Le Musicien de province/09

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Librairie de France (p. 91-93).

IX


Le lendemain de la romantique soirée, le baron vint et passa l’après-midi à Rûlami. Vers quatre heures, M. Grillé, que la chaleur accablante avait fait se réfugier dans sa chambre, descendit au salon, sa partition sous le bras, ignorant de la présence du baron et de la négresse. Il souleva la tenture en poussant la porte. Le cahier lui échappa et s’aplatit sur le tapis. En même temps, M. Grillé reculait vers la véranda, refermait la porte et les yeux démesurément écarquillés, se laissa tomber de saisissement sur la première marche de l’escalier.

À ce moment, Mlle Lakmé, qui revenait de sa promenade, fit son entrée du côté du jardin.

M. Grillé n’était pas un moraliste, ni un psychologue, ni un juge sévère ; mais quand il vit la jeune fille mettre la main sur la portière du salon, sa stupeur se changea en violence. Il prit le bras de l’enfant et la fit brusquement tourner sur ses talons.

Lakmé laissa tomber de sa voix rauque : « Ben… quoi ! »

Mais elle s’arrêta tout à coup, surprise de la pâleur de M. Grillé dont les membres étaient agités par un tremblement soudain et qui paraissait vraiment égaré. Elle se demanda s’il allait tomber, hésita, allait crier, lorsqu’un « Bonjour, monsieur Grillé », lancé d’une voix forte et joyeuse, vint interrompre son trouble et la haute taille de Celine s’encadra dans la porte du vestibule. Il était suivi de son inséparable Roger et de Bergeat.

Ils avaient eu l’idée de prendre une voiture à Turturelle et de venir s’informer de leur vieil ami.

Leur apparition fut pour M. Grillé comme la révélation de la conduite qu’il avait à suivre.

Sans répondre à leur bonjour, il se précipita dans le jardin, vit la voiture vers laquelle il se dirigea aussi rapidement qu’il put. Avant de monter sur le marche-pied, il se tourna vers les trois jeunes gens en mettant les mains sur ses yeux, avec le geste qui lui était habituel et dit : « Emmenez-moi d’ici, messieurs, je vous en prie, emmenez-moi d’ici ! »

Au même instant, Mme Muret apparaissait à la porte du vestibule. Elle disait : « Je suis malheureuse ! Ah ! je suis malheureuse… qu’est-ce donc ? »

M. Grillé se retourna vers la négresse et pâlissant davantage, il étendit le bras en lui montra la porte, oubliant que cette porte était celle de la maison de Mme Muret.

Mais ce geste dramatique et ridicule, n’en contenait pas moins toute l’indignation du père Grillé dans son honnêteté révoltée. Et cela fut si clair que sans demander plus d’explications, Bergeat fit faire demi-tour au fiacre, tandis que Celine, bousculant les gens, prenait dans le vestibule le chapeau de paille, le plaid, la boîte à violon et jetait tout cela dans la voiture en criant : « En route ! »

Le cheval qui n’en pouvait plus d’avoir monté l’instant d’avant la côte de Rûlami, démarra avec lenteur.

M. Grillé était étendu sur les coussins, les yeux fermés, épuisé d’émotions. Ses compagnons semblaient l’avoir ravi à un mauvais rêve.

Sur le perron, Mlle Lakmé feignait l’indifférence insolente et narquoise. À quelques pas d’elle, Selika, immobile et muette, noircissait de honte comme si elle eût seulement commencé de comprendre la raison de ce départ étrange.