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Le Mystère de Valradour/Chapitre V

La bibliothèque libre.
Maison de la Bonne presse (p. 17-21).

V

LA CONFESSION


Le vicaire de Sainte-Geneviève avait, après le départ de sa sœur, fléchi un instant sous l’annonce du coup cruel qui venait de frapper sa sœur. Il avait dépensé devant Marthe toute sa vaillance ; à présent, un flot d’amertume montait de son cœur, et ses yeux, malgré lui, laissaient échapper de cuisantes larmes. Raoul Ravenel avait etc pour lui un excellent ami ; combien souvent ils avaient échangé ensemble des idées, accompli des travaux ! Très érudits tous les deux, très chercheurs, ils avaient passé de bons moments dans la bibliothèque, l’âme du soldat et l’âme du prêtre sont si près l’une de 1’autre ! Et maintenant, l’ami était parti. Ah ! il l’enviait d’avoir ainsi la meilleure part. Il aurait si bien offert sa vie pour garder à Marthe cet époux utile et bon, ce soutien naturel. Mais Dieu ne consulte pas ceux qui placent en lui leur confiance. Il arrange leur éternité d’après les mérites d’ici-bas. Raoul avait accompli sa tâche, son heure était venue, et si Marthe cueillait en ce déchirement la suprême épreuve, c’est qu’il la lui fallait souffrir pour gagner sa couronne. A quoi bon songer, à quoi bon pleurer, ces deux actes humains, éléments de plus de souffrance, ne devraient-ils pas être rejetés hors de la voie du vrai chrétien qui connaît où aboutit sa route ? Il sait que cette route est hérissée d’épines ; alors, pourquoi étendre les mains pour les y déchirer, au lieu de les joindre pour l’action de grâce au Dieu qui laisse un passage libre montant vers lui ! Raoul était un simple de cœur, il n’avait jamais connu de grosses difficultés, il avait vécu, comme le lis et l’oiseau, du jour donné, du chaud soleil, heureux de son modeste budget, heureux de son intérieur affectueux, reconnaissant de ce bonheur calme. Il avait dû mourir sans peur, se jeter aux bras du Père céleste qui n’abandonnerait pas ceux auxquels il ravissait leur appui terrestre. L’abbé regarda de nouveau le grand Christ d'ivoire, envoya toute sa foi dans une invocation, puis reporta les yeux sur la lettre tachée de rouge posée devant lui. Il la prit pieusement et en brisa le cachet.

Ceci est ma confession. Je supplie le ministre du Seigneur qui la lira de commencer par les prières de l’absolution. Je serai tué déjà, mais le temps n’existe pas pour Dieu. Il lit mon intention. Que le sacrement de Pénitence me purifie donc et me rejoigne dans le passage que suivent les morts après la vie, pour aller à l’éternité.

Je me répens de mes horribles crimes, je m’offre en holocauste, mais je n’ai pas, hélas ! la contrition parfaite, c’est pourquoi j’implore d’un prêtre mon pardon. J’ai l’intuition d’être tué... J’ai tout fait pour éviter d’être appelé sous les drapeaux, j’ai réussi à être... embusqué près d’un an, on vient de me tirer de ma retraite pour m’envoyer au plus terrible des périls. Demain, à l’aube, nous chargerons, j’emploie ma dernière nuit à écrire. Je supplie, avec toute l’ardeur d’un mourant, le prêtre d’accomplir la tâche que je lui lègue, de m’éviter par sa vigilance la conclusion finale et atroce de mon crime. Avant un mois, il ne sera plus temps d’accomplir la réparation !

Je vais, en un rapide exposé, retracer l’emploi funeste que j’ai su faire des heures de l’existence donnée par Dieu pour le bien : J’ai trente ans, je m'appelle Louis Rheney de Valradour, je suis Belge, ma venue en ce monde fut cause du départ de ma mère pour le ciel. Mon père, par suite, me prit en haine comme si j’étais responsable de son malheur. Il ne voulait ni me voir ni s’occuper de moi. Une nourrice m’éleva dans notre vieux château de Valradour, au bord de la Semois, dans les Ardennes. Elle me laissait vagabonder où bon ma semblait, je courais à travers monts et plaines. Je n’apprenais pas grand’chose, sauf pourtant mon catéchisme, que le curé d’Orval, pris de pitié pour l’enfant abandonné que j’étais, m’enseigna avec bonté.

Aujourd’hui, je me rappelle tous les chapitres du cher petit livre, et c’est pourquoi je crie : « Absolvez-moi ! » car je n’ai pas la contrition parfaite.

Vers l’âge de dix ans, mon père se souvint de moi pour m’envoyer dans un lycée de Paris, où j’oubliai mon catéchisme, où j’appris à jouer au foot-ball et à comprendre la vie de plaisir. Je sortais chez un camarade dont la mère était danseuse à l’Opéra. J’y fis de superbes connaissances qui m’apprirent le désir des richesses acquises par n’importe quel moyen. Je ne fis jamais ma première Communion. Au lycée, nous étions libres de pratiquer ou non une religion quelconque, je ne m’attachai à aucune. Mon père, que je voyais à peine aux grandes vacances, afin de se débarrasser de moi m’envoyait voyager avec un professeur qui conduisait plusieurs élèves en tournée à l’étranger. Ce jeune professeur savait fort bien nous distraire. J’aimais la vie, nullement le travail, je voulais la fortune et les fêtes.

Un jour, mon père, dans une lettre laconique, m’apprit qu’il se remariait. Il avait fait la connaissance à Venise d’une jeune Sicilienne dont il s’était éperdument épris malgré son âge mûr, et l’épousa. Ils s’installèrent à Valradour. Mes classes étaient finies sans, bien entendu, l’ombre d’un succès, j’avais dix-huit ans ; mon père me laissa venir à la maison, où je connus ma ravissante belle-mère. Elle était jolie, bonne et pieuse. C’est elle qui avait décidé mon père à m’admettre au foyer familial, trouvant qu’il avait fort mal rempli ses devoirs à mon égard.

Au bout d’un an, j’eus un petit frère, mais mon père fut tué dans un accident de chemin de fer. Isabelle, ma belle-mère, et Pio, mon petit frère, me témoignaient une réelle affection. J’étais devenu chef de famille. Pio, qui marchait à peine, accourait à moi les bras tendus quand il m’apercevait ; il riait de joie quand je l’enlevais dans mes mains, très haut. J’aurais dû les aimer tous deux, mais mon ami de collège le plus intime — le fils de la danseuse — qui répondait au nom ronflant de Gaétan Fleur des Pois (sa mère s’appelait Flore Despois), me répétait sans cesse :

— Ton auteur est claqué deux ans trop tard ; sans ta marâtre et son gosse, tu serais l’héritier de la grosse galette. Et ce qu’on boufferait, mon vieux !

En attendant, je dévorai ma part d’héritage, pourtant superbe. J’eus une écurie do course, j'achetai un hôtel avenue des Champs-Elysées. Tout cela fut vendu piteusement sur saisie. Le déshonneur me touchait peu, mais la misère m’épouvantait, c’est alors que je conçus l’idée de me débarrasser des deux gêneurs qui partageaient avec moi la fortune paternelle.

Je n’ose continuer... j’entends le canon tout près de nous, en plus, un orage affreux est déchaîné, on dirait que le ciel répond à la terre, et je tremble... O prêtre qui me lisez, mon Père, absolvez-moi ! que toute l’éternité je n’endure pas le terrible supplice du remords... Courez bien vite, allez, il en est temps encore, sauvez cette femme, Isabelle, qui n’est peut-être pas morte encore.

Un jour, je reçus une lettre de mon camarade de débauche, il parlait d’une série de fêtes et me conviait à le rejoindre à Baden-Baden, où il m’attendait en joyeuse compagnie. Je n’avais plus d’argent, alors j’exécutai le plan déjà mûri en ma pensée, et dont je n’écris ni les hésitations ni les préparatifs. Je me hâte d’arriver à la triste finale.

En 1793, des proscrits avaient vécu dans des caves situées presque au ras de la rivière, au-dessous du château. On y accédait de l’intérieur par un escalier à demi écroulé ; une sortie de ces souterrains existait sur la berge de la Semois. Mon père l’avait fait maçonner pour éviter l’intrusion des bêtes ou méme des bandits. On n’y descendait jamais, des caves supérieures suffisaient aux besoins du château, situé à mi-côte d’une colline boisée, arrangée en un pittoresque parc. Ma belle-mère ignorait les souterrains ainsi que les serviteurs, moi je les avais découverts en m’amusant à fouiller-l’antique repaire du XVIe siècle qu’était Valradour.

La porte en cœur de chêne ouvrant sur l’escalier était cachée derrière un amas de vieilles futailles pourries. Je l’avais aperçue en poursuivant une martre venue je ne sais comment de la rivière. L’idée d’enfermer là ma belle-mère et mon frère me sembla lumineuse, je ne les tuerais pas, je me débarrasserais seulement d’eux, peut-être provisoirement... J’expliquerais qu’ils étaient retournés en Sicile, et je me fabriquerais une procuration en règle qui me permettrait de toucher tous les revenus et même d’aliéner le capital.

Je jetai au fond d’une cave qu’éclairaient quelques fissures du rocher des couvertures, j’achetai peu à peu des conserves en quantité, des biscuits de mer, je les entassai dans cette niche obscure, mais sèche, sablée, aux parois rocheuses. Une source s’écoulait dans un petit bassin de granit creusé, sans doute, au temps des proscrits.

Un soir, je fis avaler par surprise à ma belle-mère un narcotique dans une tasse de thé, je l’emportai endormie. Elle était frêle et mince,, moi très robuste ; je la descendis au fond... Ensuite j’enlevai le bébé de son berceau et j’allai le poser près de sa mère. Puis je remontai après avoir soigneusement fermé derrière moi toutes les portes. Les domestiques étaient allés, avec ma permission, à une fête champêtre. Quand ils revinrent, le garde trouva un billet de moi ainsi conçu :

Madame a reçu une dépêche de Palerme qui l’oblige à partir de suite, je la conduis en auto et l’accompagne. Réglez et congédiez le personnel, je ne sais quelle sera la durée de notre absence.

Depuis lors, je reparus tous les trois mois. Valradour inhabité n’a d’autres gardiens qu’un concierge et sa femme qui habitent à l’entrée du parc. Quand j’y venais pour quelques jours, j’arrivais à l’improviste en une automobile chargée de caisses de conserves et des provisions variées nécessaires à la vie de mes prisonniers. Le chauffeur les posait dans le hall et repartait, ce n’était jamais le même homme, et il ne pouvait savoir ce que je venais faire. Je disais au concierge que j’apportais des livres. Une fois seul, je descendais doucement les paquets à l’entrée de la cave et les mettais sur les marches de l’escalier, puis je refermais sans bruit. Je savais qu’elle vivait, car je l’entendais gémir et des fois chanter par une sorte de cheminée donnant dans une pièce dont j’avais la clé. Nul, dans ce pays sauvage et désert, ne s’occupait de moi ni de mes agissements ; le gardien, bien payé et

n’ayant rien à faire, tenait à sa place et obéissait à mes ordres sans essayer de deviner mes pensées…

Un obus vient de tomber à quelques mètres de moi… il n’éclate pas.

Vous qui lisez et qui êtes libre, partez. Dans vingt-cinq jours il ne sera plus temps, les trois mois de vivres seront écoulés, et la recluse n’aura plus rien à manger… L’enfant est mort depuis longtemps, jamais je ne perçus sa voix… Il aurait, maintenant, près de quinze ans.

Depuis treize ans, la malheureuse vit dans cet in pace ! Mon Dieu, pardonnez-moi ! Par pitié, prêtre du Seigneur, brûlez cette confession.

L. Rheney.

Le vicaire de Sainte-Geneviève relut deux fois la lettre du misérable. Il pâlissait, et ses lèvres tremblaient si fort qu’il dut céder un instant au trouble de son cœur. Il laissa tomber sa tête dans ses mains et sanglota comme un désespéré. Plus il se raisonnait, plus il voulait se reprendre, plus ses larmes coulaient.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! gémissait-il, mais c’est l’histoire de notre petit René ! Ce doit être lui l’enfant séquestré et jeté à l’eau… par quel hasard ? Comment est-il sorti de la cave ? Cela s’expliquera peut-être… Mais sa malheureuse mère agonise… Vingt-cinq jours ! Il date la lettre du 16 novembre. Nous voilà au 23. Une semaine d’écoulée ! Je dois partir au secours de cette femme… et je suis mobilisé ! Que devenir ? Cette lettre, secret de la confession, il me faut la détruire. Il me faut accomplir ce qui m’est demandé.

Il se leva, essuya ses yeux. Que dois-je faire ? Puis-je ainsi absoudre après la mort… et cet homme est-il mort ?… Il faut que je consulte mon curé… mais, et le temps ? Isabelle qui va mourir… Et le régiment que je dois rejoindre à Nancy !

Il froissait le papier, il finit par le jeter dans la cheminée. Ce geste le soulagea. C’était un commencement d’exécution de la mission imposée. Une grande flamme monta, éclairant toute la pièce, il vit les lignes atroces se tordre, noircir et rester étendues sur les bûches, il pouvait lire encore en mince filet rouge le mot : Absolvez ! D’un coup de pincette, il le brisa.

— Jo ne puis réciter la formule d’absolution ! Jusqu’où va le pouvoir du prêtre ? Il s’arrête, sans doute, au seuil de l’éternité ; ce que demande le coupable n’est pas possible. Et pourtant, il a voulu les secours de la religion… Il a eu l’intention qui compte devant Dieu. Et moi aussi mon intention est pure.

Il alla à la fenêtre de sa chambre, l’ouvrit, la nuit était profonde, mais une étoile, là-haut, brillait toute seule dans un ciel noir. C’était l’étoile du soir, la belle Vénus, si brillante dès le coucher du soleil. Il la regarda et, lentement, il eut un geste bénissant vers l’espace, tandis que ses lèvres murmuraient une ardente supplication au Dieu de bonté et de miséricorde, au Père qui ne veut pas qu’un seul de ses enfants soit perdu.

Il se retourna vers la chambre, si profondément ému, qu’il tressaillit de surprise en voyant entrer sa sœur, qu’il avait complètement oubliée à l’église, et qui venait, inquiète, voir ce que signifiait cette longue absence.

Elle le vit troublé, les yeux rougis, encore haletant de sa crise et elle se jeta dans ses bras :

— Ah ! comme tu l’aimais ! soupira-t-elle.

Il l’étreignît :

— Ma sœur aimée, Dieu nous éprouve ! Mais aussi il nous console ! Pour qu’il me donne une telle mission... c’est donc que je pourrai la remplir ; et alors, que d’actions de grâces !