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Le Mystère de Valradour/Chapitre I

La bibliothèque libre.
Maison de la Bonne presse (p. 6-8).

CHAPITRE PREMIER

1915. LA GUERRE


— Capitaine Ravenel, dit le général, je compte sur vous ; il nous faut à tout prix leur première tranchée, qui nous livre la frontière lorraine. Après, nous passerons la Seille et ce sera une belle avance ; allez, vos braves ne reculeront pas.

— J’en réponds, mon général. Avant ce soir, vous aurez aperçu la fusée verte, qui vous dira : « Nous y sommes ! »

Le général tendit la main à l’officier, qui depuis plus d’un an luttait, lui aussi, et sur la poitrine duquel brillait déjà la croix de guerre. Raoul Ravenel serra cordialement les doigts de son supérieur et, faisant demi-tour, il quitta le camp.

Sa compagnie au repos l’attendait à la lisière d’un bois de sapins. Les hommes avaient préparé la soupe et ils se tenaient autour du feu, car la brise froide de novembre soufflait entre les feuilles, chantant une chanson comme celle de la mer. À la vue de leur capitaine, les soldats eurent un sourire, le sourire confiant des troupiers de la grande guerre qui aiment leur chef.

— Mon capitaine, s’écria le caporal Stofflet, voyez la belle chasse que nous avons faite… à coups de bâtons dans le bois : neuf lapins !

— Bravo, enfants, ça va corser l’ordinaire, d’autant que le dessert…

— On le connaît, le dessert… Des pruneaux et des grenades.

— On va en servir aux Boches leur part, mes enfants.

Le capitaine s’assit sur un tronc de sapin et prit part au repas succulent que tous avalaient avec une joie visible.

La plupart des soldats étaient de jeunes recrues, des enfants braves et joyeux de la classe 1916, dont on avait reformé le … d’infanterie détruit plusieurs fois. Mêlés aux anciens, ils apportaient leur juvénile ardeur, leur désir de conquête, de gagner eux aussi la croix.

Brusquement, il y eut un bruit dans les feuilles sèches, et un gros chien roux bondit au milieu du groupe ; il tenait dans sa gueule un lapin, il le posa devant le capitaine.

— Bravo, Mousson, bravo, mon bon chien !

Mousson était le chien de la compagnie, qui l’avait baptisé de ce nom parce que la pauvre bête, atteinte un soir par un éclat d’obus au bas des hauteurs de Mousson, était venue tomber geignante dans la tranchée. Raoul Ravenel lui avait sacrifié son pansement de réserve, bandé la cuisse et s’en était fait un ami dévoué et fidèle.

La vie des tranchées pendant cette guerre, qui ne ressemble à aucune autre, est si spéciale, qu’on y trouve les choses les plus hétérogènes ; ainsi Mousson avait pour compagnon Bistrouille, gros matou fourré de jaune et qui était apparu un matin, venant on ne sait d’où, à l’heure du déjeuner. Les petits soldats lui avaient fait bon accueil d’autant mieux que force mulots grignotaient leur pain de réserve. Bistrouille circulait en paix dans les couloirs, nul ne songeait à le baptiser « lapin », dans le but d’une gibelotte. Ce gros minet était de la race des chançards (qui existe même chez les bêtes), il avait trouvé le gîte et la pâtée, alors que la plupart de ses pareils étaient passés à l’état de ragoût dans les gamelles. La quantité de chats errants, perdus, qui circulent autour des villages abandonnés est énorme, parce que les chiens ont suivi leurs maîtres en fuite, les

animaux domestiques ont été réquisitionnés, mais l’ami de la maison reste à errer en miaulant autour du foyer glacé... ne sachant plus où aller. Beaucoup d’oiseaux aussi tombaient sous la mitraille. On rencontrait dans les bois des cerfs, des biches, des chevreuils, quelques-uns blessés, d’autres tués, et même plusieurs si effarés, qu’ils se laissaient prendre à la main par les hommes.

Le repas fut vite expédié.

— Caporal Stofflet, vous allez relever l’observateur qui se balance là-haut dans le grand hêtre, dit le sergent Lambel.

Le jeune homme se leva aussitôt. Ça l’amusait d’aller se percher comme un corbeau ; il partit en chantant :

Viens Rosalie,
Ma douce amie,
Embroche,
Le Boche,
Compagne chérie.

Il songeait à son ancêtre, le brave général vendéen [1], ex-garde-chasse lorrain et qui faisait si bien la guerre d’embuscade au sommet des chênes et dans les genêts. Leste, souple, il s’éleva le long du tronc gris.

— Hé ! Camaro, cria-t-il quand il fut à mi-route, tu peux descendre, c’est à moi d’occuper le perchoir.

Le soldat ne répondit pas, mais un gros pivert s’envola.

— Ben quoi ? on aurait-y passé l’arme à gauche, mon pauvre vieux ?

Stofflet grimpait toujours, il eut bientôt la tête au ras des pieds de l’autre. Il le voyait mal entre les feuilles roussies, mais tenaces ; il saisit une jambe, elle ballottait inerte.

— Oh ! fit Stofflet, montant encore.

II se glissa près du soldat couché en travers, le front troué d’une balle.

— Parti ! grogna Stofflet. D’ici, t’as eu moins de chemin à faire pour monter au paradis.

Il fit un signe de croix, braqua sa lorgnette, posa à portée de sa main le fil téléphonique, et, couché tout de son long sur une branche horizontale, il regarda l’immense espace désert, empli de mystères troublants, où chaque motte de terre était une menace. Il songeait :

— Je ne peux pas quitter mon poste… Et pourtant, je ne peux pas le laisser là pour les corbeaux. Y se pourrait qu’on y reste de compagnie à jouer l’épouvantail à moineaux ; vlà de la fumée qui sort à droite, une lueur, et… poum ! Avisons le colo… Encore, diable, ça pette dur. En plein sur nous, une branche cassée, un obus dans le tronc qui vibre dans sa moelle…, à mon tour de prendre mon essor. Je suis tout seul, j’ai plus de famille, c’est-y celui-là qui m’emporte… Comme j’aimais grimper dans les arbres quand j’étais gosse !… Qui m’aurait dit que ma dernière promenade serait au sommet d’un gros hêtre ! Tout l’horizon est en feu ; comme c’est beau ! avec accompagnement de tonnerre, ça devait être pareil au commencement du monde, quand la terre était du feu qui bouillonnait sous l’orage, comme j’ai lu dans mon prix d’honneur ! Ah ! voici les nôtres qui bondissent hors de leur trou. Hardi, les gas !

Il saisit le récepteur.

— Appuyez à gauche, la première tranchée est évacuée, ils rampent vers la seconde... leur batterie est touchée...

Stofflet lâcha le récepteur, le mort venait de tomber sur lui, faisant dégringoler sa lorgnette, un obus l’avait atteint en plein corps, il avait servi de bouclier au vivant, et ses restes déchiquetés descendaient de branche en branche. Le caporal frissonnait :

— Qu’est-ce que je fais là, maintenant ? Mon fil est brisé, ma lorgnette perdue… Mais il me reste mes yeux et puis, c’est l’ordre !

Il se recala comme il put ; un vent de tempête venu de l’Ouest le balançait, le soleil arrivé au ras de l’horizon lui envoyait un rayon rouge et, dans toute la longueur du rayon, les flaques d’eau semblaient du sang.

  1. Stofflet, général vendéen, ex-garde de M. de Colbert, né en Lorraine.