Le Musicien de province/06

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Librairie de France (p. 58-71).

VI


Après quatre années passées à Paris, désireux de connaître l’Orient, je me procurai une modeste situation à Beyrouth, tout en me réservant la faculté de revenir au moins une fois l’an, en France.

Je revins donc ainsi à Turturelle où végétait M. Grillé.

Dans cette ville tranquille et voluptueuse, on ne s’intéresse guère au malheur, encore moins à la demi-misère. On y disait, parlant de M. Grillé : « Il a eu son heure… », un peu comme on aurait dit : « N’en parlons plus ! »

En réalité, M. Grillé n’avait jamais eu son heure. Il s’en étonnait quelquefois. Mais la mauvaise chance qu’il avait connue à ses débuts au Conservatoire, le poursuivit toute sa vie.

Et pourtant, sur le tard, une occasion incroyable de prouver sa réelle valeur de musicien se présenta au pauvre bonhomme. Ce que le professeur et le chef d’orchestre n’avaient pu parvenir à se faire accorder, le compositeur fut sur le point de l’obtenir.

Vers une fin d’après-midi d’été, deux jeunes gens de Turturelle qui avaient sollicité une entrevue, rencontraient M. Grillé dans un petit café de la rue du Fossé et lui demandaient sa collaboration.

Ils s’avouaient les auteurs d’une opérette en un acte à peu près terminée et qu’ils avaient l’intention de faire jouer sur un théâtre de province.

J’étais à Turturelle au moment où eut lieu l’entretien. Bergeat me mit au courant et me présenta les dramaturges. Le plus jeune des deux était encore au lycée. Très snob, épris de cabotinage et de littérature, Roger de Farlée affectait une parfaite correction de manières et un dandysme sévère, dissimulant ainsi intelligemment aux regards d’un père bourgeois et rigide, ses habitudes et ses relations. Les premières formaient un faisceau assez serré de tout ce qui ne convient pas aux gens sérieux ; les secondes un groupe clairsemé et miséreux d’acteurs de province et de journalistes de bas étage.

Son collaborateur, plus âgé d’une dizaine d’années, était un grand garçon de belle allure et dont l’abord était très sympathique.

Un visage glabre, bien dessiné, surmonté d’une calvitie large, donnait à sa tête l’aspect d’un superbe bronze.

Octave Celine, — c’était son nom, — avait passé la trentaine, voyagé beaucoup et dépensé des sommes assez fortes dans des entreprises remarquables surtout par leur diversité.

Je l’ai connu caissier dans une maison de tissus, éleveur de champignons et directeur-rédacteur en chef d’un petit journal L’Écho du Prytannée qui paraissait dans une bourgade hebdomadairement pendant l’hiver et deux fois par mois durant la saison d’été. On savait aussi que Celine avait été imprimeur, agent d’assurances et fabricant de machines à tricoter.

Il était avant tout rimailleur, barbouilleur et paresseux comme un Andalous.

Bergeat, qui travaillait tout le jour avec constance et ponctualité, trouvait le soir un délassement dans la fréquentation d’Octave Celine. Celui-ci avait vu dans Bergeat l’homme instruit et intelligent qui n’admire pas de travers, sait discerner le beau du médiocre ; aussi lui communiquait-il avec plaisir ses projets et ses essais.

J’ai vu quelques spécimens des productions de Celine et j’ai gardé de lui une parodie qu’il avait écrite presque sous mes yeux, au café et quelques instants après le départ de M. Grillé qui nous avait encore une fois récité le sonnet d’Arvers.

Celine, il faut le dire, faisait assez souvent allusion à sa calvitie. Quand ses moyens de manifester sa reconnaissance étaient trop insuffisants, il disait en montrant son front chauve : « Pour vous, je vous réserve quelque chose de rare, une mèche de mes cheveux. »

Ce fut encore à sa calvitie qu’il pensa le jour où M. Grillé avait évoqué devant Celine le souvenir d’Arvers.

Il en résulta les vers que j’ai retrouvés et que voici :

Ma poire a son secret, ma tête a son mystère,
Un crâne déplumé en un moment tondu
Le mal est sans remède, aussi j’ai dû me taire
Le coiffeur qui l’a fait n’y a jamais rien vu.

Hélas ! j’aurai passé beaucoup trop aperçu
Montrant dans les salons un genou solitaire
En essayant tous les traitements de la terre,
Attendant mes cheveux et n’ayant rien revu.

Et ma peau, quoique Dieu l’ait faite douce et tendre,
Supporte la fraîcheur discrète et sans attendre
Le cher duvet absent et ne repoussant pas ;

À mon chapeau melon pieusement fidèle
Elle dira baisant ses bords tout remplis d’elle
« Pourquoi se peigne-t-il ? » et ne comprendra pas !

À la tombée du jour, on rencontrait Octave et Roger dans les rues de Turlurelle ; ils déambulaient tantôt impassibles, tantôt riant très haut, sans contrainte, comme des enfants.

Octave tournait de droite et de gauche ses yeux fins, cherchait des prétextes d’observation, disait un mot, riait ensuite de l’insuffisance de son mot, comme heureux de se contenter de si peu de chose. Roger, avec sa mise sévère, un peu grave, rêvait d’imprévu, s’appliquait à donner de l’importance à tout ce qui pouvait créer une diversion à la monotonie de la vie de province.

Si une troupe de passage donnait une représentation à Turturelle, on voyait les deux amis à la gare, à l’heure du train de Paris. Ils regardaient sous le nez les acteurs et les actrices, supputaient les chances d’une bonne ou d’une mauvaise représentation, selon les têtes et les allures qu’ils étudiaient.

Et quand, le soir, au théâtre, ils constataient qu’ils s’étaient horriblement trompés, que l’artiste qu’ils avaient supposée chargée d’un rôle important, n’avait que trois mots à dire, ils pouffaient comme des écoliers ; il arrivait qu’on leur criât de se taire.

Les Turturellois n’aimaient pas les enfantillages de Celine, trouvaient qu’il avait l’air de se moquer du monde.

On disait que le jeune Roger se compromettait dans la compagnie de ce bohème, parce qu’on les rencontrait, entre quatre et six heures de l’après-midi, dans les coulisses d’un théâtre, dans les écuries d’un cirque ou aux abords d’endroits plus mal famés encore, impressionnés par la demi-obscurité des salles, regardant avec intérêt la friperie de ce qu’ils avaient vu briller la veille.

Quant à l’opérette que Celine et le petit Roger avaient écrite, elle était dépourvue du plus élémentaire sentiment dramatique.

Elle avait pour titre Mandarinette.

L’action se passait en Chine. Un mandarin et un rôdeur de barrière s’étaient connus à Paris et avaient transporté à Pékin un sérail de femmes françaises. Celles-ci regrettent Paris et veulent obtenir du mandarin, de concert avec le rôdeur, leur prompt retour que le mandarin finit par accorder.

Roger avait fait de cela un scénario informe et incolore, presque injouable et dépourvu d’esprit. Celine avait fait les vers des couplets destinés à être mis en musique par M. Grillé. Il y avait un chœur d’ouverture, les couplets du rôdeur, ceux du mandarin, un duo d’amour et un chœur final.

Bergeat, le jour où il me parla des deux auteurs et de leur pièce, s’était chargé de diriger l’entrevue avec le musicien et me prévint qu’il allait le faire avec d’infinies précautions de langage.

Il ne fallait pas, en effet, que le père Grillé pût croire qu’on lui proposait une œuvre vulgaire, une de ces opérettes pour lesquelles il affectait ordinairement un profond mépris, parce qu’on ne voyait en lui qu’un petit compositeur.

Et Bergeat me demanda de l’accompagner chez M. Grillé qui habitait au Grand Théâtre trois misérables mansardes.

Dans l’une d’elles se trouvaient les débris de ses souvenirs d’artiste : les grenouilles qui n’étaient plus que cinq ou six, d’ailleurs mutilées, ébréchées et salies ; les boîtes de couronnes entassées les unes sur les autres, dans un coin, ne pouvant même plus être accrochées à cause de la faiblesse des cloisons et du plafond trop bas.

Mozart et Beethoven occupaient encore la place d’honneur, mais le mauvais jour et le voisinage d’un affreux papier bleu faisaient ressortir davantage la médiocrité de leurs effigies.

Les découpures de journaux et les photographies trimballées dans les malles, s’étaient usées et déchirées. L’aspect de tous ces restes était triste et laid.

Le père Grillé conservait, au milieu de cette détresse, ses manières cérémonieuses et affables et donnait ses leçons avec la même conscience qu’autrefois. Seulement il était stupéfait lorsqu’il apprenait qu’un de ses confrères venait de recevoir les palmes académiques ou avait été gratifié d’un poste à l’école de musique de Turturelle, alors qu’on ne lui avait jamais rien offert de ce genre… « Rien, faisait-il en se frappant la poitrine. Et on eût dû venir me chercher, moi, moi, Grillé !! »

Lorsque Bergeat lui expliqua que les deux jeunes gens en question ignoraient sa démarche et qu’il ne leur parlerait que si la chose lui était agréable, M. Grillé sourit, ne s’emballa pas tout à fait, mais on vit qu’il était intérieurement heureux de la proposition.

— « Je vois là, disait Bergeat, une occasion pour vous de quelques pages qui peuvent être remarquées. Non pas qu’il faille compter sur un succès, l’œuvre littérairement est plutôt faible ; mais qui sait ? La musique peut y tenir une assez large place et le théâtre a des surprises. »

La présentation eut lieu.

Roger et Octave se trouvèrent au café du théâtre avec Bergeat, à l’heure convenue et les auteurs racontèrent au compositeur leur libretto, puis lui confièrent les couplets.

M. Grillé, malgré sa haine du genre trivial auquel on le faisait collaborer, se montra indulgent et bonhomme. Il souriait aux péripéties qu’on lui narrait, parlait de vis comica et promit de se mettre le soir même à la besogne.

Huit jours après, Bergeat recevait un mot signé Eugène Grillé : — « Cher monsieur, pouvez-vous venir au café du théâtre demain soir avec vos amis. J’ai terminé l’invocation et les couplets du Chinois. »

Bergeat et les deux autres vinrent au rendez-vous et furent immédiatement enthousiasmés de la délicatesse de la musique que M. Grillé leur fredonna, en sourdine, penché sur la table du café.

Ce fut bien une autre affaire lorsqu’ils eurent déchiffré chez eux les deux morceaux. C’était vraiment charmant.

Le chœur était un chant langoureux que coupait une phrase exquise qui devait être dite par la première chanteuse. Puis, le chant reprenait, indiquait à merveille l’exil affreux des fausses asiatiques, des pauvres filles de Paris prisonnières de la race jaune.

Les couplets du Chinois étaient franchement posés.

C’était une sorte de scie dont chaque strophe avait la même terminaison :

J’ai le certificat en main
Signé d’un docteur médecin.

Et il fallait voir et entendre comment le musicien avait chevillé cela :

J’ai le certi
J’ai le tifi
J’ai le ficat en main
C’est le certificat.
..........

Il en fut de même des autres morceaux livrés huit jours après. La partition fut de tous points réussie. Une sorte de chahut la terminait où M. Grillé avait déployé une verve digne de Chabrier :

Du passé reprenons la vie ;
Courons, courons à la folie !…
............

Ce courons, courons, était rendu par une progression ascendante, dans un six-huit endiablé et tout à fait réjouissant.

La musique de M. Grillé pouvait soutenir la comparaison avec celle des meilleures œuvres du même genre.

Lorsque nous la déchiffrâmes au piano, nous eûmes, Bergeat et moi, une impression de confusion partagée par les librettistes mêmes.

Le livret était vraiment indigne de ces phrases musicales si jolies et si parfaitement écrites.

Qu’était venu faire M. Grillé dans cette galère ?

L’événement ne devait que trop justifier nos inquiétudes.

Quelques semaines auparavant, un incendie avait détruit le théâtre lyrique de Turturelle qui n’avait point, à cause de cela, de troupe en permanence. Le public du dimanche se contentait d’un affreux bouis-bouis, moitié théâtre et moitié concert, et s’y entassait pour y applaudir avec une immense inconscience, des cabots dont les moins repoussants étaient des acrobates et des danseurs.

Chaque soirée se terminait à l’Eldo, par une opérette en un acte. Et je vis écorcher dans ce taudis, La Chanson de Fortunio et L’Île de Tulipatan d’Offenbach, ou Une éducation manquée d’Emmanuel Chabrier.

Ces petits chefs-d’œuvre voisinaient avec des stupidités d’un niveau si bas qu’on avait quelquefois peine à y démêler une intrigue.

Ce flemmard de Celine avait remarqué tout cela.

Il prit le prétexte du théâtre manquant pour aller tout droit au cirque ; en réalité, il y avait songé dès le jour où il avait aidé le petit Roger à accoucher de son libretto.

Il y avait songé parce qu’il voulait simplement s’amuser en ne se donnant aucun mal et savait que la critique ne le viendrait pas chercher là.

Pendant deux mois, Roger et Octave jouèrent aux auteurs, eurent des discussions avec la direction, échangèrent des saluts et des poignées de main avec des artistes qui n’en revenaient pas de leur politesse.

Ils imaginèrent une lecture. Elle eut lieu dans un obscur salon du bouge. Roger, en redingote, avec à la boutonnière un bouquet de violettes, lut sa pièce devant ses interprètes ébahis.

Puis ce furent les répétitions et enfin la première.

On a décrit cent fois la misère de ces soirées dans des salles trop petites et bondées de monde, devant une scène mal éclairée et des décors hideux.

La première de Mandarinette réunissait tous les éléments d’insuccès possibles.

Si le théâtre bien fait peut être joué par des acteurs médiocres et si de bons comédiens peuvent à la rigueur sauver une mauvaise pièce, il reste absolu qu’une œuvre dramatique exécrable, jouée par des cabotins sans talent, est assurée d’une chute totale. La plus charmante musique du monde ne pourra compenser toutes ces insuffisances ; car, mal présentée et mal chantée, on ne l’écoutera pas.

C’est ainsi qu’il en fut de la partition de Mandarinette.

Le public se composait de voyageurs de commerce venus à l’Eldo pour y passer quelques instants et de jeunes gens de la ville, allant et venant, indifférents au spectacle, essayant de se faire un passage à travers la foule épaisse, pour gagner la porte.

Aux secondes, des voyous s’entassaient, avides de scandale, criant et sifflant.

L’orchestre — un piano, deux violons, un trombone et un tambour — était celui d’un bastringue.

L’interprétation fut au-dessous de tout, à l’exception d’une chanteuse qui donna l’importance qu’il fallait à la phrase dont M. Grillé avait si heureusement coupé le chœur langoureux du début.

La pièce informe et l’intrigue trop naïve ne pouvaient soulever un instant le rire, engendraient cette espèce d’inattention pire que l’ennui qui fatigue le spectateur et finit par l’irriter.

L’exiguïté de l’orchestre et les voix faibles des chanteurs luttaient avec le bruit ; les mots parvenaient au public comme à travers un orage et dans les moments d’accalmie n’en paraissaient que plus grêles.

La musique relativement savante de M. Grillé, faite plutôt pour adoucir la trivialité de l’œuvre que pour en augmenter le ragoût, s’évanouit dans ce milieu sinistre et bestial.

Le lendemain de la première, Bergeat et moi décidâmes de ne point dissimuler notre avis au compositeur. Nous savions qu’il n’assistait pas à la représentation et qu’il avait désiré garder l’anonymat.

Il avait instinctivement soupçonné le danger du taudis et de ses habitués.

Pourtant, à la cinquième représentation, il y en eut huit, M. Grillé se glissa dans une loge et voulut entendre Mandarinette.

La salle, ce soir-là, était à peu près vide.

Le père Grillé fut obligé de constater l’insuccès, mais son impression fut moins cruelle que celle que nous avions eue et que nous redoutions pour lui.

En effet, les quelques personnes présentes qui d’abord écoutaient distraitement, s’aperçurent de la nullité du livret et s’étonnèrent très favorablement pour la partition, lorsqu’une phrase musicale ramenait leur attention par sa seule beauté et sa valeur d’art.

M. Grillé en fut flatté. Cela le rendit très indulgent pour ses collaborateurs. Je m’aperçus depuis qu’il ne regretta que la rareté des occasions de semblables aventures et que, sans déplaisir, il eût renouvelé la tentative.

Il ne fut mélancolique que des obligations imposées par la nécessité, rêva de succès possibles, succès d’artiste et succès d’argent que d’autres ni plus instruits ni mieux doués que lui, avaient réalisés au théâtre.

Et il reprit son collier de professeur, avec autant d’étonnement que d’amertume, se demandant comment une même chose, telle que la musique, pouvait causer à la fois un aussi grand plaisir et une existence aussi misérable.