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Le Mystère de Valradour/Chapitre II

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Maison de la Bonne presse (p. 8-11).

CHAPITRE II

ENTERRÉS VIFS


Ravenel et sa compagnie avaient sauté comme une trombe dans la tranchée, et ces Français qui, en d’autres temps, auraient tendu la main à ces autres hommes vêtus d’uniformes gris les sabraient à tour de bras, féroces, implacables, rageurs, blessés ; mais, le sentant à peine, ils se grisaient de carnage, les plus doux transformés en sauvages par l’ambiance^ altérés de sang.

Le capitaine maintenant s’enfonçait dans le boyau, il voulait y mettre une mine, détruire le repaire ; soudain, derrière lui, il y eut un fracas suivi d’un éboulement. Il ressentit une rude commotion, puis rien ; silence de mort. Il était plein de terre, le boisage, au-dessus de lui, s’affaissait lentement, un gros paquet en tombant obstrua la faible clarté. Une nuit opaque l’enveloppa.

— Suis-je donc au tombeau ! songea l’officier.

Une vision, comme un éclair, lui montra son foyer si doux : sa femme, son fils !

Il se secoua, fit jaillir la lumière de sa lampe de poche. Il était dans une excavation, un cul-de-sac que l’éclatement d’une grosse marmite avait fermé dans toute sa largeur.

— S’il n’y a qu’une mince épaisseur à percer, se dit-il, j’en sortirai.

Il se mit à gratter la terre, jetée en lourdes mottes ; au premier geste, il perçut une plainte, alors il s’acharna, et dégagea la moitié supérieure d’un homme. A la faible clarté de sa lampe, il entrevit deux yeux ardents fixés sur lui et le bras dégagé s’éleva :

— Je suis blessé à mort… enterré vif, laissez, camarade… la besogne du fossoyeur est moitié faite. Seulement, par pitié, écoutez-moi !

— Je vais d’abord vous sortir de l’écrasement.

— Inutile, j’ai les jambes broyées, le sang s’écoule, le moindre mouvement m’achèverait ; j’ai encore quelques minutes, en grâce, entendez-moi…

— Parlez, camarade ; si je me sauve… j’accomplirai vos dernières volontés.

— Je vous vois mal, je souffre tant… Et ce n’est rien auprès de ma torture morale. Seriez-vous prêtre, Monsieur ?

— Non, mais je suis croyant, et je vous assure que le bon Dieu accueille bien ceux qui meurent en défendant leur patrie.

— Pas quand ils ont commis des crimes…

— Toujours, quand ils se repentent.

— Mais il faut réparer… Je ne le puis plus. Monsieur, voulez-vous entendre ma confession ?

— Je n’ai pas qualité pour cela. Confessez-vous à Dieu, qui vous absoudra. Je vais prier avec vous.

— Non, vous dis-je, non. Il faut réparer… Je vous confierai mon crime… et alors peut-être pourrez-vous l’effacer…

— Je ne puis rien par moi-même… Seulement, jetez-vous en esprit au pied de la croix, le Rédempteur mourut pour nous tous.

— J’avais le pressentiment de la mort. J’ai tout fait pour ne pas me battre, mais la dernière circulaire du général Galliéni m’a débusqué. Ce matin, avant l’attaque, j’ai écrit ma confession… Prenez-la dans ma poche, et donnez-la au premier prêtre que vous rencontrerez ; qu’il la lise et m’absolve. Je serai mort… Mais l’acte ne saurait-il être, dans de telles circonstances, rétrospectif ?…

— Je ferai ce que vous souhaitez… Dieu est puissant et miséricordieux, offrez-lui vos souffrances, acceptez la mort en expiation. Vous savez que saint Thomas d’Aquin, le Docteur angélique, dit que « seront sauvés tous ceux qui se soumettent à la volonté divine à leur dernière heure et acceptent la mort quand et comment il plaira à Dieu de la leur envoyer » [1]

— Mon crime à moi continue toujours… Ma victime, si on ne la secourt, sera morte avant un mois… Enterrée vivante, elle aussi…

— Dites, dites vite, et si je me sauve, je vous jure de courir à son secours, d’accomplir votre dernier vœu, de libérer votre âme de son épouvante…

— Prenez la lettre à gauche, sous mon dolman.

Ravenel défit quelques boutons, sortit un portefeuille d’une poche intérieure. L’enseveli haletait ; sa poitrine, à demi broyée, ne permettait guère le jeu des poumons. La main de l’officier reparut rouge avec l’objet…

— Où faudra-t-il aller, mon pauvre camarade ?

— Elle va agoniser de faim, de froid, de misère, et c’est moi qui…

— Mais vous dites, elle, qui ? ou aller la secourir ?

— À Valrad…

Le bois du haut venait de s’abattre, et l’amas de terre recouvrit le blessé, éteignant du même coup la lampe du capitaine, qui tomba parmi les débris. Raoul Ravenel avait été jeté sur les genoux. D’un grand effort, il parvint à se relever, il étendit les mains de chaque côté et sentit la paroi de terre. Au-dessus de sa tête, en levant le bras, il rencontrait des fragments de boisage fléchissants…

— Moi aussi, je vais mourir enterré vivant. Marthe ! René ! mes chéris ! s’écria-t-il.

Un jappement l’interrompit. Il prêta l’oreille. Derrière lui, il entendait gratter avec ardeur.

— Mousson ! C’est Mousson !

Un aboi joyeux répondit.

Alors, Ravenel, réconforté, se mit à enlever la terre à la rencontre du chien. Il étouffait, ses tempes battaient lourdement, il avait à peine la place de se mouvoir, mais l’ardeur du brave animal l’encourageait. À un moment, il fut si épuisé qu’il dut interrompre son travail… mais Mousson continuait, lui ! et, avec ses pattes, dégageait l’entrée.

Bientôt, il filtra une lueur et de l’air. Il était temps, le malheureux soldat succombait à l’asphyxie. Mousson avait pu se glisser par l’orifice, il léchait le visage de son maître, il le tirait au jour.

Alors, rampant, brisé, sanglant, l’officier réussit à s’arracher du tombeau.

Il resta longtemps étendu sur le sol, incapable d’un mouvement. Au-dessus de lui, il voyait les étoiles, de son cœur une ardente joie montait. Mousson, exténué de fatigue, dormait auprès de son maître.

Le roulement du canon continuait plus lointain, la tranchée bouleversée était déserte. L’officier, après un long repos, se crut assez fort pour remonter dans le champ. La nuit glacée, brumeuse, s’étendait sur l’immense plaine, aucun être humain ne paraissait plus, la ruée à la mort avait passé…

Ravenel frissonnait, il avait faim, il avait froid ; ses habits humides le glaçaient.

Où aller ? Ne voyant rien, il avait peur de se jeter au-devant de l’ennemi. Il fallait attendre le jour. Si seulement il trouvait un abri !

À travers le brouillard, une masse confuse se projetait, plus sombre.

— Un arbre ! Allons sous ses branches, elles nous garantiront du vent. Il disait « nous », la main posée sur la tête de Mousson, il buttait dans des choses molles, des corps, hélas !… Il buttait aussi dans des éclats d’obus, des fusils… Une fois parvenu au précaire asile, le chien se dressa sur ses pattes contre le tronc, il aboyait doucement, comme pour appeler un ami. Alors, d’en haut, une voix cria :

— Qui va là ?

— Moi, Stofflet, votre capitaine. Continent, mon pauvre brave, vous êtes encore en haut ?

— C’est la consigne, mon capitaine.

— Descendez vite, vous devez être glacé.

— Ah ! oui, glacé jusqu’aux os ! Mais nous avons repris la position, mon capitaine, et ça réchauffe le cœur. Sans vous commander, mon capitaine, qu’est-ce que vous faites là ?

— Je cherche à me garer du vent… Sans notre bon Mousson, j’étais enterré vivant dans la tranchée, qui s’est écroulée sur moi. Où sont les nôtres ?

— Ben sûr, ils ont passé la Seille ; je les ai perdus de vue dans le brouillard ; mais j’en suis certain, nous avons l’avantage.

— Croyez-vous que nous puissions nous orienter et rejoindre notre compagnie ?

— Notre compagnie ! pour ce qu’il en reste… Mais essayons de nous rapprocher, mon capitaine ; je connais le pays, j’y suis né.

Tout en parlant, le caporal était descendu de branche en branche, et maintenant il serrait cordialement la main de son chef :

— Allons donc, mon ami, on mourrait de froid ici.

Les deux hommes se mirent en route, précédés du bon chien, qui cherchait la piste de leur compagnie. Seulement, tant de cadavres égaraient la marche ! C’était une odeur chaude de sang, et des fois une plainte… apportée par la brise.

Le lever de la lune éclaircit le nuage, un souffle plus fort le balaya rapidement, et alors les nocturnes voyageurs aperçurent l’aspect des choses.

À droite, la rivière bordée en aval d’une masse sombre de sapins ; par delà les collines et très loin au fond, juste sous le croissant paisible, les tours de la cathédrale de Metz.

En l’air, un aviatik évoluait, il aperçut les deux silhouettes dressées dans la grande plaine. Une bombe tomba du ciel… de ce ciel clément où toujours l’homme meurtri lève des yeux suppliants pour demander une protection… La chose énorme, dans un bruit éclatant, lança une gerbe de flammes, et puis tout s’éteignit,

Sur la plaine nue, où brillait le croissant paisible, les deux silhouettes humaines avaient disparu, et on n’entendait plus que les hurlements tristes d’un chien perdu.

  1. Texte exact.