Le Mouvement littéraire au XIXe siècle (Pélissier)/Partie 3/01

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CHAPITRE I

L’ÉVOLUTION RÉALISTE

Le romantisme n’avait pas compté seulement pour ennemis les défenseurs de la tradition classique. Dès le début, il eut affaire à des adversaires plus redoutables, qui, au lieu de défendre un régime littéraire en désaccord avec l’état social, attaquaient l’école novatrice sur le terrain qu’elle s’était choisi, et, arborant la même devise, l’interprétaient dans un esprit plus conforme aux tendances scientifiques que la seconde moitié de notre siècle devait faire prévaloir. Ils avaient assisté avec une indifférence moqueuse au réveil spiritualiste dont Mme de Staël donna le signal, à la restauration du christianisme artificiel qui eut dans Chateaubriand son machiniste. Ils restaient en philosophie les disciples du xviiie siècle. La vérité et la nature, telle était la formule sacramentelle que la nouvelle école avait inscrite sur son drapeau : ce fut aussi la leur, mais ils en opposèrent le sens positif à l’idéalisme sentimental où la poésie romantique puisait ses inspirations. Cinquante ans au plus avaient passé depuis la première éclosion du romantisme qu’il était frappé dans son esprit même d’une mortelle décadence. Il avait été une révolte du sentiment et de l’imagination contre l’analyse, et, moins de cinquante ans après cette révolte éclatante, l’analyse, armée de méthodes plus exactes et d’instruments plus précis, ruinait le glorieux idéal que le sentiment et l’imagination s’étaient construit par delà le monde des faits. Il avait conçu l’art comme une inspiration du cœur, comme un songe ailé de la fantaisie, comme une magie d’évocation symbolique, et voilà que les générations nouvelles le réduisent à n’être plus que l’anatomie sèche et froide de la réalité, une collection de faits, un magasin de documents.

Vainqueur du classicisme, qui domine notre littérature pendant plus de deux cents ans, le romantisme fournit une carrière d’un demi-siècle à peine. Comment s’explique une chute si prompte après un si éclatant triomphe ?

L’art classique avait fleuri au sein d’une société fortement assise où chacun s’établissait sans trouble dans des croyances communes à tous. Les deux siècles qu’il dure sont une période d’universelle sécurité, pendant laquelle il se développe régulièrement en un parfait accord avec l’ordre établi. À cette saison paisible et clémente dont aucune intempérie ne trouble la sérénité, comparons l’époque de notre histoire qui commence avec la Révolution. Depuis la terrible crise d’où elle est sortie, notre société cherche de secousse en secousse un équilibre qu’elle n’a pas encore trouvé, aucune autorité supérieure qui unisse les âmes au sein d’une même foi. Chacun a sa théorie du gouvernement, sa métaphysique, sa révélation personnelle. Partout l’anarchie intellectuelle et morale. Les idées ne se rapprochent que pour se heurter. Tout principe fixe a sombré dans le naufrage de l’ancien ordre social. Les dynasties durent de quinze à vingt ans, les systèmes philosophiques un peu moins que les dynasties. Notre siècle n’a pas plus de teneur que d’unité Les traditions d’autrefois ont à jamais péri, et le mouvant terrain que la mêlée des esprits fait à chaque instant trembler ne peut offrir un établissement solide à des traditions nouvelles.

Quand la société tout entière est ébranlée jusqu’en ses bases, comment une discipline littéraire pourrait-elle se maintenir ? Cette fixité que nous chercherions en vain dans la philosophie ou dans la politique, comment la trouverions-nous dans le domaine des lettres ? Il n’y a pas, à vrai dire, d’école romantique, car toute école suppose un ensemble de règles acceptées par ceux qui s’y rattachent, et le propre du romantisme est justement de n’en reconnaître aucune. Ce qui unit les romantiques entre eux, ce ne fut pas la communauté de dogmes nouveaux, mais une même impatience des anciens dogmes. Alliés pour la lutte, ils se dispersèrent après la victoire, et l’esprit souffla où il voulut. Tandis que le classicisme établissait entre les divers genres une immuable hiérarchie, soumettait chacun d’eux à d’étroites observances, et, empruntant ses principes à ce qu’il y a de plus constant dans l’esprit humain, sacrifiait le mouvement à l’ordre, la fantaisie à la raison, le sens propre au sens commun, le romantisme varia à l’infini cet idéal du beau que les classiques avaient conçu comme un patron invariable, substitua la diversité des physionomies à l’unité du type, étudia les hommes pour en tirer, non un exemplaire unique de l’espèce, mais une multitude de portraits individuels, fut, dans sa plus haute portée, le triomphe du particulier sur le général, la représaille du moi, c’est-à-dire de l’imagination et de la sensibilité, contre le rationalisme à outrance qui supprimait en nous tout ce qu’il y a de mobile, d’ondoyant, de capricieux, en un mot de personnel. Il faut y voir, non point une doctrine littéraire, mais « un fait d’âme ».

Un fait d’âme, c’est ainsi que Victor Hugo l’appelle en protestant contre ce qu’avait de trop étroit la signification militante d’un mot que lui-même ne voulut jamais adopter. Un fait d’âme, rien de plus juste. Saisissons bien quel en est le sens, et nous n’aurons pas de peine à comprendre que le mouvement romantique se soit si vite épuisé.

Considéré comme un phénomène moral, le romantisme a pour caractère essentiel l’exaltation de toutes les facultés affectives. Ce n’est pas là un état régulier et durable, mais une sorte de transport, un accès de fièvre, un paroxysme maladif de la sensibilité. Comme tant de héros qu’il mit en scène, lui-même était destiné à mourir jeune. Les ardeurs de sa passion le dévorèrent bien vite, et, quand l’âme humaine, toute recrue d’une course effrénée vers l’idéal, éprouva le besoin de prendre terre, de sentir sous elle un sol ferme et résistant, il se produisit une réaction provoquée par le goût de la réalité positive, qui, passant des sciences dans l’art, devait inaugurer pour l’histoire littéraire de notre siècle une période toute nouvelle.

Le romantisme, qui prit d’abord la vérité pour mot d’ordre, avait-il failli à ses promesses ? Tant de noms illustres, tant de chels-d’œuvre dans tous les genres répondent suffisamment. Non seulement il abolit les conventions surannées et les règles factices, mais il régénéra la langue, féconda la poésie, ranima l’histoire, vivifia le théâtre, rajeunit enfin la critique. Les cinquante ans de son règne doivent compter comme une des plus glorieuses époques de notre littérature : suivant l’expression d’un critique dont le témoignage ne saurait être suspect, ils sont plus de la moitié d’un grand siècle. Mais cette vérité à laquelle les novateurs avaient prétendu revenir, ils la cherchèrent en eux-mêmes et non dans les objets. Ce fut pour eux une vérité purement « subjective », non point acquise par l’observation désintéressée et impersonnelle des phénomènes, mais inspirée par je ne sais quelle vertu divinatrice qui est le fond même du romantisme. Trop passionnés pour exprimer autre chose que leurs passions, ils ne peignirent pas le cœur humain, ils chantèrent les élancements de leur propre cœur, leurs rêves grandioses, leur besoin d’aimer et de croire, leurs vagues aspirations vers le bonheur, les fantaisies de leur cerveau troublé. Ils substituèrent des conceptions intuitives à l’étude de la réaîité. Enivrés de leur idéal, ils perdirent la conscience du monde sensible. En philosophie, en politique, en littérature, ils affichaient un mépris superbe des faits : les faits prirent leur revanche.

Le réalisme triomphant du romantisme, c’est le triomphe de la science sur l’imagination et le sentiment. La science n’avait pas complètement échappé à la contagion romantique. Elle crut non seulement imposer ses formules à tous les phénomènes naturels, mais encore atteindre jusqu’aux racines extrêmes de l’être. La chimie et la physiologie entrevoyaient déjà le jour où l’homme, ayant enfin pénétré le mystère de l’existence objective, deviendrait réellement le maître de la matière pour la pétrir et la façonner à son gré. Mais, si la science elle-même eut son heure de vertige, ce ne fut qu’après de prodigieuses découvertes, bien propres à éblouir l’esprit humain, et ces découvertes, les instruments en avaient été le calcul et l’analyse. Si elle se laissa un moment séduire par des ambitions décevantes, elle ne fut jamais tentée d’abandonner, pour les réaliser plus tôt, cette pratique expérimentale à laquelle était dû son merveilleux progrès. L’imagination des savants put se prendre à d’illusoires perspectives ; mais la méthode scientifique maintenait leur activité sur le terrain solide des phénomènes. Ils revinrent d’ailleurs bien vite de leur ivresse, et, sans renoncer aux légitimes visées de la science, écartèrent des anticipations chimériques, ou plutôt bannirent de leur esprit l’idée même des mystères inaccessibles à ses instruments. Dans la dernière partie du siècle, toute surexcitation romantique est tombée. La science ne poursuit pas l’énigme de l’être en soi, mais s’attache à prendre de la nature une notion toujours plus exacte et plus complète. Son ambition la plus haute est de ramener les faits complexes et particuliers à d’autres faits généraux et simples, sans même se demander si, par delà cette analyse qui s’élève des faits aux lois, une analyse plus haute ne peut pas remonter des lois à une formule suprême sous laquelle nous apparaîtrait l’unité logique de l’univers.

L’évolution réaliste à laquelle préside l’esprit scientifique transforme la philosophie en la tirant des spéculations généreuses, mais trop souvent stériles, pour l’attacher à l’étude précise des phénomènes. Ou bien la philosophie s’interdit de rechercher les causes, qu’elle considère comme situées au delà de l’entendement, ou bien elle ramène l’ordre des causes à l’ordre des faits, c’est-à-dire la métaphysique à la physique. Le spiritualisme avait vu dans les causes des entités distinctes formant un monde immatériel dont il considérait notre monde comme la doublure ; s’enfonçant en pleine abstraction, il faisait de ses métaphores autant d’êtres spirituels, et pour expliquer l’univers visible, il commençait par en sortir. Cet idéalisme, après avoir dominé la première partie de notre siècle, est, dans la seconde, en butte à une réaction violente qui prétend confiner l’esprit humain dans l’étude des réalités concrètes. L’école positiviste rompt avec toute transcendance ; elle répudie également la recherche de causes premières ou de causes finales, et se tient dans l’entre-deux, qui est le domaine de la science. À la période théologique, dans laquelle l’humanité s’était expliqué la nature par le surnaturel, à la période métaphysique, dans laquelle l’anthropomorphisme avait été remplacé par l’invention de forces abstraites et d’agents occultes, succède la période positiviste, dont le caractère essentiel consiste dans la rigoureuse exclusion de tout ce qui ne se prête pas à une vérification empirique. Le positivisme n’apporte point une nouvelle théorie. Il considère les théories comme des imaginations sans consistance, suggérées à l’esprit humain par le vain désir d’une unité artificielle. Ce qu’il apporte, c’est une méthode, la méthode scientifique, qui a pour outils l’observation et l’expérience. Il bannit les symboles, les entités scolastiques. Il se borne à constater les faits. L’ensemble des liaisons naturelles qu’ils ont entre eux est le seul système dont il admette la légitimité.

Une autre école prétend expliquer l’univers par une cause unique. Mais à ses yeux cette cause même consiste en un fait, et c’est par une hiérarchie de faits que notre esprit pourra se hausser jusqu’au fait suprême. L’analyse a pour point de départ la multitude éparse des phénomènes : ces phénomènes, elle les range en une série de groupes qui s’étagent les uns au-dessus des autres ; chaque groupe supérieur résume dans une formule les phénomènes du groupe inférieur, jusqu’à ce que la formule universelle apparaisse, n’étant elle-même que le résumé des phénomènes qui constituent l’ensemble de notre monde. Une telle philosophie s’oppose en même temps au spiritualisme et au positivisme : à l’un, en cherchant l’explication des choses dans les choses elles-mêmes sans se payer de conceptions subjectives, à l’autre, en soutenant contre lui que les causes ne sont pas inaccessibles et que l’analyse scientifique peut les extraire des objets. Mais, tandis qu’il y a entre elle et le spiritualisme incompatibilité d’esprit et de méthode, elle emprunte sa méthode et son esprit au positivisme, dont elle ne diffère guère que pour viser, sans y atteindre, un but plus lointain. Comme le positivisme, elle réduit l’homme à des phénomènes de conscience, et la nature à des phénomènes de mouvement. Pour elle, il ne se trouve ni dans le moi, ni dans le non-moi, aucune substance à laquelle nous puissions rattacher les modalités comme à leur principe immuable. Une succession indéfinie de petits faits, voilà tout ce qu’il y a de réel soit en nous soit autour de nous. C’est dans la notation et le classement de ces faits que consiste la science. En nous comme autour de nous, ils s’engendrent les uns les autres. Cette âme, dont le spiritualisme fait une substance active, une personne autonome, la science ne peut y voir que la fuite incessante de phénomènes dans la production desquels n’intervient aucune volonté. Ce que les spiritualistes appellent délibération n’est qu’un balancement tout mécanique de forces aveugles. Nous ne sommes pas plus maîtres de nos actes que de nos sentiments et de nos pensées. Le libre arbitre est une hypothèse gratuite, en flagrante contradiction avec les lois de la nature. Ainsi que le monde physique, le monde moral échappe à toute action libre : « le vice et la vertu sont des produits, comme le vitriol et le sucre ».

Le déterminisme a pour conséquence l’abolition de ce que l’humanité nommait jusqu’ici la morale. Il y a des intérêts et des appétits, il n’y a pas de devoir. Les plus sages considèrent la vie comme un spectacle, les plus actifs et les plus passionnés comme une lutte. L’idéalisme a fini son temps : un âge nouveau commence qui a pour caractère distinclif la souveraineté du fait. Au héros romantique, que dévore sa propre sensibilité, fantôme plaintif à qui manque la force d’agir, âme errante en peine de l’infini, succède cet « homme fort », exempt de tout préjugé et supérieur à tout scrupule, dont le type, déjà conçu par Stendhal et Balzac, incarne en lui l’esprit de la société contemporaine. En donnant à nos moyens d’action sur la matière un si merveilleux accroissement, la science contribue encore à l’universel élan vers la richesse et le plaisir. Les réalités positives étouffent le sentiment du droit en même temps que le positivisme en ruine la notion idéale. Il ne reste debout que les faits, dépourvus de tout caractère moral, et l’art conspire avec la philosophie à les glorifier : tandis que la philosophie conclut leur légitimité de leur nécessité même, l’art se réduit de plus en plus aies constater et à les transcrire.

L’évolution réaliste n’est pas moins sensible dans la sociologie. Aux conceptions utopiques que l’imagination et la logique pure s’étaient plu à construire, succèdent, ici encore, les procédés de la méthode expérimentale. Les socialistes prétendaient asservir les faits aux vues de l’esprit ou aux aspirations du cœur. Ne comprenant pas que les phénomènes sociaux sont l’expression de lois naturelles, ils rêvaient une organisation factice où l’homme ne pût être ni malheureux ni méchant. Ils voyaient dans la société un état hors nature, résultant d’un contrat. Notre société actuelle était-elle mauvaise ? C’est qu’elle avait été mal faite ; et, pour la refaire, il suffisait de modifier le pacte social. De là, l’éclosion d’innombrables systèmes, dont les uns sont restés dans le domaine de l’abstraction, et dont les autres, quand ils ont tenté d’en sortir, se sont brisés contre les réalités concrètes. Pour les romantiques du socialisme, il y avait une question sociale ; pour les réalistes, il y a des faits sociaux. Les uns poursuivaient une solution suprême ; c’étaient les alchimistes du grand œuvre. Les autres substituent la science à l’alchimie sociologique, et la science leur apprend qu’il n’y a ni pierre philosophale ni panacée universelle, que la société ne tient pas dans une formule unique, qu’elle n’est point le résultat de certaine convention abstraite qu’un législateur peut modifier à son gré, mais une collection d’organismes liés les uns avec les autres par des rapports naturels et conséquemment nécessaires.

Élevées à l’école des réalités positives, les nouvelles générations répudient l’idéal philanthropique et chevaleresque qui avait inspiré leurs aînés. Le particularisme national l’emporte de plus en plus sur l’humanitarisme, voué désormais au ridicule. Les économistes démontrent et constatent la solidarité des peuples, entre lesquels tant de nouvelles voies ont multiplié les relations. Mais ce n’est que pour le profit des intérêts matériels : à la propagande des idées succède le placement des marchandises, et les commis-voyageurs aux apôtres de la fraternité humaine. Les temps héroïques sont passés. Et, tandis que dans nos rapports avec les autres peuples, l’utilitarisme tend de plus en plus à prévaloir sur les sentiments et sur les principes abstraits, des tendances analogues ne s’accusent pas avec moins de force dans le domaine de la politique intérieure. Les deux droits divins que nos pères opposaient l’un à l’autre, le droit monarchique et le droit républicain, ont fait place l’un comme l’autre à une notion de l’État exclusivement pratique et dégagée de tout fanatisme. Hommes de cette moitié-ci du siècle, nous n’avons guère connu qu’un vrai et pur royaliste, le « Roy », et il ne le resta peut-être que pour n’avoir pas régné. Le droit divin monarchique peut encore avoir son parti, mais il n’a plus de fidèles ; il a son prince, mais il n’a plus ses principes ; ce fut un dogme, et ce n’est plus qu’un drapeau. De même, aux républicains de sentiment et de foi ont succédé ce qu’on appelle les républicains de raison, c’est-à-dire les républicains d’intérêt. La République avait été une religion ; elle avait eu son apocalypse, son culte, ses rites et ses hymnes, ses missions et ses croisades ; elle avait versé à nos pères l’ivresse des fervents enthousiasmes et des lyriques transports ; elle symbolisait le règne de la justice, de l’amour, de la dignité humaine. Les générations de notre temps s’en font une idée beaucoup moins sublime. Elle est, à leurs yeux, le gouvernement le mieux approprié aux nécessités actuelles, le plus commode, le plus simple, le mieux fait pour éviter de ruineuses révolutions. L’économie politique évince toujours davantage la politique pure. Le meilleur régime est celui qui donne le plus confiance aux intérêts et favorise le mieux le développement de la richesse nationale. La notion de l’État perd d’ailleurs tout caractère mystique : le jour approche où nous ne le considérerons plus que comme une compagnie d’assurances mutuelles.

Le réalisme littéraire est l’expression d’une société qui ne croit plus à l’idéal, qui n’a d’autre religion que celle des faits, d’autre croyance que celle des sens, d’autre méthode que celle de l’observation. La littérature romantique dans tous les genres, depuis le lyrisme jusqu’à l’histoire, avait été une poésie : la littérature contemporaine est essentiellement prosaïque. Stendhal, Mérimée, Balzac, tous les initiateurs réalistes, manifestaient hautement leur dédain pour la langue des vers. En pleine floraison du romantisme, Vigny représentait déjà le poète se tirant, soit par l’isolement volontaire, soit par la mort, d’une société qui ne lui témoigne qu’indifférence ou mépris, qui brutalise, même sans le vouloir, sa pudique fierté d’esprit pur. Et cependant, le public de 1830 se laisse attendrir par l’infortune de Chatterton ; il plaint cette âme ulcérée, pour laquelle le don du génie est fatalement la vocation du suicide. Trente ans plus tard, quand la pièce est reprise, on crie au malheureux de « vendre ses bottes ». Notre temps est hostile à la poésie. Elle voit chaque jour son domaine se resserrer : le théâtre même lui échappe. Elle est la langue de l’imagination et du sentiment, et notre temps est celui de la science et de la critique. Le poète nous semble un enfant : il joue avec des rimes, exercice inoffensif, aimable et gracieux divertissement, mais indigne d’un homme. Maints écrivains de cet âge avaient commencé par les vers, qui, la première jeunesse une fois passée, n’ont plus vu dans la poésie que des billevesées dont rougissait presque leur virilité. Un des maîtres de notre génération exprime brutalement le mépris des réalistes contemporains pour cette forme de l’art, qu’il traite de bourdonnement harmonieux. « Tu te contenteras de la prose, se dit, tout jeune encore, Alexandre Dumas : elle seule dit bien ce que tu as à dire. »

Si la poésie n’est pas complètement étouffée par le réalisme, elle change tout au moins de caractère. Ce ne sont plus les grands élans du cœur, les sublimes lieux communs de rhétorique sentimentale, la vague mélancolie du romantisme, sa métaphysique passionnée, ses dithyrambes ou ses blasphèmes, ses triomphants hymnes de foi, ses éclats d’un désespoir orageux et théâtral. Les poètes de notre âge ont eu pour idéal la perfection absolue de la forme poétique. Leurs scrupules d’artistes paraissent bien s’accorder avec ce désir d’exactitude qui est le caractère essentiel du temps. Les uns se sont consumés tout entiers dans leurs curiosités de langue et de rythme. D’autres, tout en poussant aussi loin le souci d’une forme irréprochable, ont appliqué leur instrument poétique à l’analyse délicate de la pensée et du sentiment. Romantiques, si l’on veut, mais d’un romantisme plus réfléchi, plus serré, plus attentif, et qui tiennent assurément de leur milieu le goût de psychologie exacte, le désir de savoir avec netteté, la sagacité pénétrante de leur critique, ou même ce qu’il y a de précis dans leur doute et de scientifique jusque dans leur pessimisme. D’autres enfin se rattachent au mouvement contemporain par l’art minutieux avec lequel ils décrivent les réalités familières, par leur penchant et leur aptitude à peindre les plus petits détails de la vie ambiante, par le ton même de leur poésie simple et pédestre qui applique à côtoyer la prose tous les secrets d’une savante versification.

L’école romantique portait le lyrisme jusque sur la scène. Ce qu’elle y avait fait paraître, c’était, non pas l’âme humaine, mais, à proprement parler, l’âme du romantisme. Au drame lyrique devait succéder, dans la seconde partie du siècle, un nouveau théâtre en harmonie avec les tendances réalistes. Vingt ans après que le romantisme a triomphé, il paraît aussi vieux que le classicisme. Quelle que soit la différence des poétiques, Hernani a d’ailleurs plus de ressemblance avec le Cid qu’avec le Demi-Monde ou les Lionnes pauvres. Tragédie classique ou drame romantique, si l’on regarde par delà les formes et les procédés, c’est le même idéal de la vie humaine, aperçue dans une auréole de poésie et d’héroïsme. Le théâtre contemporain, lui, s’appliquera à bien saisir la réalité et à la reproduire fortement. Son domaine propre, c’est le train de l’existence courante, et son langage naturel, c’est la prose. Loin de chercher dans les âges lointains des événements et des figures extraordinaires, il s’en tient aux figures moyennes et aux événements les plus simples que lui offre la société du temps. Point de livrets d’opéra, mais des thèmes d’observation psychologique et d’anatomie sociale.

Même évolution dans le roman. Ce genre prend aussi de plus en plus le caractère positif et analytique que les ancêtres du réalisme lui avaient déjà imprimé, « Voir clair dans ce qui est », telle était la devise de Stendhal, et c’est aussi celle de l’école qui le regarde comme son premier maître. Le roman contemporain est une œuvre essentiellement documentaire. Il réduit le plus possible la part de l’invention ; il veut être une copie de la réalité. La première loi des réalistes est d’étouffer en leur moi toute prédilection qui pourrait nuire à l’autorité de leur œuvre. Ils ne nous montrent rien d’eux-mêmes, que la précision sévère de leur analyse. Le roman est pour eux un instrument d’enquête : ils font l’histoire naturelle de leur génération. Ils mettent toute leur force à ne pas intervenir. Ils peignent le bien sans lui témoigner aucune sympathie et le mal sans qu’il leur échappe aucune marque de réprobation. Leur but est de donner sur les hommes et les choses de leur temps des renseignements impartiaux. Faits comme personnages, ils empruntent tous les éléments de leur œuvre à la vie réelle Leur esthétique se résume dans l’imitation de la nature. Ainsi que les peintres, ils ont leurs albums de croquis ; ils notent sur le vif les figures, les mouvements, les attitudes, un geste, une intonation, tel nom propre qui les a frappés. Ils appliquent leur imagination, non à inventer ce qui n’est pas, mais à se représenter ce qui est. Ils mesurent la valeur de leurs écrits à ce qu’ils y font entrer de documents humains. Historiographes, analystes, collectionneurs de faits et de sensations, tout leur art s’emploie à illustrer des statistiques.

Pendant le règne du romantisme, l’histoire, renouvelée par Chateaubriand, avait été conçue par les Augustin Thierry et les Michelet comme une évocation, par les Guizot et les Mignet comme une structure logique des événements, que l’intelligence maîtrise et règle. Dans la seconde moitié de notre siècle, elle prend le caractère d’une analyse scientifique. L’historien de ce temps n’est ni un poète ni un théoricien, c’est l’érudit patient qui se cantonne dans un tout petit coin du passé, et qui en rapporte, non pas de pittoresques tableaux, non pas de vastes généralisations, mais des faits minutieusement étudiés, contrôlés par une critique sagace et restant désormais acquis. Il se défie de l’imagination, qui déforme les objets, du sentiment, qui trouble la vue, des conclusions à longue portée, qui subordonnent les documents concrets à la doctrine abstraite. Toute édification rationnelle lui est suspecte aussi bien que toute divination. Où les grands historiens qui avaient illustré la première partie du siècle portaient, les uns leurs systèmes préconçus, les autres leurs intuitions passionnées, il porte le désintéressement méthodique de la science. Ses recherches particulières, ses travaux d’histoire locale, ses monographies détaillées et minutieuses, ne peuvent sans doute avoir toute leur valeur qu’en prenant place dans un ensemble ; il ne l’ignore point, il ne perd pas de vue le but suprême des études historiques, qui est une synthèse universelle ; mais, au lieu de tracer dès maintenant un plan téméraire et chimérique, il croit être plus utile en se restreignant au petit nombre de faits dont il peut acquérir une connaissance directe et complète. Vouée uniquement à l’exploration et à l’analyse des textes, l’histoire borne ses ambitions actuelles à saisir les choses avec certitude et à les retracer avec précision. Elle tend à sortir du domaine propre de la littérature. Elle s’associe au positivisme de notre époque en transportant dans l’ordre des phénomènes moraux la méthode rigoureuse que le naturaliste applique aux phénomènes du monde sensible.

La critique, qui avait été jusqu’à notre siècle un délicat exercice du goût, devient elle-même une science. Elle a renoncé aux jugements de rhétorique. Elle fait de plus en plus partie intégrante de l’histoire, et porte dans l’analyse des ouvrages la même rigueur que l’historien dans celle des événements. Elle est une herborisation des esprits. Elle a pour le beau et le laid le même genre d’indifférence que professe le positivisme pour le bien et le mal : l’un et l’autre sont également naturels, et ce que blâme l’homme de goût peut n’être pas moins significatif que ce qu’il admire. Le vrai critique n’admire ni ne blâme : il accepte les formes multiples que prend l’âme humaine pour se révéler, il n’en condamne aucune et les décrit toutes. Appliquant à l’art comme à la morale un déterminisme implacable, il étend l’empire des lois organiques jusque dans le domaine de la production littéraire. Il réduit les individus à n’être que la résultante de leur race, de leur siècle et de leur milieu. Des documents, voilà ce qu’il cherche dans l’œuvre esthétique. Elle est pour lui « ce que sont pour les savants ces appareils d’une sensibilité extraordinaire au moyen desquels ils démêlent et mesurent les changements les plus intimes et les plus délicats d’un corps ». Il voit dans l’homme « un animal d’espèce supérieure qui produit des philosophies et des poèmes à la façon dont les abeilles font leur miel ».

Dans tous les domaines de l’intelligence, l’esprit positiviste a succédé à l’esprit romantique, et ce qui s’appelle positivisme en philosophie prend en littérature le nom de réalisme ou de naturalisme.