix lui adresse, repousse les consolations qu’elle lui offre, raille les croyances sans preuves qu’elle veut lui faire partager. Mais, quand il a partout suivi la science implacable sans découvrir aucune trace de cette Justice après laquelle il soupire, il rentre en lui-même, il écoute sa conscience, et sa conscience lui parle le même langage que la Voix. La Justice est en ton âme, avait dit la Voix tout au début, et le Chercheur, lassé de ses pérégrinations stériles, refoulé de tout côté par le monde extérieur, trouve un témoignage irrécusable dans cette conscience, dont il récusait jusque-là l’autorité, « livre le peu qu’il conçoit à tout le vrai qu’il sent », et fait, les yeux en pleurs, un acte de foi.

Il y a division entre la raison et le cœur. Cet antagonisme préoccupe Sully Prudhomme, et tout l’effort de sa philosophie tend à réconcilier l’une avec l’autre les deux puissances hostiles. Dès son premier recueil, la question se pose. Dans une pièce de la Vie intérieure, la raison interpelle le cœur. « Vois comme le mal est partout triomphant. Notre monde n’a pas un bon père. » — « Je crois, je sens Dieu », répond le cœur. Et la raison : « Prouve ». C’est là le plan suivi par le poète dans la Justice. Mais cette preuve que demande la raison, il la lui fait trouver finalement dans le cœur lui-même.

Aux lueurs du cerveau s’ajoute l’éclair jailli du sein, devant lequel toute obscurité s’efface. Le cœur a des raisons supérieures à la raison. Il n’est pas seulement un foyer, il est encore un flambeau. Notre raison ne fait que reculer indéfiniment la solution des problèmes, mais notre cœur les résout d’un seul coup : « C’est à force d’aimer qu’on trouve. » La science ne peut pas nous prouver la Justice, elle ne peut pas davantage nous procurer le Bonheur. En dehors de l’amour, le bonheur n’est pas plus possible à l’homme que la justice dans l’humanité. Au sein même des ineffables délices dont Faustus jouit partons ses sens, il est tourmenté du désir de savoir. Le voilà maintenant en possession de la connaissance ; il la trouve froide et vide. L’univers n’a plus pour lui de secrets, et pourtant il ne se sent pas heureux. Des voix plaintives s’élèvent jusqu’à lui ; il redescend sur la terre pour guérir la souffrance des hommes ou du moins pour la consoler, et cette félicité que n’avaient pu lui donner ni le plaisir ni la science, il la trouve enfin dans l’amour.

Si sa philosophie a pour aboutissement final le triomphe du cœur sur l’intelligence et de la foi sur la raison, Sully Prudhomme ne laisse pas d’avoir poussé la critique plus loin qu’aucun des poètes qui s’étaient préoccupés avant lui des mêmes questions. Victor Hugo est un voyant et un prophète. Il entre de plain-pied dans le tabernacle de l’inconnu ; il lit la grande Bible à livre ouvert. Lamartine n’a jamais fait que répandre son âme en mystiques élévations. Vigny évoque des figures idéales qui symbolisent tout d’abord son idée. Ce qui distingue d’eux l’auteur du Bonheur et de la Justice, c’est que ses poèmes philosophiques sont de véritables enquêtes. Qu’il laisse le dernier mot aux intuitions du cœur, son esprit n’en a pas moins l’analyse pour naturel procédé. Lui-même se donne le nom de Chercheur. Il cherche avec une sincérité qui dédaigne tout artifice, avec une simplicité qui répugne à toute mise en scène. Nous suivons pas à pas le travail de sa pensée, et c’est justement ce travail qui fait la matière de l’œuvre.

L’artiste dans Sully Prudhomme est-il égal au penseur ? Ce qu’on peut reprocher à la forme du poète, surtout dans ses pièces philosophiques, c’est d’être par endroits tendue et pénible, de pousser la précision jusqu’au raffinement et la concision jusqu’à l’obscurité. Ces vices sont ceux d’une conscience littéraire que préoccupent avant tout la rigueur et la plénitude de l’expression. Il sait que « les mots ressemblent aux vases », que « les plus beaux sont les moins remplis » ; mais cet esprit loyal ne laisse vide aucun de ceux qu’il emploie, il verse à chacun d’eux tout leur sens. De là, ce que ses vers ont parfois de chargé. Ajoutons que la poésie mise au service de la science en contracte nécessairement quelque prosaïsme. Certes, le Bonheur et la Justice ne sont pas des traités didactiques, et le cœur s’y intéresse aux questions les plus hautes de l’intelligence ; mais dans les portions vraiment scientifiques de ces poèmes, la langue, si elle était exacte, ne pouvait manquer d’être abstraite, et le poète se soucie trop de l’exactitude pour reculer devant l’abstraction

Malgré les défauts où l’entraînent les scrupules mêmes de sa probité, Sully Prudhomme n’en est pas moins un admirable artiste. Il l’est par la pureté des contours, par la justesse des images, par la suavité pénétrante des harmonies. Sa forme a, pour rendre les idées, la rectitude d’un trait ferme et sûr ; elle a, pour exprimer les sentiments, des modulations d’une délicatesse infinie. D’autres déploient plus de puissance, d’ampleur et de richesse ; nul n’a connu le secret d’une perfection aussi exquise, aussi choisie, aussi distinguée.

Comme Sully Prudhomme, Coppée fit d’abord partie du groupe parnassien. C’est à Leconte de Lisle, « son cher maître », qu’il dédie le Reliquaire. Encore adolescent, il avait écrit plus de six mille vers, qui ne virent jamais le jour : un des chefs du Parnasse, auquel il les soumit, l’éclaira sur son inexpérience, et le jeune homme inaugura son entrée dans le cénacle par un autodafé de ses œuvres complètes. Le premier recueil qu’il publie montre déjà un artiste rompu à toutes les finesses du métier. Entre les versificateurs contemporains, Coppée est sans contredit un de ceux qui manient l’instrument avec le plus d’adresse. Aucune trace, chez lui, des difficultés qui, dans Sully Prudhomme, nous arrêtent trop souvent et nous gênent. Où Sully Prudhomme se débat, Coppée a l’air de se jouer. Son art est savant au point de sembler facile, ingénieux au point de paraître simple. Il fait ce qu’il veut de la phrase poétique. Il la déroule dans toute sa largeur, il la coupe et la brise, il la plie en moelleuses sinuosités. Il exprime par des inflexions du rythme ce que le sentiment a de plus insaisissable. Les mots ont pour lui plus qu’un sens, ils ont une âme sonore : il sait non seulement ce qu’ils disent, mais encore ce qu’ils modulent. À la précision d’un dessin, ses vers joignent le charme indéfini d’une musique. Pour rendre possible le perpétuel miracle de sa versification, il a fallu le long travail antérieur des écoles romantiques, depuis le cénacle de 1820 jusqu’à celui du Parnasse.

Élève des Parnassiens pour tout ce qui tient à la forme extérieure de la poésie, Coppée se distingue d’eux presque aussitôt par le choix des sujets, et, mieux encore, par la sincérité avec laquelle il les traite. Il a bien ses pièces de pure forme, dont tout l’intérêt, et pour nous et pour le poète, consiste dans la perfection du style et de la métrique. Mais ce subtil artiste ne réduit point la poésie à ses moyens descriptifs ; il ne la sépare point de la vie personnelle et familière. Les Parnassiens affectaient d’être insensibles, de n’éprouver tout au moins que des impressions curieuses et raffinées. Tout en poussant aussi loin qu’eux le souci de la facture, Coppée, dans sa langue savante, exprime des émotions accessibles à la foule et retrace des scènes qu’elle connaît. Par là s’explique sa popularité. Ceux auxquels échappent les merveilles d’un art exquis trouvent encore chez ce poète des grâces et des tendresses qui les charment, une vérité de pittoresque qu’ils peuvent apprécier à sa valeur puisque les modèles du peintre sont sous leurs yeux.

Au début, Coppée s’exerce en même temps à tous les tons et à tous les genres. Dans le Reliquaire il fait pour ses premiers songes comme « une chapelle de parfums et de cierges mélancoliques ». Adolescent au cœur déjà meurtri, qui pleure les baisers ingénus et la foi de son jeune âge, il s’accuse, non peut-être sans quelque complaisance, d’indignes plaisirs où se sont flétris les saintes blancheurs de son âme, il rêve d’une vierge pieuse et sage dont l’amour sera sa rédemption. Dans les Poèmes divers, du jongleur espagnol, faisant voler autour de sa tête les poignards de cuivre, il passe à ces bonnes vieilles du village qui, sur le banc de pierre où elles restent tout un jour assises, recueillent avec un sourire d’enfant les rayons attiédis de l’automne ; il peint un vitrail d’église, et dit comment fut étranglé, l’an mil quatre cent trois, le très haut et très puissant seigneur Gottlob, surnommé le Brutal, baron d’Hildburghausen et margrave héréditaire de Schlotemsdorff ; il vient de soupirer la douce « ritournelle » de l’amour et de la poésie, et il entonne la chanson de guerre d’un chef circassien mettant les pistolets aux fontes et ceignant pour la bataille son sabre de caïmacan.

Nous trouvons plus d’unité dans le recueil qui suit. Coppée y reste fidèle à une de ses meilleures inspirations, celle des intimités. Ce recueil rappelle par le titre les premiers chants de Sully Prudhomme ; mais tandis que la Vie intérieure, avec toutes les délicatesses du cœur, exprime aussi les plus hauts soucis de la pensée et les plus nobles scrupules de la conscience, les Intimités ne sont guère que des mignardises d’amour. Même dans les choses de pur sentiment, Coppée n’a ni la grâce virile de Sully Prudhomme, ni son exquise pudeur ; il n’a pas non plus sa pénétrante subtilité d’analyse psychologique. Ce qui fait le charme de ces vers, ce sont des douceurs un peu molles et des délicatesses un peu languissantes. Le poète se plaît encore à certaines recherches qui trahissent son commerce avec les Parnassiens. Quand il reviendra dans la suite aux intimités, il y mettra moins de manière et de coquetterie, des élégances plus simples et des abandons moins raffinés.

Coppée, comme le dit M. Scherer, « est essentiellement un conteur ». Dès les Poèmes divers. il s’essaie dans le Justicier à la narration héroïque. La Bénédiction, des Poèmes modernes, est une tentative du même genre. Plus tard il donne son recueil des Récits et Élégies, dans lequel l’inspiration épique domine. Cette veine n’est pas chez lui la plus originale ; on sent dans ses petites épopées l’imitation de la Légende des siècles, que rappellent non seulement le caractère des sujets, mais encore l’allure du récit et jusqu’aux procédés du style. Il ne saurait d’ailleurs lutter avec Victor Hugo de puissance, de vigueur et d’éclat. Aussi tâche-t-il de se faire simple ; mais cette simplicité, qui trahit l’affectation, jure parfois avec la grandeur des personnages ou des faits qu’il met en scène, et peut trop aisément prêter à la parodie. Les pièces les plus heureuses sont des scènes domestiques ou d’humbles légendes. Coppée y est lui-même, et voilà pourquoi nous préférons Un Évangile au Pharaon et Vincent de Paul aux Deux Tombeaux.

C’est dans les narrations familières que Coppée a trouvé sa véritable voie. Les Poèmes modernes la lui avaient ouverte ; puis ce furent les Humbles et Olivier. Les Promenades et Intérieurs renferment plus de tableaux de genre que de récits, mais ces tableaux eux-mêmes, tirés de la réalité actuelle et quotidienne, forment par là un des recueils les plus significatifs du poète. Nous avons déjà vu notre poésie, avec Manuel, chercher des inspirations dans le terre-à-terre de la vie moderne et, célébrer d’infimes héros dans des cadres aussi chétifs. Mais la manière propre de François Coppée rappelle surtout celle de Joseph Delorme et des Pensées d’août. Sainte-Beuve fut toujours, on le sent, un de ses poètes favoris : il le lisait jusque dans la « chambre bleue » des Intimités. L’auteur de Monsieur Jean a exercé une influence visible sur celui d’Angelus ; mais, supérieur en tout ce qui est psychologie, Sainte-Beuve a dans ses vers quelque chose d’entortillé, de pénible, de souffreteux, que nous ne trouvons pas chez Coppée, avec lequel il ne soutient la comparaison ni comme écrivain poétique ni comme conteur.

Les personnages que Coppée excelle à peindre sont ceux de la vie ordinaire et du petit monde. Dans le Reliquaire il montrait la Sainte, vieille fille en cheveux blancs qui a sacrifié sa jeunesse et sa beauté pour soigner dix ans un frère infirme ; dans les Poèmes divers, c’étaient les Aïeules se chauffant au soleil, les deux mains jointes sur leur bâton ; dans les Intimités, la petite bouquetière qui, grelottant au coin d’une porte, offre des violettes entre ses doigts glacés par la bise. Les deux recueils suivants sont particulièrement consacrés aux misères obscures, aux humbles tendresses, aux bonheurs qui se cachent. Une nourrice qui, de retour au village, trouve dans un coin le berceau de son enfant mort ; un ménage d’anciens boutiquiers, retirés dans une maison tout près des champs, avec un carré de jardin où le mari se promène, un sécateur à la main, tandis que la femme tricote sous le bosquet ; une servante et un militaire échangeant à voix basse sur le banc d’un jardin public leurs soucis déjà consolés par l’amour, voilà les héros qu’affectionne le poète. Et il s’intéresse sincèrement à eux ; il est ému des angoisses de la nourrice, il envie la félicité débonnaire de ses petits rentiers, il ne trouve pas si ridicule l’idylle de la bonne et du « tourlourou ».

Au fond, Coppée est resté naïf. Jusque dans la première effervescence de la jeunesse, il se prenait souvent à imaginer pour lui quelque bonheur « très long, très calme et très bourgeois ». Il voudrait, à trente ans, être vicaire eu un tranquille évêché, ou bien membre de quelque académie provinciale. Si toutefois « ce pâle enfant du vieux Paris » pouvait consentir à s’en exiler ! Mais il aime Paris « d’une amitié malsaine ». Devant la vaste mer et les pics neigeux il rêve de coteaux pelés, d’un bout de Bièvre. Ce qu’il chante de la grande ville, ce sont les trottoirs des rues à l’heure où les boutiquiers viennent prendre le frais, les faubourgs pleins d’enfants qui s’ébattent, ce sont surtout, au delà de la barrière, les chemins noirs jonchés d’écailles d’huîtres, les vieux murs pierreux, les pissenlits frissonnants dans un coin. Il est le peintre de la banlieue parisienne. Il en sait les terrains vagues où, pour faire sécher la toile et la flanelle, on tend une corde aux troncs de peupliers rabougris, les gargotes sur les murs desquelles est peint un lapin mort avec trois billes de billard ; il compare les adieux des nids au soleil couchant avec le bruit dune immense friture.

Ce qui fait l’originalité de Coppée, c’est qu’il a tiré des plus modestes personnages et des milieux les plus dédaignés, souvent les plus ingrats, tout ce qu’ils pouvaient receler de poésie pour l’âme d’un raffiné qui aspire à redevenir un simple. Il est, comme poète, et avec la délicatesse propre de son talent, le représentant du réalisme, qui envahissait les uns après les autres tous les genres de notre littérature. Ce qu’il a porté dans notre poésie, outre l’art achevé du versificateur et de l’écrivain, c’est le sens d’un pittoresque sans grandeur, mais qui a son charme pénétrant, et c’est surtout une sympathie fine et tendre pour ce monde des humbles où il trouve ses plus heureux motifs comme ses inspirations les plus personnelles.